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Contes [Document électronique] : avec des textes et des documents inédits / Charles Nodier ; [éd. par Pierre-Georges Castex,...]
 

Le Cycle Wertherien

 

La filleule du Seigneur ou la nouvelle Werthérie

Il y a un an que mes recherches botaniques me conduisirent aux environs d'un petit village qui n'est pas éloigné de Loudun. Une femme d'une quarante d'années me rencontra sur la montagne, et s'imagina que je cueillais des simples. J'observai qu'elle avait envie de me parler, et sans deviner ce qui pouvait donner lieu à ce désir, j'entrepris moi-même la conversation. Elle me dit alors qu'elle était bien malheureuse, qu'elle avait une jeune fille qui était sa seule consolation, qu'elle chérissait plus qu'elle-même, et qu'elle était près de la perdre, car elle était malade et abandonnée des médecins. Ensuite de cela, elle me pria en pleurant de la visiter et de ne lui pas refuser mes secours. Il aurait été inutile de m'en défendre; et pourquoi d'ailleurs lui ravir le charme de ce moment d'espérance, dédommagement stérile, mais si doux, de plusieurs mois d'incertitude et de larmes?

Je marchai derrière elle à travers les genêts fleuris et les touffes de bruyères, jusqu'à ce que nous eussions gagné le hameau. Enfin, elle me montra le seuil de la cabane, et j'entrai dans la chambre où sa fille reposait sur un vieux lit de sangles, entre deux rideaux verts.

Elle était appuyée sur un de ses bras; ses yeux étaient hagards, ses joues rouges et brûlantes, sa bouche haletante et pâle. Elle paraissait avoir seize à dix-sept ans au plus, mais ses traits avaient peu d'agrément; on y remarquait seulement cette expression touchante et passionnée qui a le pouvoir de tout embellir.

- Suzanne, lui dit sa mère, voilà un monsieur de grand savoir qui guérira sûrement ton mal.

Elle se tourna vers la muraille en souriant doucement.

- Suzanne, dis-je en m'emparant de sa main, ne vous abandonnez pas à une défiance injuste; il y a des remèdes pour tout.

Elle souleva sa tête, et me regarda fixement.

- En examinant quelque temps les caractères de votre maladie, je trouverai sans doute les moyens de vous soulager.

Elle sourit de nouveau et retira sa main de la mienne avec un léger effort.

Sa mère sortit.

Je ne sais quel trouble s'était emparé de moi. Je marchais à grands pas dans la chaumière, et mon imagination ne saisissait que des pensées vagues et inquiètes.

Cependant cette jeune fille m'intéressait.

Je revins près d'elle, et je m'assis. J'entendis un soupir.

Je cherchai la main qui m'avait quitté. La mienne était ardente; elle la pressa.

- Suzanne, m'écriai-je en l'appuyant sur son coeur, Suzanne, c'est là que tu souffres.

Ses paupières s'abaissèrent avec un calme mélancolique; elles étaient enflées et tendues. Les cils réunis par faisceaux brillaient encore de l'humidité des pleurs.

- Tu aimes, ajoutai-je à demi-voix. Sa poitrine se gonflait.

Elle glissa ses doigts dans une boucle de ses cheveux noirs, et la ramena sur son visage.

Je l'enveloppais d'un de mes bras. Je la rapprochais de mon sein avec un chaste intérêt. Mon haleine effleurait ses lèvres.

Elle parla; je l'entendis à peine. - Ce n'est pas lui, disait-elle.

- Non, ce n'est pas lui, répondis-je; mais ne doit-il pas venir?

Et Suzanne balança sa main autour de sa tête.

- Peut-être le verras-tu demain.

Elle ne répondit pas.

Je craignis d'aigrir sa peine, et je gardai le silence. Elle me regarda encore, et moi je pleurais.

Il y avait une larme sur ma joue; elle l'essuya du dos de sa main.

Une autre était tombée sur sa main, elle la recueillit avec sa bouche.

- Tu es bien heureux, me dit-elle; je crois que tu as pleuré.

Et puis, en m'observant davantage, elle ajouta: - Je t'aimerai, car tu as une âme d'ange. Dis-moi cependant si tu es noble?

J'hésitais à l'avouer. Cela coûte à dire devant le grabat de la misère.

- Oh! reprit-elle, noble et homme; il y a une méprise. Mais tu es trop jeune encore... Je suis contente de te voir rougir.

- Explique-moi... Je ne prononçai point ces paroles: qu'avais-je besoin d'un éclaircissement douloureux pour lui donner ma pitié? Nous nous entendions bien comme cela.

Un peu plus tard, je revis sa mère, et elle attendait les mots qui allaient m'échapper comme un oracle sauveur. - A-t-elle aimé? lui demandai-je.

- Hélas! jamais. De riches partis se sont offerts; et malgré notre indigence, on a sollicité avec ardeur l'amour de ma Suzanne. Elle a été indifférente pour tous. Elle aurait voulu qu'il y eût des cloîtres pour y ensevelir sa jeunesse, parce que le monde lui était importun, et qu'elle trouvait la vie longue et difficile. Je crois que nul homme n'a obtenu un seul baiser de Suzanne, si ce n'est cependant son parrain. Il a douze ans de plus qu'elle, et c'est le fils de l'ancien seigneur du village. Tandis qu'il était absent pour le service du roi, elle disait: Je sais que mon parrain reviendra, parce que Dieu me l'a promis; et quand il reviendra, mon Frédéric, je lui donnerai un agneau tout blanc avec des rubans bleus et roses, et des tresses de fleurs suivant la saison. Elle alla en effet à sa rencontre, et quand il la vit, il descendit de cheval pour la baiser sur le front. Voyez, dit-il, comme Suzanne est jolie! Je ne veux pas qu'elle conduise des troupeaux le long des haies et qu'elle hâle son teint aux ardeurs du soleil, car je l'aime comme ma soeur.

Le lendemain, je revins dès le point du jour. Je la trouvai plus mal.

- Ecoute, me dit-elle en m'embrassant, tu dois être bon comme tu es beau, et je vais te demander quelque chose de meilleur que la vie. Engage ma mère à me donner ma robe blanche, ma cornette de mousseline et ma jeannette cristal. Cueille-moi un barbeau dans le jardin et une iris près du ruisseau. C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance.

Je fis ce qu'elle m'avait demandé, et sa mère l'habilla. Mais en descendant de son lit, elle tomba en faiblesse.

La cloche sonnait tout vis-à-vis, car c'était en face de l'église. Sa mère lui dit: Vois-tu bien, c'est le mariage de Frédéric; et si tu n'étais pas malade, tu danserais, comme les demoiselles, dans les grandes salles du château. Pourquoi ne prends-tu pas courage?

Elle n'entendait plus, Suzanne, la pauvre Suzanne! Elle nous dit cependant qu'elle était mieux.

Nous nous approchâmes de la porte, sa mère t moi, pour voir passer les fiancés. La femme choisissait, avec une attention craintive, l'endroit où elle devait poser ses pieds, pour ne pas flétrir les broderies de sa chaussure. Tous ses mouvements étaient pénibles et apprêtés; tous ses gestes superbes et dédaigneux. Dans ses pas, dans ses regards, dans l'arrangement de ses cheveux, dans les plis de ses vêtements, il n'y avait que symétrie. Oh! que les soins d'une fête simple et d'une cérémonie commune lui inspiraient de dégoût!

Frédéric venait après! Ses grands sourcils étaient baissés, sa parure négligée, sa démarche lente et soucieuse.

En passant devant la maison, il y jeta les yeux d'un air sombre et mécontent; il recula d'un demi-pas en se mordant les lèvres, effeuilla un bouquet qu'il tenait dans ses mains, et puis reprit sa route, et l'église s'ouvrit.

J'étais demeuré seul, et je réfléchissais sur cela, quand j'entendis un long cri.

Je courus. La mère était à genoux. La fille était couchée.

- Etes-vous sûre? - Regardez, me dit la mère...

Suzanne était immobile, sans couleur, inanimée, morte. Je la touchai, elle était presque froide. Je prêtai l'oreille encore pour m'assurer qu'elle ne respirait plus.

Voilà ce qui m'est arrivé dans ce village aux environs de Loudun.

 

Une heure ou la vision

J'avais le coeur plein d'amertume, et je cherchais la solitude et la nuit. Ma promenade ne s'étendait guère au-delà des jardins de Chaillot, et je ne la commençais ordinairement qu'après que onze heures du soir étaient sonnées. Mais j'étais obsédé de si tristes pensées, mon imagination se nourrissait de tant de funestes rêveries, que souvent, dans cet état d'exaltation involontaire qui est familier aux âmes souffrantes, j'ai eu à repousser je ne sais combien de prestiges dont un moment de réflexion me faisait rougir.

Un jour, je m'étais rendu, plus tard que d'habitude, à l'endroit accoutumé; et, soit que les ténèbres plus obscures eussent trompé mon dessein, soit que la succession de mes idées, plus inégale et plus fortuite, m'eût fait perdre de vue le but de ma course nocturne, la cloche du village frappait une heure, quand je m'aperçus que je ne suivais plus ma route familière, et que mes distractions m'avaient poussé dans un chemin inconnu. Je hâtai le pas vers le lieu d'où le son était parti.

Au détour d'un passage étroit, une ombre se leva devant mes pieds et disparut dans la haie. Je m'arrêtai en frémissant, et je vis une longue pierre de la forme d'une tombe. J'entendis un soupir; le feuillage trembla.

Le lendemain, préoccupé de cette aventure, je cherchai le même lieu à peu près à la même heure: l'apparition se réitéra, et le fantôme m'effleura en passant; ses pas retentissaient sur la pierre; l'herbe sèche sifflait derrière lui, et de temps en temps je le voyais fuir, comme une nuée sombre, entre les saules voisins ou à l'angle d'un sentier. Suivant toujours cette trace incertaine et légère, j'arrivai à l'ancien monastère de Sainte-Marie; mais errant de décombres en décombres, je ne retrouvai plus rien.

Ce couvent délabré offre un des plus tristes aspects qui puissent frapper les regards de l'homme. Il ne reste de l'église que de grands pilastres isolés qui portent çà et là quelques débris d'une voûte détruite. Quand la lune laisse tomber sa lumière à travers ces colonnes, et que les hiboux hululent sur les corniches; quand on gagne ensuite le sommet des terrasses incultes, qu'on s'avance le long des hautes murailles en trébuchant parmi les fosses, et que, descendant les escaliers rompus et jonchés de plantes vénéneuses, telles que la jusquiame et l'éclaire, on aboutit à des bâtiments tout dégradés dont il ne subsiste plus que des pans menaçants et des combles soutenus d'une manière presque miraculeuse; quand on est conduit par le hasard à cette avenue funèbre, qui par une pente rocailleuse, et sous des cintres humides, mène aux anciennes catacombes, et qu'à la lueur de quelque lampe mourante on peut lire sur les pierres éparses les noms de ces chastes filles qui y ont déposé leurs ossements... il n'est point de force humaine qui résiste à de pareilles émotions. Elles absorbèrent tellement toutes mes facultés, que j'oubliai en quelque sorte l'étrange motif de mes recherches; ce ne fut que le lendemain que je sentis renaître plus vivement le désir de pénétrer l'être mystérieux dont la rencontre m'avait troublé, et qui s'était fait de ce grand sépulcre une habitation aussi mystérieuse que lui-même.

A une heure, retenant mon souffle, et marchant d'un pied silencieux, j'arrivai à la tombe, et je reconnus le spectre.

Il était assis, les yeux fixés sur un certain point du ciel. C'était un jeune homme maigre et très défait, habillé de mauvais lambeaux, et dont les cheveux hérissés retombaient en boucles épaisses. A voir sa bouche béante, son cou tendu, ses bras roidis et toute son attitude occupée, on pouvait penser qu'il se livrait à une grave contemplation. Mais un sanglot lui échappa, et je présumai qu'il n'avait pas vu ce qu'il paraissait chercher.

Il m'aperçut alors, et s'élança pour fuir. Puis, s'arrêtant aussitôt, et me regardant doucement: "Que veux-tu? me dit-il.

- Te connaître, et peut-être te consoler.

- Tu es homme, reprit-il, et ton coeur est fait comme le leur. Je n'aime pas ton espèce: il y en avait quelques-uns dans mon premier âge qui compatissaient aux douleurs d'autrui; c'étaient des coeurs nobles et aimés de Dieu: maintenant c'est bien différent."

Il secoua la tête en essuyant sa paupière.

"Il y en a maintenant encore, continuai-je: ne ferme pas ton coeur à tes frères.

- Je n'ai plus de frères; les malheureux en ont-ils? Regarde comme je suis hâve et flétri, regarde comme je suis souillé. J'ai eu faim pendant le jour; pendant la nuit, j'ai couché mes membres sur la boue et dans l'eau des marais. Dieu m'a donné de mauvais jours. Il y a des moments où mes yeux se troublent, où mes dents se joignent avec effort. Ma poitrine se soulève, mes nerfs s'ébranlent comme les cordes d'une harpe; je sens des larmes qui veulent s'échapper, un froid qui parcourt mes membres, un malaise inexplicable qui me tient à la gorge. On dit que je suis maniaque et épileptique, et on passe en laissant tomber sur moi un sourire de dédain.

Voilà ce que je suis."

Il s'assit sur la tombe, et je m'assis tout près de lui.

"Je peux bien te raconter..., dit-il tout à coup. Aussi bien elle ne viendra pas cette nuit. Vois-tu cette coupole noire qui s'élève là-haut dans le fond bleu du ciel?"

Et cette étoile qui brille au-dessus, nageant dans une clarté si pure, la vois-tu?

C'est là, en vérité, puisqu'elle me l'a dit. Mais elle n'en descend plus.

J'étais presque aussi riche qu'Octavie; mais l'héritier d'une grande maison se présenta, et ses parents me rebutèrent.

Deux jours avant la noce, je me promenais sous les arbres du Luxembourg, et je me complaisais dans ma douleur. Que de rêves ne faisais-je pas! Je porterai, disais-je, un poignard acéré dans la salle du festin, et je donnerai l'éternité à ma bien-aimée et à moi; ou bien je jetterai l'épouvante dans le temple, et j'enlèverai Octavie du milieu de ses amis consternés; ou bien je mêlerai les horreurs d'un incendie aux préparatifs de son hymen; et dans le trouble de cette scène d'effroi, je la ravirai morte ou vivante au crime d'un nouvel amour.

Elle vint à passer. Le satin de sa robe criait.

Je tressaillis partout, un nuage rougeâtre offusqua ma vue; tout mon sang courut à mon coeur.

Elle m'avait reconnu, mon Octavie. "Je reviendrai bientôt, dit-elle à ceux qui l'entouraient. Le calme de minuit doit être ici plus ravissant. Je reviendrai bientôt; je viendrai peut-être demain."

Elles retentissent comme une si douce musique, les paroles de celle qu'on aime! Elles retentissent longtemps. Toutes les facultés s'en saisissent; l'âme se les identifie. Il semble qu'en emportant sa dernière pensée, on l'emportera tout entière.

J'allais répétant: je reviendrai bientôt, je viendrai peut-être demain.

Peut-être demain! disait-elle. Cependant elle ne vint pas.

Une heure sonna.

Et puis, une cloche lugubre, frappée à de longs intervalles, remplit les airs d'une symphonie de mort.

Je n'aurais pas pu définir l'émotion dont mes sens furent surpris; mais elle était comme émanée du ciel. Quoi qu'il en soit, un acte de volonté dont je ne m'étais pas rendu compte m'entraîna vers l'hôtel d'Octavie; et fendant la foule des domestiques empressés, je m'arrêtai au-dessous de l'appartement qu'elle occupait.

Les croisées étaient ouvertes. Derrière les rideaux on voyait passer tour à tour des ombres et des flambeaux, et je ne sais quels cris étouffés s'élevaient du fond de sa chambre. "Elle est morte! m'écriai-je. - Non, répondit son père en me serrant convulsivement le bras, elle dort."

Elle était couchée sur son lit de damas rouge; il y avait une bougie sur son guéridon, un livre à ses pieds; un prêtre était immobile à son chevet; sa mère était évanouie sur le plancher. Eulalie pleurait à chaudes larmes, et un homme habillé de noir disait avec un sang-froid féroce: "Il n'y a plus d'espérance; je savais bien qu'elle ne s'en tirerait pas."

J'ai oublié toute l'année qui suivit cette soirée, car je fus, dit-on, malade, et ma maladie excitait la répugnance et l'horreur. Depuis la mort d'Octavie, il n'y avait plus personne qui m'aimât.

Une année après, jour par jour, je montais la rue de Tournon à la clarté des illuminations d'une fête publique je divisais lentement vingt groupes qui m'affligeaient des éclats de leur joie grossière, quand une heure sonna... Si le coup du battant avait frappé là, il m'aurait blessé moins rudement qu'en faisant gronder cette cloche. Pourquoi cette heure ne fut-elle pas retranchée du nombre des heures? cette heure dont les derniers murmures ont couvert les sanglots de ton agonie!

Alors un adolescent d'une figure angélique me salua d'un regard humide et lumineux et disparut dans la foule en me montrant le Luxembourg.

J'hésitais. Je le vis encore; une larme glissait le long de sa face, et brillait en tombant.

J'entrai tout ému dans les jardins, moi qui n'ai jamais connu de crainte: et la poussière qui s'élevait à mon passage, et les traits de la lune qui jaillissaient entre les feuilles, et le tumulte éloigné du peuple qui regagnait ses demeures, tout me remplissait d'inquiétude et d'alarmes. Elle m'apparut enfin, vêtue et voilée de blanc, comme dans cette belle soirée où nous traversâmes à pieds tous les quais de la Seine, et je vis distinctement qu'elle flottait dans une vapeur aussi douce que l'aurore. Je perdis connaissance, et Octavie ne s'éloigna point de moi. Elle se penchait sur mon corps immobile, et son haleine brûlante réchauffait mon sein. Ses baisers volaient de ma bouche à mes paupières, de mes paupières à mes cheveux. Ses bras m'enveloppaient mollement et me berçaient dans une région pleine de lumière et de parfums. Il y avait sur tous mes organes un fardeau de volupté; et quand mes esprits rassurés commencèrent à mieux jouir de cette scène d'ivresse; quand mes yeux inquiets cherchèrent Octavie autour de moi, je ne distinguai plus que la trace de sa fuite, un sillon pâle et tremblant qui s'étendait jusqu'à cet astre, et qui s'effaçait peu à peu.

Je ne sais pourquoi elle ne vient plus; mais si elle ne vient pas, j'irai.

Je crois que j'irai", reprit-il à demi-voix.

Tel fut le récit que me fit cet épileptique; et depuis, je m'informai longtemps et inutilement de son sort. Je désespérais même de le revoir, quand le hasard m'apprit qu'on avait remarqué quelqu'un de pareil à l'infirmerie de Bicêtre. J'y courus, et je me fis conduire à son lit. Ce n'était plus qu'un cadavre presque totalement décharné et d'une lividité affreuse. Ses yeux avaient encore quelque feu et se mouvaient assez rapidement dans leur orbite enfoncée; mais ses regards faisaient mal.

Après avoir réfléchi durant quelques minutes de l'air d'un homme qui essaie de fixer des réminiscences très confuses, un sourire amer crispa légèrement ses lèvres, et il s'inclina tendrement de mon côté.

"Je savais bien, dit-il, que j'irais. J'irai probablement demain. Octavie est venue pour m'y inviter, et j'ai déjà reçu d'elle un gage de prochaine alliance, car c'est bien, ajouta-t-il, la main d'Octavie qui se dépolie ainsi vers moi à toute heure; ce n'est point une main desséchée par la mort, ce n'est point une main noire et hideuse comme celle des squelettes qui ont vieilli dans les tombeaux; ce sont des formes plus suaves que celles des anges. Il est vrai que je n'ai pas pu la toucher jusqu'ici; mais quand le moment sera près de s'accomplir, cette main me saisira et m'entraînera par-delà le ciel."

En achevant ces paroles, il se mit à regarder son oreiller avec une joie effrayante, et s'écria d'une voix sourde et effarée: "La voilà, la voilà toujours, et voilà ton onyx ovale avec un petit cercle d'or.

Je n'irai donc que demain", reprit-il en soupirant.

Capricieux écarts d'une imagination vive ou crédule! Il me sembla voir la paille où reposait sa tête, et le drap grossier qui la couvrait, s'abaisser sous le poids de la main d'Octavie, et conserver son empreinte.

Que sais-je, infortuné qu'ils appellent fou, si cette prétendue infirmité ne serait pas le symptôme d'une sensibilité plus énergique, d'une organisation plus complète, et si la nature, en exaltant toutes tes facultés, ne les rendit pas propres à percevoir l'inconnu?

Cette idée m'occupait encore quand j'arrivai le lendemain. Je m'approchai du lit de l'épileptique, et je ne le vis point; mais un linceul jeté sur lui me laissa deviner son corps. Il y avait aussi un petit cierge qui brûlait en ce lieu, et tout le reste était comme à l'ordinaire.

Quand la soirée fut un peu avancée, je me rendis à l'endroit où je l'avais rencontré naguère, et je m'assis sur la tombe où nous nous étions assis tous les deux. On l'avait dérangée, dans l'intention de l'enlever peut-être pour en faire la borne d'un champ ou la pierre angulaire d'un bâtiment. J'entendis sonner une heure, et je calculai que cette nuit devait être le second anniversaire de la mort d'Octavie.

Le ciel n'était pas pur; un nuage terne et orageux me cachait d'abord l'étoile où son ami l'avait si souvent cherchée; mais elle se dégagea lentement de ces ténèbres et parut plus resplendissante.

"Pauvre fou! dis-je tout haute, que sont maintenant, au prix de tes découvertes, les vaines sciences de la terre? Il n'y rien d'obscur pour toi dans tant de merveilles qui font l'étonnement des sages; et si quelque nuage a voilé tes jours, tu t'en es affranchi comme cette étoile pour reprendre dans une nouvelle vie ta première grâce et ta première beauté."

 

Le Cycle Frénétique (1820-1822)

 

Smarra ou les démons de la nuit

 

Préface de la première édition (1821)

L'ouvrage singulier dont j'offre la traduction au public est moderne et même récent. On l'attribue généralement en Illyrie à un noble Ragusain qui a caché son nom sous celui du comte Maxime Odin à la tête de plusieurs poèmes du même genre. Celui-ci, dont je dois la communication à l'amitié de M. le chevalier Fedorovich Albinoni, n'était point imprimé lors de mon séjour dans ces provinces. Il l'a probablement été depuis.

Smarra est le nom primitif du mauvais esprit auquel les anciens rapportaient le triste phénomène du cauchemar. Le même mot exprime encore la même idée dans la plupart des dialectes slaves, chez les peuples de la terre qui sont le plus sujets à cette affreuse maladie. Il y a peu de familles morlaques où quelqu'un n'en soit tourmenté. Ainsi, la Providence a placé aux deux extrémités de la vaste chaîne des Alpes de Suisse et d'Italie les deux infirmités les plus contrastées de l'homme; dans la Dalmatie, les délires d'une imagination exaltée qui a transporté l'exercice de toutes ses facultés sur un ordre purement intellectuel d'idées; dans la Savoie et le Valais, l'absence presque totale des perceptions qui distinguent l'homme de la brute: ce sont, d'un côté, les frénésies d'Ariel, et de l'autre, la stupeur farouche de Caliban.

Pour entrer avec intérêt dans le secret de la composition de Smarra, il faut peut-être avoir éprouvé les illusions du cauchemar dont ce poème est l'histoire fidèle, et c'est payer un peu cher l'insipide plaisir de lire une mauvaise traduction. Toutefois, il y a si peu de personnes qui n'aient jamais été poursuivies dans leur sommeil de quelque rêve fâcheux, ou éblouies des prestiges de quelque rêve enchanteur qui a fini trop tôt, que j'ai pensé que cet ouvrage aurait au moins pour le grand nombre le mérite de rappeler des sensations connues qui, comme le dit l'auteur, n'ont encore été décrites en aucune langue, et dont il est même rare qu'on se rende compte à soi-même en se réveillant. L'artifice le plus difficile du poète est d'avoir enfermé le récit d'une anecdote assez soutenue, qui a son exposition, son noeud, sa péripétie et son dénouement, dans une succession de songes bizarres dont la transition n'est souvent déterminée que par un mot. En ce point même, cependant, il n'a fait que se conformer au caprice piquant de la nature, qui se joue à nous faire parcourir dans la durée d'un seul rêve, plusieurs fois interrompu par des épisodes étrangers à son objet, tous les développements d'une action régulière, complète et plus ou moins vraisemblable.

Les personnes qui ont lu Apulée s'apercevront facilement que la fable du premier livre de L'Ane d'or de cet ingénieux conteur a beaucoup de rapports avec celle-ci, et qu'elles se ressemblent par le fond presque autant qu'elles diffèrent par la forme. L'auteur paraît même avoir affecté de solliciter ce rapprochement en conservant à son principal personnage le nom de Lucius. Le récit du philosophe de Madaure et celui du prêtre dalmate, cité par Fortis, tome I, page 65, ont en effet une origine commune dans les chants traditionnels d'une contrée qu'Apulée avait curieusement visitée, mais dont il a dédaigné de retracer le caractère, ce qui n'empêche pas qu'Apulée ne soit un des écrivains les plus romantiques des temps anciens. Il florissait à l'époque même qui sépare les âges du goût des âges de l'imagination.

Je dois avouer en finissant que, si j'avais apprécié les difficultés de cette traduction avant de l'entreprendre, je ne m'en serais jamais occupé. Séduit par l'effet général du poème sans me rendre compte des combinaisons qui le produisaient, j'en avais attribué le mérite à la composition qui est cependant tout à fait nulle, et dont le faible intérêt ne soutiendrait pas longtemps l'attention, si l'auteur ne l'avait relevé par l'emploi des prestiges d'une imagination qui étonne, et surtout par la hardiesse incroyable d'un style qui ne cesse jamais cependant d'être élevé, pittoresque, harmonieux. Voilà précisément ce qu'il ne m'était pas donné de reproduire, et ce que je n'aurais pu essayer de faire passer dans notre langue sans une présomption ridicule. Certain que les lecteurs qui connaissent l'ouvrage original ne verront dans cette faible copie qu'une tentative impuissante, j'avais du moins à coeur qu'ils ne crussent pas y voir l'effort trompé d'une vanité malheureuse. J'ai en littérature des juges si sévèrement inflexibles et des amis si religieusement impartiaux, que je suis persuadé d'avance que cette explication ne sera pas inutile pour les uns et pour les autres.

 

Préface nouvelle (1832)

Sur des sujets nouveaux faisons des vers antiques, a dit André Chénier. Cette idée me préoccupait singulièrement dans ma jeunesse; et il faut dire, pour expliquer mes inductions et pour les excuser, que j'étais seul, dans ma jeunesse, à pressentir l'infaillible avènement d'une littérature nouvelle. Pour le génie, ce pouvait être une révélation. Pour moi, ce n'était qu'un tourment.

Je savais bien que les sujets n'étaient pas épuisés, et qu'il restait encore des domaines immenses à exploiter à l'imagination; mais je le savais obscurément, à la manière des hommes médiocres, et je louvoyais de loin sur les parages de l'Amérique, sans m'apercevoir qu'il y avait là un monde. J'attendais qu'une voix aimée criât: TERRE!

Une chose m'avait frappé: c'est qu'à la fin de toutes les littératures, l'invention semblait s'enrichir en proportion des pertes du goût, et que les écrivains en qui elle surgissait, toute neuve et toute brillante, retenus par quelque étrange pudeur, n'avaient jamais osé la livrer à la multitude que sous un masque de cynisme et de dérision, comme la folie des joies populaires ou la ménade des bacchanales. Ceci est le signalement distinctif des génies trigémeaux de Lucien, d'Apulée et de Voltaire.

Si on cherche maintenant quelle était l'âme de cette création des temps achevés, on la trouvera dans la fantaisie. Les grands hommes des vieux peuples retournent comme les vieillards aux jeux des petits enfants, en affectant de les dédaigner devant les sages; mais c'est là qu'ils laissent déborder en riant tout ce que la nature leur avait donné de puissance. Apulée, philosophe platonicien, et Voltaire poète épique, sont des nains à faire pitié. L'auteur de L'Ane d'or, celui de La Pucelle et de Zadig, voilà des géants!

Je m'avisai un jour que la voie du fantastique, pris au sérieux, serait tout à fait nouvelle, autant que l'idée de nouveauté peut se présenter sous une acception absolue dans une civilisation usée. L'Odyssée d'Homère est du fantastique sérieux, mais elle a un caractère qui est propre aux conceptions des premiers âges, celui de la naïveté. Il ne me restait plus, pour satisfaire à cet instinct curieux et inutile de mon faible esprit, que de découvrir dans l'homme la source d'un fantastique vraisemblable ou vrai, qui ne résulterait que d'impressions naturelles ou de croyances répandues, même parmi les hauts esprits de notre siècle incrédule, si profondément déchu de la naïveté antique. Ce que je cherchais, plusieurs hommes l'ont trouvé depuis; Walter Scott et Victor Hugo, dans des types extraordinaires mais possibles, circonstance aujourd'hui essentielle qui manque à la réalité poétique de Circé et de Polyphème; Hoffmann, dans la frénésie nerveuse de l'artiste enthousiaste, ou dans les phénomènes plus ou moins démontrés du magnétisme. Schiller, qui se jouait de toutes les difficultés, avait déjà fait jaillir des émotions graves et terribles d'une combinaison encore plus commune dans ses moyens, de la collusion de deux charlatans de place, experts en fantasmagorie.

Le mauvais succès de Smarra ne m'a pas prouvé que je me fusse entièrement trompé sur un autre ressort du fantastique moderne, plus merveilleux, selon moi, que les autres. Ce qu'il m'aurait prouvé, c'est que je manquais de puissance pour m'en servir, et je n'avais pas besoin de l'apprendre. Je le savais.

La vie d'un homme organisé poétiquement se divise en deux séries de sensations à peu près égales, même en valeur, l'une qui résulte des illusions de la vie éveillée, l'autre qui se forme des illusions du sommeil. Je ne disputerai pas sur l'avantage relatif de l'une ou de l'autre de ces deux manières de percevoir le monde imaginaire, mais je suis souverainement convaincu qu'elles n'ont rien à s'envier réciproquement à l'heure de la mort. Le songeur n'aurait rien à gagner à se donner pour le poète, ni le poète pour le songeur.

Ce qui m'étonne, c'est que le poète éveillé ait si rarement profité dans ses oeuvres des fantaisies du poète endormi, ou du moins qu'il ait si rarement avoué son emprunt, car la réalité de cet emprunt dans les conceptions les plus audacieuses du génie est une chose qu'on ne peut pas contester. La descente d'Ulysse aux enfers est un rêve. Ce partage de facultés alternatives était probablement compris par les écrivains primitifs. Les songes tiennent une grande place dans l'Ecriture. L'idée même de leur influence sur les développements de la pensée, dans son action extérieure, s'est conservée par une singulière tradition à travers toutes les circonspections de l'école classique. Il n'y a pas vingt ans que le songe était de rigueur quand on composait une tragédie; j'en ai entendu cinquante, et malheureusement il semblait à les entendre que leurs auteurs n'eussent jamais rêvé.

A force de m'étonner que la moitié et la plus forte moitié sans doute des imaginations de l'esprit ne fussent jamais devenues le sujet d'une fable idéale si propre à la poésie, je pensai à l'essayer pour moi seul, car je n'aspirais guère à jamais occuper les autres de mes livres et de mes préfaces, dont ils ne s'occupent pas beaucoup. Un accident assez vulgaire d'organisation qui m'a livré toute ma vie à ces féeries du sommeil, cent fois plus lucides pour moi que mes amours, mes intérêts et mes ambitions, m'entraînait vers ce sujet. Une seule chose m'en rebutait presque invinciblement, et il faut que je la dise. J'étais admirateur passionné des classiques, les seuls auteurs que j'eusse lus sous les yeux de mon père, et j'aurais renoncé à mon projet si je n'avais trouvé à l'exécuter dans la paraphrase poétique du premier livre d'Apulée, auquel je devais tant de rêves étranges qui avaient fini par préoccuper mes jours du souvenir de mes nuits.

Cependant ce n'était pas tout. J'avais besoin aussi pour moi (cela est bien entendu) de l'expression vive et cependant élégante et harmonieuse de ces caprices du rêve qui n'avaient jamais été écrits, et dont le conte de fées d'Apulée n'était que le canevas. Comme le cadre de cette étude ne paraissait pas encore illimité à ma jeune et vigoureuse patience, je m'exerçai intrépidement à traduire et à retraduire toutes les phrases presque intraduisibles des classiques qui se rapportaient à mon plan, à les fondre, à les malléer, à les assouplir à la forme du premier auteur, comme je l'avais appris de Klosptock, ou comme je l'avais appris d'Horace:

Et male tornatos incudi reddere versus.

Tout ceci serait fort ridicule à l'occasion de Smarra, s'il n'en sortait une leçon assez utile pour les jeunes gens qui se forment à écrire la langue littéraire, et qui ne l'écriront jamais bien, si je ne me trompe, sans cette élaboration consciencieuse de la phrase bien faite et de l'expression bien trouvée. Je souhaite qu'elle leur soit plus favorable qu'à moi.

Un jour ma vie changea, et passa de l'âge délicieux de l'espérance à l'âge impérieux de la nécessité. Je ne rêvais plus mes livres à venir, et je vendais même mes rêves aux libraires. C'est ainsi que parut Smarra, qui n'aurait jamais paru sous cette forme si j'avais été libre de lui en donner une autre.

Tel qu'il est, je crois que Smarra, qui n'est qu'une étude, et je ne saurais trop le répéter, ne sera pas une étude inutile pour les grammairiens un peu philologues, et c'est peut-être une raison qui m'excuse de le reproduire. Ils verront que j'ai cherché à y épuiser toutes les formes de la phraséologie française, en luttant de toute ma puissance d'écolier contre les difficultés de la construction grecque et latine, travail immense et minutieux comme celui de cet homme qui faisait passer des grains de mil par le trou d'une aiguille, mais qui mériterait peut-être un boisseau de mil chez les peuples civilisés.

Le reste ne me regarde point. J'ai dit de qui était la fable: sauf quelques phrases de transition, tout appartient à Homère, à Théocrite, à Virgile, à Catulle, à Stace, à Lucien, à Dante, à Shakespeare, à Milton. Je ne lisais pas autre chose. Le défaut criant de Smarra était donc de paraître ce qu'il était réellement, une étude, un centon, un pastiche des classiques, le plus mauvais volumen de l'école d'Alexandrie échappé à l'incendie de la bibliothèque des Ptolémées. Personne ne s'en avisa.

Devineriez-vous ce qu'on fit de Smarra, de cette fiction d'Apulée, peut-être gauchement parfumée des roses d'Anacréon? Oh! livre studieux, livre méticuleux, livre d'innocence et de pudeur scolaire, livre écrit sous l'inspiration de l'antiquité la plus pure! on en fit un livre romantique! et Henri Estienne, Scapula et Schrevelius ne se levèrent pas de leurs tombeaux pour les démentir! Pauvres gens! - Ce n'est pas de Schrevelius, de Scapula et d'Henri Estienne que je parle.

J'avais alors quelques amis illustres dans les lettres, qui répugnaient à m'abandonner sous le poids d'une accusation aussi capitale. Ils auraient bien fait quelques concessions, mais romantique était un peu fort. Ils avaient tenu bon longtemps. Quand on leur parla de Smarra, ils lâchèrent pied. La Thessalie sonnait plus rudement à leurs oreilles que le Scotland. "Larisse et le Pénée, où diable a-t-il pris cela?" disait ce bon Lémontey (Dieu l'ait en sa sainte garde!) - C'étaient de rudes classiques, je vous en réponds!

Ce qu'il y a de particulier et de risible dans ce jugement, c'est qu'on ne fit grâce tout au plus qu'à certaines parties du style, et c'était à ma honte la seule chose qui fût de moi dans le livre. Des conceptions fantastiques de l'esprit le plus éminent de la décadence, de l'image homérique, du tour virgilien, de ces figures de construction si laborieusement, et quelquefois si artistement calquées, il n'en fut pas question. On leur accorda d'être écrites, et c'était tout. Imaginez, je vous prie, une statue comme l'Apollon ou l'Antinous sur laquelle un méchant manoeuvre a jeté en passant, pour s'en débarrasser, quelque pan de haillon, et que l'académie des Beaux-Arts trouve mauvaise, mais assez proprement drapée!...

Mon travail sur Smarra n'est donc qu'un travail verbal, l'oeuvre d'un écolier attentif; il vaut tout au plus un prix de composition au collège, mais il ne valait pas tant de mépris; j'adressai quelques jours après à mon malheureux ami Auger un exemplaire de Smarra avec les renvois aux classiques, et je pense qu'il peut s'être trouvé dans sa bibliothèque. Le lendemain, M. Ponthieu, mon libraire, me fit la grâce de m'annoncer qu'il avait vendu l'édition au poids.

J'avais tellement redouté de me mesurer avec la haute puissance d'expression qui caractérise l'antiquité, que je m'étais caché sous le rôle obscur de traducteur. Les pièces qui suivaient Smarra, et que je n'ai pas cru devoir supprimer, favorisaient cette supposition, que mon séjour assez long dans des provinces esclavonnes rendait d'ailleurs vraisemblable. C'étaient d'autres études que j'avais faites, jeune encore, sur une langue primitive, ou au moins autochtone, qui a pourtant son Iliade, la belle Osmanide de Gondola, mais je ne pensais pas que cette précaution mal entendue fût précisément ce qui soulèverait contre moi, à la seule inspection du titre de mon livre, l'indignation des littérateurs de ce temps-là, hommes d'une érudition modeste et tempérée dont les sages études n'avaient jamais passé la portée du père Pomey dans l'investigation des histoires mythologiques, et celle de M. l'abbé Valart dans l'analyse philosophique des langues. Le nom sauvage de l'Esclavonie les prévint contre tout ce qui pouvait arriver d'une contrée de barbares. On ne savait pas encore en France, mais aujourd'hui on le sait même à l'Institut, que Raguse est le dernier temple des muses grecques et latines; que les Boscovich, les Stay, les Bernard de Zamagna, les Urbain Appendini, les Sorgo, ont brillé à son horizon comme une constellation classique, du temps même où Paris se pâmait à la prose de M. de Louvet et aux vers de M. Demoustier; et que les savants esclavons, fort réservés d'ailleurs dans leurs prétentions, se permettent quelquefois de sourire assez malignement quand on leur parle des nôtres. Ce pays est le dernier, dit-on, qui ait conservé le culte d'Esculape, et on croirait qu'Apollon reconnaissant a trouvé quelque charme à exhaler les derniers sons de sa lyre aux lieux où l'on aimait encore le souvenir de son fils.

Un autre que moi aurait gardé pour sa péroraison la phrase que vous venez de lire et qui exciterait un murmure extrêmement flatteur à la fin d'un discours d'apparat, mais je ne suis pas si fier, et il me reste quelque chose à dire: c'est que j'ai précisément oublié jusqu'ici la critique la plus sévère qu'ait essuyée ce malheureux Smarra. On a jugé que la fable n'en était pas claire; qu'elle ne laissait à la fin de la lecture qu'une idée vague et presque inextricable; que l'esprit narrateur, continuellement distrait par les détails les plus fugitifs, se perdait à tout propos dans des digressions sans objet; que les transitions du récit n'étaient jamais déterminées par la liaison naturelle des pensées, junctura mixturaque, mais paraissaient abandonnées au caprice de la parole comme une chance du jeu de dés; qu'il était impossible enfin d'y discerner un plan rationnel et une intention écrite.

J'ai dit que ces observations avaient été faites sous une forme qui n'était pas celle de l'éloge; on pourrait aisément s'y tromper; car c'est l'éloge que j'aurais voulu. Ces caractères sont précisément ceux du rêve; et quiconque s'est résigné à lire Smarra d'un bout à l'autre, sans s'apercevoir qu'il lisait un rêve, a pris une peine inutile.

 

Smarra ou les démons de la nuit

Prologue

Somnia fallaci ludunt temeraria nocte,

Et pavidas mentes falsa timere jubent.

Catulle.

L'île est remplie de bruits, de sons et de doux airs, qui donnent du plaisir sans jamais nuire. Quelquefois des milliers d'instruments tintent confusément à mon oreille; quelquefois ce sont des voix telles que, si je m'éveillais après un long sommeil, elles me feraient dormir encore; et quelquefois en dormant il m'a semblé voir les nuées s'ouvrir et montrer toutes sortes de biens qui pleuvaient sur moi, de façon qu'en me réveillant je pleurais comme un enfant de l'envie de toujours rêver.

Shakespeare.

Ah! qu'il est doux, ma Lisidis, quand le dernier tintement de cloche, qui expire dans les tours d'Arona, vient de sonner minuit, qu'il est doux de venir partager avec toi la couche longtemps solitaire où je te rêvais depuis un an!

Tu es à moi, Lisidis, et les mauvais génies qui séparaient de ton gracieux sommeil le sommeil de Lorenzo ne m'épouvanteront plus de leurs prestiges!

On disait avec raison, sois-en sûre, que ces nocturnes terreurs qui assaillaient, qui brisaient mon âme pendant le cours des heures destinées au repos, n'étaient qu'un résultat naturel de mes études obstinées sur la merveilleuse poésie des anciens, et de l'impression que m'avaient laissée quelques fables fantastiques d'Apulée, car le premier livre d'Apulée saisit l'imagination d'une étreinte si vive et si douloureuse, que je ne voudrais pas, au prix de mes yeux, qu'il tombât jamais sous les tiens.

Qu'on ne me parle plus aujourd'hui d'Apulée et de ses visions; qu'on ne me parle plus ni des Latins ni des Grecs, ni des éblouissants caprices de leurs génies! N'es-tu pas pour moi, Lisidis, une poésie plus belle que la poésie, et plus riche en divins enchantements que la nature tout entière?

Mais vous dormez, enfant, et vous ne m'entendez plus! Vous avez dansé trop tard ce soir au bal de l'Ile Belle!... Vous avez trop dansé, surtout quand vous ne dansiez pas avec moi; et vous voilà fatiguée comme une rose que les brises ont balancée tout le jour, et qui attend, pour se relever plus vermeille sur sa tige à demi penchée, le premier regard du matin!

Dormez donc ainsi près de moi, le front appuyé sur mon épaule, et réchauffant mon coeur de la tiédeur parfumée de votre haleine. Le sommeil me gagne aussi, mais il descend cette fois sur mes paupières, presque aussi gracieux qu'un de vos baisers. Dormez, Lisidis, dormez.

...

Il y a un moment où l'esprit suspendu dans le vague de ses pensées... Paix!... La nuit est tout à fait sur la terre. Vous n'entendez plus retentir sur le pavé sonore les pas du citadin qui regagne sa maison, ou la sole armée des mules qui arrivent au gîte du soir. Le bruit du vent qui pleure ou siffle entre les ais mal joints de la croisée, voilà tout ce qui vous reste des impressions ordinaires de vos sens, et au bout de quelques instants, vous imaginez que ce murmure lui-même existe en vous. Il devient une voix de votre âme, l'écho d'une idée indéfinissable, mais fixe, qui se confond avec les premières perceptions du sommeil. Vous commencez cette vie nocturne qui se passe (ô prodige!...) dans des mondes toujours nouveaux, parmi d'innombrables créatures dont le grand Esprit a conçu la forme sans daigner l'accomplir, et qu'il s'est contenté de semer, volages et mystérieux fantômes, dans l'univers illimité des songes. Les Sylphes, tout étourdis du bruit de la veillée, descendent autour de vous en bourdonnant. Ils frappent du battement monotone de leurs ailes de phalènes vos yeux appesantis, et vous voyez longtemps flotter dans l'obscurité profonde la poussière transparente et bigarrée qui s'en échappe, comme un petit nuage lumineux au milieu d'un ciel éteint. Ils se pressent, ils s'embrassent, ils se confondent, impatients de renouer la conversation magique des nuits précédentes, et de se raconter des événements inouïs qui se présentent cependant à votre esprit sous l'aspect d'une réminiscence merveilleuse. Peu à peu leur voix s'affaiblit, ou bien elle ne vous parvient que par un organe inconnu qui transforme leurs récits en tableaux vivants, et qui vous rend acteur involontaire des scènes qu'ils ont préparées; car l'imagination de l'homme endormi, dans la puissance de son âme indépendante et solitaire, participe en quelque chose à la perfection des esprits. Elle s'élance avec eux, et, portée par miracle au milieu du choeur aérien des songes, elle vole de surprise en surprise jusqu'à l'instant où le chant d'un oiseau matinal avertit son escorte aventureuse du retour de la lumière. Effrayés du cri précurseur, ils se rassemblent comme un essaim d'abeilles au premier grondement du tonnerre, quand de larges gouttes de pluie font pencher la couronne des fleurs que l'hirondelle caresse sans la toucher. Ils tombent, rebondissent, remontent, se croisent comme des atomes entraînés par des puissances contraires, et disparaissent en désordre dans un rayon du soleil.

Le récit

... O rebus meis

Non infideles arbitrae,

Nox, et Diana, quae silentium regis,

Arcana cum fiunt sacra;

Nunc, nunc adeste...

Par quel ordre ces esprits irrités viennent-ils m'effrayer de leurs clameurs et de leurs figures de lutins? Qui roule devant moi ces brandons de feu? Qui me fait perdre mon chemin dans la forêt? Des singes hideux dont les dents grincent et mordent, ou bien des hérissons qui traversent exprès les sentiers pour se trouver sous mes pas et me blesser de leurs piquants.

Shakespeare.

Je venais d'achever mes études à l'école des philosophes d'Athènes, et, curieux des beautés de la Grèce, je visitais pour la première fois la poétique Thessalie. Mes esclaves m'attendaient à Larisse dans un palais disposé pour me recevoir. J'avais voulu parcourir seul, et dans les heures imposantes de la nuit, cette forêt fameuse par les prestiges des magiciennes, qui étend de longs rideaux d'arbres verts sur les rives du Pénée. Les ombres épaisses qui s'accumulaient sur le dais immense des bois laissaient à peine échapper à travers quelques rameaux plus rares, dans une clairière ouverte sans doute par la cognée du bûcheron, le rayon tremblant d'une étoile pâle et cernée de brouillards. Mes paupières appesanties se rabaissaient malgré moi sur mes yeux fatigués de chercher la trace blanchâtre du sentier qui s'effaçait dans le taillis, et je ne résistais au sommeil qu'en suivant d'une attention pénible le bruit des pieds de mon cheval, qui tantôt faisaient crier l'arène, et tantôt gémir l'herbe sèche en retombant symétriquement sur la route. S'il s'arrêtait quelquefois, réveillé par son repos, je le nommais d'une voix forte, et je pressais sa marche devenue trop lente au gré de ma lassitude et de mon impatience. Etonné de je ne sais quel obstacle inconnu, il s'élançait par bonds, roulait dans ses narines des hennissements de feu, se cabrait de terreur et reculait plus effrayé par les éclairs que les cailloux brisés faisaient jaillir sous mes pas...

"Phlégon, Phlégon, lui dis-je en frappant de ma tête accablée son cou qui se dressait d'épouvante, ô mon cher Phlégon! n'est-il pas temps d'arriver à Larisse où nous attendent les plaisirs et surtout le sommeil si doux? Un instant de courage encore, et tu dormiras sur une litière de fleurs choisies; car la paille dorée qu'on recueille pour les boeufs de Cérès n'est pas assez fraîche pour toi!... - Tu ne vois pas, tu ne vois pas, dit-il en tressaillant... les torches qu'elles secouent devant nous dévorent la bruyère et mêlent des vapeurs mortelles à l'air que je respire... Comment veux-tu que je traverse leurs cercles magiques et leurs danses menaçantes qui feraient reculer jusqu'aux chevaux du Soleil?"

Et cependant le pas cadencé de mon cheval continuait toujours à résonner à mon oreille, et le sommeil plus profond suspendait plus longtemps mes inquiétudes. Seulement, il arrivait d'un instant à l'autre qu'un groupe éclairé de flammes bizarres passait en riant sur ma tête... qu'un esprit difforme, sous l'apparence d'un mendiant ou d'un blessé, s'attachait à mon pied et se laissait entraîner à ma suite avec une horrible joie, ou bien qu'un vieillard hideux, qui joignait la laideur honteuse du crime à celle de la caducité, s'élançait en croupe derrière moi et me liait de ses bras décharnés comme ceux de la Mort.

"Allons, Phlégon! m'écriais-je, allons, le plus beau des coursiers qu'ai nourris le mont Ida, brave les pernicieuses terreurs qui enchaînent ton courage! Ces démons ne sont que de vaines apparences. Mon épée, tournée en cercle autour de ta tête, divise leurs formes trompeuses qui se dissipent comme un nuage. Quand les vapeurs du matin flottent au-dessous des cimes de nos montagnes, et que, frappées par le soleil levant, elles les enveloppent d'une ceinture à demi transparente, le sommet, séparé de la base, paraît suspendu dans les cieux par une main invisible. C'est ainsi, Phlégon, que les sorcières de Thessalie se divisent sous le tranchant de mon épée. N'entends-tu pas au loin les cris de plaisir qui s'élèvent des murs de Larisse!... Voilà, voilà les tours superbes de la ville de Thessalie, si chère à la volupté; et cette musique qui vole dans l'air, c'est le chant de ses jeunes filles!"

Qui me rendra d'entre vous, songes séducteurs qui bercez l'âme enivrée dans les souvenirs ineffables du plaisir, qui me rendra le chant des jeunes filles de Thessalie et les nuits voluptueuses de Larisse? Entre des colonnes d'un marbre à demi transparent, sous douze coupoles brillantes qui réfléchissent dans l'or et le cristal les feux de cent mille flambeaux, les jeunes filles de Thessalie, enveloppées de la vapeur colorée qui s'exhale de tous les parfums, n'offrent aux yeux qu'une forme indécise et charmante qui semble prête à s'évanouir. Le nuage merveilleux balance autour d'elles ou promène sur leurs groupes enchanteurs tous les jeux inconstants de sa lumière, les teintes fraîches de la rose, les reflets animés de l'aurore, le cliquetis éblouissant des rayons de l'opale capricieuse. Ce sont quelquefois des pluies de perles qui roulent sur leurs tuniques légères, ce sont quelquefois des aigrettes de feu qui jaillissent de tous les noeuds du lien d'or qui attache leurs cheveux. Ne vous effrayez pas de les voir plus pâles que les autres filles de la Grèce. Elles appartiennent à peine à la terre, et semblent se réveiller d'une vie passée. Elles sont tristes aussi, soit parce qu'elles viennent d'un monde où elles ont quitté l'amour d'un Esprit ou d'un Dieu, soit parce qu'il y a dans le coeur d'une femme qui commence à aimer un immense besoin de souffrir.

Ecoutez cependant. Voilà les chants des jeunes filles de Thessalie, la musique qui monte, qui monte dans l'air, qui émeut, en passant comme une nue harmonieuse, les vitraux solitaires des ruines chères aux poètes. Ecoutez! Elles embrassent leurs lyres d'ivoire, interrogent les cordes sonores qui répondent une fois, vibrent un moment, s'arrêtent, et, devenues immobiles, prolongent encore je ne sais quelle harmonie sans fin que l'âme entend par tous les sens: mélodie pure comme la plus douce pensée d'une âme heureuse, comme le premier baiser de l'amour avant que l'amour se soit compris lui-même; comme le regard d'une mère qui caresse le berceau de l'enfant dont elle a rêvé la mort, et qu'on vient de lui rapporter, tranquille et beau dans son sommeil. Ainsi s'évanouit, abandonné aux airs, égaré dans les échos, suspendu au milieu du silence du lac, ou mourant avec la vague au pied du rocher insensible, le dernier soupir du sistre d'une jeune femme qui pleure parce que son amant n'est pas venu. Elles se regardent, se penchent, se consultent, croisent leurs bras élégants, confondent leurs chevelures flottantes, dansent pour donner de la jalousie aux nymphes, et font jaillir sous leurs pas une poussière enflammée qui vole, qui blanchit, qui s'éteint, qui retombe en cendres d'argent; et l'harmonie de leurs chants coule toujours comme un fleuve de miel, comme le ruisseau gracieux qui embellit de ses murmures si doux des rives aimées du soleil et riches de secrets détours, de baies fraîches et ombragées, de papillons et de fleurs. Elles chantent...

Une seule peut-être... grande, immobile, debout, pensive... Dieux! qu'elle est sombre et affligée derrière ses compagnes, et que veut-elle de moi? Ah! ne poursuis pas ma pensée, apparence imparfaite de la bien-aimée qui n'est plus, ne trouble pas le doux charme de mes veillées du reproche effrayant de ta vue! Laisse-moi, car je t'ai pleurée sept ans, laisse-moi oublier les pleurs qui brûlent encore mes joues dans les innocentes délices de la danse des sylphides et de la musique des fées. Tu vois bien qu'elles viennent, tu vois leurs groupes se lier, s'arrondir en festons mobiles, inconstants, qui se disputent, qui se succèdent, qui s'approchent, qui fuient, qui montent comme la vague apportée par le flux, et descendent comme elle, en roulant sur leurs ondes fugitives toutes les couleurs de l'écharpe qui embrasse le ciel et la mer à la fin des tempêtes, quand elle vient briser en expirant le dernier point de son cercle immense contre la proue du vaisseau.

Et que m'importent à moi les accidents de la mer et les curieuses inquiétudes du voyageur, à moi qu'une faveur divine, qui fut peut-être dans une vie ancienne un des privilèges de l'homme, affranchit quand je le veux (bénéfice délicieux du sommeil) de tous les périls qui vous menacent? A peine mes yeux sont fermés, à peine cesse la mélodie qui ravissait mes esprits, si le créateur des prestiges de la nuit creuse devant moi quelque abîme profond, gouffre inconnu où expirent toutes les formes, tous les sons et toutes les lumières de la terre; s'il jette sur un torrent bouillonnant et avide de morts quelque pont rapide, étroit, glissant, qui ne promet pas d'issue; s'il me lance à l'extrémité d'une planche élastique, tremblante, qui domine sur des précipices que l'oeil même craint de sonder... paisible, je frappe le sol obéissant d'un pied accoutumé à lui commander. Il cède, il répond, je pars, et content de quitter les hommes, je vois fuir, sous mon essor facile, les rivières bleues des continents, les sombres déserts de la mer, le toit varié des forêts que bigarrent le vert naissant du printemps, la pourpre et l'or de l'automne, le bronze mat et le violet terne des feuilles crispées de l'hiver. Si quelque oiseau étourdi fait bruire à mon oreille ses ailes haletantes, je m'élance, je monte encore, j'aspire à des mondes nouveaux. Le fleuve n'est plus qu'un fil qui s'efface dans une verdure sombre, les montagnes qu'un point vague dont le sommet s'anéantit dans sa base, l'Océan qu'une tache obscure dans je ne sais quelle masse égarée au milieu des airs, où elle tourne plus rapidement que l'osselet à six faces que font rouler sur son axe pointu les petits enfants d'Athènes, le long des galeries aux larges dalles qui embrassent le Céramique.

Avez-vous jamais vu le long des murs du Céramique, lorsqu'ils sont frappés dans les premiers jours de l'année par les rayons du soleil qui régénère le monde, une longue suite d'hommes hâves, immobiles, aux joues creusées par le besoin, aux regards éteints et stupides: les uns accroupis comme des brutes; les autres debout, mais appuyés contre les piliers, et fléchissant à demi sous le poids de leur corps exténué? Les avez-vous vus, la bouche entrouverte pour aspirer encore une fois les premières influences de l'air vivifiant, recueillir avec une morne volupté les douces impressions de la tiède chaleur du printemps? Le même spectacle vous aurait frappé dans les murailles de Larisse, car il y a des malheureux partout: mais ici le malheur porte l'empreinte d'une fatalité particulière qui est plus dégradante que la misère, plus poignante que la faim, plus accablante que le désespoir. Ces infortunés s'avancent lentement à la suite les uns des autres, et marquent entre tous leurs pas de longues stations, comme des figures fantastiques disposées par un mécanicien habile sur un roue qui indique les divisions du temps. Douze heures s'écoulent pendant que le cortège silencieux suit le contour de la place circulaire, quoique l'étendue en soit si bornée qu'un amant peut lire d'une extrémité à l'autre, sur la main plus ou moins déployée de sa maîtresse, le nombre des heures de la nuit qui doivent amener l'heure si désirée du rendez-vous. Ces spectres vivants n'ont conservé presque rien d'humain. Leur peau ressemble à un parchemin blanc tendu sur des ossements. L'orbite de leurs yeux, n'est pas animée par une seule étincelle de l'âme. Leurs lèvres pâles frémissent d'inquiétude et de terreur, ou, plus hideuses encore, elles roulent un sourire dédaigneux et farouche, comme la dernière pensée d'un condamné résolu qui subit son supplice. La plupart sont agités de convulsions faibles, mais continues, et tremblent comme la branche de fer de cet instrument sonore que les enfants font bruire entre leurs dents. Les plus à plaindre de tous, vaincus par la destinée qui les poursuit, sont condamnés à effrayer à jamais les passants de la repoussante difformité de leurs membres noués et de leurs attitudes inflexibles. Cependant, cette période régulière de leur vie qui sépare deux sommeils est pour eux celle de la suspension des douleurs qu'ils redoutent le plus. Victimes de la vengeance des sorcières de Thessalie, ils retombent en proie à des tourments qu'aucune langue ne peut exprimer dès que le soleil, prosterné sous l'horizon occidental, a cessé de les protéger contre les redoutables souveraines des ténèbres. Voilà pourquoi ils suivent son cours trop rapide, l'oeil toujours fixé sur l'espace qu'il embrasse, dans l'espérance, toujours déçue, qu'il oubliera une fois son lit d'azur, et qu'il finira par rester suspendu aux nuages d'or du couchant. A peine la nuit vient les détromper, en développant ses ailes de crêpe, sur lesquelles il ne reste pas même une des clartés livides qui mouraient tout à l'heure au sommet des arbres; à peine le dernier reflet qui pétillait encore sur le métal poli au faîte d'un bâtiment élevé achève de s'évanouir, comme un charbon encore ardent dans un brasier éteint, qui blanchit peu à peu sous la cendre, et ne se distingue bientôt plus du fond de l'âtre abandonné, un murmure formidable s'élève parmi eux, leurs dents se claquent de désespoir et de rage, ils se pressent et s'évitent de peur de trouver partout des sorcières et des fantômes. Il fait nuit!... Et l'enfer va se rouvrir!

Il y en avait un, entre autres, dont toutes les articulations criaient comme des ressorts fatigués, et dont la poitrine exhalait un son plus rauque et plus sourd que celui de la vis rouillée qui tourne avec peine dans son écrou. Mais quelques lambeaux d'une riche broderie qui pendaient encore à son manteau, un regard plein de tristesse et de grâce qui éclaircissait de temps en temps la langueur de ses traits abattus, je ne sais quel mélange inconcevable d'abrutissement et de fierté qui rappelait le désespoir d'une panthère assujettie au bâillon déchirant du chasseur, le faisaient remarquer dans la foule de ses misérables compagnons; et quand il passait devant des femmes, on n'entendait qu'un soupir. Ses cheveux blonds roulaient en boucles négligées sur ses épaules, qui s'élevaient blanches et pures comme une touffe de lis au-dessus de sa tunique de pourpre. Cependant, son cou portait l'empreinte du sang, la cicatrice triangulaire d'un fer de lance, la marque de la blessure qui me ravit Polémon au siège de Corinthe, quand ce fidèle ami se précipita sur mon coeur, au-devant de la rage effrénée du soldat déjà victorieux, mais jaloux de donner au champ de bataille un cadavre de plus. C'était ce Polémon que j'avais si longtemps pleuré et qui revient toujours dans mon sommeil me rappeler avec un baiser froid que nous devons nous retrouver dans l'immortelle vie de la mort. C'était Polémon encore vivant, mais conservé pour une existence si horrible que les larves et les spectres de l'enfer se consolent entre eux en se racontant ses douleurs; Polémon tombé sous l'empire des sorcières de Thessalie et des démons qui composent leur cortège dans les solennités, les inexplicables solennités de leurs fêtes nocturnes. Il s'arrêta, chercha longtemps d'un regard étonné à lier un souvenir à mes traits, se rapprocha de moi à pas inquiets et mesurés, toucha mes mains d'une main palpitante qui tremblait de les saisir, et après m'avoir enveloppé d'une étreinte subite que je ne ressentis pas sans effroi, après avoir fixé sur mes yeux un rayon pâle qui tombait de ses yeux voilés, comme le dernier jet d'un flambeau qui s'éloigne à travers la trappe d'un cachot: "Lucius! Lucius! s'écria-t-il avec un rire affreux. - Polémon, cher Polémon, l'ami, le sauveur de Lucius!... - Dans un autre monde, dit-il en baissant la voix; je m'en souviens... c'était dans un autre monde, dans une vie qui n'appartenait pas au sommeil et à ses fantômes... - Que dis-tu de fantômes?... - Regarde! répondit-il en étendant le doigt dans le crépuscule... Les voilà qui viennent.

- Oh! ne te livre pas, jeune infortuné, aux inquiétudes des ténèbres! Quand les ombres des montagnes descendent en grandissant, rapprochent de toutes parts la pointe et les côtés de leurs pyramides gigantesques, et finissent par s'embrasser en silence sur la terre obscure; quand les images fantastiques des nuages s'étendent, se confondent et rentrent ensemble sous le voile protecteur de la nuit, comme des époux clandestins; quand les oiseaux des funérailles commencent à crier derrière les bois, et que les reptiles chantent d'une voix cassée quelques paroles monotones à la lisière des marécages... alors, mon Polémon, ne livre pas ton imagination tourmentée aux illusions de l'ombre et de la solitude. Fuis les sentiers cachés où les spectres se donnent rendez-vous pour former de noires conjurations contre le repos des hommes; le voisinage des cimetières où se rassemble le conseil mystérieux des morts, quand ils viennent, enveloppés de leurs suaires, apparaître devant l'aréopage qui siège dans des cercueils; fuis la prairie découverte où l'herbe foulée en rond noircit, stérile et desséchée, sous le pas cadencé des sorcières. Veux-tu m'en croire, Polémon? Quand la lumière, épouvantée à l'approche des mauvais esprits, se retire en pâlissant, viens ranimer avec moi ses prestiges dans les fêtes de l'opulence et dans les orgies de la volupté. L'or manque-t-il jamais à mes souhaits? Les mines les plus précieuses ont-elles une veine cachée qui me refuse ses trésors? Le sable même des ruisseaux se transforme sous ma main en pierres exquises qui feraient l'ornement de la couronne des rois. Veux-tu m'en croire, Polémon? C'est en vain que le jour s'éteindrait, tant que les feux que ses rayons ont allumés pour l'usage de l'homme pétillent encore dans les illuminations des festins, ou dans les clartés plus discrètes qui embellissent les veillées délicieuses de l'amour. Les démons, tu le sais, craignent les vapeurs odorantes de la cire et de l'huile embaumée qui brillent doucement dans l'albâtre, ou versent des ténèbres roses à travers la double soie de nos riches tentures. Ils frémissent à l'aspect des marbres polis, éclairés par les lustres aux cristaux mobiles, qui lancent autour d'eux de longs jets de diamants, comme une cascade frappée du dernier regard d'adieu du soleil horizontal. Jamais une sombre lamie, une mante décharnée n'osa étaler la hideuse laideur de ses traits dans les banquets de Thessalie. La lune même qu'elles invoquent les effraie souvent quand elle laisse tomber sur elles un de ces rayons passagers qui donnent aux objets qu'ils effleurent la blancheur terne de l'étain. Elles s'échappent alors plus rapides que la couleuvre avertie par le bruit du grain de sable qui roule sous le pied du voyageur. Ne crains pas qu'elles te surprennent au milieu des feux qui étincellent dans mon palais, et qui rayonnent de toutes parts sur l'acier éblouissant des miroirs. Vois plutôt, mon Polémon, avec quelle agilité elles se sont éloignées de nous depuis que nous marchons entre les flambeaux de mes serviteurs, dans ces galeries décorées de statues, chefs-d'oeuvre inimitables du génie de la Grèce. Quelqu'une de ces images t'aurait-elle révélé par un mouvement menaçant la présence de ces esprits fantastiques qui les animent quelquefois, quand la dernière lueur qui se détache de la dernière lampe monte et s'éteint dans les airs? L'immobilité de leurs formes, la pureté de leurs traits, le calme de leurs attitudes qui ne changeront jamais rassureraient la frayeur même. Si quelque bruit étrange a frappé ton oreille, ô frère chéri de mon coeur! c'est celui de la nymphe attentive qui répand sur tes membres appesantis par la fatigue les trésors de son urne de cristal, en y mêlant des parfums jusqu'ici inconnus à Larisse, un ambre limpide que j'ai recueilli sur le bord des mers qui baignent le berceau du soleil; le suc d'une fleur mille fois plus suave que la rose, qui ne croît que dans les épais ombrages de la brune Corcyre; les pleurs d'un arbuste aimé d'Apollon et de son fils, et qui étale sur les rochers d'Epidaure ses bouquets composés de cymbales de pourpre toutes tremblantes sous le poids de la rosée. Et comment les charmes des magiciennes troubleraient-ils la pureté des eaux qui bercent autour de toi leurs ondes d'argent? Myrthé, cette belle Myrthé aux cheveux blonds, la plus jeune et la plus chérie de mes esclaves, celle que tu as vue se pencher à ton passage, car elle aime tout ce que j'aime... elle a des enchantements qui ne sont connus que d'elle et d'un esprit qui les lui confie dans les mystères du sommeil; elle erre maintenant comme une ombre autour de l'enceinte des bains où s'élève peu à peu la surface de l'onde salutaire; elle court en chantant des airs qui chassent les démons, et en touchant de temps à autre les cordes d'une harpe errante que des génies obéissants ne manquent jamais de lui offrir avant que ses désirs aient le temps de se faire connaître en passant de son âme à ses yeux. Elle marche; elle court; la harpe marche court, et chante sous sa main. Ecoute le bruit de la harpe qui résonne, la voix de la harpe de Myrthé: c'est un son plein, grave, solennel, qui fait oublier les idées de la terre, qui se prolonge, qui se soutient, qui occupe l'âme comme une pensée sérieuse; et puis il vole, il fuit, il s'évanouit, il revient; et les airs de la harpe de Myrthé (enchantement ravissant des nuits!), les airs de la harpe de Myrthé qui volent, qui fuient, qui s'évanouissent, qui reviennent encore - comme elle chante, comme ils volent, les airs de la harpe de Myrthé, les airs qui chassent le démon!... Ecoute, Polémon, les entends-tu?

J'ai éprouvé en vérité toutes les illusions des rêves, et que serais-je alors devenu sans le secours de la harpe de Myrthé, sans le secours de sa voix, si attentive à troubler le repos douloureux et gémissant de mes nuits?... Combien de fois je me suis penché dans mon sommeil sur l'onde limpide et dormante, l'onde trop fidèle à reproduire mes traits altérés, mes cheveux hérissés de terreur, mon regard fixe et morne comme celui du désespoir qui ne pleure plus!... Combien de fois j'ai frémi en voyant des traces d'un sang livide courir autour de mes lèvres pâles; en sentant mes dents chancelantes repoussées de leurs alvéoles, mes ongles détachés de leurs racines s'ébranler et tomber! Combien de fois, effrayé de ma nudité, de ma honteuse nudité, je me suis livré inquiet à l'ironie de la foule avec une tunique plus courte, plus légère, plus transparente que celle qui enveloppe une courtisane au seuil du lit effronté de la débauche! Oh! combien de fois des rêves plus hideux, des rêves que Polémon lui-même ne connaît point... Et que serais-je devenu alors, que serais-je devenu sans le secours de la harpe de Myrthé, sans le secours de sa voix et de l'harmonie qu'elle enseigne à ses soeurs, quand elles l'entourent obéissantes, pour charmer les terreurs du malheureux qui dort, pour faire bruire à son oreille des chants venus de loin, comme la brise qui court entre peu de voiles, des chants qui se marient, qui se confondent, qui assoupissent les songes orageux du coeur et qui enchantent leur silence dans une longue mélodie?

Et maintenant, voici les soeurs de Myrthé qui ont préparé le festin. Il y a Théis, reconnaissable entre toutes les filles de Thessalie, quoique la plupart des filles de Thessalie aient des cheveux noirs qui tombent sur des épaules plus blanches que l'albâtre; mais il n'y en a point qui aient des cheveux bouclés en ondes souples et voluptueuses comme les cheveux noirs de Théis. C'est elle qui penche sur la coupe ardente où blanchit un vin bouillant le vase d'une précieuse argile, et qui en laisse tomber goutte à goutte en topazes liquides le miel le plus exquis qu'on ait jamais recueilli sur les ormeaux de Sicile. L'abeille, privée de son trésor, vole inquiète au milieu des fleurs; elle se pend aux branches solitaires de l'arbre abandonné, en demandant son miel aux zéphyrs. Elle murmure de douleur, parce que ses petits n'auront plus d'asile dans aucun des mille palais à cinq murailles qu'elle leur a bâtis avec une cire légère et transparente, et qu'ils ne goûteront pas le miel qu'elle avait récolté pour eux sur les buissons parfumés du mont Hybla. C'est Théis qui répand dans un vin bouillant le miel dérobé aux abeilles de Sicile; et les autres soeurs de Théis, celles qui ont des cheveux noirs, car il n'y a que Myrthé qui soit blonde, elles courent soumises, empressées, caressantes, avec un sourire obéissant, autour des apprêts du banquet. Elles sèment des fleurs de grenades ou des feuilles de roses sur le lait écumeux; ou bien elles attisent les fournaises d'ambre et d'encens qui brûlent sous la coupe ardente où blanchit un vin bouillant, les flammes qui se courbent de loin autour du rebord circulaire, qui se penchent, qui se rapprochent, qui l'effleurent, qui caressent ses lèvres d'or, et finissent par se confondre avec les flammes aux langues blanches et bleues qui volent sur le vin. Les flammes montent, descendent, s'égarent comme ce démon fantastique des solitudes qui aime à se mirer dans les fontaines. Qui pourra dire combien de fois la coupe a circulé autour de la table du festin, combien de fois, épuisée, elle a vu ses bords inondés d'un nouveau nectar? Jeunes filles, n'épargnez ni le vin ni l'hydromel. Le soleil ne cesse de gonfler de nouveaux raisins et de verser des rayons de son immortelle splendeur dans la grappe éclatante qui se balance aux riches festons de nos vignes, à travers les feuilles rembrunies du pampre arrondi en guirlandes qui court parmi les mûriers de Tempé. Encore cette libation pour chasser les démons de la nuit! Quant à moi, je ne vois plus ici que les esprits joyeux de l'ivresse qui s'échappent en pétillant de la mousse frémissante, se poursuivent dans l'air comme des moucherons de feu, ou viennent éblouir de leurs ailes radieuses mes paupières échauffées; semblables à ces insectes agiles que la nature a ornés de feux innocents, et que souvent, dans la silencieuse fraîcheur d'une courte nuit d'été, on voit jaillir en essaim du milieu d'une touffe de verdure, comme une gerbe d'étincelles sous les coups redoublés du forgeron. Ils flottent emportés par une légère brise qui passe, ou appelés par quelque doux parfum dont ils se nourrissent dans le calice des roses. Le nuage lumineux se promène, se berce inconstant, se repose ou tourne un moment sur lui-même, et tombe tout entier sur le sommet d'un jeune pin qu'il illumine comme une pyramide consacrée aux fêtes publiques, ou à la branche inférieure d'un grand chêne à laquelle il donne l'aspect d'une girandole préparée pour les veillées de la forêt. Vois comme ils jouent autour de toi, comme ils frémissent dans les fleurs, comme ils rayonnent en reflets de feu sur les vases polis: ce ne sont point des démons ennemis. Ils dansent, ils se réjouissent, ils ont l'abandon et les éclats de la folie. S'ils s'exercent quelquefois à troubler le repos des hommes, ce n'est jamais que pour satisfaire, comme un enfant étourdi, à de riants caprices. Ils se roulent, malicieux, dans le lin confus qui court autour du fuseau d'une vieille bergère, croisent, embrouillent les fils égarés, et multiplient les noeuds contrariants sous les efforts de son adresse inutile. Quand un voyageur qui a perdu sa route cherche d'un oeil avide à travers tout l'horizon de la nuit quelque point lumineux qui lui promette un asile, longtemps ils le font errer de sentier en sentier, à la lueur d'un feu infidèle, au bruit d'une voix trompeuse, ou de l'aboiement éloigné d'un chien vigilant qui rôde comme une sentinelle autour de la ferme solitaire; ils abusent ainsi l'espérance du pauvre voyageur, jusqu'à l'instant où, touchés de pitié pour sa fatigue, ils lui présentent tout à coup un gîte inattendu que personne n'avait jamais remarqué dans ce désert; quelquefois même, il est étonné de trouver à son arrivée un foyer pétillant dont le seul aspect inspire la gaieté, des mets rares et délicats que le hasard a procurés à la chaumière du pêcheur ou du braconnier, et une jeune fille, belle comme les Grâces, qui le sert en craignant de lever les yeux: car il lui a paru que cet étranger était dangereux à regarder. Le lendemain, surpris qu'un si court repos lui ait rendu toutes ses forces, il se lève heureux au chant de l'alouette qui salue un ciel pur; il apprend que son erreur favorable a raccourci son chemin de vingt stades et demi, et son cheval hennissant d'impatience, les naseaux ouverts, le poil lustré, la crinière lisse et brillante, frappe devant lui la terre d'un triple signal de départ. Le lutin bondit de la croupe à la tête du cheval du voyageur, il passe ses doigts subtils dans la vaste crinière, il la roule, la relève en ondes; il regarde, il s'applaudit de ce qu'il a fait, et il part content pour aller s'égayer du dépit d'un homme endormi qui brûle de soif, et qui voit fur, se diminuer, tarir devant ses lèvres allongées un breuvage rafraîchissant; qui sonde inutilement la coupe du regard; qui aspire inutilement la liqueur absente; puis se réveille, et trouve le vase rempli d'un vin de Syracuse qu'il n'a pas encore goûté, et que le follet a exprimé de raisins de choix, tout en s'amusant des inquiétudes de son sommeil. Ici, tu peux boire, parler ou dormir sans terreur, car les follets sont nos amis. Satisfais seulement à la curiosité impatiente de Théis et de Myrthé, à la curiosité plus intéressée de Thélaïre, qui n'a pas détourné de toi ses longs cils brillants, ses grands yeux noirs qui roulent comme des astres favorables sur un ciel baigné du plus tendre azur. Raconte-nous, Polémon, les extravagantes douleurs que tu as cru éprouver sous l'empire des sorcières; car les tourments dont elle poursuivent notre imagination ne sont que la vaine illusion d'un rêve qui s'évanouit au premier rayon de l'aurore. Théis, Thélaïre et Myrthé sont attentives... Elles écoutent... Eh bien, parle... raconte-nous tes désespoirs, tes craintes, et les folles erreurs de la nuit; et toi, Théis, verse du vin; et toi, Thélaïre, souris à son récit pour que son âme se console; et toi, Myrthé, si tu le vois, surpris du souvenir de ses égarements, céder à une illusion nouvelle, chante et soulève les cordes de la harpe magique... Demande-lui des sons consolateurs, des sons qui renvoient les mauvais esprits... C'est ainsi qu'on affranchit les heures austères de la nuit de l'empire tumultueux des songes, et qu'on échappe de plaisirs en plaisirs aux sinistres enchantements qui remplissent la terre pendant l'absence du soleil."

L'épisode

Hanc ego de coelo ducentem sidera vidi:

Fluminis hoec rapidi carmine vertit iter.

Hoec cantu finditque solum, manesque sepulchris

Elicit, et tepido devorat ossa rogo.

Quum libet, hoec tristi depellit nubila coelo;

Quum libet, aestivo convocat orbe nives.

Tibulle.

Compte que cette nuit tu auras des tremblements et des convulsions; les démons, pendant tout ce temps de nuit profonde où il leur est permis d'agir, exerceront sur toi leur cruelle malice. Je t'enverrai des pincements aussi serrés que les cellules de la ruche, et chacun d'eux sera aussi brûlant que l'aiguillon de l'abeille qui la construit.

Shakespeare.

Qui de vous ne connaît, ô jeunes filles! les doux caprices des femmes? dit Polémon réjoui. Vous avez aimé sans doute, et vous savez comment le coeur d'une veuve pensive, qui égare ses souvenirs solitaires sur les rives ombragées du Pénée, se laisse surprendre quelquefois par le teint rembruni d'un soldat dont les yeux étincellent du feu de la guerre, et dont le sein brille de l'éclat d'une généreuse cicatrice. Il marche fier et tendre parmi les belles comme un lion apprivoisé qui cherche à oublier dans les plaisirs d'une heureuse et facile servitude le regret de ses déserts. C'est ainsi que le soldat aime à occuper le coeur des femmes, quand il n'est plus appelé par le clairon des batailles et que les hasards du combat ne sollicitent plus son ambition impatiente. Il sourit du regard aux jeunes filles, et il semble leur dire: Aimez-moi!...

Vous savez aussi, puisque vous êtes Thessaliennes, qu'aucune femme n'a jamais égalé en beauté cette noble Méroé, qui, depuis son veuvage, traîne de longues draperies blanches brodées d'argent; Méroé, la plus belle des belles de Thessalie, vous le savez. Elle est majestueuse comme les déesses, et cependant il y a dans ses yeux je ne sais quelles flammes mortelles qui enhardissent les prétentions de l'amour. Oh! combien de fois je me suis plongé dans l'air qu'elle entraîne, dans la poussière que ses pieds font voler, dans l'ombre fortunée qui la suit!... Combien de fois je me suis jeté au-devant de sa marche pour dérober un rayon à ses regards, un souffle à sa bouche, un atome au tourbillon qui flatte, qui caresse ses mouvements; combien de fois (Thélaire, me le pardonneras-tu?) j'épiai la volupté brûlante de sentir un des plis de sa robe frémir contre ma tunique, ou de pouvoir ramasser d'une lèvre avide une des paillettes de ses broderies dans les allées des jardins de Larisse! Quand elle passait, vois-tu, tous les nuages rougissaient comme à l'approche de la tempête; mes oreilles sifflaient, mes prunelles s'obscurcissaient dans leur orbite égarée, mon coeur était près de s'anéantir sous le poids d'une intolérable joie. Elle était là! je saluais les ombres qui avaient flotté sur elle, j'aspirais l'air qui l'avait touchée; je disais à tous les arbres des rivages: "Avez-vous vu Méroé?" Si elle s'était couchée sur un banc de fleurs, avec quel amour jaloux je recueillais les fleurs que son corps avait froissées, les blancs pétales imbibés de carmin qui décorent le front penché de l'anémone, les flèches éblouissantes qui jaillissent du disque d'or de la marguerite, le voile d'une chaste gaze qui se roule autour d'un jeune lis avant qu'il ait souri au soleil; et si j'osais presser d'un embrassement sacrilège tout ce lit de fraîche verdure, elle m'incendiait d'un feu plus subtil que celui dont la mort a tissu les vêtements nocturnes d'un fiévreux. Méroé ne pouvait pas manquer de me remarquer. J'étais partout. Un jour, à l'approche du crépuscule, je trouvai son regard: il souriait, elle m'avait devancé, son pas se ralentit. J'étais seul derrière elle, et je la vis se détourner. L'air était calme, il ne troublait pas ses cheveux, et sa main soulevée s'en rapprochait comme pour réparer leur désordre. Je la suivis, Lucius, jusqu'au palais, jusqu'au temple de la princesse de Thessalie, et la nuit descendit sur nous, nuit de délices et de terreur!... Puisse-t-elle avoir été la dernière de ma vie et avoir fini plus tôt!

Je ne sais si tu as jamais supporté avec une résignation mêlée d'impatience et de tendresse le poids du corps d'une maîtresse endormie qui s'abandonne au repos sur ton bras étendu sans s'imaginer que tu souffres; si tu as essayé de lutter contre le frisson qui saisit peu à peu ton sang, contre l'engourdissement qui enchaîne tes muscles soumis; de t'opposer à la conquête de la mort qui menace de s'étendre jusqu'à ton âme! C'est ainsi, Lucius, qu'un frémissement douloureux parcourait rapidement mes nerfs, en les ébranlant de tremblements inattendus, comme le crochet aigu du plectrum qui fait dissoner toutes les cordes de la lyre sous les doigts d'un musicien inhabile. Ma chair se tourmentait comme une membrane sèche approchée du feu. Ma poitrine soulevée était près de rompre, en éclatant, les liens de fer qui l'enveloppaient, quand Méroé, tout à coup assise à mes côtés, arrêta sur mes yeux un regard profond, étendit sa main sur mon coeur pour s'assurer que le mouvement en était suspendu, l'y reposa longtemps, pesante et froide, et s'enfuit loin de moi de toute la vitesse d'une flèche que la corde de l'arbalète repousse en frémissant. Elle courait sur les marbres du palais, en répétant les airs des vieilles bergères de Syracuse qui enchantent la lune dans ses nuages de nacre et d'argent, tournait dans les profondeurs de la salle immense, et criait de temps à autre, avec les éclats d'une gaieté horrible, pour appeler je ne sais quels amis qu'elle ne m'avait pas encore nommés.

Pendant que je regardais, plein de terreur, et que je voyais descendre le long des murailles, se presser sous les portiques, se balancer sous les voûtes, une foule innombrable de vapeurs distinctes les unes des autres, mais qui n'avaient de la vie que des apparences de formes, une voix faible comme le bruit de l'étang le plus calme dans une nuit silencieuse, une couleur indécise empruntée aux objets devant lesquels flottaient leurs figures transparentes,... la flamme azurée et pétillante jaillit tout à coup de tous les trépieds, et Méroé formidable volait de l'un à l'autre en murmurant des paroles confuses:

"Ici, de la verveine en fleurs... là, trois brins de sauge cueillis à minuit dans le cimetière de ceux qui sont morts par l'épée... ici, le voile de la bien-aimée sous lequel le bien-aimé cacha sa pâleur et sa désolation après avoir égorgé l'époux endormi pour jouir de ses amours... ici encore les larmes d'une tigresse excédée par la faim qui ne se console pas d'avoir dévoré un de ses petits!"

Et ses traits renversés exprimaient tant de souffrance et d'horreur qu'elle me fit presque de la pitié. Inquiète de voir ses conjurations suspendues par quelque obstacle imprévu, elle bondit de rage, s'éloigna, revint armée de deux longues baguettes d'ivoire, liées à leur extrémité par un lacet composé de treize crins détachés du cou d'une superbe cavale blanche par le voleur même qui avait tué son maître, et sur la tresse flexible elle fit voler le rhombus d'ébène, aux globes vides et sonores, qui bruit et hurla dans l'air et revint en roulant avec un grondement sourd, et roula encore en grondant, et puis se ralentit et tomba. Les flammes des trépieds se dressaient comme des langues de couleuvres, et les ombres étaient contentes. "Venez, venez, criait Méroé, il faut que les démons de la nuit s'apaisent, et que les morts se réjouissent. Apportez-moi de la verveine en fleurs, de la sauge cueillie à minuit, et du trèfle à quatre feuilles; donnez des moissons de jolis bouquets à Saga et aux démons de la nuit." Puis, tournant un oeil étonné sur l'aspic d'or dont les replis s'arrondissaient autour de son bras nu; sur le bracelet précieux, ouvrage du plus habile artiste de la Thessalie, qui n'y avait épargné ni le choix des métaux, ni la perfection du travail, - l'argent y était incrusté en écailles délicates, et il n'y en avait pas une dont la blancheur ne fût relevée par l'éclat d'un rubis ou par la transparence si douce au regard d'un saphir plus bleu que le ciel; - elle le détache, elle médite, elle rêve, elle appelle le serpent en murmurant des paroles secrètes; et le serpent animé se déroule et fuit avec un sifflement de joie comme un esclave délivré. Et le rhombus roule encore; il roule toujours en grondant, il roule comme la foudre éloignée qui se plaint dans des nuages emportés par le vent, et qui s'éteint en gémissant dans un orage fini. Cependant, toutes les voûtes s'ouvrent, tous les espaces du ciel se déploient, tous les astres descendent, tous les nuages s'aplanissent et baignent le seuil comme des parvis de ténèbres. La lune, tachée de sang, ressemble au bouclier de fer sur lequel on vient de rapporter le corps d'un jeune Spartiate égorgé par l'ennemi. Elle roule et appesantit sur moi son disque livide, qu'obscurcit encore la fumée des trépieds éteints. Méroé continue à courir en frappant de ses doigts, d'où jaillissent de longs éclairs, les innombrables colonnes du palais, et chaque colonne qui se divise sous les doigts de Méroé découvre une colonnade immense qui est peuplée de fantômes, et chacun des fantômes frappe comme elle une colonne qui ouvre des colonnades nouvelles et il n'y a pas une colonne qui ne soit témoin du sacrifice d'un enfant nouveau-né arraché aux caresses de sa mère. "Pitié! pitié! m'écriai-je, pour la mère infortunée qui dispute son enfant à la mort." Mais cette prière étouffée n'arrivait à mes lèvres qu'avec la force du souffle d'un agonisant qui dit: Adieu! elle expirait en sons inarticulés sur ma bouche balbutiante. Elle mourait comme le cri d'un homme qui se noie, et qui cherche en vain à confier aux eaux muettes le dernier appel du désespoir. L'eau insensible étouffe sa voix; elle la recouvre, morne et froide; elle dévore sa plainte; elle ne la portera jamais jusqu'au rivage.

Tandis que je me débattais contre la terreur dont j'étais accablé, et que j'essayais d'arracher de mon sein quelque malédiction qui réveillât dans le ciel la vengeance des dieux: "Misérable! s'écria Méroé, sois puni à jamais de ton insolente curiosité!... Ah! tu oses violer les enchantements du sommeil... Tu parles, tu cries et tu vois... Eh bien! tu ne parleras plus que pour te plaindre, tu ne crieras plus que pour implorer en vain la sourde pitié des absents, tu ne verras plus que des scènes d'horreur qui glaceront ton âme..." Et en s'exprimant ainsi avec une voix plus grêle et plus déchirante que celle d'une hyène égorgée qui menace encore les chasseurs, elle détachait de son doigt la turquoise chatoyante qui étincelait de flammes variées comme les couleurs de l'arc-en-ciel, ou comme la vague qui bondit à la marée montante, et réfléchit en se roulant sur elle-même les feux du soleil levant. Elle presse du doigt un ressort inconnu qui soulève la pierre merveilleuse sur sa charnière invisible, et découvre dans un écrin d'or je ne sais quel monstre sans couleur et sans forme, qui bondit, hurle, s'élance, et tombe accroupi sur le sein de la magicienne. "Te voilà, dit-elle, mon cher Smarra, le bien-aimé, l'unique favori de mes pensées amoureuses, toi que la haine du Ciel a choisi dans tous ses trésors pour le désespoir des enfants de l'homme. Va, je te l'ordonne, spectre flatteur, ou décevant ou terrible, va tourmenter la victime que je t'ai livrée; fais-lui des supplices aussi variés que les épouvantements de l'enfer qui t'a conçu, aussi cruels, aussi implacables que ma colère. Va te rassasier des angoisses de son coeur palpitant, compter les battements convulsifs de son pouls qui se précipite, qui s'arrête... contempler sa douloureuse agonie et la suspendre pour la recommencer... A ce prix, fidèle esclave de l'amour, tu pourras au départ des songes redescendre sur l'oreiller embaumé de ta maîtresse, et presser dans tes bras caressants la reine des terreurs nocturnes..." Elle dit, et le monstre jaillit de sa main brûlante comme le palet arrondi du discobole, il tourne dans l'air avec la rapidité de ces feux artificiels qu'on lance sur les navires, étend des ailes bizarrement festonnées, monte, descend, grandit, se rapetisse, et, nain difforme et joyeux dont les mains sont armées d'ongles d'un métal plus fin que l'acier, qui pénètrent la chair sans la déchirer, et boivent le sang à la manière de la pompe insidieuse des sangsues, il s'attache sur mon coeur, se développe, soulève sa tête énorme et rit. En vain mon oeil, fixe d'effroi, cherche dans l'espace qu'il peut embrasser un objet qui le rassure; les mille démons de la nuit escortent l'affreux démon de la turquoise: des femmes rabougries au regard ivre; des serpents rouges et violets dont la bouche jette du feu; des lézards qui élèvent au-dessus d'un lac de boue et de sang un visage pareil à celui de l'homme; des têtes nouvellement détachées du tronc par la hache du soldat, mais qui me regardent avec des yeux vivants, et s'enfuient en sautillant sur des pieds de reptiles...

Depuis cette nuit funeste, ô Lucius, il n'est plus de nuits paisibles pour moi. La couche parfumée des jeunes filles qui n'est ouverte qu'aux songes voluptueux; la tente infidèle du voyageur qui se déploie tous les soirs sous de nouveaux ombrages; le sanctuaire même des temples est un asile impuissant contre les démons de la nuit. A peine mes paupières, fatiguées de lutter contre le sommeil si redouté, se ferment d'accablement, tous les monstres sont là, comme à l'instant où je les ai vus s'échapper avec Smarra de la bague magique de Méroé. Ils courent en cercle autour de moi, m'étourdissent de leurs cris, m'effraient de leurs plaisirs, et souillent mes lèvres frémissantes de leurs caresses de harpies. Méroé les conduit et plane au-dessus d'eux, en secouant sa longue chevelure d'où s'échappent des éclairs d'un bleu livide. Hier encore... elle était bien plus grande que je ne l'ai vue autrefois... c'étaient les mêmes formes et les mêmes traits, mais sous leur apparence séduisante je discernais avec effroi, comme au travers d'une gaze subtile et légère, le teint plombé de la magicienne et ses membres couleur de soufre: ses yeux fixes et creux étaient tout noyés de sang, des larmes de sang sillonnaient ses joues profondes, et sa main, déployée dans l'espace, laissait imprimée sur l'air même la trace d'une main de sang...

"Viens, me dit-elle en m'effleurant d'un signe du doigt qui m'aurait anéanti s'il m'avait touché, viens visiter l'empire que je donne à mon époux, car je veux que tu connaisses tous les domaines de la terreur et du désespoir..." Et en parlant ainsi, elle volait devant moi, les pieds à peine détachés du sol, et s'approchant ou s'éloignant alternativement de la terre, comme la flamme qui danse au-dessus d'une torche prête à s'éteindre. Oh! que l'aspect du chemin que nous dévorions en courant était affreux à tous les sens! Que la magicienne elle-même paraissait impatiente d'en trouver la fin! Imagine-toi le caveau funèbre où elles entassent les débris de toutes les innocentes victimes de leurs sacrifices, et, parmi les plus imparfaits de ces restes mutilés, pas un lambeau qui n'ait conservé une voix, des gémissements et des pleurs!... Imagine-toi des murailles mobiles et animées, qui se resserrent de part et d'autre au-devant de tes pas, et qui embrassent peu à peu tous tes membres de l'enceinte d'une prison étroite et glacée... Ton sein oppressé qui se soulève, qui tressaille, qui bondit pour aspirer l'air de la vie à travers la poussière des ruines, la fumée des flambeaux, l'humidité des catacombes, le souffle empoisonné des morts... et tous les démons de la nuit qui crient, qui sifflent, hurlent ou rugissent à ton oreille épouvantée: "Tu ne respireras plus!"

Et, pendant que je marchais, un insecte mille fois plus petit que celui qui attaque d'une dent impuissante le tissu délicat des feuilles de rose; un atome disgracié qui passe mille ans à imposer un de ses pas sur la sphère universelle des cieux, dont la matière est mille fois plus dure que le diamant... Il marchait, il marchait aussi; et la trace obstinée de ses pieds paresseux avait divisé ce globe impérissable jusqu'à son axe.

Après avoir parcouru ainsi, tant notre élan était rapide, une distance pour laquelle les langages de l'homme n'ont point de terme de comparaison, je vis jaillir de la bouche d'un soupirail, voisin comme la plus éloignée des étoiles, quelques traits d'une blanche clarté. Pleine d'espérance, Méroé s'élança, je la suivis, entraîné par une puissance invincible; et d'ailleurs le chemin du retour, effacé comme le néant, infini comme l'éternité, venait de se fermer derrière moi d'une manière impénétrable au courage et à la patience de l'homme. Il y avait déjà entre Larisse et nous tous les débris des mondes innombrables qui ont précédé celui-ci dans les essais de la création, depuis le commencement des temps, et dont le plus grand nombre ne le surpassent pas moins en immensité qu'il n'excède lui-même de son étendue prodigieuse le nid invisible du moucheron. La porte sépulcrale qui nous reçut ou plutôt qui nous aspira au sortir de ce gouffre s'ouvrait sur un champ sans horizon qui n'avait jamais rien produit. On y distinguait à peine dans un coin reculé du ciel le contour indécis d'un astre immobile et obscur, plus immobile que l'air, plus obscur que les ténèbres qui règnent dans ce séjour de désolation. C'était le cadavre du plus ancien des soleils, couché sur le fond ténébreux du firmament, comme un bateau submergé sur un lac grossi par la fonte des neiges. La lueur pâle qui venait de frapper mes yeux ne provenait point de lui. On aurait dit qu'elle n'avait aucune origine et qu'elle n'était qu'une couleur particulière de la nuit, à moins qu'elle ne résultât de l'incendie de quelque monde éloigné dont la cendre brûlait encore.

Alors, le croirais-tu? elles vinrent toutes, les sorcières de Thessalie, escortées de ces nains de la terre qui travaillent dans les mines, qui ont un visage comme le cuivre et des cheveux bleus comme l'argent dans la fournaise; de ces salamandres aux longs bras, à la queue aplatie en rame, aux couleurs inconnues, qui descendent vivantes et agiles du milieu des flammes, comme des lézards noirs à travers une poussière de feu; elles vinrent suivies des Aspioles, qui ont le corps si frêle, si élancé, surmonté d'une tête difforme, mais riante, et qui se balancent sur les ossements de leurs jambes vides et grêles, semblables à un chaume stérile agité par le vent; des Achrones qui n'ont point de membres, point de voix, point de figures, point d'âge, et qui bondissent en pleurant sur la terre gémissante, comme des outres gonflées d'air; des Psylles qui sucent un venin cruel, et qui, avides de poisons, dansent en rond en poussant des sifflements aigus pour éveiller les serpents, pour les réveiller dans l'asile caché, dans le trou sinueux des serpents. Il y avait là jusqu'aux Morphoses que vous avez tant aimées, qui sont belles comme Psyché, qui jouent comme les Grâces, qui ont des concerts comme les Muses, et dont le regard séducteur, plus pénétrant, plus envenimé que la dent de la vipère, va incendier votre sang et faire bouillir la moelle dans vos os calcinés. Tu les aurais vues, enveloppées dans leurs linceuls de pourpre, promener autour d'elles des nuages plus brillants que l'Orient, plus parfumés que l'encens d'Arabie, plus harmonieux que le premier soupir d'une vierge attendrie par l'amour, et dont la vapeur enivrante fascinait l'âme pour la tuer. Tantôt leurs yeux roulent une flamme humide qui charme et qui dévore; tantôt elles penchent la tête avec une grâce qui n'appartient qu'à elles, en sollicitant votre confiance crédule d'un sourire caressant; du sourire d'un masque perfide et animé qui cache la joie du crime et la laideur de la mort. Que te dirai-je? Entraîné par le tourbillon des esprits qui flottait comme un nuage; comme la fumée d'un rouge sanglant qui descend d'une ville incendiée; comme la lave liquide qui répand, croise entrelace des ruisseaux ardents sur une campagne de cendre... j'arrivai... j'arrivai... Tous les sépulcres étaient ouverts... tous les morts étaient exhumés... toutes les goules, pâles, impatientes, affamées, étaient présentes; elles brisaient les ais des cercueils, déchiraient les vêtements sacrés, les derniers vêtements du cadavre; se partageaient d'affreux débris avec la plus affreuse volupté, et, d'une main irrésistible, car j'étais, hélas! faible et captif comme un enfant au berceau, elles me forçaient à m'associer... ô terreur!... à leur exécrable festin!..."

En achevant ces paroles, Polémon se souleva sur son lit, et, tremblant, éperdu, les cheveux hérissés, le regard fixe et terrible, il nous appela d'une voix qui n'avait rien d'humain. Mais les airs de la harpe de Myrthé volaient déjà dans les airs; les démons étaient apaisés, le silence était calme comme la pensée de l'innocent qui s'endort la veille de son jugement. Polémon dormait paisible aux doux sons de la harpe de Myrthé.

L'épode

Ergo exercentur poenis, veterumque malorum

Supplicia expendunt; alioe panduntur inanes

Suspensoe ad ventos, al11s sub gurgite vasto

Infectum èluitur scelus, aut exuritur igni.

Virgile.

C'est sa coutume de dormir après ses repas, et le moment est favorable pour lui briser le crâne avec un marteau, lui ouvrir le ventre avec un pieu, ou lui couper la gorge avec un poignard.

Shakespeare.

Les vapeurs du plaisir et du vin avaient étourdi mes esprits, et je voyais malgré moi les fantômes de l'imagination de Polémon se poursuivre dans les recoins les moins éclairés de la salle du festin. Déjà il s'était endormi d'un sommeil profond sur le lit semé de fleurs, à côté de sa coupe renversée, et mes jeunes esclaves, surprises par un abattement plus doux, avaient laissé tomber leur tête appesantie contre la harpe qu'elles tenaient embrassée. Les cheveux d'or de Myrthé descendaient comme un long voile sur son visage entre les fils d'or qui pâlissaient auprès d'eux, et l'haleine de son doux sommeil, errant sur les cordes harmonieuses, en tirait encore je ne sais quel son voluptueux qui venait mourir à mon oreille. Cependant les fantômes n'étaient pas partis; ils dansaient toujours dans les ombres des colonnes et dans la fumée des flambeaux. Impatient de ce prestige imposteur de l'ivresse, je ramenai sur ma tête les frais rameaux du lierre préservateur, et je fermai avec force mes yeux tourmentés par les illusions de la lumière. J'entendis alors une étrange rumeur, où je distinguais des voix tour à tour graves et menaçantes, ou injurieuses et ironiques. Une d'elles me répétait, avec une fastidieuse monotonie, quelques vers d'une scène d'Eschyle; une autre, les dernières leçons que m'avait adressées mon aïeul en mourant; de temps en temps, comme une bouffée de vent qui court en sifflant parmi les branches mortes et les feuilles desséchées dans les intervalles de la tempête, une figure dont je sentais le souffle éclatait de rire contre ma joue, et s'éloignait en riant encore. Des illusions bizarres et horribles succédèrent à cette illusion. Je croyais voir, à travers un nuage de sang, tous les objets sur lesquels mes regards venaient de s'éteindre: ils flottaient devant moi, et me poursuivaient d'attitudes horribles et de gémissements accusateurs. Polémon, toujours couché auprès de sa coupe vide; Myrthé, toujours appuyée sur sa harpe immobile, poussaient contre moi des imprécations furieuses, et me demandaient compte de je ne sais quel assassinat. Au moment où je me soulevais pour leur répondre, et où j'étendais mes bras sur la couche rafraîchie par d'amples libations de liqueurs et de parfums, quelque chose de froid saisit les articulations de mes mains frémissantes: c'était un noeud de fer, qui au même instant tomba sur mes pieds engourdis, et je me trouvai debout entre deux haies de soldats livides, étroitement serrés, dont les lances terminées par un fer éblouissant représentaient une longue suite de candélabres. Alors je me mis à marcher, en cherchant du regard, dans le ciel, le vol de la colombe voyageuse, pour confier au moins à ses soupirs, avant le moment horrible que je commençais à prévoir, le secret d'un amour caché qu'elle pourrait raconter un jour en planant près de la baie de Corcyre, au-dessus d'une jolie maison blanche; mais la colombe pleurait sur son nid, parce que l'autour venait de lui enlever le plus cher des oiseaux de sa couvée, et je m'avançais d'un pas pénible et mal assuré vers le but de ce convoi tragique, au milieu d'un murmure d'affreuse joie qui courait à travers la foule, et qui appelait impatiemment mon passage; le murmure du peuple à la bouche béante, à la vue altérée de douleurs dont la sanglante curiosité boit du plus loin possible toutes les larmes de la victime que le bourreau va lui jeter. "Le voilà, criaient-ils tous, le voilà!... - Je l'ai vu sur un champ de bataille, disait un vieux soldat, mais il n'était pas alors blême comme un spectre, et il paraissait brave à la guerre. - Qu'il est petit, ce Lucius dont on faisait un Achille et un Hercule! reprenait un nain que je n'avais pas remarqué parmi eux. C'est la terreur sans doute qui anéantit sa force et qui fléchit ses genoux. - Est-on bien sûr que tant de férocité ait pu trouver place dans le coeur d'un homme?" dit un vieillard aux cheveux blancs dont le doute glaça mon coeur. Il ressemblait à mon père. "Lui! repartit la voix d'une femme dont la physionomie exprimait tant de douceur... Lui! répéta-t-elle en s'enveloppant de son voile pour éviter l'horreur de mon aspect... le meurtrier de Polémon et de la belle Myrthé!... - Je crois que le monstre me regarde, dit une femme du peuple. Ferme-toi, oeil de basilic, âme de vipère, que le Ciel te maudisse!" Pendant ce temps-là, les tours, les rues, la ville entière fuyait derrière moi comme le port abandonné par un vaisseau aventureux qui va tenter les destins de la mer. Il ne restait qu'une place nouvellement bâtie, vaste, régulière, superbe, couverte d'édifices majestueux, inondée d'une foule de citoyens de tous les états, qui renonçaient à leurs devoirs pour obéir à l'attrait d'un plaisir piquant. Les croisées étaient garnies de curieux avides, entre lesquels on voyait des jeunes gens disputer l'étroite embrasure à leur mère ou à leur maîtresse. L'obélisque élevé au-dessus des fontaines, l'échafaudage tremblant du maçon, les tréteaux nomades du baladin portaient des spectateurs. Des hommes haletants d'impatience et de volupté pendaient aux corniches des palais, et, embrassant de leurs genoux les arêtes de la muraille, ils répétaient avec une joie immodérée: "Le voilà!" Une petite fille dont les yeux hagards annonçaient la folie, et qui avait une tunique bleue toute froissée et des cheveux blonds poudrés de paillettes, chantait l'histoire de mon supplice. Elle disait les paroles de ma mort et la confession de mes forfaits, et sa complainte cruelle révélait à mon âme épouvantée des mystères du crime impossibles à concevoir pour le crime même. L'objet de tout ce spectacle, c'était moi, un autre homme qui m'accompagnait, et quelques planches exhaussées sur quelques pieux, au-dessus desquelles le charpentier avait fixé un siège grossier et un bloc de bois mal équarri qui le dépassait d'une demi-brasse. Je montai quatorze degrés; je m'assis: je promenai mes yeux sur la foule; je désirai de reconnaître des traits amis, de trouver, dans le regard circonspect d'un adieu honteux, des lueurs d'espérance ou de regret; je ne vis que Myrthé qui se réveillait contre sa harpe, et qui la touchait en riant; que Polémon qui relevait sa coupe vide, et qui, à demi étourdi par les fumées de son breuvage, la remplissait encore d'une main égarée. Plus tranquille, je livrai ma tête au sabre si tranchant et si glacé de l'officier de la mort. Jamais un frisson plus pénétrant n'a couru entre les vertèbres de l'homme; il était saisissant comme le dernier baiser que la fièvre imprime au cou d'un moribond, aigu comme l'acier raffiné, dévorant comme le plomb fondu. Je ne fus tiré de cette angoisse que par une commotion terrible: ma tête était tombée... elle avait roulé, rebondi sur le hideux parvis de l'échafaud, et, prête à descendre toute meurtrie entre les mains des enfants, des jolis enfants de Larisse, qui se jouent avec des têtes de morts, elle s'était rattachée à une planche saillante en la mordant avec ces dents de fer que la rage prête à l'agonie. De là je tournai mes yeux vers l'assemblée, qui se retirait silencieuse, mais satisfaite. Un homme venait de mourir devant le peuple. Tout s'écoula en exprimant un sentiment d'admiration pour celui qui ne m'avait pas manqué, et un sentiment d'horreur contre l'assassin de Polémon et de la belle Myrthé. "Myrthé! Myrthé! m'écriai-je en rugissant, mais sans quitter la planche salutaire. - Lucius! Lucius! répondit-elle en sommeillant à demi, tu ne dormiras donc jamais tranquille quand tu as vidé une coupe de trop! Que les dieux infernaux te pardonnent, et ne dérange plus mon repos. J'aimerais mieux coucher au bruit du marteau de mon père, dans l'atelier où il tourmente le cuivre, que parmi les terreurs nocturnes de ton palais."

Et, pendant qu'elle me parlait, je mordais, obstiné, le bois humecté de mon sang fraîchement répandu, et je me félicitais de sentir croître les sombres ailes de la Mort qui se déployaient lentement au-dessous de mon cou mutilé. Toutes les chauves-souris du crépuscule m'effleuraient, caressantes, en me disant: "Prends des ailes!..." et je commençais à battre avec effort je ne sais quels lambeaux qui me soutenaient à peine. Cependant tout à coup j'éprouvai une illusion rassurante. Dix fois je frappai les lambris funèbres du mouvement de cette membrane presque inanimée que je traînais autour de moi comme les pieds flexibles du reptile qui se roule dans le sable des fontaines; dix fois je rebondis en m'essayant peu à peu dans l'humide brouillard. Qu'il était noir et glacé! et que les déserts des ténèbres sont tristes! Je remontai enfin jusqu'à la hauteur des bâtiments les plus élevés, et je planai en rond autour du socle solitaire, du socle que ma bouche mourante venait d'effleurer d'un sourire et d'un baiser d'adieu. Tous les spectateurs avaient disparu, tous les bruits avaient cessé, tous les astres étaient cachés, toutes les lumières évanouies. L'air était immobile, le ciel glauque, terne, froid comme une tôle mate. Il ne restait rien de ce que j'avais vu, de ce que j'avais imaginé sur la terre, et mon âme, épouvantée d'être vivante, fuyait avec horreur une solitude plus immense, une obscurité plus profonde que la solitude et l'obscurité du néant. Mais cet asile que je cherchais, je ne le trouvais pas. Je m'élevais comme le papillon de nuit qui a nouvellement brisé ses langes mystérieux pour déployer le luxe inutile de sa parure de pourpre, d'azur et d'or. S'il aperçoit de loin la croisée du sage qui veille en écrivant à la lueur d'une lampe de peu de valeur, ou celle d'une jeune épouse dont le mari s'est oublié à la chasse, il monte, cherche à se fixer, bat le vitrage en frémissant, s'éloigne, revient, roule, bourdonne, et tombe en chargeant le talc transparent de toute la poussière de ses ailes fragiles. C'est ainsi que je battais, des mornes ailes que le trépas m'avait données, les voûtes d'un ciel d'airain qui ne me répondait que par un sourd retentissement, et je redescendais en planant en rond autour du socle solitaire, du socle que ma bouche mourante venait d'effleurer d'un sourire et d'un baiser d'adieu. Le socle n'était plus vide. Un autre homme venait d'y appuyer sa tête, sa tête renversée en arrière, et son cou montrait à mes yeux la trace de la blessure, la cicatrice triangulaire du fer de lance qui me ravit Polémon au siège de Corinthe. Ses cheveux ondoyants roulaient leurs boucles dorées autour du bloc sanglant: mais Polémon, tranquille et les paupières abattues, paraissait dormir d'un sommeil heureux. Quelque sourire qui n'était pas celui de la terreur volait sur ses lèvres épanouies, et appelait de nouveaux chants de Myrthé, ou de nouvelles caresses de Thélaïre. Aux traits du jour pâle qui commençait à se répandre dans l'enceinte de mon palais, je reconnaissais à des formes encore un peu indécises toutes les colonnes et tous les vestibules, parmi lesquels j'avais vu se former pendant la nuit les danses funèbres des mauvais esprits. Je cherchai Myrthé; mais elle avait quitté sa harpe, et immobile entre Thélaire et Théis, elle arrêtait un regard morne et cruel sur le guerrier endormi. Tout à coup au milieu d'elles s'élança Méroé: l'aspic d'or qu'elle avait détaché de son bras sifflait en glissant sous les voûtes; le rhombus retentissant roulait et grondait dans l'air; Smarra, convoqué pour le départ des songes du matin, venait réclamer la récompense promise par la reine des terreurs nocturnes, et palpitait auprès d'elle d'un hideux amour, en faisant bourdonner ses ailes avec tant de rapidité, qu'elles n'obscurcissaient pas du moindre nuage la transparence de l'air. Théis, et Thélaïre, et Myrthé, dansaient échevelées et poussaient des hurlements de joie. Près de moi, d'horribles enfants aux cheveux blancs, au front ridé, à l'oeil éteint, s'amusaient à m'enchaîner sur mon lit de plus fragiles réseaux de l'araignée qui jette son filet perfide à l'angle de deux murailles contiguës pour y surprendre un pauvre papillon égaré. Quelques-uns recueillaient ces fils d'un blanc soyeux dont les flocons légers échappent au fuseau miraculeux des fées, et ils les laissaient tomber de tout le poids d'une chaîne de plomb sur mes membres excédés de douleur. "Lève-toi", me disaient-ils avec des rires insolents, et ils brisaient mon sein oppressé en le frappant d'un chalumeau de paille, rompu en forme de fléau, qu'ils avaient dérobé à la gerbe d'une glaneuse. Cependant j'essayais de dégager des frêles liens qui les captivaient mes mains redoutables à l'ennemi, et dont le poids s'est fait sentir souvent aux Thessaliens dans les jeux cruels du ceste et du pugilat; et mes mains redoutables, mes mains exercées à soulever un ceste de fer qui donne la mort, mollissaient sur la poitrine désarmée du nain fantastique, comme l'éponge battue par la tempête au pied d'un vieux rocher que la mer attaque sans l'ébranler depuis le commencement des siècles. Ainsi s'évanouit sans laisser de traces, avant même d'effleurer l'obstacle dont le rapproche un souffle jaloux, ce globe aux mille couleurs, jouet éblouissant et fugitif des enfants.

La cicatrice de Polémon versait du sang, et Méroé, ivre de volupté, élevait au-dessus du groupe avide de ses compagnes le coeur déchiré du soldat qu'elle venait d'arracher de sa poitrine. Elle en refusait, elle en disputait les lambeaux aux filles de Larisse altérées de sang. Smarra protégeait de son vol rapide et de ses sifflements menaçants l'effroyable conquête de la reine des terreurs nocturnes. A peine il caressait lui-même de l'extrémité de sa trompe, dont la longue spirale se déroulait comme un ressort, le coeur sanglant de Polémon, pour tromper un moment l'impatience de sa soif; et Méroé, la belle Méroé, souriait à sa vigilance et à son amour.

Les liens qui me retenaient avaient enfin cédé; et je tombai debout, éveillé, au pied du lit de Polémon, tandis que loin de moi fuyaient tous les démons, et toutes les sorcières, et toutes les illusions de la nuit. Mon palais même, et les jeunes esclaves qui en faisaient l'ornement, fortune passagère des songes, avaient fait place à la tente d'un guerrier blessé sous les murailles de Corinthe, et au cortège lugubre des officiers de la mort. Les flambeaux du deuil commençaient à pâlir devant les rayons du soleil levant; les chants du regret commençaient à retentir sous les voûtes souterraines du tombeau. Et Polémon... ô désespoir! ma main tremblante demandait en vain une faible ondulation à sa poitrine. Son coeur ne battait plus. Son sein était vide.

L'épilogue

Hic umbrarum tenui stridore volantum

Flebilis auditur questus, simulacra coloni

Pallida, defunctasque vident migrare figuras.

Claudien.

Jamais je ne pourrai ajouter foi à ces vieilles fables, ni à ces jeux de féerie. Les amants, les fous et les poètes ont des cerveaux brûlants, une imagination qui ne conçoit que des fantômes, et dont les conceptions, roulant dans un brûlant délire, s'égarent toutes au-delà des limites de la raison.

Shakespeare.

Ah! qui viendra briser leurs poignards? qui pourra étancher le sang de mon frère et le rappeler à la vie? Oh! que suis-je venu chercher ici? Eternelle douleur! Larisse, Thessalie, Tempé, flots du Pénée que j'abhorre! ô Polémon, cher Polémon!...

"Que dis-tu, au nom de notre bon ange, que dis-tu de poignards et de sang? Qui te fait balbutier depuis si longtemps des paroles qui n'ont point d'ordre, ou gémir d'une voix étouffée comme un voyageur qu'on assassine au milieu de son sommeil, et qui est réveillé par la mort?... Lorenzo, mon cher Lorenzo!..."

Lisidis, Lisidis, est-ce toi qui m'as parlé? En vérité, j'ai cru reconnaître ta voix, et j'ai pensé que les ombres s'en allaient. Pourquoi m'as-tu quitté pendant que je recevais dans mon palais de Larisse les derniers soupirs de Polémon, au milieu des sorcières qui dansent de joie? Vois, vois comme elles dansent de joie...

"Hélas! je ne connais ni Polémon, ni Larisse, ni la joie formidable des sorcières de Thessalie. Je ne connais que Lorenzo, mon cher Lorenzo. C'était hier - as-tu pu l'oublier si vite? - que revenait pour la première fois le jour qui a vu consacrer notre mariage; c'était hier le huitième jour de notre mariage... Regarde, regarde le jour, regarde Arona, le lac et le ciel de Lombardie..."

Les ombres vont et reviennent; elles me menacent; elles parlent avec colère, elles parlent de Lisidis, d'une jolie petite maison au bord des eaux, et d'un rêve que j'ai fait sur une terre éloignée... elles grandissent, elles me menacent, elles crient...

"De quel nouveau reproche veux-tu me tourmenter, coeur ingrat et jaloux? Ah! je sais bien que tu te joues de ma douleur, et que tu ne cherches qu'à excuser quelque infidélité, ou à couvrir d'un prétexte bizarre une rupture préparée d'avance... Je ne te parlerai plus."

Où est Théis, où est Myrthé, où sont les harpes de Thessalie? Lisidis, Lisidis, si je ne me suis pas trompé en entendant ta voix, ta douce voix, tu dois être là, près de moi... toi seule peux me délivrer des prestiges et des vengeances de Méroé... Délivre-moi de Théis, de Myrthé, de Thélaire elle-même...

"C'est toi, cruel, qui portes trop loin la vengeance, et qui veux me punir d'avoir dansé hier trop longtemps avec un autre que toi au bal de l'île Belle; mais, s'il avait osé me parler d'amour, s'il m'avait parlé d'amour..."

Par Saint-Charles d'Arona, que Dieu l'en préserve à jamais!... Serait-il vrai en effet, ma Lisidis, que nous sommes revenus de l'île Belle au doux bruit de ta guitare, jusqu'à notre jolie maison d'Arona, - de Larisse, de Thessalie, au doux bruit de ta harpe et des eaux du Pénée?

"Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi... vois les rayons du soleil levant qui frappent la tête colossale de Saint-Charles. Ecoute le bruit du lac qui vient mourir sur la grève au pied de notre jolie maison d'Arona. Respire les brises du matin qui portent sur leurs ailes si fraîches tous les parfums des jardins et des îles, tous les murmures du jour naissant. Le Pénée coule bien loin d'ici."

Tu ne comprendras jamais ce que j'ai souffert cette nuit sur ses rivages. Que ce fleuve soit maudit de la nature, et maudite aussi la maladie funeste qui a égaré mon âme pendant des heures plus longues que la vie dans des scènes de fausses délices et de cruelles terreurs!... elle a imposé sur mes cheveux le poids de dix ans de vieillesse!

"Je te jure qu'ils n'ont pas blanchi... mais une autre fois, plus attentive, je lierai une de mes mains à ta main, je glisserai l'autre dans les boucles de tes cheveux, je respirerai toute la nuit le souffle de tes lèvres, et je me défendrai d'un sommeil profond pour pouvoir te réveiller toujours avant que le mal qui te tourmente soit parvenu jusqu'à ton coeur... Dors-tu?"

 

Note sur le rhombus

Ce mot, fort mal expliqué par les lexicographes et les commentateurs, a occasionné tant de singulières méprises, qu'on me pardonnera peut-être d'en épargner de nouvelles aux traducteurs à venir. M. Noël lui-même, dont la saine érudition est rarement en défaut, n'y voit qu'une sorte de roue en usage dans les opérations magiques; plus heureux toutefois dans cette rencontre que son estimable homonyme, l'auteur de l'Histoire des pêches, qui, trompé par une conformité de nom fondée sur une conformité de figure, a regardé le rhombus comme un poisson, et qui fait honneur au turbot des merveilles de cet instrument de Sicile et de Thessalie. Lucien, cependant, qui parle d'un rhombos d'airain, témoigne assez qu'il est question d'autre chose que d'un poisson. Perrot d'Ablancourt a traduit "un miroir d'airain", parce qu'il y avait en effet des miroirs faits en rhombe, et que la forme se prend quelquefois pour la chose dans le style figuré. Belin de Ballu a rectifié cette erreur pour tomber dans une autre. Théocrite fait dire à une de ses bergères: "Comme le rhombos tourne rapidement au gré de mes désirs, ordonne, Vénus, que mon amant revienne à ma porte avec la même vitesse." Le traducteur latin de l'inappréciable édition de Libert approche beaucoup de la vérité:

Utque volvitur hic aeneus orbis, ope Veneris,

Sic ille voluatur ante nostras fores.

Un globe d'airain n'a rien de commun avec un miroir. Il est fait aussi mention du rhombus dans la seconde élégie du livre second de Properce, et dans la trentième épigramme du neuvième livre de Martial, sauf erreur. Il est presque décrit, dans la huitième élégie du livre premier des Amours, où Ovide passe en revue les secrets de la magicienne qui instruit sa fille aux mystères exécrables de son art; et je dois le secret d'une découverte, d'ailleurs bien insignifiante, à cette réminiscence:

Scit bene [Saga] quid gramen, quid torto concita rhombo

Licia, quid valeat, etc.

Concita licia, torto rhombo, indiquent assez clairement un instrument arrondi chassé par des lanières, et qu'on ne saurait confondre avec le turbo des enfants de Rome, qui n'a jamais été d'airain, et qui ne ressemble pas plus à un miroir qu'à un poisson; les poètes n'auraient d'ailleurs pas cherché pour le désigner le terme inusité de rhombus, puisque turbo figurait assez honorablement dans la langue poétique. Virgile a dit: Versare turbinem, et Horace: Citamque retro solve turbinem.

Je ne suis toutefois pas éloigné de croire que, dans ce dernier exemple où Horace parle des enchantements des sorcières, il fait allusion au rhombos de Thessalie et de Sicile, dont le nom latinisé n'a été employé qu'après lui.

On me demandera probablement ce que c'est que le rhombus, si on a pris la peine de lire cette note, qui n'est pas destinée aux dames et qui est de fort peu d'intérêt pour tout le monde. Tout s'accorde à prouver que le rhombus n'est autre chose que ce jouet d'enfant dont la projection et le bruit ont effectivement quelque chose d'effrayant et de magique, et qui, par une singulière analogie d'impression, a été renouvelé de nos jours sous le nom de DIABLE.

 

Les aventures de Thibaud de la Jacquière

Un riche marchand de Lyon, nommé Jacques de la Jacquière, devint prévôt de la ville, à cause de sa probité et des grands biens qu'il avait acquis sans faire tache à sa réputation. Il était charitable envers les pauvres et bienfaisant envers tous.

Thibaud de la Jacquière, son fils unique, était d'humeur différente. C'était un beau garçon, mais un mauvais garnement, qui avait appris à casser les vitres, à séduire les filles et à jurer avec les hommes d'armes du roi, qu'il servait en qualité de guidon. On ne parlait que des malices de Thibaud, à Paris, à Fontainebleau et dans les autres villes où séjournait le roi. Un jour, ce roi, qui était François Ier, scandalisé lui-même de la mauvaise conduite du jeune Thibaud, le renvoya à Lyon, afin qu'il se réformât un peu dans la maison de son père. Le bon prévôt demeurait alors au coin de la place Bellecour. Thibaud fut reçu dans la maison paternelle avec beaucoup de joie. On donna pour son arrivée un grand festin aux parents et aux amis de la maison. Tous burent à sa santé et lui, souhaitèrent d'être sage et bon chrétien. Mais ces voeux charitables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d'or, la remplit de vin et dit: "Sacré mort du grand diable! je lui veux bailler, dans ce vin, mon sang et mon âme, si jamais je deviens plus homme de bien que je le suis." Ces paroles firent dresser les cheveux à la tête de tous les convives. Ils firent le signe de la croix, et quelques-uns se levèrent de table. Thibaud se leva aussi et alla prendre l'air sur la place Bellecour, où il trouva deux de ses anciens camarades, mauvais sujets comme lui. Il les embrassa, les fit entrer chez son père et se mit à boire avec eux. Il continua de mener une vie qui navra le coeur du bon prévôt. Il se recommanda à saint Jacques, son patron, et porta devant son image un cierge de dix livres, orné de deux anneaux d'or chacun du poids de cinq marcs. Mais en voulant placer le cierge sur l'autel, il le fit tomber et renversa une lampe d'argent qui brûlait devant le saint. Il tira de ce double accident un mauvais présage et s'en retourna tristement chez lui.

Ce jour-là, Thibaud régala encore ses amis; et lorsque la nuit fut venue, ils sortirent pour prendre l'air sur la place Bellecour et se promenèrent par les rues, comptant y trouver quelque bonne fortune. Mais la nuit était si épaisse, qu'ils ne rencontrèrent ni fille ni femme. Thibaud, impatienté de cette solitude, s'écria, en grossissant sa voix: "Sacré mort du grand diable! je lui baille mon sang et mon âme, que si la grande diablesse, sa fille, venait à passer, je la prierais d'amour, tant je me sens échauffé par le vin." Ces propos déplurent aux amis de Thibaud, qui n'étaient pas d'aussi grands pécheurs que lui; et l'un d'eux lui dit: "Notre ami, songez que le diable étant l'ennemi des hommes, il leur fait assez de mal sans qu'on l'y invite en l'appelant par son nom." L'incorrigible Thibaud répondit: "Comme je l'ai dit, je le ferais."

Un moment après, ils virent sortir d'une rue voisine une jeune dame voilée, qui annonçait beaucoup de charme et de jeunesse. Un petit nègre la suivait. Il fit un faux pas, tomba sur le nez et cassa sa lanterne. La jeune dame parut fort effrayée et ne sachant quel parti prendre. Thibaud se hâta de l'accoster, le plus poliment qu'il put, et lui offrit son bras pour la reconduire chez elle. L'inconnue accepta, après quelques façons, et Thibaud, se retournant vers ses amis, leur dit à demi-voix: "Vous voyez que celui que j'ai invoqué ne m'a pas fait attendre; ainsi, bonsoir." Les deux amis comprirent ce qu'il voulait dire, et se retirèrent en riant.

Thibaud donna le bras à sa belle, et le petit nègre, dont la lanterne s'était éteinte, allait devant eux. La jeune dame paraissait d'abord si troublée, qu'elle ne se soutenait qu'avec peine, mais elle se rassura peu à peu, et s'appuya plus franchement sur le bras de son cavalier. Quelquefois même, elle faisait des faux pas et lui serrait le bras pour ne pas tomber. Alors Thibaud, empressé de la retenir, lui posait la main sur le coeur, ce qu'il faisait pourtant avec discrétion pour ne pas l'effaroucher.

Ils marchèrent si longtemps, qu'à la fin il semblait à Thibaud qu'ils s'étaient égarés dans les rues de Lyon. Mais il en fut bien aise, car il lui parut qu'il en aurait d'autant meilleur marché de la belle égarée. Cependant, comme il était curieux de savoir à qui il avait affaire, et qu'elle paraissait fatiguée, il la pria de vouloir bien asseoir sur un banc de pierre que l'on entrevoyait auprès d'une porte. Elle y consentit; et Thibaud, s'étant assis auprès d'elle, lui prit la main d'un air galant et la pria avec beaucoup de politesse de lui dire qui elle était. La jeune dame parut d'abord intimidée; elle se rassura pourtant, et parla en ces termes:

"Je me nomme Orlandine; au moins, c'est ainsi que m'appelaient les personnes qui habitaient avec moi le château de Sombre, dans les Pyrénées. Là, je n'ai vu d'autres humains que ma gouvernante qui était sourde, une servante qui bégayait si fort qu'autant aurait valu qu'elle fût muette, et un vieux portier qui était aveugle. Ce portier n'avait pas beaucoup à faire; car il n'ouvrait la porte qu'une fois par an, et cela à un monsieur qui ne venait chez nous que pour me prendre par le menton, et pour parler à ma duègne, en langue biscaïenne que je ne sais point. Heureusement je savais parler lorsqu'on m'enferma au château de Sombre, car je ne l'aurais sûrement point appris des deux compagnes de ma prison. Pour ce qui est du portier, je ne le voyais qu'au moment où il nous passait notre dîner à travers la grille de la seule fenêtre que nous eussions. A la vérité, ma sourde gouvernante me criait souvent aux oreilles je ne sais quelles leçons de morale; mais je les entendais aussi peu que si j'eusse été aussi sourde qu'elle, car elle me parlait des devoirs du mariage, et ne me disait pas ce que c'était que le mariage. Souvent aussi ma servante bègue s'efforçait de me conter quelque histoire qu'elle m'assurait être fort drôle, mais ne pouvant jamais aller jusqu'à la seconde phrase, elle était obligée d'y renoncer, et s'en allait en me bégayant des excuses, dont elle se tirait aussi mal que de son histoire.

Je vous ai dit qu'il y avait un monsieur qui venait me voir une fois tous les ans. Quand j'eus quinze ans, ce monsieur me fit monter dans un carrosse avec ma duègne. Nous n'en sortîmes que le troisième jour, ou plutôt la troisième nuit; du moins la soirée était fort avancée. Un homme ouvrit la portière et nous dit: "Vous voici sur la place Bellecour; et voilà la maison du prévôt, Jaques de la Jacquière. Où voulez-vous qu'on vous conduise? - Entrez sous la première porte cochère après celle du prévôt", répondit ma gouvernante."

Ici le jeune Thibaud devint plus attentif, car il était réellement le voisin d'un gentilhomme, nommé le seigneur de Sombre, qui passait pour être d'un naturel très jaloux.

"Nous entrâmes donc, continua Orlandine, sous une porte cochère; et l'on me fit monter dans de grandes et belles chambres, ensuite, par un escalier tournant, dans une tourelle fort haute, dont les fenêtres étaient bouchées avec un drap vert très épais. Au reste, la tourelle était bien éclairée. Ma duègne, m'ayant fait asseoir sur un siège, me donna son chapelet pour m'amuser, et sortit en fermant la porte à double tour.

Lorsque je me vis seule, je jetai mon chapelet, je pris des ciseaux que j'avais à ma ceinture, et je fis une ouverture dans le drap vert qui bouchait la fenêtre. Alors je vis, à travers une autre fenêtre d'une maison voisine, une chambre bien éclairée où soupaient trois jeunes cavaliers et trois jeunes filles. Ils chantaient, buvaient, riaient et s'embrassaient..." Orlandine donna encore d'autres détails auxquels Thibaud faillit d'étouffer de rire; car il s'agissait d'un souper qu'il avait fait la veille avec ses deux amis et trois demoiselles de la ville. "J'étais fort attentive à tout ce qui se passait, reprit Orlandine, lorsque j'entendis ouvrir ma porte; je me remis aussitôt à mon chapelet, et ma duègne entra. Elle me prit encore par la main, sans me rien dire, et me fit remonter en carrosse. Nous arrivâmes, après une longue course, à la dernière maison du faubourg. Ce n'était qu'une cabane, en apparence, mais l'intérieur en est magnifique; comme vous le verrez, si le petit nègre en fait le chemin, car je vois qu'il a trouvé de la lumière et rallumé sa lanterne.

- Belle égarée, interrompit Thibaud en baisant la main de la jeune dame, faites-moi le plaisir de me dire si vous habitez seule cette petite maison.

- Oui, seule, reprit la dame, avec ce petit nègre et ma gouvernante. Mais je ne pense pas qu'elle puisse y revenir ce soir. Le monsieur qui m'a fait conduire la nuit dernière dans cette chaumière m'envoya dire, il y a deux heures, de le venir trouver chez une de ses soeurs; mais comme il ne pouvait envoyer son carrosse qui était allé chercher un prêtre, nous y allions à pied. Quelqu'un nous a arrêtés pour me dire qu'il me trouvait jolie; ma duègne, qui est sourde, crut qu'il m'insultait, et lui répondit des injures. D'autres gens sont survenus et se sont mêlés de la querelle. J'ai eu peur, et j'ai pris la fuite: le petit nègre a couru après moi; il est tombé, sa lanterne s'est brisée; et c'est alors, monsieur, que j'ai eu le bonheur de vous rencontrer."

Thibaud allait répondre quelque galanterie, lorsque le petit nègre vint avec sa lanterne allumée. Ils se remirent en marche et arrivèrent, au bout du faubourg, à une chaumière isolée dont le petit nègre ouvrit la porte avec une clé qu'il avait à sa ceinture. L'intérieur était fort orné et, parmi les meubles précieux, on remarquait surtout des fauteuils en velours de Gênes, à franges d'or, et un lit en moire de Venise. Mais tout cela n'occupait guère Thibaud; il ne voyait que la charmante Orlandine.

Le petit nègre couvrit la table et prépara le souper. Thibaud s'aperçut alors que ce n'était pas un enfant, comme il l'avait cru d'abord, mais une espèce de vieux nain tout noir et de la plus laide figure. Ce petit nain apporta, dans un bassin de vermeil, quatre perdrix appétissantes et un flacon d'excellent vin. Aussitôt on se mit à table. Thibaud n'eut pas plus tôt bu et mangé, qu'il lui sembla qu'un feu surnaturel circulait dans ses veines. Pour Orlandine, elle mangeait peu et regardait beaucoup son convive, tantôt d'un regard tendre et naïf, et tantôt avec des yeux si pleins de malice que le jeune homme en était presque embarrassé. Enfin le petit nègre vint ôter la table. Alors Orlandine prit Thibaud par la main et lui dit: "Beau cavalier, à quoi voulez-vous que nous passions notre soirée?... Il me vient une idée: voici un grand miroir, allons y faire des mines, comme j'en faisais au château de Sombre. Je m'y amusais à voir que ma gouvernante était faite autrement que moi; à présent, je veux savoir si je ne suis pas autrement faite que vous." Orlandine plaça deux chaises devant le miroir; après quoi, elle détacha la fraise de Thibaud et lui dit: "Vous avez le cou fait à peu près comme le mien, les épaules aussi; mais pour la poitrine, quelle différence! La mienne était comme cela l'année dernière; mais j'ai tant engraissé que je ne me reconnais plus. Otez donc votre ceinture..., votre pourpoint..., pourquoi toutes ces aiguillettes?..."

Thibaud, ne se possédant plus, porta Orlandine sur le lit de moire de Venise, et se crut le plus heureux des hommes... Mais ce bonheur ne fut pas de longue durée... Le malheureux Thibaud sentit de griffes aiguës qui s'enfonçaient dans ses reins... Il appela Orlandine! Orlandine n'était plus dans ses bras... Il ne vit à sa place qu'un horrible assemblage de formes hideuses et inconnues... "Je ne suis point Orlandine, dit le monstre, d'une voix formidable, je suis Belzébut!..." Thibaud voulut prononcer le nom de Jésus. Mais le diable, qui le devina, lui saisit la gorge avec les dents, et l'empêcha de prononcer ce nom sacré...

Le lendemain matin, des paysans qui allaient vendre leurs légumes au marché de Lyon entendirent des gémissements dans une masure abandonnée qui était près du chemin et servait de voirie. Ils y entrèrent et trouvèrent Thibaud couché sur une charogne à demi pourrie... Ils le placèrent sur leurs paniers et le portèrent ainsi chez le prévôt de Lyon. Le malheureux de la Jacquière reconnut son fils... Thibaud fut mis dans un lit, où bientôt il parut reprendre quelque connaissance. Alors il dit d'une voix faible: "Ouvrez à ce saint ermite." D'abord on ne le comprit pas; mais enfin on ouvrit la porte et on vit entrer un vénérable religieux qui demanda qu'on le laissât seul avec Thibaud. On entendit longtemps les exhortations de l'ermite et les soupirs du malheureux jeune homme. Lorsqu'on n'entendit plus rien, on entra dans la chambre. L'ermite avait disparu, et l'on trouva Thibaud mort sur son lit, avec un crucifix entre les mains...

 

Le Cycle Ecossais (1821-1822)

 

Trilby ou le lutin d'Argail

 

Préface de la première édition (1822)

Le sujet de cette nouvelle est tiré d'une préface ou d'une note des romans de sir Walter Scott, je ne sais pas lequel. Comme toutes les traditions populaires, celle-ci a fait le tour du monde et se trouve partout. C'est le Diable amoureux de toutes les mythologies. Cependant le plaisir de parler d'un pays que j'aime et de peindre des sentiments que je n'ai pas oubliés, le charme d'une superstition qui est, peut-être, la plus jolie fantaisie de l'imagination des modernes, je ne sais quel mélange de mélancolie douce et de gaieté naïve que présente la fable originale, et qui n'a pas pu passer entièrement dans cette imitation: tout cela m'a séduit au point de ne me laisser ni le temps, ni la faculté de réfléchir sur le fond trop vulgaire d'une espèce de composition dans laquelle il est naturel de chercher avant tout l'attrait de la nouveauté. J'écrivais, au reste, en sûreté de conscience, puisque je n'ai lu aucune des nombreuses histoires dont celle de mon lutin a pu donner l'idée, et je me promettais d'ailleurs que mon récit, qui diffère nécessairement des contes du même genre par tous les détails de moeurs et de localités, aurait encore en cela un peu de cet intérêt qui s'attache aux choses nouvelles. Je l'abandonne, quoi qu'il en soit, aux lecteurs accoutumés des écrits frivoles, avec cette déclaration faite dans l'intérêt de ma conscience, beaucoup plus que dans celui de mes succès. Il n'est pas de la destinée de mes ouvrages d'être jamais l'objet d'une controverse littéraire.

Quand j'ai logé le lutin d'Argail dans les pierres du foyer, et que je l'ai fait converser avec une fileuse qui s'endort, je connaissais depuis longtemps une jolie composition de M. de Latouche, où cette charmante tradition était racontée en vers enchanteurs, et comme ce poète est, selon moi, dans notre littérature, l'Hésiode des esprits des fées, je me suis enchaîné à ses inventions avec le respect qu'un homme qui s'est fait auteur doit aux classiques de son école. Je serai bien fier s'il résulte pour quelqu'un de cette petite explication que j'étais l'ami de M. de Latouche, car j'ai aussi des prétentions à ma part de gloire et d'immortalité.

C'est ici que cet avertissement devait finir, et il pourrait même paraître long, si l'on n'avait égard qu'à l'importance du sujet; mais j'éprouve la nécessité de répondre à quelques objections qui se sont élevées d'avance contre la formule de mon faible ouvrage, pendant que je m'amusais à l'écrire, et que j'aurais mauvaise grâce de braver ouvertement. Quand il y a déjà tant de chances probables contre un bien modeste succès, il est au moins prudent de ne pas laisser prendre à la critique des avantages trop injustes ou des droits trop rigoureux. Ainsi, c'est avec raison, peut-être, qu'on s'élève contre la monotonie d'un choix de localité que la multiplicité des excellents romans de sir Walter Scott a rendu populaire jusqu'à la trivialité, et j'avouerai volontiers que ce n'est maintenant ni un grand effort d'imagination, ni un grand ressort de nouveauté, que de placer en Ecosse la scène d'un poème ou d'un roman. Cependant, quoique sir Walter Scott ait produit, je crois, dix ou douze volumes depuis que j'ai tracé les premières lignes de celui-ci, distraction rare et souvent négligée de différents travaux plus sérieux, je ne choisirais pas autrement le lieu et les accessoires de la scène, si j'avais à recommencer. Ce n'est toutefois pas la manie à la mode qui m'a assujetti, comme tant d'autres, à cette cosmographie un peu barbare, dont la nomenclature inharmonique épouvante l'oreille et tourmente la prononciation de nos dames. C'est l'affection particulière d'un voyageur pour une contrée qui a rendu à son coeur, dans une suite charmante d'impressions vives et nouvelles, quelques-unes des illusions du jeune âge; c'est le besoin si naturel à tous les hommes de se rebercer, comme dit Schiller, dans les rêves de leur printemps. Il y a une époque de la vie où la pensée recherche avec un amour exclusif les souvenirs et les images du berceau. Je n'y suis pas encore parvenu. Il y a une époque de la vie où l'âme déjà fatiguée se rajeunit encore dans d'agréables conquêtes sur l'espace et sur le temps. C'est celle-là dont j'ai voulu fixer en courant les sensations prêtes à s'effacer. Que signifierait, au reste, dans l'état de nos moeurs et au milieu de l'éblouissante profusion de nos lumières, l'histoire crédule des rêveries d'un peuple enfant, appropriée à notre siècle et à notre pays? Nous sommes trop perfectionnés pour jouir de ces mensonges délicieux, et nos hameaux sont trop savants pour qu'il soit possible d'y placer avec vraisemblance aujourd'hui les traditions d'une superstition intéressante. Il faut courir au bout de l'Europe, affronter les mers du Nord et les glaces du pôle, et découvrir dans quelques huttes à demi sauvages une tribu tout à fait isolée du reste des hommes, pour pouvoir s'attendrir sur de touchantes erreurs, seul reste des âges d'ignorance et de sensibilité.

Une autre objection dont j'avais à parler, et qui est beaucoup moins naturelle, mais qui vient de plus haut, et qui offrait des consolations trop douces à la médiocrité didactique et à l'impuissance ambitieuse pour n'en être pas accueillie avec empressement, est celle qui s'est nouvellement développée dans les considérations d'ailleurs fort spirituelles sur les usurpations réciproques de la poésie et de la peinture, et dont le genre qu'on appelle romantique a été le prétexte. Personne n'est plus disposé que moi à convenir que le genre romantique est un fort mauvais genre, surtout tant qu'il ne sera pas défini, et que tout ce qui est essentiellement détestable appartiendra, comme par une nécessité invincible, au genre romantique; mais c'est pousser la proscription un peu loin que de l'étendre au style descriptif; et je tremble de penser que si on enlève ces dernières ressources, empruntées d'une nature physique invariable, aux nations avancées chez lesquelles les plus précieuses ressources de l'inspiration morale n'existent plus, il faudra bientôt renoncer aux arts et à la poésie. Il est généralement vrai que la poésie descriptive est la dernière qui vienne à briller chez les peuples; mais c'est que chez les peuples vieillis il n'y a plus rien à décrire que la nature qui ne vieillit jamais. C'est de là que résulte à la fin de toutes les sociétés le triomphe inévitable des talents d'imitation sur les arts d'imagination, sur l'invention et le génie. La démonstration rigoureuse de ce principe serait, du reste, fort déplacée ici.

Je conviens d'ailleurs que cette question ne vient pas jusqu'à moi, dont les essais n'appartiennent à aucun genre avoué. Et que m'importe ce qu'on en pensera dans mon intérêt? C'est pour un autre Chateaubriand, pour un Bernardin de Saint-Pierre à venir, qu'il faut décider si le style descriptif est une usurpation ambitieuse sur l'art de peindre la pensée, comme certains tableaux de David, de Gérard et de Girodet sur l'art de l'écrire; et si l'inspiration circonscrite dans un cercle qu'il ne lui est plus permis de franchir n'aura jamais le droit de s'égarer sous le frigus opacum et à travers les gelidoe fontium perennitates des poètes paysagistes, qui ont trouvé ces heureuses expressions sans la permission de l'Académie.

N.B. L'orthographe propre des sites écossais, qui doit être inviolable dans un ouvrage de relation, me paraissant fort indifférente dans un ouvrage d'imagination qui n'est pas plus destiné à fournir des autorités en cosmographie qu'en littérature, je me suis permis de l'altérer en quelques endroits, pour éviter de ridicules équivoques de prononciation ou des consonances désagréables. Ainsi, j'ai écrit Argail pour Argyle, et Balva pour Balvaïg, exemples qui seront au moins justifiés, le premier par celui de l'Arioste et de ses traducteurs, le second par celui de Macpherson et de ses copistes, mais qui peuvent heureusement se passer de leur appui aux yeux du public sagement économe de son temps qui ne lit pas les préfaces.

 

Préface nouvelle (1832)

Ce qui m'a procuré le plus de plaisir dans mes petites compositions littéraires, c'est l'occasion qu'elles me fournissaient de lier une fable fort simple à des souvenirs de localités dont je ne saurais exprimer les délices. Je n'y aime rien autant que mes réminiscences de voyage, et on me permettra de dire en passant qu'elles sont aussi exactes que le permet la nature un peu exagérée de mes expressions ordinaires. Gleizes disait en parlant de ses Nuits élyséennes, rêverie merveilleuse dont on ne se souvient guère: "Elles sont assez bonnes si elles rappellent l'ombre de la montagne noire, et le bruit du vent marin." C'est ce que j'ai cherché partout, parce que mes meilleures sympathies sont pour cette matière muette qui ne peut pas me contester le droit de l'aimer. Les autres créatures de Dieu sont fières, ombrageuses et jalouses. Celles-là survivent de si bonne grâce à l'amour qu'elles inspirent! Aussi je voyage volontiers seul, sans m'inspirer des préventions et de la science des autres, et c'est comme cela que j'ai vu l'Ecosse, dont j'ai parlé comme un ignorant, au jugement de la Revue d'Edimbourg, et à ma grande satisfaction. Je n'y cherchais, moi, que les délicieux mensonges à la place desquels ils ont mis leur érudition et leur esprit, qui ne leur donneront jamais des joies comparables aux miennes. Quiconque descendra la Clyde, et remontera ensuite le lac Long vers le Cobler, avec Trilby à la main, par quelque beau jour d'été, pourra s'assurer de la sincérité de mes descriptions. Elles lui paraîtront seulement moins poétiques que la nature; ceci, c'est ma faute.

Je savais une partie de l'histoire de mon lutin d'Ecosse, avant d'en avoir cherché les traditions dans ses magnifiques montagnes. J'ai dit cela dans mon ancienne préface, en parlant de cette ballade exquise de La Fileuse de De Latouche, écrite comme il écrit, en vers comme il les fait; car je recevais alors les confidences de cette muse, soeur privilégiée de la mienne, mais un peu inquiète, et injustement défiante d'elle-même, qui semblait n'amasser de secrets trésors que pour me les donner. Je me serais bien gardé d'opposer les pauvretés de ma prose aux richesses de sa poésie, et j'allai cherchant aux pieds des Bens et au bord des Lochs le complément de la vieille fable gallique, effacée depuis longtemps de la mémoire des guides, des chasseurs et des batelières. Je ne le retrouvai qu'à Paris, le jour même où mon roman était vaguement composé dans ma tête, comme le siège de l'abbé de Vertot.

Mon excellent ami Amédée Pichot, qui voyage plus savamment que moi, et qui laisse rarement quelque chose à explorer dans un pays qu'il a parcouru, n'ignorait rien des ballades de l'Ecosse et de l'histoire de ses lutins. Il me raconta celle de Trilby, qui est cent fois plus jolie que celle-ci, et que je raconterais volontiers à mon tour, si je ne craignais de la défleurir, car il m'avait laissé le droit d'en user à ma manière. Je me mis au travail avec la ferme intention de suivre en tout point la leçon charmante que je venais d'apprendre; mais elle était, il faut l'avouer, trop naïve, trop riante et trop gracieuse, pour un coeur encore follement préoccupé des illusions d'un âge qui commençait cependant à s'évanouir. Je n'avais pas écrit quelques pages sans retomber dans les allures sentimentales du roman passionné, et j'ai grand-peur que cette malheureuse disposition de mon esprit ne m'empêche de m'élever jamais à la hauteur du conte de fées, non sur la trace de Perrault (mon orgueil ne va pas si loin), mais sur celle de mademoiselle de Lubert et de madame d'Aulnoy. Je prends le ciel à témoin que je n'ai pas de plus fière ambition.

Il me reste à dire quelques mots pour ceux qui m'écoutent, et pendant que je cause. Le talent du style est une faculté précieuse et rare à laquelle je ne prétends pas, dans l'acception où je l'entends, car je ne crois pas qu'il y ait plus de trois ou quatre hommes qui la possèdent dans un siècle, mais je me flatte d'avoir poussé aussi loin que personne le respect de la langue, et si je l'ai violée quelque part, c'est par inadvertance et non par système. Je sais que cette erreur est plus grave et plus condamnable dans un homme qui a consacré la première partie de sa vie littéraire à l'exercice du professorat, à l'étude des langues et à l'analyse critique des dictionnaires, que dans un autre écrivain; mais j'attends encore ce reproche, et je comprends mal que Trilby m'ait valu, comme Smarra, un anathème académique dans le manifeste d'ailleurs extrêmement ingénieux de M. Quatremère de Quincy contre ces hérésiarques de la parole que l'école classique a si puissamment foudroyés. C'est depuis ce temps-là qu'on ne parle plus de Byron et de Victor Hugo.

En y regardant de près, j'ai trouvé qu'il y avait dans Trilby quelques noms de localités qui ne sont ni dans Horace, ni dans Quintilien, ni dans Boileau, ni dans M. de La Harpe. Quand l'Institut publiera, comme il doit nécessairement le faire un jour, une édition définitive de nos meilleurs textes littéraires, je l'engage à ne pas laisser passer sans corrections la fable des Deux Amis de La Fontaine, où il est parlé du Monomotapa...

 

Trilby ou le lutin d'Argail

Il n'y a personne parmi vous, mes chers amis, qui n'ait entendu parler des drows de Thulé et des elfs ou lutins familiers de l'Ecosse, et qui ne sache qu'il y a peu de maisons rustiques dans ces contrées qui ne comptent un follet parmi leurs hôtes. C'est d'ailleurs un démon plus malicieux que méchant et plus espiègle que malicieux, quelquefois bizarre et mutin, souvent doux et serviable, qui a toutes les bonnes qualités et tous les défauts d'un enfant mal élevé. Il fréquente rarement la demeure des grands et les fermes opulentes qui réunissent un grand nombre de serviteurs; une destination plus modeste lie sa vie mystérieuse à la cabane du pâtre ou du bûcheron. Là, mille fois plus joyeux que les brillants parasites de la fortune, il se joue à contrarier les vieilles femmes qui médisent de lui dans leurs veillées, ou à troubler de rêves incompréhensibles, mais gracieux, le sommeil des jeunes filles. Il se plaît particulièrement dans les étables, et il aime à traire pendant la nuit les vaches et les chèvres du hameau, afin de jouir de la douce surprise des bergères matinales, quand elles arrivent dès le point du jour, et ne peuvent comprendre par quelle merveille les jattes rangées avec ordre regorgent de si bonne heure d'un lait écumeux et appétissant; ou bien il caracole sur les chevaux qui hennissent de joie, roule dans ses doigts les longs anneaux de leurs crins flottants, lustre leur croupe polie, ou lave d'une eau pure comme le cristal leurs jambes fines et nerveuses. Pendant l'hiver, il préfère à tout les environs de l'âtre domestique et les pans couverts de suie de la cheminée, où il fait son habitation dans les fentes de la muraille, à côté de la cellule harmonieuse du grillon. Combien de fois n'a-t-on pas vu Trilby, le joli lutin de la chaumière de Dougal, sautiller sur le rebord des pierres calcinées avec son petit tartan de feu et son plaid ondoyant couleur de fumée, en essayant de saisir au passage les étincelles qui jaillissaient des tisons et qui montaient en gerbe brillante au-dessus du foyer! Trilby était le plus jeune, le plus galant, le plus mignon des follets. Vous auriez parcouru l'Ecosse entière, depuis l'embouchure du Solway jusqu'au détroit de Pentland, sans en trouver un seul qui pût lui disputer l'avantage de l'esprit et de la gentillesse. On ne racontait de lui que des choses aimables et des caprices ingénieux. Les châtelaines d'Argail et de Lennox en étaient si éprises que plusieurs d'entre elles se mouraient du regret de ne pas posséder dans leurs palais le lutin qui avait enchanté leurs songes, et le vieux laird de Lutha aurait sacrifié, pour pouvoir l'offrir à sa noble épouse, jusqu'au claymore rouillé d'Archibald, ornement gothique de sa salle d'armes; mais Trilby se souciait peu du claymore d'Archibald, et des palais et des châtelaines. Il n'eût pas abandonné la chaumière de Dougal pour l'empire du monde, car il était amoureux de la brune Jeannie, l'agaçante batelière du lac Beau, et il profitait de temps en temps de l'absence du pêcheur pour raconter à Jeannie les sentiments qu'elle lui avait inspirés. Quand Jeannie, de retour du lac, avait vu s'égarer au loin, s'enfoncer dans une anse profonde, se cacher derrière un cap avancé, pâlir dans les brumes de l'eau et du ciel la lumière errante du bateau voyageur qui portait son mari et les espérances d'une pêche heureuse, elle regardait encore du seuil de la maison, puis rentrait en soupirant, attisait les charbons à demi blanchis par la cendre, et faisait pirouetter son fuseau de cytise en fredonnant le cantique de saint Dunstan, ou la ballade du revenant d'Aberfoïl, et dès que ses paupières, appesanties par le sommeil, commençaient à voiler ses yeux fatigués, Trilby, qu'enhardissait l'assoupissement de sa bien-aimée, sautait légèrement de son trou, bondissait avec une joie d'enfant dans les flammes, en faisant sauter autour de lui un nuage de paillettes de feu, se rapprochait plus timide de la fileuse endormie, et quelquefois, rassuré par le souffle égal qui s'exhalait de ses lèvres à intervalles mesurés, s'avançait, reculait, revenait encore, s'élançait jusqu'à ses genoux en les effleurant comme un papillon de nuit du battement muet de ses ailes invisibles, allait caresser sa joue, se rouler dans les boucles de ses cheveux, se suspendre, sans y peser, aux anneaux d'or de ses oreilles, ou se reposer sur son sein en murmurant d'une voix plus douce que le soupir de l'air à peine ému quand il meurt sur une feuille de tremble:

"Jeannie, ma belle Jeannie, écoute un moment l'amant qui t'aime et qui pleure de t'aimer, parce que tu ne réponds pas à sa tendresse. Prends pitié de Trilby, du pauvre Trilby. Je suis le follet de la chaumière. C'est moi, Jeannie, ma belle Jeannie, qui soigne le mouton que tu chéris, et qui donne à sa laine un poli qui le dispute à la soie et à l'argent. C'est moi qui supporte le poids de tes rames pour l'épargner à tes bras, et qui repousse au loin l'onde qu'elles ont à peine touchée. C'est moi qui soutiens ta barque lorsqu'elle se penche sous l'effort du vent, et qui la fais cingler contre la marée comme sur une pente facile. Les poissons bleus du lac Long et du lac Beau, ceux qui font jouer aux rayons du soleil sous les eaux basses de la rade les saphirs de leur dos éblouissant, c'est moi qui les ai apportés des mers lointaines du Japon, pour réjouir les yeux de la première fille que tu mettras au monde, et que tu verras s'élancer à demi de tes bras en suivant leurs mouvements agiles et les reflets variés de leurs écailles brillantes. Les fleurs que tu t'étonnes de trouver le matin sur ton passage dans la plus triste saison de l'année, c'est moi qui vais les dérober pour toi à des campagnes enchantées dont tu ne soupçonnes pas l'existence, et où j'habiterais, si je l'avais voulu, de riantes demeures, sur des lits de mousse veloutée que la neige ne couvre jamais, ou dans le calice embaumé d'une rose qui ne se flétrit que pour faire place à des roses plus belles. Quand tu respires une touffe de thym enlevée au rocher, et que tu sens tout à coup tes lèvres surprises d'un mouvement subit, comme l'essor d'une abeille qui s'envole, c'est un baiser que je te ravis en passant. Les songes qui te plaisent le mieux, ceux dans lesquels tu vois un enfant qui te caresse avec tant d'amour, moi seul je te les envoie, et je suis l'enfant dont tes lèvres pressent les lèvres enflammées dans ces doux prestiges de la nuit. Oh! réalise le bonheur de nos rêves! Jeannie, ma belle Jeannie, enchantement délicieux de mes pensées, objet de souci et d'espérance, de trouble et de ravissement, prends pitié du pauvre Trilby, aime un peu le follet de la chaumière!"

Jeannie aimait les jeux du follet, et ses flatteries caressantes, et les rêves innocemment voluptueux qu'il lui apportait dans le sommeil. Longtemps elle avait pris plaisir à cette illusion sans en faire confidence à Dougal, et cependant la physionomie si douce et la voix si plaintive de l'esprit du foyer se retraçaient souvent à sa pensée, dans cet espace indécis entre le repos et le réveil où le coeur se rappelle malgré lui les impressions qu'il s'est efforcé d'éviter pendant le jour. Il lui semblait voir Trilby se glisser dans les replis de ses rideaux, ou l'entendre gémir et pleurer sur son oreille. Quelquefois même, elle avait cru sentir le pressement d'une main agitée, l'ardeur d'une bouche brûlante. Elle se plaignit enfin à Dougal de l'opiniâtreté du démon qui l'aimait et qui n'était pas inconnu au pêcheur lui-même, car ce rusé rival avait cent fois enchaîné son hameçon ou lié les mailles de son filet aux herbes insidieuses du lac. Dougal l'avait vu au-devant de son bateau, sous l'apparence d'un poisson énorme, séduire d'une indolence trompeuse l'attente de sa pêche nocturne, et puis plonger, disparaître, effleurer le lac sous la forme d'une mouche ou d'une phalène, et se perdre sur le rivage avec le Hope-Clover dans les moissons profondes de la luzerne. C'est ainsi que Trilby égarait Dougal, et prolongeait longtemps son absence.

Pendant que Jeannie, assise à l'angle du foyer, racontait à son mari les séductions du follet malicieux, qu'on se représente la colère de Trilby, et son inquiétude, et ses terreurs! Les tisons lançaient des flammes blanches qui dansaient sur eux sans les toucher; les charbons étincelaient de petites aigrettes pétillantes, le farfadet se roulait dans une cendre enflammée et la faisait voler autour de lui en tourbillons ardents.

"Voilà qui est bien, dit le pêcheur. J'ai vu passer ce soir le vieux Ronald, le moine centenaire de Balva, qui lit couramment dans les livres d'église, et qui n'a pas pardonné aux lutins d'Argail les dégâts qu'ils ont faits l'an dernier dans son presbytère. Il n'y a que lui qui puisse nous débarrasser de cet ensorcelé de Trilby, et le reléguer jusque dans les rochers d'Inisfaïl, d'où nous viennent ces méchants esprits."

Le jour n'était pas arrivé que l'ermite fut appelé à la chaumière de Dougal. Il passa tout le temps que le soleil éclaira l'horizon en méditation et en prières, baisant les reliques des saints, et feuilletant le Rituel et la Clavicule. Puis, quand les heures de la nuit furent tout à fait descendues, et que les follets égarés dans l'espace rentrèrent en possession de leur demeure solitaire, il vint se mettre à genoux devant l'âtre embrasé, y jeta quelques frondes de houx bénit, qui brûlèrent en craquetant, épia d'une oreille attentive le chant mélancolique du grillon qui pressentait la perte de son ami, et reconnut Trilby à ses soupirs. Jeannie venait d'entrer.

Alors le vieux moine se releva, et prononçant trois fois le nom de Trilby, d'une voix redoutable: "Je t'adjure, lui dit-il, par le pouvoir que j'ai reçu des sacrements, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j'aurai chanté pour la troisième fois les saintes litanies de la Vierge. Comme tu n'avais jamais donné lieu, Trilby, à une plainte sérieuse, et que tu étais même connu en Argail pour un esprit sans méchanceté; comme je sais d'ailleurs par les livres secrets de Salomon, dont l'intelligence est en particulier réservée à notre monastère de Balva, que tu appartiens à une race mystérieuse dont la destinée à venir n'est pas irréparablement fixée, et que le secret de ton salut ou de ta damnation est encore caché dans la pensée du Seigneur, je m'abstiens de prononcer sur toi une peine plus sévère. Mais qu'il te souvienne, Trilby, que je t'adjure, au nom du pouvoir que les sacrements m'ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j'aurai chanté pour la troisième fois les saintes litanies de la Vierge!"

Et le vieux moine chanta pour la première fois, accompagné des répons de Dougal et de Jeannie dont le coeur commençait à palpiter d'une émotion pénible. Elle n'était pas sans regret d'avoir révélé à son mari les timides amours du lutin, et l'exil de l'hôte accoutumé du foyer lui faisait comprendre qu'elle lui était plus attachée qu'elle ne l'avait cru jusqu'alors.

Le vieux moine prononçant de nouveau par trois fois le nom de Trilby: "Je t'adjure, lui dit-il, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, et afin que tu ne te flattes pas de pouvoir éluder le sens de mes paroles, car ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais votre malice, je te signifie que cette sentence est irrévocable à jamais...

- Hélas! dit tout bas Jeannie.

- A moins, continua le vieux moine, que Jeannie ne te permette d'y revenir."

Jeannie redoubla d'attention.

"Et que Dougal lui-même ne t'y envoie.

- Hélas! répéta Jeannie.

- Et qu'il te souvienne, Trilby, que je t'adjure, au nom du pouvoir que les sacrements m'ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j'aurai chanté deux fois encore les saintes litanies de la Vierge."

Et le vieux moine chanta pour la seconde fois, accompagné des répons de Dougal et de Jeannie qui ne prononçait plus qu'à demi-voix, et la tête à demi enveloppée de sa noire chevelure, parce que son coeur était gonflé de sanglots qu'elle cherchait à contenir, et ses yeux mouillés de larmes qu'elle cherchait à cacher. "Trilby, se disait-elle, n'est pas d'une race maudite; ce moine vient lui-même de l'avouer; il m'aimait avec la même innocence que mon mouton; il ne pouvait se passer de moi. Que deviendra-t-il sur la terre quand il sera privé du seul bonheur de ses veillées? Etait-ce un si grand mal, pauvre Trilby, qu'il se jouât le soir avec mon fuseau, quand, presque endormi, je le laissais échapper de ma main, ou qu'il se roulât en le couvrant de baisers dans le fil que j'avais touché?"

Mai le vieux moine répétant encore par trois fois le nom de Trilby, et recommençant ses paroles dans le même ordre: "Je t'adjure, lui dit-il, au nom du pouvoir que les sacrements m'ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, et je te défends d'y rentrer jamais, sinon aux conditions que je viens de te prescrire, quand j'aurai chanté une fois encore les saintes litanies de la Vierge."

Jeannie porta sa main sur ses yeux.

"Et crois que je punirai ta rébellion d'une manière qui épouvantera tous tes pareils! Je te lierai pour mille ans, esprit désobéissant et malin, dans le tronc du bouleau le plus noueux et le plus robuste du cimetière!

- Malheureux Trilby! dit Jeannie.

- Je le jure sur mon grand Dieu, continua le moine, et cela sera fait ainsi."

Et il chanta pour la troisième fois, accompagné des répons de Dougal. Jeannie ne répondit pas. Elle s'était laissée tomber sur la pierre saillante qui borde le foyer, et le moine et Dougal attribuaient son émotion au trouble naturel que doit faire naître une cérémonie imposante. Le dernier répons expira; la flamme des tisons pâlit; une lumière bleue courut sur la braise éteinte et s'évanouit. Un long cri retentit dans la cheminée rustique. Le follet n'y était plus.

"Où est Trilby? dit Jeannie en revenant à elle.

- Parti, dit le moine avec orgueil.

- Parti!" s'écria-t-elle, d'un accent qu'il prit pour celui de l'admiration et de la joie. Les livres sacrés de Salomon ne lui avaient pas appris ces mystères.

A peine le follet avait quitté le seuil de la chaumière de Dougal, Jeannie sentit amèrement que l'absence du pauvre Trilby en avait fait une profonde solitude. Ses chansons de la veillée n'étaient plus entendues de personne, et, certaine de ne confier leurs refrains qu'à des murailles insensibles, elle ne chantait que par distraction ou dans les rares moments où il lui arrivait de penser que Trilby, plus puissant que la Clavicule et le Rituel, avait peut-être déjoué les exorcismes du vieux moine et les sévères arrêts de Salomon. Alors, l'oeil fixé sur l'âtre, elle cherchait à discerner, dans les figures bizarres que la cendre dessine en sombres compartiments sur la fournaise éblouissante, quelques-uns des traits que son imagination avait prêtés à Trilby; elle n'apercevait qu'une ombre sans forme et sans vie qui rompait çà et là l'uniformité du rouge enflammé du foyer, et se dissipait à la moindre agitation de la touffe de bruyères sèches qu'elle faisait siffler devant le feu pour le ranimer. Elle laissait tomber son fuseau, elle abandonnait son fil, mais Trilby ne chassait plus devant lui le fuseau roulant comme pour le dérober à sa maîtresse, heureux alors de le ramener jusqu'à elle et de se servir du fil à peine ressaisi pour s'élever à la main de Jeannie et y déposer un baiser rapide, après lequel il était si prompt à retomber, à s'enfuir et à disparaître, qu'elle n'avait jamais eu le temps de s'alarmer et de se plaindre. Dieu! que les temps étaient changés! que les soirées étaient longues, et que le coeur de Jeannie était triste!

Les nuits de Jeannie avaient perdu leur charme comme sa vie, et s'attristaient encore de la secrète pensée que Trilby, mieux accueilli chez les châtelaines d'Argail, y vivait paisible et caressé, sans crainte de leurs fiers époux. Quelle comparaison humiliante pour la chaumière du lac Beau ne devait pas se renouveler pour lui à tous les moments de ses délicieuses soirées, sous les cheminées somptueuses où les noires colonnes de Staffa s'élançaient des marbres d'argent de Firkin, et aboutissaient à des voûtes resplendissantes de cristaux de mille couleurs! Il y avait loin de ce magnifique appareil à la simplicité du triste foyer de Dougal. Que cette comparaison était plus pénible encore pour Jeannie, quand elle se représentait ses nobles rivales, assemblées autour d'un brasier dont l'ardeur était entretenue par des bois précieux et odorants qui remplissaient d'un nuage de parfums le palais favorisé du lutin! quand elle détaillait dans sa pensée les richesses de leur toilette, les couleurs brillantes de leurs robes à quadrilles, l'agrément et le choix de leurs plumes de ptarmigan et de héron, la grâce apprêtée de leurs cheveux, et qu'elle croyait saisir dans l'air les concerts de leurs voix mariées avec une ravissante harmonie!

"Infortunée Jeannie, disait-elle, tu croyais donc savoir chanter! Et quand tu aurais une voix plus douce que celle de la jeune fille de la mer que les pêcheurs ont quelquefois entendue le matin, qu'as-tu fait; Jeannie, pour qu'il s'en souvînt? Tu chantais comme s'il n'était pas là, comme si l'écho seul t'avait écoutée, tandis que toutes ces coquettes ne chantent que pour lui; elles ont d'ailleurs tant d'avantages sur toi: la fortune, la noblesse, peut-être même la beauté! Tu es brune, Jeannie, parce que ton front découvert à la surface resplendissante des eaux brave le ciel brûlant de l'été. Regarde tes bras: ils sont souples et nerveux, mais ils n'ont ni délicatesse ni fraîcheur. Tes cheveux manquent peut-être de grâce, quoique noirs, longs, bouclés et superbes, lorsque, flottant sur tes épaules, tu les abandonnes aux fraîches brises du lac; mais il m'a vue si rarement sur le lac, et n'a-t-il pas oublié déjà qu'il m'a vue?"

Préoccupée de ces idées, Jeannie se livrait au sommeil bien plus tard que d'habitude, et ne goûtait pas le sommeil même sans passer de l'agitation d'une veille inquiète à des inquiétudes nouvelles. Trilby ne se présentait plus dans ses rêves sous la forme fantastique du nain gracieux du foyer. A cet enfant capricieux avait succédé un adolescent aux cheveux blonds, dont la taille svelte et pleine d'élégance le disputait en souplesse aux joncs élancés des rivages; c'étaient les traits fins et doux du follet, mais développés dans les formes imposantes du chef du clan des Mac-Farlane, quand il gravit le Cobler en brandissant l'arc redoutable du chasseur, ou quand il s'égare dans les boulingrins d'Argail, en faisant retentir d'espace en espace les cordes de la harpe écossaise; et tel devait être le dernier de ces illustres seigneurs, lorsqu'il disparut tout à coup de son château après avoir subi l'anathème des saints religieux de Balva, pour s'être refusé au paiement d'un ancien tribut envers le monastère. Seulement les regards de Trilby n'avaient plus l'expression franche, la confiance ingénue du bonheur. Le sourire d'une candeur étourdie ne volait plus sur ses lèvres. Il considérait Jeannie d'un oeil attristé, soupirait amèrement, et ramenait sur son front les boucles de ses cheveux, ou l'enveloppait des longs replis de son manteau; puis se perdait dans les vagues ombres de la nuit. Le coeur de Jeannie était pur, mais elle souffrait de l'idée qu'elle était la seule cause des malheurs d'une créature charmante qui ne l'avait jamais offensée, et dont elle avait trop vite redouté la naïve tendresse. Elle s'imaginait, dans l'erreur involontaire des songes, qu'elle criait au follet de revenir, et que, pénétré de reconnaissance, il s'élançait à ses pieds et les couvrait de baisers et de larmes. Puis, en le regardant sous sa nouvelle forme, elle comprenait qu'elle ne pouvait plus prendre à lui qu'un intérêt coupable, et déplorait son exil sans oser désirer son retour.

Ainsi se passaient les nuits de Jeannie, depuis le départ du lutin; et son coeur, aigri par un juste repentir ou par un penchant involontaire, toujours repoussé, toujours vainqueur, ne s'entretenait que de mornes soucis qui troublaient le repos de la chaumière. Dougal, lui-même, était devenu inquiet et rêveur. Il y a des privilèges attachés aux maisons qu'habitent les follets! Elles sont préservées des accidents de l'orage et des ravages de l'incendie, car le lutin attentif n'oublie jamais, quand tout le monde est livré au repos, de faire sa ronde nocturne autour du domaine hospitalier qui lui donne un asile contre le froid des hivers. Il resserre les chaumes du toit à mesure qu'un vent obstiné les divise, ou bien il fait rentrer dans ses gonds ébranlés une porte agitée par la tempête. Obligé à nourrir pour lui la chaleur agréable du foyer, il détourne de temps en temps la cendre qui s'amoncelle; il ranime d'un souffle léger une étincelle qui s'étend peu à peu sur un charbon prêt à s'éteindre, et finit par embraser toute sa noire surface. Il ne lui en faut pas davantage pour se réchauffer; mais il paie généreusement le loyer de ce bienfait, en veillant à ce qu'une flamme furtive ne vienne pas à se développer pendant le sommeil insouciant de ses hôtes; il interroge du regard tous les recoins du manoir, toutes les fentes de la cheminée antique; il retourne le fourrage dans la crèche, la paille sur la litière; et sa sollicitude ne se borne pas aux soins de l'étable; il protège aussi les habitants pacifiques de la basse-cour et de la volière, auxquels la Providence n'a donné que des cris pour se plaindre, et qu'elle a laissés sans armes pour se défendre. Souvent le chatpard, altéré de sang, qui était descendu des montagnes en amortissant sur les mousses discrètes son pas qui les foules à peine, en contenant son miaulement de tigre, en voilant ses yeux ardents qui brillent dans la nuit comme des lumières errantes, souvent la martre voyageuse qui tombe inattendue sur sa proie, qui la saisit sans la blesser, l'enveloppe comme une coquette d'embrassements gracieux, l'enivre de parfums enchanteurs, et lui imprime sur le cou un baiser qui donne la mort, souvent le renard même a été trouvé sans vie à côté du nid tranquille des oiseaux nouveau-nés, tandis qu'une mère immobile dormait la tête cachée sous l'aile, en rêvant à l'heureuse histoire de sa couvée tout éclose, où il n'a pas manqué un seul oeuf. Enfin l'aisance de Dougal avait été fort augmentée par la pêche de ces jolis poissons bleus qui ne se laissaient prendre que dans ses filets; et depuis le départ de Trilby, les poissons bleus avaient disparu. Aussi n'arrivait-il plus au rivage sans être poursuivi des reproches de tous les enfants du clan des Mac-Farlane, qui lui criaient:

"C'est affreux, méchant Dougal! C'est vous qui avez enlevé tous les jolis petits poissons du lac Long et du lac Beau; nous ne les verrons plus sauter à la surface de l'eau, en faisant semblant de mordre à nos hameçons, ou s'arrêter immobiles, comme des fleurs couleur du temps, sur les herbes roses de la rade. Nous ne les verrons plus nager à côté de nous quand nous nous baignons, et nous diriger loin des courants dangereux, en détournant rapidement leur longue colonne bleue"; et Dougal poursuivait sa route en murmurant; il se disait même quelquefois:

"C'est peut-être en effet une chose bien ridicule que d'être jaloux d'un lutin; mais le vieux moine de Balva en sait là-dessus plus que moi."

Dougal enfin ne pouvait se dissimuler le changement qui s'était fait depuis quelque temps dans le caractère de Jeannie, naguère encore si serein et si enjoué; et jamais il ne remontait par la pensée au jour où il avait vu sa mélancolie se développer sans se rappeler au même instant les cérémonies de l'exorcisme et l'exil de Trilby. A force d'y réfléchir, il se persuada que les inquiétudes qui l'obsédaient dans son ménage, et la mauvaise fortune qui s'obstinait à le poursuivre à la pêche, pourraient bien être l'effet d'un sort, et sans communiquer cette pensée à Jeannie dans des termes propres à augmenter l'amertume des soucis auxquels elle paraissait livrée, il lui suggéra peu à peu le désir de recourir à une protection puissante contre la mauvaise destinée qui le persécutait. C'était peu de jours après que devait avoir lieu, au monastère de Balva, la fameuse vigile de saint Colombain, dont l'intercession était plus recherchée qu'aucune autre des jeunes femmes du pays, parce que, victime d'un amour secret et malheureux, il était sans doute plus propice qu'aucun des autres habitants du séjour céleste aux peines cachées du coeur. On en rapportait des miracles de charité et de tendresse dont jamais Jeannie n'avait entendu le récit sans émotion, et qui depuis quelque temps se présentaient fréquemment à son imagination parmi les rêves caressants de l'espérance. Elle se rendit d'autant plus volontiers aux propositions de Dougal, qu'elle n'avait jamais visité le plateau de Calender, et que, dans cette contrée nouvelle pour ses yeux, elle croyait avoir moins de souvenirs à redouter qu'auprès du foyer de la chaumière, où tout l'entretenait des grâces touchantes et de l'innocent amour de Trilby. Un seul chagrin se mêlait à l'idée de ce pèlerinage; c'est que l'ancien du monastère, cet inflexible Ronald dont les exorcismes cruels avaient banni Trilby pour toujours de son obscure solitude, descendrait probablement lui-même de son ermitage des montagnes, pour prendre part à la solennité anniversaire de la fête du saint patron; mais Jeannie, qui craignait avec trop de raison d'avoir beaucoup de pensées indiscrètes et peut-être jusqu'à des sentiments coupables à se reprocher, se résigna promptement à la mortification ou au châtiment de sa présence. Qu'allait-elle, d'ailleurs, demander à Dieu, sinon d'oublier Trilby, ou plutôt la fausse image qu'elle s'en était faite? et quelle haine pouvait-elle conserver contre ce vieillard, qui n'avait fait que remplir ses voeux et que prévenir sa pénitence?

"Au reste, reprit-elle à part soi, sans se rendre compte de ce retour involontaire de son esprit, Ronald avait plus de cent ans à la dernière chute des feuilles et peut-être est-il mort."

Dougal, moins préoccupé, parce qu'il était bien plus fixé sur l'objet de son voyage, calculait ce que devait lui rapporter à l'avenir la pêche mieux entendue de ces poissons bleus dont il avait cru ne voir jamais finir l'espèce; et comme s'il avait pensé que le seul projet d'une pieuse visite au sépulcre du saint abbé pouvait avoir ramené ce peuple vagabond dans les eaux basses du golfe, il les sondait inutilement du regard, en parcourant le petit détour de l'extrémité du lac Long, vers les délicieux rivages de Tarbet, campagnes enchantées dont le voyageur même qui les a traversées, le coeur vide de ces illusions de l'amour qui embellissent tous les pays, n'a jamais perdu le souvenir. C'était un peu moins d'un an après le rigoureux bannissement du follet. L'hiver n'était point commencé, mais l'été finissait. Les feuilles, saisies par le froid matinal, se roulaient à la pointe des branches inclinées, et leurs bouquets bizarres, frappés d'un rouge éclatant, ou jaspés d'un fauve doré, semblaient orner la tête des arbres de fleurs plus fraîches ou de fruits plus brillants que les fleurs et les fruits qu'ils ont reçus de la nature. On aurait cru qu'il y avait des bouquets de grenades dans les bouleaux, et que des grappes mûres pendaient à la pâle verdure des frênes, surprises de briller entre les fines découpures de leur feuillage léger. Il y a dans ces jours de décadence de l'automne quelque chose d'inexplicable qui ajoute à la solennité de tous les sentiments. Chaque pas que fait le temps imprime alors sur les champs qui se dépouillent, ou au front des arbres qui jaunissent, un nouveau signe de caducité plus grave et plus imposant. On entend sortir du fond des bois une sorte de rumeur menaçante qui se compose du cri des branches sèches, du frôlement des feuilles qui tombent, de la plainte confuse des bêtes de proie que la prévoyance d'un hiver rigoureux alarme sur leurs petits, de rumeurs, de soupirs, de gémissements, quelquefois semblables à des voix humaines, qui étonnent l'oreille et saisissent le coeur. Le voyageur n'échappe pas même à l'abri des temples aux sensations qui le poursuivent. Les voûtes des vieilles églises rendent les mêmes bruits que les profondeurs des vieilles forêts, quand le pied du passant solitaire interroge les échos sonores de la nef, et que l'air extérieur qui se glisse entre les ais mal joints, ou qui agite le plomb des vitraux rompus, marie des accords bizarres au sourd retentissement de sa marche. On dirait quelquefois le chant grêle d'une jeune vierge cloîtrée qui répond au mugissement majestueux de l'orgue; et ces impressions se confondent si naturellement en automne, que l'instinct même des animaux y est souvent trompé. On a vu des loups errer sans défiance à travers les colonnes d'une chapelle abandonnée, comme entre les fûts blanchissants des hêtres; une volée d'oiseaux étourdis descend indistinctement sur le faîte des grands arbres ou sur le clocher pointu des églises gothiques. A l'aspect de ce mât élancé, dont la forme et la matière sont dérobées à la forêt natale, le milan resserre peu à peu les orbes de son vol circulaire, et s'abat sur sa pointe aigue comme sur un pal d'armoiries. Cette idée aurait pu prémunir Jeannie contre l'erreur d'un pressentiment douloureux, quand elle arriva sur les pas de Dougal à la chapelle de Glenfallach, vers laquelle ils s'étaient dirigés d'abord, parce que c'est là qu'était marqué le rendez-vous des pèlerins. En effet, elle avait vu de loin un corbeau à ailes démesurées s'abaisser sur la flèche antique, et s'y arrêter avec un cri prolongé qui exprimait tant d'inquiétude et de souffrance qu'elle ne put s'empêcher de le regarder comme un présage sinistre. Plus timide en s'approchant davantage, elle égarait ses yeux autour d'elle avec un saisissement involontaire, et son oreille s'effrayait au faible bruit des vagues sans vent qui viennent expirer au pied du monastère abandonné.

C'est ainsi que, de ruines en ruines, Dougal et Jeannie parvinrent aux rives étroites du lac Kattrine; car, dans ce temps reculé, les bateliers étaient plus rares, et les stations du pèlerin plus multipliées. Enfin, après trois jours de marche, ils découvrirent de loin les sapins de Balva, dont la verdure sombre se détachait avec une hardiesse pittoresque entre les forêts desséchées ou sur le fond des mousses pâles de la montagne. Au-dessus de son revers aride, et comme penchées à la pointe d'un roc perpendiculaire d'où elles semblaient se précipiter vers l'abîme, on voyait noircir les vieilles tours du monastère, et se développer, au loin, les ailes des bâtiments à demi écroulés. Aucune main humaine n'avait été employée à y réparer les ravages du temps depuis que les saints avaient fondé cet édifice, et une tradition universellement répandue dans le peuple attestait que, lorsque ses restes solennels achèveraient de joncher la terre de leurs débris, l'ennemi de Dieu triompherait pour plusieurs siècles en Ecosse et y obscurcirait de ténèbres impies les pures splendeurs de la foi. Aussi c'était un sujet de joie toujours nouveau pour la multitude chrétienne que de le voir encore imposant dans son aspect, et offrant pour l'avenir quelques promesses de durée. Alors des cris de joie, des clameurs d'enthousiasme, de doux murmures d'espoir et de reconnaissance venaient se confondre dans la prière commune. C'est là, c'est dans ce moment de pieuse et profonde émotion qu'excite l'attente ou la vue d'un miracle, que tous les pèlerins à genoux récapitulaient pendant quelques minutes d'adoration les principaux objets de leur voyage: la femme et les filles de Coll Cameron, un des plus proches voisins de Dougal, de nouvelles parures qui éclipseraient dans les fêtes prochaines la beauté simple de Jeannie; Dougal, un coup de filet miraculeux qui l'enrichirait de quelque trésor contenu dans une boîte précieuse que sa bonne fortune aurait menée intacte à l'extrémité du lac; et Jeannie, le besoin d'oublier Trilby, et de ne plus y rêver; prière que son coeur ne pouvait cependant avouer tout entière, et qu'elle se réservait de méditer encore au pied des autels, avant de la confier sans réserve à la pensée attentive du saint protecteur.

Les pèlerins arrivèrent enfin au parvis de la vieille église, où un des plus anciens ermites de la contrée était ordinairement chargé d'attendre leurs offrandes et de leur présenter des rafraîchissements et un asile pour la nuit. De loin, la blancheur éblouissante du front de l'anachorète, l'élévation de sa taille majestueuse qui n'avait pas fléchi sous le poids des ans, la gravité de son attitude immobile et presque menaçante, avaient frappé Jeannie d'une réminiscence mêlée de respect et de terreur. Cet ermite, c'était le sévère Ronald, le moine centenaire de Balva.

"J'étais préparé à vous voir", dit-il à Jeannie avec une intention si pénétrante, que l'infortunée n'aurait pas éprouvé plus de trouble en s'entendant publiquement accuser d'un péché. "Et vous aussi, bon Dougal, continua-t-il en le bénissant: vous venez chercher avec raison les grâces du Ciel dans la maison du Ciel, et nous demander contre les ennemis secrets qui vous tourmentent les secours d'une protection que les péchés du peuple ont fatiguée, et qui ne peut plus se racheter que par de grands sacrifices."

Pendant qu'il parlait de la sorte, il les avait introduits dans la longue salle du réfectoire; le reste des pèlerins se reposaient sur les pierres du vestibule, ou se distribuaient, chacun suivant sa dévotion particulière, dans les nombreuses chapelles de l'église souterraine. Ronald se signa et s'assit, Dougal l'imita; Jeannie, obsédée d'une inquiétude invincible, essayait de tromper l'attention obstinée du saint prêtre en laissant errer la sienne sur les nouveaux objets de curiosité qui s'offraient à ses regards dans ce séjour inconnu. Elle observait avec une curiosité vague le cintre immense des voûtes antiques, la majestueuse élévation des pilastres, le travail bizarre et recherché des ornements, et la multitude des portraits poudreux qui se suivaient dans des cadres délabrés sur les innombrables panneaux des boiseries. C'était la première fois que Jeannie entrait dans une galerie de peinture, et que ses yeux étaient surpris par cette imitation presque vivante de la figure de l'homme, animée au gré de l'artiste de toutes les passions de la vie. Elle contemplait émerveillée cette succession de héros écossais, différents d'expression et de caractère, et dont la prunelle mobile, toujours fixée sur ses mouvements, semblait la poursuivre de tableaux en tableaux, les uns avec l'émotion d'un intérêt impuissant et d'un attendrissement inutile, les autres avec la sombre rigueur de la menace et le regard foudroyant de la malédiction. L'un deux, dont le pinceau d'un artiste plus hardi avait pour ainsi dire devancé la résurrection, et qu'une combinaison, peu connue alors, d'effets et de couleurs paraissait avoir jeté hors de la toile, effraya tellement Jeannie de l'idée de le voir se précipiter de sa bordure d'or et traverser la galerie comme un spectre, qu'elle se réfugia en tremblant vers Dougal, et, tomba interdite sur la banquette que Ronald lui avait préparée.

"Celui-là, dit Ronald qui n'avait pas cessé de converser avec Dougal, est le pieux Magnus Mac-Farlane, le plus généreux de nos bienfaiteurs, et celui de tous qui a le plus de part à nos prières. Indigné du manque de foi de ses descendants dont la déloyauté a prolongé pour bien des siècles encore les épreuves de son âme, il poursuit leurs partisans et leurs complices jusque dans ce portrait miraculeux. J'ai entendu assurer que jamais les amis des derniers Mac-Farlane n'étaient entrés dans cette enceinte sans voir le pieux Magnus s'arracher de la toile où le peintre avait cru le fixer, pour venger sur eux le crime et l'indignité de sa race. Les places vides qui suivent celle-ci, continua-t-il, indiquent celles qui étaient réservées aux portraits de nos oppresseurs, et dont ils ont été repoussés comme du ciel.

- Cependant, dit Jeannie, la dernière de ces places paraît occupée... Voilà un portrait au fond de cette galerie, et si ce n'était le voile qui le couvre...

- Je vous disais, Dougal, reprit le moine, sans prêter d'attention à l'observation de Jeannie, que ce portrait est celui de Magnus Mac-Farlane, et que tous ses descendants sont dévoués à la malédiction éternelle.

- Cependant, dit Jeannie, voilà un portrait au fond de cette galerie, un portrait voilé qui ne serait pas admis dans ce lieu saint si la personne qui doit y être représentée était aussi chargée d'une éternelle malédiction. N'appartiendrait-il pas par hasard à la famille des Mac-Farlane comme la disposition du reste de cette galerie semble l'annoncer, et comment un Mac-Farlane...?

- La vengeance de Dieu a ses bornes et ses conditions, interrompit Ronald; et il faut que ce jeune homme ait eu des amis parmi les saints...

- Il était jeune!... s'écria Jeannie.

- Eh bien! dit durement Dougal, qu'importe l'âge d'un damné?...

- Les damnés n'ont point d'amis dans le ciel", répondit vivement Jeannie en se précipitant vers le tableau.

Dougal la retint. Elle s'assit. Les pèlerins pénétraient lentement dans la salle et resserraient peu à peu leur cercle immense autour du siège du vénérable vieillard qui avait repris avec eux son discours où il l'avait laissé.

"Vrai, vrai! répétait-il, les mains appuyées sur son front renversé, de terribles sacrifices! nous ne pouvons appeler la protection du Seigneur par notre intercession que sur les âmes qui la demandent sincèrement et comme nous, sans mélange de ménagements et de faiblesse. Ce n'est pas tout que de craindre l'obsession d'un démon et que de prier le Ciel de nous en délivrer. Il faut encore le maudire! Savez-vous que la charité peut être un grand péché?

- Est-il possible?" répondit Dougal.

Jeannie se retourna du côté de Ronald et le regarda d'un air plus assuré qu'auparavant.

"Infortunés que nous sommes, reprit Ronald, comment résisterions-nous à l'ennemi acharné à notre perte si nous n'usions pas contre lui de toutes les ressources que la religion nous a réservées, de tout le pouvoir qu'elle a mis entre nos mains? A quoi nous servirait de prier toujours pour ceux qui nous persécutent, s'ils ne cessent de renouveler contre nous leurs manoeuvres et leurs maléfices! La haire sacrée et le cilice rigoureux des saintes épreuves ne nous défendent pas eux-mêmes contre les prestiges du mauvais esprit; nous souffrons comme vous, mes enfants, et nous jugeons de la rigueur de vos combats par ceux que nous avons livrés. Croyez-vous que nos pauvres moines aient parcouru une si longue carrière sur cette terre si riche en plaisirs, dans une vie si recherchée pour eux en austérités et en misères, sans lutter quelquefois contre le goût des voluptés et le désir de ce bien temporel que vous appelez le bonheur? Oh! que de rêves délicieux ont assailli notre jeunesse! que d'ambitions criminelles ont tourmenté notre âge mûr! que de regrets amers ont hâté la blancheur de nos cheveux, et de combien de remords nous arriverions chargés sous les yeux de notre Maître, si nous avions hésité à nous armer de malédictions et de vengeances contre l'esprit du péché!..."

A ces mots, le vieux Ronald fit un signe, la foule s'aligna sur le banc étroit qui courait comme une moulure sur toute la longueur des murailles, et il continua:

"Mesurez la grandeur de nos afflictions, dit Ronald, par la profondeur de la solitude qui nous environne, par l'immense abandon auquel nous sommes condamnés! Les plus cruelles rigueurs de votre destinée ne sont du moins pas sans consolation et même sans plaisirs. Vous avez tous une âme qui vous cherche, une pensée qui vous comprend, un autre vous qui est associé de souvenir ou d'intérêt ou d'espérance à votre passé, à votre présent ou à votre avenir. Il n'y a point de but interdit à votre pensée, point d'espace fermé à vos pas, point de créature refusée à votre affection; tandis que toute la vie du moine, toute l'histoire de l'ermite sur la terre s'écoule entre le seuil solitaire de l'église et le seuil solitaire des catacombes. Il n'est question, dans le long développement de nos années invariablement semblables entre elles, que de changer de tombeau, et de marcher du choeur des prêtres à celui des saints. Ne croiriez-vous pas devoir quelque retour à un dévouement si pénible et si persévérant pour votre salut? Eh bien! mes frères, apprenez à quel point le zèle qui nous attache à vos intérêts spirituels aggrave de jour en jour l'austérité de notre pénitence! Apprenez que ce n'était pas assez pour nous d'être soumis comme le reste des hommes à ce démon du coeur, dont aucun des malheureux enfants d'Adam n'a pu défier les atteintes! Il n'y a pas jusqu'aux esprits les plus disgraciés, jusqu'aux lutins les plus obscurs qui ne se fassent un malin plaisir de troubler les rapides instants de notre repos et le calme si longtemps inviolable de nos cellules. Certains de ces follets désoeuvrés surtout, dont nous avons, avec tant de peines et au prix de tant de prières, débarrassé vos habitations, se vengent cruellement sur nous du pouvoir qu'un exorcisme indiscret nous a fait perdre. En les bannissant de la demeure secrète qu'ils avaient usurpée dans vos métairies, nous avons omis de leur indiquer un lieu d'exil déterminé, et les maisons dont nous les avons repoussés sont elles seules à l'abri de leurs insultes. Croiriez-vous que les lieux consacrés eux-mêmes n'ont plus rien de respectable pour eux, et que leur cohorte infernale n'attend, au moment où je vous parle, que le retour des ténèbres pour se répandre en épais tourbillons sous les lambris du cloître?

L'autre jour, à l'instant où le cercueil d'un de nos frères allait toucher le sol du caveau mortuaire, la corde se rompt tout à coup en sifflant comme avec un rire aigu, et la châsse roule, grondant, de degrés en degrés sous les voûtes. Les voix qui en sortaient ressemblaient à la voix des morts, indignés qu'on ait troublé leur sépulture, qui gémissent, qui se révoltent, qui crient. Les assistants les plus rapprochés du caveau, ceux qui commençaient à plonger leurs regards dans sa profondeur, ont cru voir les tombes se soulever et flotter les linceuls, et les squelettes agités par l'artifice des lutins jaillir avec eux des soupiraux, s'égarer sous les nefs, se grouper confusément dans les stalles ou se mêler comme des figures bouffonnes dans les ombres du sanctuaire. Au même moment, toutes les lumières de l'église... Ecoutez!"

On se pressait pour écouter Ronald. Jeannie seule, les doigts passés dans une boucle de ses cheveux, l'âme fixée à une pensée, écoutait et n'entendait plus.

"Ecoutez, mes frères, et dites quel péché secret, quelle trahison, quel assassinat, quel adultère d'action ou de pensée a pu attirer cette calamité sur nous. Toutes les lumières du temple avaient disparu. Les torches des acolytes dit Ronald lançaient à peine quelques flammèches fugitives qui s'éloignaient, se rapprochaient, dansaient en rayons bleus et grêles, comme les feux magiques des sorcières, et puis montaient et se perdaient dans les recoins noirs des vestibules et des chapelles. Enfin, la lampe immortelle du Saint des Saints... Je la vis s'agiter, s'obscurcir et mourir. Mourir! La nuit profonde, la nuit tout entière, dans l'église, dans le choeur, dans le tabernacle! La nuit descendue pour la première fois sur le sacrement du Seigneur! La nuit si humide, si obscure, si redoutable partout; effrayante, horrible sous le dôme de nos basiliques où est promis le jour éternel!... Nos moines éperdus s'égaraient dans l'immensité du temple, agrandi encore par la profondeur de la nuit; et trahis par les murailles qui leur refusaient de tous côtés l'issue étroite et oubliée, trompés par la confusion de leurs voix plaintives qui se heurtaient dans les échos et qui rapportaient à leurs oreilles des bruits de menace et de terreur, ils fuyaient épouvantés, prêtant des clameurs et des gémissements aux tristes images du tombeau qu'ils croyaient entendre pleurer sur leur lit de pierre. L'un d'eux sentit la main glacée de saint Duncan, qui s'ouvrait, s'épanouissait, se fermait sur la sienne, et le liait à son monument d'une étreinte éternelle. Il y fut retrouvé mort le lendemain. Le plus jeune de nos frères (il était arrivé depuis peu de temps, et nous ne connaissions encore ni son nom ni sa famille) saisit avec tant d'ardeur la statue d'une jeune sainte dont il espérait le secours, qu'il l'entraîna sur lui, et qu'elle l'écrasa de sa chute. C'était celle, vous le savez, qu'un habile sculpteur du pays avait ciselée nouvellement, à la ressemblance de cette vierge du Lothian qui est morte de douleur parce qu'on l'avait séparée de son fiancé. Tant de malheurs, continua Ronald en cherchant à fixer le regard immobile de Jeannie, sont peut-être l'effet d'une pitié indiscrète, d'une intercession involontairement criminelle; d'un péché, d'un seul péché d'intention...

- D'un seul péché d'intention!... s'écria Clady, la plus jeune des filles de Coll Cameron.

- D'un seul!" reprit Ronald avec impatience.

Jeannie tranquille et inattentive n'avait pas même soupiré. Le mystère incompréhensible du portrait voilé préoccupait toute son âme.

"Enfin, dit Ronald en se levant, et en donnant à ses paroles une expression solennelle d'exaltation et d'autorité, nous avons marqué ce jour pour frapper d'une imprécation irrévocable les mauvais esprits de l'Ecosse.

- Irrévocable! murmura une voix gémissante qui s'éloignait peu à peu.

- Irrévocable, si elle est libre et universelle. Quand le cri de malédiction s'élèvera devant l'autel, si toutes les voix le répètent...

- Si toutes les voix répètent un cri de malédiction devant l'autel!" reprit la voix.

Jeannie gagnait l'extrémité de la galerie.

"Alors tout sera fini et les démons retomberont pour jamais dans l'abîme.

- Que cela soit fait ainsi!" dit le peuple. Et il suivit en foule le redoutable ennemi des lutins. Les autres moines, ou plus timides, ou moins sévères, s'étaient dérobés à l'appareil redoutable de cette cruelle cérémonie; car nous avons déjà dit que les follets de l'Ecosse, dont la damnation éternelle n'était pas un point avéré de la croyance populaire, inspiraient plus d'inquiétude que de haine, et un bruit assez probable s'était répandu que certains d'entre eux bravaient les rigueurs de l'exorcisme et les menaces de l'anathème dans la cellule d'un solitaire charitable ou dans la niche d'un apôtre. Quant aux pêcheurs et aux bergers, ils n'avaient qu'à se louer pour la plupart de ces intelligences familières, tout à coup si impitoyablement condamnées; mais, peu sensibles au souvenir des services passés, ils s'associaient volontiers à la colère de Ronald, et n'hésitaient pas à proscrire cet ennemi inconnu qui ne s'était manifesté que par des bienfaits.

L'histoire de l'exil du pauvre Trilby était d'ailleurs parvenue aux voisins de Dougal, et les filles de Coll Cameron se disaient souvent dans leurs veillées que c'était probablement à quelqu'un de ses prestiges que Jeannie avait été redevable de ses succès dans les fêtes du clan, et Dougal de ses avantages à la pêche sur leurs amants et sur leur père. Maineh Cameron n'avait-elle pas vu Trilby lui-même, assis à la proue du bateau, jeter à pleines mains, dans les nasses vides du pêcheur endormi, des milliers de poissons bleus, le réveiller en frappant la barque du pied, et rouler de vague en vague, jusqu'au rivage, dans une écume d'argent?... "Malédiction!..." cria Maineh. "Malédiction!..." dit Feny. "Ah! Jeannie seule a pour vous le charme de la beauté! pensa Clady; c'est pour elle que vous m'avez quittée, fantôme de mon sommeil que je n'ai que trop aimé, et si la malédiction prononcée contre vous ne s'accomplit pas, libre encore de choisir entre toutes les chaumières de l'Ecosse, vous vous fixerez pour toujours à la chaumière de Jeannie! Non vraiment.!"

"Malédiction!" répéta Ronald avec une voix terrible.

Ce mot coûtait à prononcer à Clady, mais Jeannie entra, si belle d'émotion et d'amour, qu'elle n'hésita plus. "Malédiction!..." dit Clady.

Jeannie seule n'avait pas été présente à la cérémonie, mais la rapidité de tant d'impressions vives et profondes avait d'abord empêché qu'on remarquât son absence. Clady s'en était cependant aperçue, parce qu'elle ne croyait pas avoir en beauté d'autre rivale digne d'elle. Nous nous rappelons qu'un vif intérêt de curiosité entraînait Jeannie vers l'extrémité de la galerie des tableaux au moment où le vieux moine disposait l'esprit de ses auditeurs à remplir le devoir cruel qu'il imposait à leur piété. A peine la foule se fut écoulée hors de la salle, que Jeannie, frémissant d'impatience, et peut-être préoccupée malgré elle d'un autre sentiment, s'élança vers le tableau voilé, arracha le rideau qui le couvrait, et reconnut d'un regard tous les traits qu'elle avait rêvés. - C'était lui. - C'était la physionomie connue, les vêtements, les armes, l'écusson, le nom même des Mac-Farlane. Le peintre gothique avait tracé au-dessous du portrait, selon l'usage de son temps, le nom de l'homme qui y était représenté:

JOHN TRILBY MAC-FARLANE

"Trilby!" s'écrie Jeannie éperdue, et, prompte comme l'éclair, elle parcourt les galeries, les salles, les degrés, les passages, les vestibules, et tombe au pied de l'autel de saint Colombain, au moment où Clady, tremblante de l'effort qu'elle venait de faire sur elle-même, achevait de proférer le cri de malédiction. "Charité, cria Jeannie en embrassant le saint tombeau; AMOUR ET CHARITE", répéta-t-elle à voix basse. Et si Jeannie avait manqué du courage de la charité, l'image de saint Colombain aurait suffi pour le ranimer dans son coeur. Il faut avoir vu l'effigie sacrée du protecteur du monastère pour se faire une idée de l'expression divine dont les anges ont animé la toile miraculeuse; car tout le monde sait que cette peinture n'a pas été tracée d'une main d'homme, et que c'était un esprit qui descendait du ciel pendant le sommeil involontaire de l'artiste pour embellir du sentiment d'une piété si tendre, et d'une charité que la terre ne connaît pas, les traits angéliques du bienheureux. Parmi tous les élus du Seigneur, il n'y avait que saint Colombain dont le regard fût triste et dont le sourire fût amer, soit qu'il eût laissé sur la terre quelque objet d'une affection si chère que les joies ineffables promises à une éternité de gloire et de bonheur n'aient pas pu la lui faire oublier, soit que, trop sensible aux peines de l'humanité, il n'ait conçu dans son nouvel état que l'indicible douleur de voir les infortunés qui lui survivent exposés à tant de périls et livrés à tant d'angoisses qu'il ne peut ni prévenir ni soulager. Telle doit être en effet la seule affliction des saints, à moins que les événements de leur vie ne les aient liés par hasard à la destinée d'une créature qui s'est perdue et qu'ils ne retrouveront plus. Les éclairs d'un feu doux qui s'échappaient des yeux de saint Colombain, la bienveillance universelle qui respirait sur ses lèvres palpitantes de vie, les émanations d'amour et de charité qui descendaient de lui, et qui disposaient le coeur à une religieuse tendresse, affermirent la résolution déjà formée de Jeannie; elle répéta dans sa pensée avec plus de force: "AMOUR ET CHARITE".

"De quel droit, dit-elle, irais-je prononcer un arrêt de malédiction? Ah! ce n'est pas du droit d'une faible femme, et ce n'est pas à nous que le Seigneur a confié le soin de ses terribles vengeances. Peut-être même il ne se venge pas! Et s'il a des ennemis à punir, lui qui n'a point d'ennemis à craindre, ce n'est pas aux passions aveugles de ses plus débiles créatures qu'il a dû remettre le ministère le plus terrible de sa justice. Comment celle dont il doit un jour juger toutes les pensées...! comment irais-je implorer sa pitié pour mes fautes, quand elles lui seront dévoilées par un témoignage, hélas! que je ne pourrai pas contredire, si pour des fautes qui me sont inconnues... si pour des fautes qui n'ont peut-être pas été commises, je profère ce cri terrible de malédiction qu'on me demande contre quelque infortuné qui n'est déjà sans doute que trop sévèrement puni?"

Ici Jeannie s'effraya de sa propre supposition, et ses regards ne se relevèrent qu'avec effroi vers le regard de saint Colombain; mais rassurée par la pureté de ses sentiments, car l'intérêt invincible qu'elle prenait à Trilby ne lui avait jamais fait oublier qu'elle était l'épouse de Dougal, elle chercha, elle fixa des yeux et de la pensée la pensée incertaine du saint des montagnes. Un faible rayon du soleil couchant, brisé à travers les vitraux; et qui descendait sur l'autel chargé des couleurs tendres et brillantes du pinceau animées par le crépuscule, prêtait au bienheureux une auréole plus vive, un sourire plus calme, une sérénité plus reposée, une joie plus heureuse. Jeannie pensa que saint Colombain était content, et, pénétrée de reconnaissance, elle pressa de ses lèvres les pavés de la chapelle et les degrés du tombeau, en répétant des voeux de charité. Il est possible même qu'elle se soit occupée alors d'une prière qui ne pouvait pas être exaucée sur la terre. Qui pénétrera jamais dans tous les secrets d'une âme tendre, et qui pourrait apprécier le dévouement d'une femme qui aime?

Le vieux moine, qui observait attentivement Jeannie, et qui, satisfait de son émotion, ne doutait pas qu'elle n'eût répondu à son espérance, la releva du saint parvis et la rendit aux soins de Dougal qui se disposait à partir, déjà riche en imagination de tous les biens qu'il fondait sur le succès de son pèlerinage et sur la protection des saints de Balva.

"Malgré cela, dit-il à Jeannie en apercevant la chaumière, je ne puis pas cacher que cette malédiction m'a coûté, et que j'aurai besoin de m'en distraire à la pêche."

Quant à Jeannie, c'en était fait pour elle. Rien ne pouvait plus la distraire de ses souvenirs.

Le lendemain d'un jour où la batelière avait conduit jusque vers le golfe de Clyde la famille du laird de Roseneiss, elle retournait vers l'extrémité du lac Long à la merci de la marée qui faisait siller son bateau à une égale distance des syrtes d'Argail et de Lennox, sans qu'elle eût besoin de recourir au jeu fatigant de ses rames; debout sur la berge étroite et mobile, elle livrait aux vents ses longs cheveux noirs dont elle était si fière, et son cou d'une blancheur que le soleil avait faiblement nuancée sans la flétrir s'élevait avec un éclat singulier au-dessus de sa robe rouge des manufactures d'Ayr. Son pied nu, imposé sur un des côtés du frêle bâtiment, lu imprimait à peine un balancement léger qui repoussait et rappelait la vague agitée, et l'onde excitée par cette résistance presque insensible revenait bouillonnante, s'élevait en blanchissant jusqu'au pied de Jeannie, et roulait autour de lui son écume fugitive. La saison était encore rigoureuse mais la température s'était sensiblement adoucie depuis quelque temps, et la journée paraissait à Jeannie une des plus belles dont elle eût conservé le souvenir. Les vapeurs qui s'élèvent ordinairement sur le lac, et s'étendent au-devant des montagnes sous la forme d'un rideau de crêpe, avaient peu à peu élargi les losanges flottants de leurs réseaux de brouillards. Celles que le soleil n'avait pas encore tout à fait dissipées se berçaient sur l'occident comme une trame d'or tissée par les fées du lac pour l'ornement de leurs fêtes. D'autres étincelaient de points isolés, mobiles, éblouissants comme des paillettes semées sur un fond transparent de couleurs merveilleuses. C'étaient de petits nuages humides où l'orangé, le jonquille, le vert pâle, luttaient suivant les accidents d'un rayon ou le caprice de l'air contre l'azur, le pourpre et le violet. A l'évanouissement d'une brume errante, à la disparition d'une côte abandonnée par le courant, et dont l'abaissement subit laissait un libre passage à quelque vent de travers, tout se confondait dans une nuance indéfinissable et sans nom qui étonnait l'esprit d'une sensation si nouvelle qu'on aurait pu s'imaginer qu'on venait d'acquérir un sens; et pendant ce temps-là, les décorations variées du rivage se succédaient sous les yeux de la voyageuse. Il y avait des coupoles immenses qui couraient au-devant d'elle en brisant sur leurs flancs circulaires tous les traits du soleil couchant, les unes éclatantes comme le cristal, les autres d'un gris mat et presque effacé comme le fer, les plus éloignées à l'ouest cernées à leur sommet d'auréoles d'un rose vif qui descendaient en pâlissant peu à peu sur les flancs glacés de la montagne, et venaient expirer à sa base dans des ténèbres faiblement colorées qui participaient à peine du crépuscule. Il y avait des caps d'un noir sombre qu'on aurait pris de loin pour des écueils inévitables, mais qui reculaient tout à coup devant la proue et découvraient de larges baies favorables aux nautoniers. L'écueil redouté fuyait, et tout s'embellissait après lui de la sécurité d'une heureuse navigation. Jeannie avait vu de loin les barques errantes des pêcheurs renommés du lac Goyle. Elle avait jeté un regard sur les fabriques fragiles de Portincaple. Elle contemplait encore avec une émotion qui se renouvelait tous les jours sans s'affaiblir cette foule de sommets qui se poursuivent, qui se pressent, qui se confondent, ou ne se détachent les uns des autres que par des effets inattendus de lumière, surtout dans la saison où disparaissent sous le voile monotone des neiges, et la soie argentée des sphaignes, et la marbrure foncée des granits, et les écailles nacrées des récifs. Elle avait cru reconnaître à sa gauche, tant le ciel était transparent et pur, les dômes du Ben-More et du Ben-Neathan; à sa droite, la pointe âpre du Ben-Lomond se distinguait par quelques saillies obscures que la neige n'avait pas couvertes et qui hérissaient de crêtes foncées la tête chauve du roi des montagnes. Le dernier plan de ce tableau rappelait à Jeannie une tradition fort répandue dans ce pays, et que son esprit, plus disposé que jamais aux émotions vives et aux idées merveilleuses, se retraçait alors sous un aspect nouveau. A la pointe même du lac, monte vers le ciel la masse énorme du Ben-Arthur, surmontée de deux noirs rochers de basalte dont l'un paraît penché sur l'autre comme l'ouvrier sur le socle où il a déposé les matériaux de son travail journalier. Ces pierres colossales furent apportées des cavernes de la montagne sur laquelle régnait Arthur le géant, quand des hommes audacieux vinrent élever aux bords du Forth les murailles d'Edimbourg. Arthur, banni de ses hautes solitudes par la science d'un peuple téméraire, fit un pas jusqu'à l'extrémité du lac Long, et imposa sur la plus haute montagne qui s'offrit devant lui les ruines de son palais sauvage. Assis sur un de ses rochers et la tête appuyée sur l'autre, il tournait des regards furieux sur les remparts impies qui usurpaient ses domaines et qui le séparaient pour toujours du bonheur et même de l'espérance; car on dit qu'il avait aimé sans succès la reine mystérieuse de ces rivages, une de ces fées que les anciens appelaient des nymphes et qui habitent des grottes enchantées où l'on marche sur des tapis de fleurs marines, à la clarté des perles et des escarboucles de l'Océan. Malheur au bateau aventureux qui effleurait en courant la surface du lac immobile, quand la longue figure du géant, vague comme une vapeur du soir, s'élevait tout à coup entre les deux rochers de la montagne, appuyait ses pieds difformes sur leurs sommets inégaux, et se balançait au gré des vents en étendant sur l'horizon des bras ténébreux et flottants qui finissaient par l'embrasser d'une large ceinture. A peine son manteau de nuages avait mouillé ses derniers plis dans le lac, un éclair jaillissait des yeux redoutables du fantôme, un mugissement pareil à la foudre grondait dans sa voix terrible, et les eaux bondissantes allaient ravager leurs bords. Son apparition, redoutée des pêcheurs, avait rendu déserte la rade si riche et si gracieuse d'Arroqhar, quand un pauvre ermite, dont le nom s'est perdu, arriva un jour des mers orageuses d'Irlande, seul, mais invisiblement escorté d'un esprit de foi et d'un esprit de charité, sur une barque poussée par une puissance irrésistible, et qui sillonnait les vagues soulevées sans prendre part à leur agitation, quoique le saint prêtre eût dédaigné le secours de la rame et du gouvernail. A genoux sur le frêle esquif, il tenait dans ses mains une croix et regardait le ciel. Parvenu près du terme de sa navigation, il se leva avec dignité, laissa tomber quelques gouttes d'eau consacrée sur les vagues furieuses, et adressa au géant du lac des paroles tirées d'une langue inconnue. On croit qu'il lui ordonnait, au nom des premiers compagnons du Sauveur, qui étaient des pêcheurs et des bateliers, de rendre aux pêcheurs et aux bateliers du lac Long l'empire paisible des eaux que la Providence leur avait données. Au même instant du moins le spectre menaçant se dissipa en flocons légers comme ceux que le souffle du matin roule sur l'onde invisible, et qu'on prendrait de loin pour un nuage d'édredon enlevé au nid des grands oiseaux qui habitent ses rivages. Le golfe entier aplanit sa vaste surface; les flots mêmes qui s'élevaient en blanchissant contre la plage ne redescendirent point: ils perdirent leur fluidité sans perdre leur forme et leur aspect et l'oeil encore trompé aux contours arrondis, aux mouvements onduleux, au ton bleuâtre et frappé de reflets changeants des brisants écailleux qui hérissent la côte, les prend de loin pour des bancs d'écume dont il attend toujours le retour impossible. Puis le saint vieillard tira sa barque sur la grève, dans l'espérance peut-être qu'elle y serait retrouvée par le pauvre montagnard, pressa de ses bras enlacés le crucifix sur sa poitrine, et gravit d'un pas ferme le sentier du rocher jusqu'à la cellule que les anges lui avaient bâtie à côté de l'aire inaccessible de l'aigle blanc. Plusieurs anachorètes le suivirent dans ces solitudes, et se répandirent lentement en pieuses colonies dans les campagnes voisines. Telle fut l'origine du monastère du Balva, et sans doute celle du tribut que s'était longtemps imposé envers les religieux de ce couvent la reconnaissance trop vite oubliée des chefs du clan des Mac-Farlane. Il est facile de comprendre par quelle liaison secrète l'histoire de cet exorcisme ancien et de ses conséquences bien connues du peuple se rattachait aux idées habituelles de Jeannie.

Cependant les ombres d'une nuit si précoce, dans une saison où tout le règne du jour s'accomplit en quelques heures, commençaient à remonter du lac, à gravir les hauteurs qui l'enveloppent, à voiler les sommets les plus élevés. La lassitude, le froid, l'exercice d'une longue contemplation ou d'une réflexion sérieuse, avaient abattu les forces de Jeannie, et, assise dans un épuisement inexplicable à la poupe de son bateau, elle le laissait dériver du côté des boulingrins d'Argail vers la maison de Dougal en dormant à demi, quand une voix partie de la rive opposée lui annonça un voyageur. La piété seule qu'inspire un homme égaré sur une côte où n'habitent pas sa femme et ses enfants, et qui va leur laisser compter beaucoup d'heures d'attente et d'angoisses dans l'espérance toujours déçue de son retour, si l'oreille du batelier se ferme par hasard à sa prière; cet intérêt que les femmes surtout portent à un proscrit, à un infirme, à un enfant abandonné, pouvait seul forcer Jeannie à lutter contre le sommeil dont elle était accablée pour retourner sa proue, depuis si longtemps battue des eaux, vers les joncs marins qui bordent le long golfe des montagnes.

"Qui aurait pu le contraindre à traverser le lac à cette heure, disait-elle, si ce n'était le besoin d'éviter un ennemi, ou de rejoindre un ami qui l'attend? Oh! que ceux qui attendent ce qu'ils aiment ne soient jamais trompés dans leur espérance; qu'ils obtiennent ce qu'ils ont désiré!..."

Et les lames si larges et si paisibles se multipliaient sous la rame de Jeannie qui les frappait comme un fléau. Les cris continuaient à se faire entendre, mais tellement grêles et cassés, qu'ils ressemblaient plutôt à la plainte d'un fantôme qu'à la voix d'une créature humaine, et la paupière de Jeannie, soulevée avec effort du côté du rivage, ne lui dévoilait qu'un horizon sombre dont rien de vivant n'animait la profonde immobilité. Si elle avait cru apercevoir une figure penchée sur le lac et qui étendait contre elle des bras suppliants, elle n'avait pas tardé à reconnaître dans le prétendu étranger une souche morte qui balançait sous le poids des frimas deux branches desséchées. S'il lui avait semblé un instant qu'elle voyait circuler une ombre à peu de distance de son bateau, parmi les brumes tout à fait descendues, c'était la sienne que la dernière lumière du crépuscule horizontal peignait sur le rideau flottant, et qui se confondait de plus en plus avec les immenses ténèbres de la nuit. Sa rame, enfin, frappait déjà les fûts sifflants des roseaux du rivage, quand elle en vit sortir un vieillard si courbé sous le poids des ans qu'on aurait dit que sa tête appesantie cherchait un appui sur ses genoux et qui ne maintenait l'équilibre de son corps chancelant qu'en se confiant à un jonc fragile qui cependant le supportait sans fléchir; car ce vieillard était nain, et le plus petit, selon toute apparence, qu'on eût jamais vu en Ecosse. L'étonnement de Jeannie redoubla lorsque, tout caduc qu'il paraissait, il s'élança légèrement dans la barque et prit place en face de la batelière, d'une manière qui ne manquait ni de souplesse ni de grâce.

"Mon père, lui dit-elle, je ne vous demande point où vous vous proposez de vous rendre, car le but de votre voyage doit être trop éloigné pour que vous puissiez espérer d'y arriver cette nuit.

- Vous êtes dans l'erreur, ma fille, lui répondit-il; je n'en ai jamais été aussi près, et depuis que je sus dans cette barque, il me semble que je n'ai plus rien à désirer pour y parvenir, même quand une glace éternelle la saisirait tout à coup au milieu du golfe.

- Cela est étonnant, reprit Jeannie. Un homme de votre taille et de votre âge serait connu dans tout le pays s'il y faisait son habitation, et à moins que vous ne soyez le petit homme de l'île de Man dont j'ai entendu souvent parler à ma mère, et qui a enseigné aux habitants de nos parages l'art de tresser avec des roseaux de longs paniers dont les poissons (retenus par quelque pouvoir magique) ne peuvent jamais retrouver l'issue, je répondrais que vous n'avez point de toit sur les côtes de la mer d'Irlande.

- Oh! j'en avais un, ma chère enfant, qui était bien voisin de ce rivage, mais on m'en a cruellement dépossédé!

- Je comprends alors, bon vieillard, le motif qui vous ramène sur les côtes d'Argail. Il faut y avoir laissé de bien tendres souvenirs pour quitter dans cette saison et à cette heure avancée les riants rivages du lac Lomond, bordés d'habitations délicieuses, où abonde un poisson plus exquis que celui de nos eaux marines, et un whiskey plus salutaire pour votre âge que celui de nos pêcheurs et de nos matelots. Pour revenir parmi nous, il faut aimer quelqu'un dans cette région des tempêtes, que les serpents eux-mêmes désertent à l'approche des hivers. Ils se glissent vers le lac Lomond, le traversent en désordre comme un clan de maraudeurs qui vient de lever l'impôt noir, et cherchent à se réfugier sous quelques rochers exposés au midi. Les pères, les époux, les amants ne craignent pas cependant d'aborder des contrées rigoureuses quand ils s'attendent à y rencontrer les objets auxquels ils sont attachés; mais vous ne pourriez songer sans folie à vous éloigner cette nuit des bords du lac Long.

- Ce n'est pas là mon intention, dit l'inconnu. J'aimerais cent fois mieux y mourir!

- Quoique Dougal soit fort réservé sur la dépense, continua Jeannie qui n'abandonnait pas sa pensée, et qui n'avait prêté qu'une légère attention aux interruptions du passager, quoiqu'il souffre, ajouta-t-elle avec un peu d'amertume, que la femme et les filles de Coll Cameron, qui est moins aisé que nous, me surpassent en toilette dans les fêtes du clan, il y a toujours dans sa chaumière du pain d'avoine et du lait pour les voyageurs; et j'aurais bien plus de plaisir à vous voir épuiser notre bon whiskey qu'à ce vieux moine de Balva qui n'est jamais venu chez nous que pour y faire du mal.

- Que m'apprenez-vous, mon enfant? reprit le vieillard en affectant le plus grand étonnement. C'est précisément vers la chaumière de Dougal le pêcheur que mon voyage est dirigé; c'est là, s'écria-t-il en attendrissant encore sa voix tremblante, que je dois revoir tout ce que j'aime, si je n'ai pas été trompé par des renseignements infidèles. La fortune m'a bien servi de me faire trouver ce bateau!...

- Je comprends, dit Jeannie en souriant. Grâces soient rendues au petit homme de l'île de Man! Il a toujours aimé les pêcheurs.

- Hélas! je ne suis pas celui que vous pensez! Un autre sentiment m'attire dans votre maison. Apprenez, ma jolie dame, car ces lumières boréales qui baignent le front des montagnes, ces étoiles qui tombent du ciel en se croisant et qui blanchissent tout horizon, ces sillons lumineux qui glissent sur le golfe et qui étincellent sous votre rame; la clarté qui s'avance, qui s'étend et vient trembler jusqu'à nous depuis ce bateau éloigné, tout cela m'a permis de remarquer que vous étiez fort jolie; apprenez, vous disais-je donc, que je suis le père d'un follet qui habite maintenant chez Dougal le pêcheur; et si j'en crois ce qu'on m'a raconté, si j'en crois surtout votre physionomie et votre langage, je comprendrais à peine à l'âge où je suis parvenu qu'il eût pu choisir une autre demeure. Il n'y a que peu de jours que j'en suis informé, et je ne l'ai pas vu, le pauvre enfant, depuis le règne de Fergus. Cela tient à une histoire que je n'ai pas le temps de vous raconter, mais jugez de mon impatience ou plutôt de mon bonheur, car voilà le rivage."

Jeannie imprima au bateau un mouvement de retour, et jeta sa tête en arrière en appuyant une main sur son front.

"Eh bien, dit le vieillard, nous n'abordons pas?

- Aborder! répondit Jeannie en sanglotant. Père infortuné! Trilby n'y est plus!...

- Il n'y est plus! et qui l'en aurait chassé? Auriez-vous été capable, Jeannie, de l'abandonner à ces méchants moines de Balva qui ont causé tous nos malheurs?...

- Oui, oui, dit Jeannie, avec l'accent du désespoir, en repoussant le bateau du côté d'Arroqhar. Oui, c'est moi qui l'ai perdu, qui l'ai perdu pour toujours!...

- Vous, Jeannie, vous si charmante et si bonne! Le misérable enfant! Combien il a dû être coupable pour mériter votre haine!...

- Ma haine! reprit Jeannie en laissant tomber sa main sur la rame et sa tête sur sa main. Dieu seul peut savoir combien je l'aimais!...

- Tu l'aimais! s'écria Trilby en couvrant ses bras de baisers (car ce voyageur mystérieux était Trilby lui-même, et je suis fâché d'avouer que si mon lecteur trouve quelque plaisir à cette explication, ce n'est probablement pas celui de la surprise!), tu l'aimais! ah! répète que tu l'aimais! ose le dire à moi, le dire pour moi, car ta résolution décidera de ma perte ou de mon bonheur! Accueille-moi, Jeannie, comme un ami, comme un amant, comme ton esclave, comme ton hôte, comme tu accueillais du moins ce passager inconnu. Ne refuse pas à Trilby un asile secret dans ta chaumière!..."

Et en parlant ainsi, le follet s'était dépouillé du travestissement bizarre qu'il avait emprunté la veille aux Shoupeltins du Shetland. Il abandonnait au cours de la marée ses cheveux de chanvre et sa barbe de mousse blanche, son collier varié d'algue et de criste marine qui se rattachait d'espace en espace à des coquillages de toutes couleurs, et sa ceinture enlevée à l'écorce argentée du bouleau. Ce n'était plus que l'esprit vagabond du foyer, mais l'obscurité prêtait à son aspect quelque chose de vague qui ne rappelait que trop à Jeannie les prestiges singuliers de ses derniers rêves, les séductions de cet amant dangereux du sommeil qui occupait ses nuits d'illusions si charmantes et si redoutées, et le tableau mystérieux de la galerie du monastère.

"Oui, ma Jeannie, murmurait-il d'une voix douce mais faible comme celle de l'air caressant du matin quand il soupire sur le lac; rends-moi le foyer d'où je pouvais t'entendre et te voir, le coin modeste de la cendre que tu agitais le soir pour réveiller une étincelle, le tissu aux mailles invisibles qui court sous les vieux lambris, et qui me prêtait un hamac flottant dans les nuits tièdes de l'été. Ah! s'il le faut, Jeannie, je ne t'importunerai plus de mes caresses, je ne te dirai plus que je t'aime, je n'effleurerai plus ta robe, même quand elle cédera en volant vers moi au courant de la flamme et de l'air. Si je me permets de la toucher une seule fois, ce sera pour l'éloigner du feu près d'y atteindre, quand tu t'endormiras en filant. Et je te dirai plus, Jeannie, car je vois que mes prières ne peuvent te décider, accorde-moi pour le moins une petite place dans l'étable; je conçois encore un peu de bonheur dans cette pensée, je baiserai la laine de ton mouton, parce que je sais que tu aimes à la rouler autour de tes doigts; je tresserai les fleurs les plus parfumées de la crèche pour lui en faire des guirlandes, et lorsque tu rempliras l'aire d'une nouvelle litière de paille fraîche, je la presserai avec plus d'orgueil et de délices que les riches tapis des rois; je te nommerai tout bas: "Jeannie, Jeannie!..." et personne ne m'entendra, sois-en sûre, pas même l'insecte monotone qui frappe dans la muraille à intervalles mesurés, et dont l'horloge de mort interrompt seule le silence de la nuit. Tout ce que je veux, c'est d'être là; et de respirer un air qui touche à l'air que tu respires; un air où tu as passé, qui a participé de ton souffle, qui a circulé entre tes lèvres, qui a été pénétré par tes regards, qui t'aurait caressée avec tendresse si la nature inanimée jouissait des privilèges de la nôtre, si elle avait du sentiment et de l'amour!"

Jeannie s'aperçut qu'elle s'était trop éloignée du rivage, mais Trilby comprit son inquiétude et se hâta de la rassurer en se réfugiant à la pointe du bateau. "Va, Jeannie, lui dit-il, regagne sans moi les rives d'Argail où je ne puis pénétrer sans la permission que tu me refuses. Abandonne le pauvre Trilby sur une terre d'exil pour y vivre condamné à la douleur éternelle de ta perte; rien ne lui coûtera si tu laisses tomber sur lui un regard d'adieu! Malheureux! que la nuit est profonde!"

Un feu follet brilla sur le lac.

"Le voilà, dit Trilby, mon Dieu, je vous remercie! j'aurais accepté votre malédiction à ce prix!

- Ce n'est pas ma faute, dit Jeannie, je ne m'attendais point, Trilby, à cette lumière étrange, et si mes yeux ont rencontre les vôtres... si vous avez cru y lire l'expression d'un consentement dont, en vérité, je ne prévoyais pas les conséquences, vous le savez, l'arrêt du redoutable Ronald porte une autre condition. Il faut que Dougal lui-même vous envoie à la chaumière. Et d'ailleurs votre bonheur même n'est-il pas intéressé à son refus et au mien? Vous êtes aimé, Trilby, vous êtes adoré des nobles dames d'Argail, et vous devez avoir trouvé dans leurs palais...

- Les palais des dames d'Argail! reprit vivement Trilby. Oh! depuis que j'ai quitté la chaumière de Dougal, quoique ce fût au commencement de la plus mauvaise saison de l'année, mon pied n'a pas foulé le seuil de la demeure de l'homme; je n'ai pas ranimé mes doigts engourdis à la flamme d'un foyer pétillant. J'ai eu froid, Jeannie, et combien de fois, las de grelotter au bord du lac, entre les branches des arbustes desséchés qui plient sous le poids des frimas, je me suis élevé en bondissant, pour réveiller un reste de chaleur dans mes membres transis, jusqu'au sommet des montagnes! combien de fois je me suis enveloppé dans les neiges nouvellement tombées, et roulé dans les avalanches, mais en les dirigeant de manière à ne pas nuire à une construction, à ne pas compromettre l'espérance d'une culture, à ne pas offenser un être animé! L'autre jour, je vis en courant une pierre sur laquelle un fils exilé avait écrit le nom de sa mère; ému, je m'empressai de détourner l'horrible fléau, et je me précipitai avec lui dans un abîme de glace où n'a jamais respiré un insecte. Seulement, si le cormoran, furieux de trouver le golfe emprisonné sous une muraille de glace qui lui refuse le tribut de sa pêche accoutumée, le traversait en criant d'impatience pour aller ravir une proie plus facile au Firth de Clyde ou au Sund du Jura, je gagnais, tout joyeux, le nid escarpé de l'oiseau voyageur, et sans autre inquiétude que de le voir abréger la durée de son absence, je me réchauffais entre ses petits de l'année, trop jeunes encore pour prendre part à ses expéditions de mer, et qui, bientôt familiarisés avec leur hôte clandestin, car je n'ai jamais manqué de leur porter quelque présent, s'écartaient à mon approche pour me laisser une petite place parmi eux au milieu de leur lit de duvet. Ou bien, à l'imitation du mulot industrieux qui se creuse une habitation souterraine pour passer l'hiver, j'enlevais avec soin la glace et la neige amoncelées dans un petit coin de la montagne qui devait être exposé le lendemain aux premiers rayons du soleil levant, je soulevais avec précaution le tapis des vieilles mousses qui avaient blanchi depuis bien des années sur le roc, et au moment d'arriver à la dernière couche, je me liais de leurs fils d'argent comme un enfant de ses langes, et je m'endormais protégé contre le vent de la nuit sous mes courtines de velours; heureux, surtout, quand je m'avisais que tu avais pu les fouler en allant payer la dîme du grain ou du poisson. Voilà, Jeannie, les superbes palais que j'ai habités, voilà le riche accueil que j'ai reçu, depuis que je suis séparé de toi, celui de l'escarbot frileux que j'ai quelquefois, sans le savoir, dérangé au fond de sa retraite, ou de la mouette étourdie qu'un orage subit forçait à se réfugier près de moi dans le creux d'un vieux saule miné par l'âge et le feu, dont les noires cavités et l'âtre comblé de cendre marquent le rendez-vous habituel des contrebandiers. C'est là, cruelle, le bonheur que tu me reproches. Mais, que dis-je? Ah! ce temps de misère n'a pas été sans bonheur! Quoiqu'il me fût défendu de te parler, et même de m'approcher de toi sans ta permission, je suivais du moins ton bateau du regard, et des follets moins sévèrement traités, compatissants à mes chagrins, m'apportaient quelquefois ton souffle et tes soupirs! Si le vent du soir avait chassé de tes cheveux les débris d'une fleur d'automne, l'aile d'un ami complaisant la soutenait dans l'espace jusqu'à la cime du rocher solitaire, jusque dans la vapeur du nuage errant où j'étais relégué, et la laissait tomber en passant sur mon coeur. Un jour même, t'en souvient-il? le nom de Trilby avait expiré sur ta bouche; un lutin s'en saisit, et vint charmer mon oreille du bruit de cet appel involontaire. Je pleurai alors en pensant à toi, et les larmes de ma douleur se changèrent en larmes de joie: est-ce près de toi qu'il m'était réservé de regretter les consolations de mon exil?

- Expliquez-vous, Trilby, dit Jeannie qui cherchait à se distraire de son émotion. Il me semble que vous venez de me dire ou de me rappeler qu'il vous était défendu de me parler et de vous rapprocher de moi sans ma permission. C'était en effet l'arrêt du moine de Balva. Comment se fait-il donc que maintenant vous soyez dans mon bateau, près de moi, connu de moi, sans que je vous l'aie permis?...

- Jeannie, pardonnez-moi de vous le répéter, si cet aveu coûte à votre coeur!... Vous avez dit que vous m'aimiez!

- Séduction ou faiblesse, égarement ou pitié, je l'ai dit, reprit Jeannie, mais auparavant, mais jusque-là je croyais que le bateau devait être inaccessible pour vous, comme la chaumière...

- Je ne le sais que trop! Combien de fois n'ai-je pas tenté inutilement de l'appeler près de moi! l'air emportait mes plaintes, et vous ne m'entendiez pas!

- Alors, comment puis-je comprendre?...

- Je ne le comprends pas moi-même, répondit Trilby, à moins, continua-t-il d'un ton de voix plus humble et plus tremblant, que vous n'ayez confié le secret que je vous ai surpris par hasard à des coeurs favorables, à des amitiés tutélaires, qui, dans l'impossibilité de révoquer entièrement ma sentence, n'ont pas renoncé à l'adoucir...

- Personne, personne, s'écria Jeannie épouvantée; moi-même je ne savais pas, moi-même je n'étais pas sûre encore... et votre nom n'est parvenu de ma pensée à mes lèvres que dans le secret de mes prières...

- Dans le secret même de vos prières, vous pouviez émouvoir un coeur qui m'aimât, et si devant mon frère Colombain, Colombain Mac-Farlane...

- Votre frère Colombain! si devant lui... et c'est votre frère! Dieu de bonté!... prenez pitié de moi! pardon!... pardon!...

- Oui, j'ai un frère, Jeannie, un frère bien-aimé, qui jouit de la contemplation de Dieu, et pour qui mon absence n'est que l'intervalle pénible d'un triste et périlleux voyage dont le retour est presque assuré. Mille ans ne sont qu'un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais.

- Mille ans, c'est le terme que Ronald vous avait assigné, si vous rentriez à la chaumière...

- Et que sont mille ans de la plus sévère captivité, que serait une éternité de mort, une éternité de douleur, pour l'âme que tu aurais aimée, pour la créature trop favorisée de la Providence qui aurait été associée pendant quelques minutes aux mystères de ton coeur, pour celui dont les yeux auraient trouvé dans tes yeux un regard d'abandon, sur ta bouche un sourire de tendresse! Ah! le néant, l'enfer même n'aurait que des tourments imparfaits pour l'heureux damné dont les lèvres auraient effleuré tes lèvres, caressé les noirs anneaux de tes cheveux, pressé tes cils humides d'amour, et qui pourrait penser toujours, au milieu des supplices sans fin, que Jeannie l'a aimé un moment! Conçois-tu cette volupté immortelle! Ce n'est pas ainsi que la colère de Dieu s'appesantit sur les coupables qu'elle veut punir! Mais tomber, brisé de sa puissante main, dans un abîme de désespoir et de regrets où tous les démons répètent pendant tous les siècles: "Non, non, Jeannie ne t'a pas aimé!" Cela, Jeannie, c'est une horrible pensée, un inconsolable avenir! Vois, regarde, consulte; mon enfer dépend de toi.

- Songez du moins, Trilby, que l'aveu de Dougal est nécessaire à l'accomplissement de vos désirs, et que sans lui...

- Je me charge de tout, si votre coeur répond à mes prières. O Jeannie!... à mes prières et à mes espérances!...

- Vous oubliez!...

- Je n'oublie rien!...

- Dieu! cria Jeannie... tu ne vois pas!... tu ne vois pas... tu es perdu!...

- Je suis sauvé..., répondit Trilby en souriant.

- Voyez..., voyez..., Dougal est près de nous." En effet, au détour d'un petit promontoire qui lui avait caché un moment le reste du lac, la barque de Jeannie se trouva si près de la barque de Dougal que, malgré l'obscurité, il aurait infailliblement remarqué Trilby, si le lutin ne s'était précipité dans les flots à l'instant même où le pêcheur préoccupé y laissait tomber son filet.

"En voici bien d'une autre", dit-il en le retirant, et en dégageant de ses mailles une boîte d'une forme élégante et d'une matière précieuse qu'il crut reconnaître à sa blancheur si éclatante et à son poli si doux pour de l'ivoire incrusté de quelque métal brillant, et enrichi de grosses escarboucles orientales dont la nuit ne faisait qu'augmenter la splendeur. "Imagine-toi, Jeannie, que depuis le matin je ne cesse de remplir mes filets des plus beaux poissons bleus que j'aie jamais pêchés dans le lac; et, pour surcroît de bonne fortune, je viens d'en retirer un trésor; car si j'en juge par le poids de cette boîte et par la magnificence de ses ornements, elle ne contient rien moins que la couronne du roi des îles ou les joyaux de Salomon. Empresse-toi donc de la porter à la chaumière, et reviens en hâte vider nos filets dans le réservoir de la rade, car il ne faut pas négliger les petits profits, et la fortune que saint Colombain m'envoie ne me fera jamais oublier que je suis né un simple pêcheur."

La batelière fut longtemps sans pouvoir se rendre compte de ses idées. Il lui semblait qu'un nuage flottait devant ses yeux et obscurcissait sa pensée, ou que, transportée d'illusion en illusion par un songe inquiet, elle subissait le poids du sommeil et de l'accablement au point de ne pouvoir se réveiller. En arrivant à la chaumière, elle commença par déposer la boîte avec précaution, puis s'approcha du foyer, détourna la cendre encore ardente, et s'étonna de trouver des charbons enflammés comme à la veillée d'une fête. Le grillon chantait de joie sur le bord de sa grotte domestique, et la flamme vola vers la lampe qui tremblait dans la main de Jeannie, avec tant de rapidité que la chambre en fut subitement éclairée. Jeannie pensa d'abord que sa paupière était frappée enfin à la suite d'un long rêve par la clarté du matin; mais ce n'était pas cela. Les charbons étincelaient comme auparavant; le grillon joyeux chantait toujours, et la boîte mystérieuse se trouvait toujours à l'endroit où elle venait d'être placée, avec ses compartiments de vermeil, ses chaînes de perles et ses rosaces de rubis.

"Je ne dormais pas! dit Jeannie. Je ne dormais pas!... Fortune déplorable! continua-t-elle en s'asseyant près de la table, et en laissant retomber sa tête sur le trésor de Dougal. Que m'importent les vaines richesses que renferme cette cassette d'ivoire? Les moines de Balva pensent-ils avoir payé à ce prix la perte du malheureux Trilby? car je ne puis douter qu'il ait disparu sous les flots, et qu'il faille renoncer à le revoir jamais! Trilby, Trilby!" dit-elle en pleurant... et un soupir, un long soupir lui répondit. Elle regarda autour d'elle, elle prêta l'oreille pour s'assurer qu'elle s'était trompée. En effet, on ne soupirait plus. "Trilby est mort! s'écria-t-elle, Trilby n'est pas ici! D'ailleurs, ajouta-t-elle avec une maligne joie, quel parti Dougal tirera-t-il de ce meuble qu'on ne peut ouvrir sans le briser? Qui lui apprendra le secret de la serrure fée qui doit rouler sur ces émeraudes? Il faudrait savoir les mots magiques de l'enchanteur qui l'a construite et vendre son âme à quelque démon pour en pénétrer le mystère.

- Il ne faudrait qu'aimer Trilby et que lui dire qu'on l'aime, repartit une voix qui s'échappait de l'écrin merveilleux. Condamné pour toujours si tu refuses, sauvé pour toujours si tu consens, voilà ma destinée, la destinée que ton amour m'a faite...

- Il faut dire..., reprit Jeannie.

- Il faut dire: "Trilby, je t'aime!"

- Le dire... et cette boîte s'ouvrirait alors?... et vous seriez libre?

- Libre et heureux!

- Non, non! dit Jeannie éperdue, non, je ne le peux pas, je ne le dois pas!...

- Et que pourrais-tu redouter?...

- Tout! répondit Jeannie, un parjure affreux..., le désespoir..., la mort!...

- Insensée! qu'as-tu donc pensé de moi!... T'imagines-tu, toi qui es tout pour l'infortuné Trilby, qu'il irait tourmenter ton coeur d'un sentiment coupable, et le poursuivre d'une passion dangereuse qui détruirait ton bonheur, qui empoisonnerait ta vie!... Juge mieux de sa tendresse! Non, Jeannie, je t'aime pour le bonheur de t'aimer, de t'obéir, de dépendre de toi. Ton aveu n'est qu'un droit de plus à ma soumission; ce n'est pas un sacrifice! En me disant que tu m'aimes, tu délivres un ami et tu gagnes un esclave! Quel rapport oses-tu imaginer entre le retour que je te demande et la noble et touchante obligation qui te lie à Dougal? L'amour que j'ai pour toi, ma Jeannie, n'est pas une affection de la terre; ah! je voudrais pouvoir te dire, pouvoir te faire comprendre comment dans un monde nouveau un coeur passionné, un coeur qui a été trompé ici dans ses affections les plus chères ou qui en a été dépossédé avant le temps, s'ouvre à des tendresses infinies, à d'éternelles félicités qui ne peuvent plus être coupables! Tes organes trop faibles encore n'ont pas compris l'amour ineffable d'une âme dégagée de tous les devoirs, et qui peut sans infidélité embrasser toutes les créatures de son choix d'une affection sans limites! Oh! Jeannie, tu ne sais pas combien il y a d'amour hors de la vie, et combien il est calme et pur! Dis-moi, Jeannie, dis-moi seulement que tu m'aimes! Cela n'est pas difficile à dire... Il n'y a que l'expression de la haine qui doive coûter quelque chose à ta bouche. Moi, je t'aime, Jeannie, je n'aime que toi! Vois-tu, ma Jeannie! il n'y a pas une pensée de mon esprit qui ne t'appartienne. Il n'y a pas un battement de mon coeur qui ne soit pour le tien! mon sein palpite si fort quand l'air que je parcours est frappé de ton nom! mes lèvres frémissent et balbutient quand je veux le prononcer. Oh! Jeannie, que je t'aime! et tu ne diras pas, tu n'oseras pas dire, toi... "Je t'aime, Trilby! pauvre Trilby, je t'aime un peu!..."

- Non, non, dit Jeannie, en s'échappant avec effroi de la chambre où était déposée la riche prison de Trilby; non, je ne trahirai jamais les serments que j'ai faits à Dougal, que j'ai faits librement, et au pied des saints autels; il est vrai que Dougal a quelquefois une humeur difficile et rigoureuse, mais je suis assurée qu'il m'aime. Il est vrai aussi qu'il ne sait pas exprimer les sentiments qu'il éprouve, comme ce fatal esprit déchaîné contre mon repos; mais qui sait si ce don funeste n'est pas un effet particulier de la puissance du démon, et si ce n'est pas lui qui me séduit dans les discours artificieux du lutin? Dougal est mon ami, mon mari, l'époux que je choisirais encore; il a ma foi, et rien ne triomphera de ma résolution et de mes promesses! rien! pas même mon coeur! continua-t-elle en soupirant, qu'il se brise plutôt que d'oublier le devoir que Dieu lui a imposé!...

Jeannie avait à peine eu le temps de s'affermir dans la détermination qu'elle venait de prendre, en se la répétant à elle-même avec une force de volonté d'autant plus énergique qu'elle avait plus de résistance à vaincre; elle murmurait encore les dernières paroles de cet engagement secret, quand deux voix se firent entendre auprès d'elle, au-dessous du chemin de traverse qu'elle avait pris pour arriver plus tôt au bord du lac, mais qu'on ne pouvait parcourir avec un fardeau considérable, tandis que Dougal arrivait ordinairement par l'autre, chargé des plus beaux poissons, surtout lorsqu'il amenait un hôte à la chaumière. Les voyageurs suivaient la route inférieure et marchaient lentement comme des hommes occupés d'une conversation sérieuse. C'était Dougal et le vieux moine de Balva que le hasard venait de conduire sur le rivage opposé, et qui était arrivé à temps pour passer dans la barque du pêcheur et pour lui demander l'hospitalité. On peut croire que Dougal n'était pas disposé à la refuser au saint commensal du monastère dont il avait reçu ce jour-là même tant de bienfaits signalés, car il n'attribuait pas à une autre protection le retour inespéré des trésors de la pêche, et la découverte de cette boîte, si souvent rêvée, qui devait contenir des trésors bien plus réels et bien plus durables. Il accueillit donc le vieux moine avec plus d'empressement encore que le jour mémorable où il avait à lui demander le bannissement de Trilby, et c'était des expressions réitérées de sa reconnaissance, et des assurances solennelles de la continuation des bontés de Ronald, qu'avait été frappée l'attention de Jeannie. Elle s'arrêta comme malgré elle pour écouter, car elle avait craint d'abord, sans se l'avouer, que ce voyage n'eût un autre objet que la quête ordinaire d'Inverary, qui ne manquait jamais de ramener, dans cette saison, un des émissaires du couvent; sa respiration était suspendue, son coeur battait avec violence; elle attendait un mot qui lui révélât un danger pour le captif de la chaumière, et quand elle entendit Ronald prononcer d'une voix forte: "Les montagnes sont délivrées, les méchants esprits sont vaincus: le dernier de tous a été condamné aux vigiles de Saint-Colombain", elle conçut un double motif de se rassurer, car elle ne doutait point des paroles de Ronald. "Ou le moine ignore le sort de Trilby, dit-elle, ou Trilby est sauvé et pardonné de Dieu comme il paraissait l'espérer." Plus tranquille, elle gagna la baie où les bateaux de Dougal étaient amarrés, vida les filets pleins dans le réservoir, étendit les filets vides sur la plage après en avoir exprimé l'eau avec soin pour les prémunir contre l'atteinte d'une gelée matinale, et reprit le sentier des montagnes avec ce calme qui résulte du sentiment d'un devoir accompli, mais dont l'accomplissement n'a rien coûté à personne.

"Le dernier des méchants esprits a été condamné aux vigiles de Saint-Colombain, répéta Jeannie; ce ne peut pas être Trilby, puisqu'il m'a parlé ce soir et qu'il est maintenant à la chaumière, à moins qu'un rêve n'ait abusé mes esprits. Trilby est donc sauvé, et la tentation qu'il vient d'exercer sur mon coeur n'était qu'une épreuve dont il ne se serait pas chargé lui-même, mais qui lui a été probablement prescrite par les saints. Il est sauvé, et je le reverrai un jour; un jour certainement! s'écria-t-elle; il vient lui-même de me le dire: mille ans ne sont qu'un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais!"

La voix de Jeannie s'était élevée de manière à se faire entendre autour d'elle, car elle se croyait seule alors. Elle suivait les longues murailles du cimetière qui à cette heure inaccoutumée n'est fréquentée que par les bêtes de rapine, ou tout au plus par de pauvres enfants orphelins qui viennent pleurer leur père. Au bruit confus de ce gémissement qui ressemblait à une plainte du sommeil, une torche s'exhaussa de l'intérieur jusqu'à l'élévation des murs de l'enceinte funèbre et versa sur la longue tige des arbres les plus voisins des lumières effrayantes. L'aube du Nord, qui avait commencé à blanchir l'horizon polaire depuis le coucher du soleil, déployait lentement son voile pâle à travers le ciel et sur toutes les montagnes, triste et terrible comme la clarté d'un incendie éloigné auquel on ne peut porter du secours. Les oiseaux de nuit, surpris dans leurs chasses insidieuses, resserraient leurs ailes pesantes et se laissaient rouler étourdis sur les pentes du Cobler, et l'aigle épouvanté criait de terreur à la pointe de ses rochers, en contemplant cette aurore inaccoutumée qu'aucun astre ne suit et qui n'annonce pas le matin.

Jeannie avait souvent ouï parler des mystères des sorcières, et des fêtes qu'elles se donnaient dans la dernière demeure des morts, à certaines époques des lunes d'hiver. Quelquefois même, quand elle rentrait fatiguée sous le toit de Dougal, elle avait cru remarquer cette lueur capricieuse qui s'élevait et retombait rapidement; elle avait cru saisir dans l'air des éclats de voix singuliers, des rires glapissants et féroces, des chants qui paraissaient appartenir à un autre monde, tant ils étaient grêles et fugitifs. Elle se souvenait de les avoir vues, avec leurs tristes lambeaux souillés de cendre et de sang, se perdre dans les ruines de la clôture inégale, ou s'égarer, comme la fumée blanche et bleue du soufre dévoré par la flamme, dans les ombres des bois et dans les vapeurs du ciel. Entraînée par une curiosité invincible, elle franchit le seuil redoutable qu'elle n'avait jamais touché que de jour pour aller prier sur la tombe de sa mère. Elle fit un pas et s'arrêta. Vers l'extrémité du cimetière, qui n'était d'ailleurs ombragé que de cette espèce d'ifs dont les fruits, rouges comme des cerises tombées de la corbeille d'une fée, attirent de loin tous les oiseaux de la contrée; derrière l'endroit marqué par une dernière fosse qui était déjà creusée et qui était encore vide, il y avait un grand bouleau qu'on appelait l'Arbre du saint, parce que l'on prétendait que saint Colombain, jeune encore, et avant qu'il fût entièrement revenu des illusions du monde, y avait passé toute une nuit dans les larmes, en luttant contre le souvenir de ses profanes amours. Ce bouleau était depuis un objet de vénération pour le peuple, et si j'avais été poète, j'aurais voulu que la postérité en conservât le souvenir.

Jeannie écouta, retint son souffle, baissa la tête pour entendre sans distraction, fit encore un pas, écouta encore. Elle entendit un double bruit semblable à celui d'une boîte d'ivoire qui se brise et d'un bouleau qui éclate, et au même instant elle vit la longue réverbération d'une clarté éloignée courir sur la terre, blanchir à ses pieds et s'éteindre sur ses vêtements. Elle suivit timidement jusqu'à son origine le rayon qui l'éclairait; il aboutissait à l'Arbre du saint, et devant l'Arbre du saint, il y avait un homme debout dans l'attitude de l'imprécation, un homme prosterné dans l'attitude de la prière. Le premier brandissait un flambeau qui baignait de lumière son front impitoyable, mais serein. L'autre était immobile. Elle reconnut Ronald et Dougal. Il y avait encore une voix, une voix éteinte comme le dernier souffle de l'agonie, une voix qui sanglotait faiblement le nom de Jeannie, et qui s'évanouit dans le bouleau.

"Trilby!..." cria Jeannie; et laissant derrière elle toutes les fosses, elle s'élança dans la fosse qui l'attendait sans doute car personne ne trompe sa destinée!

"Jeannie, Jeannie! dit le pauvre Dougal.

- Dougal, répondit Jeannie en étendant vers lui sa main tremblante et en regardant tour à tour Dougal e l'Arbre du saint; Daniel, mon bon Daniel, mille ans ne sont rien sur la terre... rien!" reprit-elle en soulevant péniblement sa tête, puis elle la laissa retomber et mourut. Ronald, un moment interrompu, reprit sa prière où il l'avait laissée.

Il s'était passé bien des siècles depuis cet événement quand la destinée des voyages, et peut-être aussi quelques soucis du coeur, me conduisirent au cimetière. Il est maintenant loin de tous les hameaux, et c'est à plus de quatre lieues qu'on voit flotter sur la même rive la fumée des hautes cheminées de Portincaple. Toutes les murailles de l'ancienne enceinte sont détruites; il n'en reste même que de rares vestiges, soit que les habitants du pays aient employé leurs matériaux à de nouvelles constructions, soit que les terres des boulingrins d'Argail, entraînés par des dégels subits, les aient peu à peu recouverts. Cependant, la pierre qui surmontait la fosse de Jeannie a été respectée par le temps, par les cataractes du ciel, et même par les hommes. On y lit toujours ces mots tracés d'une main pieuse: Mille ans ne sont qu'un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais. L'Arbre du saint est mort, mais quelques arbustes pleins de vigueur couronnaient sa souche épuisée de leur riche feuillage, et quand un vent frais soufflait entre leurs scions verdoyants, et se courbait, et relevait leurs épaisses ramées, une imagination vive et tendre pouvait y rêver encore les soupirs de Trilby sur la fosse de Jeannie. Mille ans sont si peu de temps pour posséder ce qu'on aime, si peu de temps pour le pleurer!...

 

En marge de "Trilby"

La légende de Saint Oran

L'extrémité du lac Kattrine du côté de Callender est fermée par une enceinte de rochers menaçants, dont l'aspect vient augmenter encore l'effroi de ces solitudes. Une barque abandonnée sur la grève, ou bien un monceau de cendre et quelques tisons noircis dans une des nombreuses cavités au dessus desquelles surplombe leur masse immense, témoignent seuls que des hommes aventureux ou égarés de leur route sont arrivés jusque-là. Le vautour y passe en criant sans chercher une proie. Le héron étonné s'y lève aux pieds du voyageur, bat pesamment l'air de son aile, tombe, se retourne et s'arrête à quelque distance, comme s'il voulait s'assurer des intentions du nouveau venu qui ose, pour la première fois, troubler sa couvée solitaire.

Deux de ces rochers, remarquables par leur prodigieuse élévation, par la bizarrerie des saillies qu'ils dessinent sur le ciel, par les couleurs vivement tranchées de la rare végétation qui jaillit de leurs crevasses ou couronne leurs sommets, et surtout par d'anciennes traditions plus imposantes que l'histoire même, terminent de l'une et de l'autre part ce groupe isolé de la chaîne des Grampians. Dans tous deux sont creusées des cavernes profondes, autrefois peuplées d'habitants redoutables ou mystérieux. L'une passait pour le palais du génie qui préside aux tempêtes du lac, et jusqu'à nos jours elle a conservé son nom. Un esprit préoccupé de ces vaines superstitions païennes peut se représenter encore la voix formidable du démon de l'orage dans les rugissements de l'écho fatigué par les vents; et quand une noire vapeur se roule comme un voile funèbre à la pointe des pics fracassés, il n'est pas malaisé de distinguer le fantôme appuyé sur un vieux pin à la cime de ses montagnes, et livrant avec joie à la tempête son panache aérien et son plaid de nuages.

On raconte cependant que, dans des temps reculés, saint Duncan, touché des calamités de ce peuple qu'il aimait, s'était livré seul, mais invisiblement escorté d'un esprit de foi et d'un esprit de charité, aux tourments des ondes orageuses. Sa barque pressée vers le rocher ténébreux par une puissance irrésistible sillonnait les vagues soulevées sans participer à leurs agitations, quoique le saint prêtre eût dédaigné le secours de la rame et du gouvernail. Debout sur son frêle esquif, il tenait dans ses mains une croix et regardait le ciel. Parvenu près du terme de sa navigation, il adjura le fantôme du lac, au nom des premiers compagnons du Sauveur, qui étaient des pêcheurs et des bateliers, de rendre aux pêcheurs et aux bateliers de la vallée de Glentivar l'empire paisible des eaux que la Providence leur avait données, puis il laissa tomber quelques gouttes d'eau consacrée sur les vagues furieuses, et la surface du lac s'aplanit. Les flots mêmes qui s'élevaient en blanchissant contre le rivage ne redescendirent point. Ils perdaient leur fluidité sans perdre leur forme et leur aspect, et l'oeil encore trompé aux contours arrondis, aux mouvements onduleux, au ton bleuâtre et frappé de reflets d'argent, des brisants écailleux qui hérissent la côte, les prend de loin pour des bancs d'écume dont il attend le retour. Au même instant, un gémissement effrayant frappa les voûtes de la caverne, se prolongea en s'affaiblissant dans les anfractuosités de la montagne, et s'évanouit comme un souffle plaintif dans les profondeurs des précipices. Le saint tira sa barque sur la grève, dans l'espérance, peut-être, qu'elle y serait retrouvée par le pauvre montagnard; pressa de ses bras enlacés le crucifix sur sa poitrine, et gravit d'un pas assuré le sentier du rocher, jusqu'à la cellule que les anges lui avaient bâtie, à côté de l'aire inaccessible de l'aigle blanc. Plusieurs anachorètes lui avaient succédé, non moins exemplaires en vertu, et depuis soixante ans la cellule était habitée par un ermite qui les surpassait tous en austérité. Pendant deux générations étranger à tous les hommes, si ce n'est au jeune Columban, prince de sang royal d'Ecosse, dont il avait reçu quelquefois la confession, et qui venait d'obtenir de lui les premiers ordres du sacerdoce, le cénobite centenaire était compté depuis un demi-siècle parmi les saints; et quand l'arc-en-ciel, un pied plongé dans le lac, allait briser son demi-cercle de pourpre, d'or, d'azur et de feu sur le rocher du génie des tempêtes, le peuple appelait ce phénomène la Couronne de saint Oran. C'était le nom du vieux fondateur de l'abbaye et des chapelles du Balquidar.

Le rocher opposé n'était pas moins redouté du peuple et des voyageurs que ne l'avait été dans les siècles précédents la caverne de l'Esprit. On l'appelait le Repaire des Assassins, et quelques-uns de ces hommes hardis que leur passion ou leur témérité séparent tellement de la société qu'ils n'y peuvent plus trouver de place s'y étaient donné de tout temps une espèce de rendez-vous tragique dont l'appel retentissait d'âge en âge. Ils reconnaissaient alors pour leur chef un autre centenaire qui était depuis soixante ans la terreur de Stirling, d'Argyle et de Lennox, comme saint Oran en était la gloire et l'édification. L'origine de cet aventurier se perdait dans des jours si reculés que personne ne pouvait dire quelle famille avait eu à rougir de sa naissance et quelle contrée voisine avait fait ce funeste présent aux clans de l'Ouest. On savait seulement qu'il appartenait à une race illustre, et que les rebuts d'un père justement prévenu pour des enfants plus dignes d'être aimés avaient allumé dans son coeur aigri une haine implacable contre le genre humain. Les bandits se le désignaient entre eux sous le nom d'Orcan ou du Roi des Rochers, et le prestige de ce nom sinistre devenu plus effrayant au lit de mort des anciens de la tribu dont il avait effrayé le berceau dominait d'un ascendant non moins puissant que la force des armes l'imagination d'un peuple crédule et superstitieux.

Tel etait l'empire qu'exerçait sur une grande partie des Highlands le vieux Roi des Rochers, quand les caprices de la mer forcèrent les voiles d'Ivor de chercher quelque temps un abri dans les golfes étroits de l'Argyle. Sur ces rives enchantées brillait alors, unique héritier des chefs d'une noble tribu, cette belle Thécla, l'honneur des montagnes de l'Occident et l'amour des guerriers et des bardes. Ivor était à peine rendu au château de ses pères qu'il avait juré d'affranchir de la tyrannie du Roi des Rochers les campagnes et les lacs qui séparent les hauteurs de Stirling du golfe de Clyde et des domaines de Thécla. Il venait d'accomplir son serment. Le Roi des Rochers était vaincu, et le soleil éclairait pour la seconde fois au sommet du Repaire des Assassins l'instrument de son supplice et les angoisses de son agonie, quand saint Oran sortit de la caverne de l'Esprit, suivit silencieux l'extrémité septentrionale du lac, s'enfonça dans le sentier difficile de la montagne, et se dirigea vers les Trosachs.

Coetera desunt.

 

Le Cycle des Innocents (1830-1833)

 

La fée aux miettes

 

Au lecteur qui lit les préfaces

Je vous déclare, mon ami, et, qui que vous soyez, je vous donne ce nom, selon toute apparence, avec une affection plus sincère et plus désintéressée qu'aucun homme dont vous l'ayez jamais reçu; je vous déclare, dis-je, qu'après le plaisir de faire quelque chose qui vous soit agréable, je n'en ai point ressenti d'aussi vif que celui d'entendre raconter ou de raconter moi-même une histoire fantastique.

C'est donc à mon grand regret que je me suis aperçu depuis longtemps qu'une histoire fantastique manquait de la meilleure partie de son charme quand elle se bornait à égayer l'esprit, comme un feu d'artifice, de quelques émotions passagères, sans rien laisser au coeur. Il me semblait que la meilleure partie de son effet était dans l'âme et comme c'est là, en vérité, l'idée dont je me suis le plus sérieusement occupé toute ma vie, il s'en va sans dire qu'elle devait infailliblement me conduire à faire une sottise, parce que c'est un résultat auquel je n'échappe jamais quand je raisonne.

La sottise dont il est question cette fois-ci est intitulée La Fée aux Miettes.

Je vais vous dire maintenant que La Fée aux Miettes est une sottise, afin de vous épargner trois ennuis assez fâcheux: celui de me le dire vous-même après l'avoir lue; celui de chercher les raisons de votre mauvaise humeur dans un journal; et jusqu'à celui de feuilleter le livre au lieu de le jeter au vieux papier, pour votre honneur et pour le mien, à côté du Roi de Bohème, avant d'avoir attenté du tranchant de votre couteau d'ébène à la pureté de ses marges toujours vierges.

Notez bien toutefois que je vous engage à ne pas commencer et non à ne pas finir, ce qui serait une précaution de luxe, à moins que votre mauvaise destinée ne vous ait condamné comme moi à l'intolérable métier de lire des épreuves, ou au métier plus intolérable encore d'analyser des romans!

Allez maintenant! et prenez pitié de moi, refrain de litanies qui n'est pas commun dans les préfaces.

J'ai dit souvent que je détestais le vrai dans les arts, et il m'est avis que j'aurais peine à changer d'avis; mais je n'ai jamais porté le même jugement du vraisemblable et du possible, qui me paraissent de première nécessité dans toutes les compositions de l'esprit. Je consens à être étonné; je ne demande pas mieux que d'être étonné, et je crois volontiers ce qui m'étonne le plus, mais je ne veux pas que l'on se moque de ma crédulité, parce que ma vanité entre alors en jeu dans mon impression, et que notre vanité est, entre nous, le plus sévère des critiques. Je n'ai pas douté un instant, sur la foi d'Homère, de la difforme réalité de son Polyphème, type éternel de tous les ogres, et je conçois à merveille le loup doctrinaire d'Esope, qui l'emportait, au moins en naïveté diplomatique, sur les fins politiques de nos cabinets, du temps où les bêtes parlaient, ce qui ne leur arrive plus quand elles ne sont pas éligibles. M. Dacier et le bon La Fontaine y croyaient comme moi, et je n'ai pas de raisons pour être plus difficile qu'eux en hypothèses historiques. Mais si l'on rapproche l'événement des jours où j'ai vécu, et qu'on m'en affronte d'un ton railleur à travers de brillantes théories d'artiste, de poète et de philosophe, je m'imagine tout d'abord qu'on imagine ce qu'on me raconte, et me voilà malgré moi en garde contre la séduction de mes croyances. A compter de ce moment-là, je ne m'amuse qu'à contre-coeur, et je deviens ce que vous êtes peut-être déjà pour moi, un lecteur défiant, maussade et mal intentionné, vu que je ne sais pas à quoi sert la lecture, si ce n'est à amuser ceux qui lisent. Ce n'est probablement pas à les instruire ou à les rendre meilleurs. Regardez plutôt.

Permettez-moi, mon ami, de vous présenter cette pensée sous un aspect plus sensible, dans un exemple. Quand je courais doucement ma vingt-cinquième année entre les romans et les papillons, l'amour et la poésie, dans un pauvre et joli village du Jura, que je n'aurais jamais dû quitter, il y avait peu de soirées que je n'allasse passer avec délices chez le patriarche de mon cher Quintigny bon et vénérable nonagénaire qui s'appelait Joseph Poisson. Dieu ait cette belle âme en sa digne garde! Après l'avoir salué d'un serrement de main filial, je m'asseyais au coin de l'âtre sur un petit bahut assez délabré qui faisait face à sa grande chaise de paille; j'ôtais mes sabots, selon le cérémonial du lieu, et je chauffais mes pieds au feu clair et brillant d'une bonne bourrée de genévrier qui pétillait dans le sapin. Je lui disais les nouvelles du mois précédent qui m'étaient arrivées par une lettre de la ville, ou que j'avais recueillies en passant de la bouche de quelque mercier forain, et il me rendait en échange, avec un charme d'élocution contre lequel je n'ai jamais essayé de lutter, les dernières nouvelles du sabbat dont il était toujours instruit le premier, quoiqu'il ne fût certainement pas initié à ses mystères criminels. Par quelle mission particulière du ciel il était parvenu à les surprendre, c'est ce que je ne me suis pas encore suffisamment expliqué; mais il n'y manquait pas la plus légère circonstance, et j'atteste, dans la sincérité de mon coeur, que je n'ai de ma vie élevé le moindre soupçon sur l'exactitude de ses récits. Joseph Poisson était convaincu et sa conviction devenait la mienne, parce que Joseph Poisson était incapable de mentir.

Les veillées rustiques de l'excellent vieillard acquirent de la célébrité à cent cinquante pas à la ronde. Elles devinrent des soirées auxquelles les gens lettrés du hameau ne dédaignèrent pas de se faire présenter. J'y ai vu le maire, sa femme et leurs neuf jolies filles, le percepteur du canton, le médecin vétérinaire, qui était un profond philosophe, et même le desservant de la chapelle, qui était un digne prêtre. Bientôt on exploita le thème commun de nos historiettes à l'envi les uns des autres, et il ne se trouva personne, au bout de quelques semaines, qui n'eût à raconter quelque événement du monde merveilleux, depuis les lamentables aventures d'une noble châtelaine des environs qui se changeait naguère en loup-garou pour dévorer les enfants des bûcherons, jusqu'aux espiègleries du plus mince lutin qui eût jamais grêlé sur le persil; mais mon impression allait déjà en diminuant, ou plutôt elle avait changé de nature. A mesure que la foi s'affaiblissait dans l'historien, elle s'évanouissait dans l'auditoire, et je crois me rappeler qu'à la longue nous n'attachâmes guère plus d'importance aux légendes et aux traditions fantastiques, que je n'en aurais accordé pour ma part à quelque beau conte moral de M. de Marmontel.

L'induction que je veux tirer de là se présente assez naturellement, si elle est vraie. C'est que, pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d'abord se faire croire, et qu'une condition indispensable pour se faire croire, c'est de croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce que l'on veut.

J'en avais conclu - et cette idée bonne ou mauvaise qui m'appartient vaut bien la peine que je lui imprime le sceau de ma propriété dans une préface, à défaut de brevet d'invention - j'en avais conclu, dis-je, que la bonne et véritable histoire fantastique d'une époque sans croyances ne pouvait être placée convenablement que dans la bouche d'un fou, sauf à le choisir parmi ces fous ingénieux qui sont organisés pour tout ce qu'il y a de bien, mais préoccupés de quelque étrange roman dont les combinaisons ont absorbé toutes leurs facultés imaginatives et rationnelles. Je voulais qu'il eût pour intermédiaire avec le public un autre fou moins heureux, un homme sensible et triste qui n'est dénué ni d'esprit ni de génie, mais qu'une expérience amère des sottes vanités du monde a lentement dégoûté de tout le positif de la vie réelle, et qui se console volontiers de ses illusions perdues dans les illusions de la vie imaginaire; espèce équivoque entre le sage et l'insensé, supérieur au second par la raison, au premier par le sentiment; être inerte et inutile, mais poétique, puissant et passionné dans toutes les applications de sa pensée qui ne se rapportent plus au monde social; créature de rebut ou d'élection, comme vous ou comme moi, qui vit d'invention, de caprice, de fantaisie et d'amour, dans les plus pures régions de l'intelligence, heureux de rapporter de ces champs inconnus quelques fleurs bizarres qui n'ont jamais parfumé la terre. Il me semblait qu'à travers ces deux degrés de narration l'histoire fantastique pouvait acquérir presque toute la vraisemblance requise... pour une histoire fantastique.

Je me trompais, cependant, et voilà, mon ami, ce que vous dira votre journal. Un fou n'intéresse que par le malheur de sa folie et n'intéresse pas longtemps. Shakespeare, Richardson et Goethe ne l'ont trouvé bon qu'à remplir une scène ou un chapitre, et ils ont eu raison. Quand son histoire est longue et mal écrite, elle ennuie presque autant que celle d'un homme raisonnable, qui est, comme vous savez, la chose la plus insipide qu'on puisse imaginer, et si je refaisais jamais une histoire fantastique, je la ferais autrement. Je la ferais seulement pour les gens qui ont l'inappréciable bonheur de croire, les honnêtes paysans de mon village, les aimables et sages enfants qui n'ont pas profité de l'enseignement mutuel, et les poètes de pensée et de coeur qui ne sont pas de l'Académie.

Ce que votre journal ne vous dira pas, c'est que cette idée m'aurait rebuté de mon livre, si je n'y avais vu qu'un conte de fées, mais que, par une grâce d'état qui est propre à nous autres auteurs, j'en avais peu à peu élargi la conception dans ma pensée, en la rapportant à de hautes idées de psychologie où l'on pénètre sans trop de difficulté quand on a bien voulu en ramasser la clef. C'est que j'avais essayé d'y déployer, sans l'expliquer, mais de manière peut-être à intéresser un physiologiste et un philosophe, le mystère de l'influence des illusions du sommeil sur la vie solitaire, et celui de quelques monomanies fort extraordinaires pour nous, qui n'en sont pas moins fort intelligibles, selon toute apparence, dans le monde des esprits. Ce n'est ni de l'Académie des Sciences, ni de la Société de Médecine que je parle.

Ce que votre journal vous dira, c'est que le style de La Fée aux Miettes est singulièrement commun, et je vous avouerai que j'aurais bien voulu qu'il le fût davantage, comme je l'aurais fait si je m'étais avisé plus tôt du mérite du simple et des grâces du naturel, et qu'une éducation littéraire mieux dirigée n'eût jamais placé sous mes yeux que deux modèles achevés de sentiment et de vérité, le Catéchisme historique de M. Fleury et les Contes de M. Galland, mais si l'on était obligé d'arriver à ce degré de perfection pour écrire, l'art d'écrire serait encore un art sublime, et la presse périrait d'inaction.

Ce que votre journal ne vous dira pas, c'est que j'ai adopté cette manière dans la ferme intention de prendre une avance de quelques mois sur l'époque prochaine et infaillible où il n'y aura plus rien de rare en littérature que le commun, d'extraordinaire que le simple, et de neuf que l'ancien.

Ce que votre journal vous dira enfin, c'est que le sujet de La Fée aux Miettes rappelle par le fond, autant qu'il s'en éloigne par la forme, un badinage délicieux qu'il n'est pas permis de paraphraser sous peine d'un ridicule éternel, et que j'avais mille fois moins en vue en écrivant Riquet à la houppe et La Belle au bois dormant; mais si on voulait se prescrire, après quatre ou cinq mille ans de littérature écrite, la bizarre obligation de ne ressembler à rien, on finirait par ne ressembler qu'au mauvais, et c'est une extrémité dans laquelle on tombe assez facilement sans cela, quand on est réduit à écrire beaucoup par une sotte passion ou par une fâcheuse nécessité.

Si ce dernier reproche vous inquiétait, cependant, sur l'originalité de mon invention, je vous tirerais bientôt, mon ami, de cette crainte bénévole, en déclarant avec candeur que l'idée première de cette histoire doit nécessairement se trouver quelque part. Quant à La Fée Urgèle, je vous dirai au besoin où l'auteur l'a prise et où l'avait prise avant lui le conteur de fabliaux chez lequel il l'a prise, en remontant ainsi jusqu'à Salomon, qui reconnut dans sa sagesse qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil.

Salomon vivait pourtant bien des siècles avant l'âge des romans; il avait peu de dispositions à en faire, et c'est probablement pour cela qu'il a été surnommé LE SAGE.

 

I. Qui est une espèce d'introduction.

- Non! sur l'honneur, m'écriai-je en lançant à vingt pas le malencontreux volume...

C'était cependant un Tite-Live d'Elzévir relié par Padeloup.

- Non! je n'userai plus mon intelligence et ma mémoire à ces détestables sornettes!... Non, continuai-je en appuyant solidement mes pantoufles contre mes chenets, comme pour prendre acte de ma volonté, il ne sera pas dit qu'un homme de sens ait vieilli sur les sottes gazettes de ce Padouan crédule, bavard et menteur, tant que les domaines de l'imagination et du sentiment lui étaient encore ouverts!

O fantaisie! continuai-je avec élan!... Mère des fables riantes, des génies et des fées! enchanteresse aux brillants mensonges, toi qui te balances d'un pied léger sur les créneaux des vieilles tours, et qui t'égares au clair de la lune avec ton cortège d'illusions dans les domaines immenses de l'inconnu; toi qui laisses tomber en passant tant de délicieuses rêveries sur les veillées du village, et qui entoures d'apparitions charmantes la couche virginale des jeunes filles!...

Là-dessus, je m'arrêtai, parce que cette invocation menaçait de devenir longue.

- L'histoire positive, repris-je gravement, l'expression d'une aveugle partialité, le roman consacré d'un parti vainqueur, une fable classique devenue si indifférente à tout le monde que personne ne prend plus la peine de la contredire.

Et qui m'assure aujourd'hui, par exemple, qu'il y a plus de vérité dans Mézeray que dans les contes naïfs du bon Perrault, et dans l'Histoire byzantine que dans les Mille et Une Nuits?

Je voudrais bien savoir, ajoutai-je en rejetant une de mes jambes sur l'autre, car il ne manquait plus rien dès lors à la forme de cette protestation sacramentelle...

Je voudrais bien savoir vraiment ce qu'il y a de plus probable, des pérégrinations de la Santa Casa de Lorette, ou de celles du voyageur aérien!... et puisque la grande moitié du monde croit fermement aux allocutions de l'âne de Balaam et du pigeon de Mahomet, je vous demande, messieurs, quelles objections vous avez contre le succès oratoires du Chat botté?...

Car, enfin, l'historien du Chat botté fut, comme chacun l'avoue, un homme honnête, pieux, sincère, investi de la confiance publique. La tradition dont il s'est servi n'a jamais été contestée dans ce siècle douteur; le sévère Fréret et le sceptique Boulanger, qui attaquaient à l'envi tout ce que les hommes respectent, l'ont ménagée dans leurs diatribes les plus audacieuses; les enfants même qui ne savent pas lire parlent tous les jours entre eux d'un chat de bonne maison qui portait des bottes comme un gendarme et qui pérorait comme un avocat, et si la famille du marquis de Carabas a disparu de nos fastes nobiliaires, ce que j'oserais assurer, l'extinction des races illustres est un événement si commun dans les temps de guerre et de révolution, qu'on n'en peut tirer aucune induction défavorable contre l'existence de celle-ci...

L'histoire et les historiens!... Malédiction sur elle et sur eux! je prends Urgande à témoin que je trouve mille fois plus de crédibilité aux illusions des lunatiques!...

- Les lunatiques! interrompit Daniel Cameron que j'avais oublié derrière mon fauteuil, où il attendait debout, dans une attitude patiente et respectueuse, le moment de me passer ma redingote... Les lunatiques, monsieur? Il y en a une superbe maison à Glasgow.

- J'en ai entendu parler, dis-je en me retournant du côté de mon valet de chambre écossais. Quelle espèce d'homme est-ce là?

- Je n'oserais le dire précisément à monsieur, répondit Daniel en baissant les yeux avec un embarras qui laissait deviner cependant je ne sais quelle arrière-pensée sournoise et malicieuse. Les lunatiques sont des hommes qu'on appelle ainsi, je suppose, parce qu'ils s'occupent aussi peu des affaires de notre monde que s'ils descendaient de la lune, et qui ne parlent au contraire que de choses qui n'ont jamais pu se passer nulle part, si ce n'est à la lune, peut-être.

- Il y a de la finesse et presque de la profondeur dans cette idée, Daniel. Nous remarquons en effet que la nature, dans l'enchaînement méthodique des innombrables anneaux de sa création, n'a point laissé d'espace vide. Ainsi le lichen tenace qui s'identifie avec le rocher unit le minéral à la plante; le polype aux bras rameux, végétatifs et rédivives, qui se reproduit de bouture, unit la plante à l'animal; le pongo, qui pourrait bien devenir éducable, et qui l'est probablement devenu quelque part, unit le quadrupède à l'homme. A l'homme s'arrête la portée de nos classifications naturelles, mais non la portée du principe générateur des créations et des mondes. Il est donc non seulement possible, mais certain... et je ne crains même pas d'établir en principe que si cela n'était point, toute l'harmonie de l'univers serait détruite!... Il est incontestable que l'échelle des êtres se prolonge sans interruption à travers notre tourbillon tout entier, et de notre tourbillon à tous les autres, jusqu'aux limites incompréhensibles de l'espace où réside l'être sans commencement et sans fin, qui est la source inépuisable de toutes les existences et qui les ramène incessamment à lui.

Et comme le microcosme ou petit monde est l'image réduite et visible du macrocosme ou grand monde, qui échappe à nos jugements par son immensité, une comparaison te fera beaucoup mieux comprendre cette idée, si tu la comprends; car Dieu ou la puissance inconnue qui tient la place de cette profonde et insaisissable abstraction...

- Je te prie de me suivre attentivement! - Dieu, dis-je, a daigné imprimer intelligiblement l'image imparfaite de ce cycle immense de production, d'absorption, d'épuration et de reproduction, qui commence, aboutit et recommence éternellement à lui, dans la fonction perpétuellement agissante de l'Océan, qui produit, absorbe, épure et reproduit à jamais les eaux qui en dérivent... - et cette similitude est vraiment trop claire pour que je me croie obligé à t'en donner la figure.

- Mais les lunatiques, monsieur? dit Daniel en déposant proprement mon habit sur mon pupitre...

- J'y arrivais, Daniel. Les lunatiques, dont tu parles, occuperaient selon moi le degré le plus élevé de l'échelle qui sépare notre planète de son satellite, et comme ils communiquent nécessairement de ce degré avec les intelligences d'un monde qui ne nous est pas connu, il est assez naturel que nous ne les entendions point, et il est absurde d'en conclure que leurs idées manquent de sens et de lucidité, parce qu'elles appartiennent à un ordre de sensations et de raisonnements qui est tout à fait inaccessible à notre éducation et à nos habitudes. As-tu jamais vu, Daniel, des sauvages Esquimaux?

- Il y en avait deux sur le vaisseau du capitaine Parry.

- As-tu parlé à ces Esquimaux?

- Comment aurais-je pu leur parler, puisque je ne savais pas leur langue?

- Et si tu avais subitement reçu le don des langues, par intuition, comme Adam, ou par inspiration, comme les compagnons du Sauveur, ou par tout autre phénomène moral, comme un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, qu'aurais-tu dit à ces Esquimaux?

- Qu'aurais-je pu leur dire, puisqu'il n'y a rien de commun entre les Esquimaux et moi?

- Voilà qui est bien. Je n'ai plus qu'une question à te faire. Crois-tu que ces Esquimaux pensent et qu'ils raisonnent?

- Je le crois, dit Daniel, comme voilà une brosse, et la redingote de monsieur que je viens de plier sur le pupitre.

- Eh bien, m'écriai-je en claquant des mains, puisque tu crois que les Esquimaux pensent et qu'ils raisonnent, quoique tu ne les comprennes point, que me diras-tu maintenant des lunatiques?

- Je dirai, monsieur, répondit intrépidement Daniel, que la maison des lunatiques de Glasgow est certainement la plus belle de l'Ecosse, et par conséquent du monde entier.

Je ne sais si vous avez jamais éprouvé, lecteur, un désappointement plus cruel que celui de mon ami le bachelier Farfallo de las Farfallas, qui passa toute une nuit pluvieuse à sonner des cantatilles sur sa mandoline, au pied de la croisée d'une belle richement vêtue à la française - elle n'en bougea pas!... - et qui ne s'aperçut qu'au point du jour que c'était un mannequin dont la Pédrilla venait de faire emplette à Paris, pour sa boutique de modes.

Je ressentis quelque chose de pareil à la réponse de Daniel, dont il résultait démonstrativement que mes inductions philosophiques n'étaient ni plus ni moins inintelligibles pour lui que le langage des Esquimaux du capitaine Parry.

Mais je me consolai en pensant qu'il y avait là un argument irrésistible en faveur de ma théorie des lunatiques. - Et vous savez par expérience que rien n'imprime une impulsion plus bienveillante à la pensée que la satisfaction de soi-même.

Qu'importe où je vivrai, pensai-je intérieurement, pourvu que j'emporte avec moi des idées douces et d'agréables fantaisies, qui entretiennent dans mon organisme parfaitement équilibré ce jeu souple des agents de la vie, cette température tiède et régulière du sang, cette inaltérable harmonie de l'action et de la fonction qu'on appelle vulgairement la santé?

- Daniel, dis-je à haute voix, tu es né à Glasgow, mon enfant?...

- En Canongate, monsieur, cinq ou six maisons au-dessous de celle du bailli Jervis...

- Tu as laissé à Glasgow quelque jeune maîtresse à la mante rouge ou noire, aux pieds nus plus blancs que l'albâtre, à l'oeil vif et hardi comme celui du faucon, tes amis d'enfance, tes parents, ta vieille mère peut-être...

Daniel me répondit par un signe négatif, mais je ne voulus pas m'en apercevoir.

- Tu te souviens des jeux des rives de la Clyde, et de ses talus verdoyants, et du bruit retentissant des marteaux d'High Street, et de la solennité sérieuse de la vieille église! Ecoute, Daniel, nous irons à Glasgow, et je verrai tes lunatiques...

- Nous irons à Glasgow! s'écria Daniel ivre de joie.

- Nous partirons à six heures du soir, continuai-je en réglant ma montre. Comme, dans le pays de liberté plénière où nous sommes, j'ai la précaution d'être toujours muni d'un passeport et d'un permis de poste, je n'attends plus que les chevaux. Et la route intermédiaire m'étant tout à fait inconnue, ne manque pas de dire que je ne m'arrêterai qu'à 55 degrés 51 minutes de latitude.

Daniel était parti.

Dix jours après, je descendis à Bucks'head Inn, où l'on est pour le moins aussi bien qu'au Star.

 

II. Qui est la continuation du premier, et où l'on rencontre le personnage le plus raisonnable de cette histoire à la maison des fous.

Je visitai la maison des lunatiques, le jour de Saint-Michel, époque où l'aube d'Ecosse commence à se rapprocher visiblement du crépuscule qui la suit, et je m'y pris de bonne heure, parce que j'avais entendu parler de son jardin botanique si riche en plantes rares et merveilleuses. J'y arrivai à dix heures, par une de ces matinées pâles et sans soleil, mais calmes et de bon augure, qui annoncent une soirée paisible. Je ne m'arrêtai pas à ces tristes infirmités de l'espèce qui attirent les curieux devant la loge des fous. Je ne cherchais pas le fou malade qui épouvante ou qui rebute, mais le fou ingénieux et presque libre, qui s'égare dans les allées sous l'escorte attentive de la pitié, et qui n'a jamais rendu nécessaire celle de la défiance et de la force. Et moi aussi, j'allais, je me perdais parmi ces détours, comme un lunatique volontaire qui venait réclamer de ces infortunés quelques droits de sympathie. Je remarquai bientôt qu'ils s'écartaient de mon passage avec une dignité triste, celle du malheur, peut-être, et peut-être aussi celle d'une révélation instinctive de supériorité morale, qui est pour eux la compensation de l'esclavage philanthropique auquel notre sublime raison les condamne. Je m'éloignai respectueusement du chemin de ces solitaires plus judicieux que nous, pour lesquels l'homme social n'est que trop justement un objet d'inquiétude et de terreur.

Hélas! dis-je dans la profonde amertume de mon coeur, voilà l'effet de notre ambitieuse et fausse civilisation!... Ce que j'ai de frères sur la terre se détournent de moi, parce que je porte ce funeste habit du riche qui leur dénonce un ennemi!... Et ce qui me reste à moi qui fuis le monde, comme ils me fuient, c'est le commerce de cette création vivante et sensible, mais impensante et impassionnée, qui ne peut pas payer mes sentiments d'un sentiment!...

Je réfléchissais à ceci en mesurant du regard un grand carré de mandragores presque entièrement moissonné jusqu'à la racine par la main de l'homme, et sur lequel toutes ces mandragores gisaient flétries et mortes sans que personne eût pris la peine de les recueillir. Je doute qu'il y ait un endroit au monde où l'on voie plus de mandragores.

Comme je me rappelai subitement que la mandragore était un narcotique puissant, propre à endormir les douleurs des misérables qui végètent sous ces murailles, j'en arrachai une de la partie du carré qui n'était pas encore atteinte, et je m'écriai en la considérant de près: Dis-moi, puissante solanée, soeur merveilleuse des belladones, dis-moi par quel privilège tu supplées à l'impuissance de l'éducation morale et de la philosophie politique des peuples, en portant dans les âmes souffrantes un oubli plus doux que le sommeil, et presque aussi impassible que la mort?...

- Vous a-t-elle répondu?... me demanda un jeune homme qui se levait à mes pieds. A-t-elle parlé? a-t-elle chanté? Oh! de grâce, monsieur, apprenez-moi si elle a chanté la chanson de la mandragore:

C'est moi, c'est moi, c'est moi,

Je suis la mandragore,

La fille des beaux jours qui s'éveille à l'aurore,

Et qui chante pour toi!

- Elle est sans voix, lui répondis-je en soupirant, comme toutes les mandragores que j'ai cueillies de ma vie...

- Alors, reprit-il en la recevant de ma main et en la laissant tomber sur la terre, ce n'est donc pas elle encore!

Pendant qu'il restait plongé dans une méditation douloureuse, en proie au regret inexplicable pour vous et pour moi de n'avoir pas encore trouvé une mandragore qui chantât, je prenais le temps de le regarder avec attention, et je sentais s'accroître de plus en plus l'intérêt que le son tendrement accentué de sa voix et le caractère innocent et naïf de son aliénation m'avaient inspiré d'abord. Quoique sa physionomie, fatiguée par une habitude non interrompue d'espérances et de désappointements, portât les traces d'un souci amer, elle n'annonçait pas plus de vingt-deux ans. Il était pâle; mais de cette pâleur de tristesse et d'abattement sur laquelle on sent qu'un jour de pure allégresse ranimerait toute la fraîcheur de la santé; ses traits avaient la pureté du style grec, mais non sa froideur et sa symétrie; on devinait même au galbe bien arrêté de ces lignes régulières l'impression d'une âme rêveuse et mobile, quoique soumise et timide. La courbure étroite et noire de ses sourcils parfaitement arqués n'avait certainement jamais fléchi sous le poids d'un remords, que dis-je? sous celui d'une de ces inquiétudes passagères de la conscience qui troublent quelquefois jusqu'au repos légitime de la vertu. Ses grands yeux, quand il les ramena sur moi, m'étonnèrent par je ne sais quelle transparence humide et bleue qui baignait un disque d'ébène où le feu du regard s'était assoupi, et ma monomanie poétique vint me rappeler l'atmosphère d'azur livide où plonge un astre éclipsé. Enfin, pour m'expliquer plus clairement, et j'aurais peut-être dû commencer par là, ce qui serait arrivé infailliblement si j'étais maître de me défendre de l'invasion de la métaphore et du despotisme de la phrase, je vous dirai en langue vulgaire que c'était un fort beau garçon, qui avait les yeux, les sourcils et les cheveux noirs comme du jais.

Ce qui me frappa cependant le plus, tant la recommandation extérieure agit invinciblement sur la raison la plus libre de préjugés, ce fut la recherche singulière, pour ne pas dire fastueuse, du costume de mon lunatique, et l'aisance abandonnée avec laquelle il portait ces richesses, aussi insoucieusement qu'un montagnard des Highlands qui descend aux basses-terres, drapé de son plaid. Une de ces chaînes d'or souple et doux que les Nababs rapportent de l'Inde paraissait soutenir un médaillon sur sa poitrine, et le châle le plus fin de tissu et le plus élégant de broderies qui soit sorti des fabriques de Cachemire la traversait en sautoir flottant. Quand il passa ses doigts forts et sa main musclée, mais d'un blanc pur et joli comme l'ivoire, dans les touffes de sa chevelure, je les vis étinceler de bagues, de rubis et de bracelets de diamants, et c'est un fait sur lequel je ne saurais me tromper, moi qui apprécie de l'oeil les pierres précieuses au carat et au grain, et qui défie sur ce point le réactif du chimiste, l'émeri du lapidaire et la balance du joaillier.

- Comment vous appelez-vous, monsieur?... lui dis-je, avec l'expression un peu confuse, et difficile à caractériser pour moi-même, de l'attendrissement que m'inspirait l'infortune de mon semblable, et du respect que m'imposaient malgré moi les débris de l'opulence d'un grand prince déchu.

- Monsieur!... reprit-il en souriant... je ne suis pas un monsieur. On m'appelle Michel, et plus communément Michel le Charpentier, parce que c'est mon état.

- Permettez-moi de vous dire, Michel, que rien n'annonce dans vos manières un simple charpentier, et que je crains qu'une préoccupation d'esprit qui vous maîtrise à votre insu ne vous trompe sur votre véritable condition.

- Il est assez naturel, monsieur, de former une pareille conjecture dans la maison où nous sommes, vous comme curieux, et moi comme détenu; mais je vous assure que mon nom et ma profession sont les seules choses qu'on n'y ait pas contestées. Ce qu'il y a de vrai, c'est que je suis un charpentier opulent, le plus riche du monde, peut-être; et quant à ces objets de luxe dont l'étalage explique très bien l'erreur obligeante dans laquelle vous êtes tombé sur mon compte, je ne les porte point par orgueil, je vous prie de le croire, mais parce que ce sont des présents de ma femme, qui fait, depuis plusieurs années, un commerce florissant avec le Levant. Si on ne m'en a pas retiré l'usage en m'admettant ici, c'est peut-être, comme je l'ai pensé quelquefois, que j'y suis placé sous quelque protection inconnue, et aussi parce que mon caractère inoffensif et paisible me recommande à l'humanité, à la confiance et aux égards des gardiens.

Frappé de cette manière nette et simple d'exprimer des idées naturelles, dont je ferais probablement moins de cas si elle m'était plus familière: - Attendez, mon cher Michel, lui demandai-je d'un ton de curiosité inquiète: - Vous avez dû participer à des opérations bien importantes pour parvenir à un état de fortune aussi considérable?...

Michel rougit, parut embarrassé un moment, et puis, arrêtant sur moi un oeil assuré, mais plein de candeur:

- Oui, monsieur, répondit-il, mais j'ai peine moi-même à me rendre un compte exacte de l'origine et de l'objet de mes entreprises, quoiqu'il n'y ait rien de plus vrai. C'est moi qui fournis les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais que Salomon fait bâtir à la reine de Saba, au juste milieu du lac d'Arrachieh, à deux jours de l'oasis de Jupiter Ammon, dans le grand désert libyque.

- Oh! oh! m'écriai-je, ceci est tout à fait différent. Mais vous m'avez dit, si je ne me trompe, que vous étiez marié. Votre femme est-elle jeune?

- Jeune! dit Michel encore plus troublé. Non, monsieur. J'imagine qu'elle a plus de trois mille ans, mais elle n'en paraît guère que deux cents.

- De mieux en mieux, mon ami! Ces notions, Dieu soit loué, ne sont plus de ce monde. Au moins, pensez-vous qu'elle soit belle, malgré son grand âge?

- Ni pour le monde, ni pour vous, monsieur. Belle pour moi, comme la femme qu'on aime, comme la seule femme qu'on puisse aimer!...

- Et ne vous est-il jamais arrivé de croire que la volonté de votre femme, que l'influence de sa fortune et de son crédit, soient entrées pour quelque chose dans les persécutions que vous éprouvez?

- Je l'ignore, et je regretterais de l'avoir ignoré, car cette idée aurait embelli ma prison.

- Pourquoi, Michel, pourquoi?

- Parce qu'elle ne peut rien vouloir qui ne soit bien.

- Oh! Michel! vous excitez vivement ma curiosité! Je voudrais connaître cette histoire!

Je ne sais si vous êtes comme moi, mes amis, mais j'aurais volontiers cédé ma place à trois séances solennelles de l'Institut, pour suivre Michel dans le labyrinthe fantastique où ses demi-confidences m'avaient engagé...

Et si vous n'étiez pas comme moi, j'ai le bonheur de tenir le fil d'Ariane à votre disposition. Faites passer rapidement sous le pouce de la main droite, - ou bien sous celui de la main gauche, si vous êtes scaeve ou gaucher, - ou même sous celui des deux mains qu'il vous plaira d'employer, si vous êtes ambidextre; faites-y passer, dis-je, en rétrogradant, les feuillets que vous venez de parcourir. Cela sera facile et bientôt fait, surtout si vous avez le geste assez sûr et assez agile, dans votre empressement, pour en ramener plusieurs à la fois. Vous arriverez ainsi au frontispice, à la garde, à la couverture, c'est-à-dire à la porte d'entrée de ce dédale ennuyeux, et vous pourrez faire voile vers Naxos.

- Mon histoire, dit Michel d'un air réfléchi, en portant successivement les yeux sur le point qu'occupait alors le soleil dans le ciel et sur le petit coin de mandragores qui lui restait à défricher, pour se détromper de l'existence de la mandragore qui chante, au moins dans le jardin des lunatiques de Glasgow... - Mon histoire? elle est bizarre et incompréhensible, sans doute, puisque personne n'y croit; puisqu'on juge au contraire, partout où j'en parle, que ma foi dans des événements imaginaires au jugement de la raison universelle est un signe de faiblesse et de dérangement d'esprit; puisque ce motif seul a déterminé les précautions bienveillantes dont je suis l'objet, que vous appeliez tout à l'heure des persécutions, et que je n'attribue qu'à l'humanité. Que vous dirai-je, enfin? cette histoire est pour moi une suite de notions claires et certaines, mais telles que j'en trouve moi-même l'enchaînement inexplicable, et que j'essayerais quelquefois d'en détourner ma pensée, si elles ne me retraçaient l'idée de mes jours heureux, et si elles ne me rendaient surtout présente la nécessité d'accomplir un saint devoir, pour lequel il ne me reste que ce jour, qui expire au coucher du soleil.

J'allais l'interrompre. Il s'en aperçut, et continuant vivement, comme s'il avait prévu mon dessein:

- Il faut, poursuivit-il en mettant le doigt sur sa bouche avec une expression mystérieuse, que j'arrive à Greenock avant minuit, et je m'inquiéterais peu de la longueur et de la difficulté du voyage si j'avais achevé ma tâche. Voilà ce qui m'en reste, ajouta Michel en me montrant les mandragores sur pied, qui se déployaient en verdoyant, et se balançaient gaiement à une petite brise, sous le jeu des rayons qui traversaient le nuages comme une clairière. - Je ne suis pas en peine, continua-t-il, de finir ma besogne en quelques minutes; mais je n'ai pas de raison de vous le dissimuler, puisque vous avez la bonté de vous intéresser à moi... c'est là, c'est dans cette touffe de vertes et riantes mandragores qu'est caché le secret de mes dernières illusions; c'est là qu'à la dernière, à laquelle il reste encore une fleur, à celle qui cédera sous le dernier effort de mes doigts, et qui arrivera muette à mon oreille, comme la vôtre, mon coeur se brisera! et vous savez si l'homme aime à repousser jusqu'à son dernier terme, sous l'enchantement d'une espérance longtemps nourrie, la désolante idée qu'il a tout rêvé... TOUT; et qu'il ne reste rien derrière ses chimères... RIEN!... j'y pensais quand vous êtes venu, et voilà pourquoi je m'étais assis.

Quel infortuné, ô mon Dieu! n'a pas eu sur la terre, où tu nous as jetés pêle-mêle, sans nous peser et sans nous compter... dans un moment de colère ou de dérision!... quel homme n'a pas eu sa mandragore qui chante?...

- Vous avez donc le temps, Michel, de me faire ce récit... et, pendant que vous me le ferez, nous veillerons à la garde de vos mandragores, et surtout de celle qui a encore une fleur, belle d'ici comme une étoile. J'imagine que la Providence peut nous fournir, durant les heures qui nous restent, quelque motif de consolation.

Michel pressa ma main; il s'assit près de moi, les yeux tournés sur ses mandragores, et il commença ainsi.

 

III. Comment un savant, sans qu'il y paraisse, peut se trouver chez les lunatiques, par manière de compensation des lunatiques qui se trouvent chez les savants.

- Je suis né à Granville en Normandie.

- Attendez, Michel; un mot avant d'entrer dans ce récit, que je tâcherai de ne pas interrompre souvent.

Jusque-là, Michel m'avait parlé en anglais; il me parlait en français alors.

- La langue française est votre langue naturelle, et je ne m'en serais pas aperçu, à la manière dont vous vous exprimez dans celle dont nous nous sommes servis. Laquelle des deux vous est plus familière, car cela me serait indifférent pour vous entendre?

- Je le sais, monsieur; mais j'ai cru remarquer que vous étiez mon compatriote; et, quoique les deux langues me soient également familières, j'ai préféré celle qui me donnait un titre de plus à votre attention, et peut-être à votre indulgence.

- Devez-vous cet avantage, assez rare à votre âge et dans votre état, à l'usage ou à l'éducation?

- A l'usage et à l'éducation.

- Pardonnez-moi tant de questions, Michel; parlez-vous d'autres langues que ces deux langues avec la même facilité?

Ici Michel baissa les yeux, comme toutes les fois qu'il avait à faire un aveu pénible pour sa modestie.

- Je crois parler avec la même facilité toutes les langues que je sais.

- Mais encore?

- Celles de tous les peuples dont le nom a été recueilli par les historiens ou les voyageurs, et qui ont écrit leur alphabet.

- Oh! pour cette fois, Michel, ce n'est ni l'éducation ni l'usage qui ont pu vous communiquer cette science perdue depuis les apôtres! A qui en avez-vous l'obligation, je vous prie?

- A l'amitié d'une vieille mendiante de Granville.

- Alors, dis-je en laissant tomber mes mains sur mes genoux, pour Dieu, Michel, reprenez votre narration, dussé-je ne jamais sortir, pour en entendre la fin, de l'hospice des lunatiques de Glasgow. - D'ailleurs, ajoutai-je en moi-même, il est probable, si cela continue, que je n'aurai rien de mieux à faire que d'y rester.

 

IV. Ce que c'est que Michel, et comment son oncle l'avait sagement instruit dans l'étude des bonnes lettres et la pratique des arts mécaniques.

- Je suis né à Granville, en Normandie. Ma mère mourut peu de jours après ma naissance. Mon père, que j'ai connu à peine, était un riche négociant qui trafiquait depuis longtemps dans les Indes. A son dernier voyage, qui devait être plus long et plus hasardeux que les autres, il me laissa sous la garde de son frère aîné, qui l'avait précédé dans ce commerce, et qui n'avait d'autre héritier que moi.

Mon oncle se ressentait peut-être un peu, dans ses manières, de la rudesse qu'on attribue ordinairement aux marins: la fréquentation des Orientaux, et quelque séjour parmi ces peuplades peu civilisées qu'on appelle sauvages, lui avaient inspiré une sorte de mépris systématique pour la société et pour les moeurs européennes; mais il était doué, à cela près, d'un sens juste et délicat; et, bien qu'il m'entretînt de préférence des histoires merveilleuses de ces pays d'enchantement pour lesquels sa conversation m'inspirait une prédilection de jour en jour plus vive, il trouvait toujours manière d'en tirer, pour mon instruction, d'excellents enseignements. Les imaginations poétiques de l'homme simple, dont le commerce du monde n'a pas altéré la naïveté, ne lui paraissaient gracieuses et charmantes qu'autant qu'il en résultait un avantage réel d'utilité morale pour la conduite de la vie, et il les regardait comme d'admirables emblèmes qui enveloppent agréablement les leçons les plus sérieuses de la raison. Il avait coutume de les terminer, pendant que j'étais encore suspendu au charme de ses récits, par cette formule qui ne sortira jamais de mon esprit:

"Et si cela n'est pas vrai, Michel, chose dont je suis à peu près convaincu, ce qu'il y a de vrai, c'est que la destination de l'homme sur la terre est le travail; son devoir, la modération; sa justice, la tolérance et l'humanité; son bonheur, la médiocrité; sa gloire, la vertu; et sa récompense, la satisfaction intérieure d'une bonne conscience."

Quoiqu'il ne fût pas très savant et qu'il n'entendît que par pratique la plupart des sciences essentielles de son état, il n'avait rien négligé pour mon éducation: à quatorze ans, je savais passablement ce qu'on enseigne aux enfants qui doivent être riches; les langues anciennes et modernes qui entrent dans les bonnes études classiques, la partie indispensable des beaux-arts, qui s'applique le plus communément aux besoins de la société, et même quelques arts d'agrément qui contribuent au bien-être ou à la consolation de l'homme livré à lui-même, par l'effet de son caractère ou le hasard de sa fortune; mais on m'avait fait approfondir davantage les éléments les plus positifs des connaissances humaines dans leur rapport expérimental avec l'utilité commune, et mes maîtres ne trouvaient pas que j'eusse mal profité.

J'arrivais, comme je l'ai dit, au commencement de ma quinzième année. Un soir, mon oncle me tira à part à la fin d'un petit régal qu'il avait donné à mes instituteurs et à mes camarades, le propre jour de Saint-Michel, qui est celui-ci, et qui est l'anniversaire de ma naissance et de la fête de mon patron; c'était à Granville, où saint Michel est particulièrement honoré, un des derniers jours des vacances.

Après m'avoir baisé tendrement sur les deux joues, il me fit asseoir en face de lui, vida sa pipe sur son ongle, et me parla dans les termes que je vais vous rapporter.

"Ecoute, mon enfant, ce n'est pas un conte que je vais te faire aujourd'hui: je suis content de toi; te voilà, grâce à Dieu et à ton bon naturel, un assez joli garçon pour ton âge; il faut maintenant penser à l'avenir, qui est toute la vie du sage, puisque le présent n'est jamais, et que le passé ne sera plus. J'ai entendu dire cela dans un pays où l'on en sait plus long qu'ici. Je te vois tous les avantages qui peuvent recommander dans le monde un aimable enfant bien nourri, entretenu d'utiles instructions, et pénétré de principes honnêtes; cependant, mon pauvre Michel, tu ne tiens pas plus à la vie, par une ressource solide, que la cendre qui vient de tomber de ma pipe, tant que tu n'as pas un bon état à la main. Je n'ai pas parlé de ceci, tant que je t'ai vu frêle et gentil comme une petite fille qui n'a affaire que de vivre et de se porter gaillardement, parce que je craignais de te fatiguer, en compliquant des études que tu poussais déjà plus chaudement que je n'aurais voulu pour une santé qui m'est si chère! A cette heure, petit, que nous sommes sortis des brisants, que nous filons sous un joli vent comme des oiseaux, et que nous avons notre gourdoyement aussi libre que des poissons, il faut que nous parlions raison dans la chambre du capitaine. - Avec tes joues épanouies et vermeilles qui ressemblent à des pivoines, et tes mains aussi fortes que le meilleur harpon qu'ait jamais lancé un pêcheur hollandais sur les côtes du Spitzberg, tu serais bien étonné s'il fallait, je ne dis pas gréer un canot, mais tailler une pièce au radoub, étancher une étoupe goudronnée au calfat, ou tendre une ligne à l'estrope. Je te parlerai de cela une autre fois, et je ne te reproche pas, cher neveu, de ne pas savoir ce que je ne t'ai jamais fait apprendre; ce que je veux te dire pour ta gouverne, c'est que c'est dans la pratique des métiers, quel que soit le vent qui fatigue tes relingues, ou le sable que te rapporte la sonde, c'est là seulement, vois-tu, que sont placés nos moyens les plus assurés d'existence; et si tu voyais, dans une de ces occasions difficiles où tous les hommes peuvent se trouver, un savant ou un homme de génie qui ne sache faire oeuvre de ses dix doigts, tu en aurais vraiment pitié. Après le prêtre auquel j'ai foi, et le roi que je respecte, la position la plus honorable de la société, Michel, c'est celle de l'ouvrier.

"Tu pourrais me dire à cela, Michel, que tu as de la fortune, et tu ne me le diras pas, car tu es un enfant raisonnable et beaucoup plus réfléchi que ton âge ne le comporte. Il me serait en effet trop facile de te répondre et de te désabuser; il n'y a de fortune solide pour l'homme que celle qu'il doit à son travail ou à son industrie, et qu'il ménage et conserve par sa bonne conduite: celle qu'il reçoit du hasard de sa naissance appartient toujours au hasard, et la plus hasardeuse de toutes est celle de ton père et la mienne, la fortune du marin.

La tienne est en effet assez grande aujourd'hui pour satisfaire à l'ambition d'un homme simple qui ne veut que se reposer, et qui ne cherche de plaisirs que ceux dont la nature est prodigue pour les hommes simples; mais à supposer qu'elle t'arrive bien plus tôt que tu ne le voudrais, et que notre mort devance le terme commun pour t'enrichir malgré toi, au moment où l'aisance et la liberté ont le plus de prix, que ferais-tu, mon pauvre Michel, de ton opulente oisiveté? Les loisirs des gens riches ne sont qu'un insupportable ennui pour ceux qui n'en savent pas appliquer l'usage au bien-être des autres; et il n'y a point de Crésus, vois-tu, qui n'ait senti quelquefois que le meilleur des jours de la vie est celui qui gagne son pain.

J'arrive maintenant au point le plus important de mon sermon, car tu savais aussi bien que moi tout ce que je t'ai dit jusqu'ici. Mon intention, cher petit neveu, n'est pas d'attrister ta fête par l'inquiétude d'un malheur possible, mais contre lequel toutes les circonstances nous rassurent. Ton père avait placé son bien et une partie du mien dans une belle spéculation qui nous souriait depuis vingt ans; il y en a deux que je n'ai reçu de ses nouvelles, et les malheureuses guerres de l'Europe expliquent trop ce retard, pour que je m'en sois mis en peine plus qu'il ne convient à un vieux loup de mer qui a été retenu trois ans aux îles Bissayes, et qui regretterait de n'y être pas encore, soit dit en passant, si je ne t'aimais aussi tendrement que mon propre fils. Mais, comme dit le marin, au bout du câble faut la brasse, et si dans deux autres années d'ici nous n'avions pas entendu parler de Robert, il serait force de risquer le tout pour le tout, et d'aller le chercher d'île en île, certain que je suis de te le ramener, car je sais mieux son itinéraire, Michel, que tu ne sais la longitude d'Avranches. Alors cependant, adieu le double patrimoine du pauvre Michel! Plus d'oncle, plus de père, plus d'habit d'hiver, plus d'habit d'été, plus d'argent dans la poche le dimanche, plus de banquet à la maison le jour de sa fête: il faudrait, tout savant qu'il fût, si on lui refusait une place de répétiteur chez le riche, ou une place d'expéditionnaire chez le chef de bureau, que M. Michel allât déterrer ses coques dans le sable pour déjeuner, et qu'il allât mendier pour dîner, à côté de la vieille naine de Granville, sur le morne de l'église."

Arrêtez, arrêtez, mon oncle! lui dis-je en baignant sa main de larmes de tendresse. Je serais trop indigne de vous, si je ne vous avais pas encore compris. L'état de charpentier m'a toujours plu. "L'état de charpentier! s'écria mon oncle avec une sorte d'explosion de joie, tu n'es vraiment pas dégoûté! Je ne t'en aurais jamais indiqué un autre! Le charpentier, mon enfant! c'est dans ses chantiers que notre divin maître a daigné choisir son père adoptif!... et ne doute pas qu'il ait voulu nous enseigner par là que, de tous les moyens d'existence de l'homme en société, le travail manuel était le plus agréable à ses yeux; car il ne lui en coûtait pas davantage de naître prince, pontife ou publicain. Le charpentier, souverain sur mer et sur terre par droit d'habileté, qui jette des vaisseaux à travers l'Océan, et qui édifie des villes pour commander aux ports, des châteaux pour commander aux villes, des temples pour commander aux châteaux! Sais-tu que j'aimerais mieux qu'on dît de moi que j'ai lancé dans l'espace les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais de Salomon que d'avoir écrit la loi des Douze Tables?"

C'est ainsi, monsieur, qu'il fut convenu que j'apprendrais l'état de charpentier, jusqu'à l'âge de seize ans, qui était l'époque extrême où le défaut de renseignements sur le sort de mon père pouvait en faire pour moi une importante ressource; mais mon oncle exigea en même temps que je ne renonçasse point aux études que j'avais commencées, et qui furent seulement distribuées en sorte que mes doubles travaux ne se nuisissent pas mutuellement. Comme cette disposition, qui ne me prenait pas plus de temps, jetait au contraire une distraction agréable et variée dans ma vie, mes faibles progrès parurent encore plus sensibles que par le passé. En moins de deux ans, j'étais devenu maître ouvrier; et d'un autre côté, je connaissais assez les langues classiques pour pénétrer peu à peu, avec une facilité qui s'augmentait tous les jours, dans l'intelligence des auteurs. Je vous prie de croire que ma modestie n'est presque intéressée en rien à cet aveu, puisque je devais ces nouvelles acquisitions de mon esprit à des enseignements particuliers, dont tout autre que moi aurait certainement tiré un plus grand profit. C'est ce qu'il faut que je vous explique maintenant pour l'intelligence du reste de mon histoire, si toutefois elle n'a pas déjà lassé votre patience.

Je témoignai à Michel que je l'entendrais avec un plaisir que ma seule crainte est de ne pas faire partager au lecteur, - et il continua:

 

V. Où il commence à être question de la Fée aux Miettes.

- Si vous êtes jamais allé à Granville, monsieur, vous devez avoir entendu parler de la naine qui couchait sous le porche de l'église, et qui mendiait à la porte?

- Ce que vient d'en dire votre oncle, Michel, est tout ce que j'en sais; et je ne pensais pas que cette malheureuse créature pût tenir une autre place dans votre histoire. C'est ce qui m'a empêché de m'en informer.

- La naine de Granville, reprit Michel, était une petite femme de deux pieds et demi au plus, dont la taille courte, et d'ailleurs assez svelte, était la moindre singularité. Personne ne lui avait connu ni origine ni parents; et quant à son âge, il était tel qu'il n'existait pas un vieillard à dix lieues à la ronde qui se souvînt de l'avoir connue plus jeune en apparence, plus huppée, ou plus grandelette. Les gens instruits pensaient même qu'on ne pouvait expliquer naturellement les traditions populaires qui couraient à son sujet, qu'en supposant qu'il y avait eu successivement plusieurs femmes semblables à celle-ci, que la mémoire des habitants s'était accoutumée à confondre entre elles, à cause de l'analogie de leur physionomie et de leurs habitudes, et on citait en effet un titre de 1369, où le droit de coucher sous le porche du grand portail, et de présenter l'eau bénite aux fidèles pour en obtenir quelque légère aumône, lui était garanti en reconnaissance du don qu'elle avait fait à l'église de plusieurs belles reliques de la Thébaïde.

Cette méprise paraissait d'autant plus vraisemblable qu'on avait vu maintes fois la naine de Granville s'absenter pendant des mois, pendant des saisons, pendant des années, et même pendant le cours d'une ou deux générations, sans qu'on sût ce qu'elle était devenue; et il fallait en effet qu'elle eût considérablement voyagé, car elle parlait toutes les langues avec la même facilité, la même propriété de termes, la même richesse d'élocution, que le français de Blois ou de Paris, qui n'était pas lui-même sa langue naturelle. Cette science des souvenirs dont elle ne faisait aucun étalage, car elle ne se servait d'ordinaire, que de notre patois bas-normand, lui avait donné, comme vous pouvez croire, un immense crédit dans les écoles où elle venait journellement recueillir pour ses repas les débris de nos déjeuners, et cette dernière particularité jointe aux idées superstitieuses et aux folles rêveries dont nos nourrices et nos domestiques nous berçaient depuis l'enfance, avait valu à la pauvre naine, parmi les jeunes garçons de mon âge, un surnom assez fantasque: on l'appelait la Fée aux Miettes. C'est ainsi que je vous en parlerai à l'avenir.

Ce qu'il y a de certain, monsieur, c'est qu'aucune difficulté de thème ou de version n'eût embarrassé la Fée aux Miettes, et elle se gardait bien de nous les expliquer sans nous les rendre aussi claires qu'elles l'étaient pour elle-même, de sorte que notre travail se trouvait infiniment meilleur et notre instruction aussi, puisque nous entendions parfaitement tout ce qu'elle nous faisait faire, et que nous pouvions appuyer par de bonnes autorités et de bons raisonnements tout ce que nous avions fait. Nous n'étions pas assez ingrats pour cacher les obligations que nous avions à la Fée aux Miettes; mais nos respectables maîtres, qui ne voyaient en elle qu'une misérable mendiante, et qui l'honoraient cependant comme une digne femme, n'étaient pas fâchés de sentir notre émulation excitée par une illusion innocente. - Oh! oh! s'écriaient-ils en riant, quand il arrivait une excellente composition cicéronienne qui enlevait d'emblée la première place, - voici qui ressent la touche et l'inspiration de la Fée aux Miettes. - Et il n'y avait rien de plus vrai. J'ai souvent désiré de savoir si ce dicton s'était conservé à Granville.

- La Fée aux Miettes n'est donc plus à Granville, mon ami?

- Non, monsieur, répondit Michel en soupirant et en élevant les yeux au ciel!

 

VI. Où la Fée aux Miettes est représentée au naturel, avec de beaux détails sur la pêche aux coques, et sur les ingrédients propres à les accommoder, pour servir de supplément à la Cuisinière bourgeoise.

- Il n'y avait pas un écolier à Granville qui n'aimât la Fée aux Miettes, continua Michel, mais elle m'inspirait dès ma douzième année un penchant de vénération tendre et de soumission presque religieuse qui tendait à un autre ordre d'idées et de sentiments. Etait-il l'effet d'une reconnaissance profondément sentie ou le résultat de cette éducation privée qui m'avait fait contracter de bonne heure, dans la conversation de mon oncle André, le goût de l'extraordinaire et du surnaturel, c'est ce que je ne saurais démêler. Il est vrai, cependant, qu'elle m'affectionnait elle-même entre tous mes camarades, et que, si je l'avais voulu, j'aurais toujours été le premier de l'école. Je ne le désirais point, parce que cet avantage qu'on prend sur les autres est une des raisons qui nous en font haïr, et que je regardais l'amitié comme un avantage bien plus doux que ceux qui résultent de la supériorité de l'instruction et du talent. C'était donc pour mon propre bonheur, et il y a bien peu de mérite à cela, que dans les fréquentes conférences où nous admettait la Fée aux Miettes, sous le porche de l'église, avant d'entrer à la messe ou aux vêpres, je lui disais le plus souvent, en la tirant un peu en particulier: - J'ai eu du temps cette semaine pour travailler à ma composition, et je la crois aussi bonne que je puisse la faire, en m'aidant, à part moi, des conseils que j'ai reçus de vous jusqu'ici; mais voilà Jacques Pellevey que ses parents veulent mettre dans les ordres, et Didier Orry, dont le père est bien malade et recevrait une grande consolation de voir Didier réussir dans ses études. Comme j'ai fait tout ce qu'il fallait pour contenter mon oncle et mes professeurs, je ne désire maintenant que de voir Jacques et Didier alterner à la première place jusqu'à la fin de l'année. Je vous prie aussi de soutenir un peu Nabot, le fils du receveur, quoique je sache bien qu'il ne m'aime pas et qu'il me battrait s'il en avait la force; mais parce qu'il me semble qu'il aurait moins d'aigreur dans le caractère, s'il n'était pas si malheureux dans ses études, et que le dépit d'être toujours le dernier n'eût pas altéré son naturel.

- Je ferai ce que tu me demandes, me répondit la Fée aux Miettes en prenant un petit air soucieux, et je ne suis pas étonnée que tu me l'aies demandé; parce que je connais ton bon coeur; mais il serait possible, si je réussissais, que tu n'eusses pas le grand prix à la Saint-Michel. Alors, lui répondis-je, cela me serait égal. - Et à moi aussi, reprenait la Fée aux Miettes, avec un sourire doux et significatif que je n'ai jamais connu qu'à elle.

J'eus pourtant le grand prix cette année-là, avec Jacques, qui entra au séminaire, et Didier, dont le père guérit. Nabot mérita l'accessit, au grand étonnement de tout le monde, mais il m'en a longtemps voulu, parce qu'il regarda comme une injustice la préférence qu'on m'avait donnée sur lui.

- Avez-vous eu d'autres ennemis au monde, Michel?...

- Je ne crois pas, monsieur.

Jusqu'ici je ne vous ai parlé que de l'âge et de la taille de la Fée aux Miettes. Vous ne la connaissez pas encore. Je vous ai dit, si je ne me trompe, qu'elle était assez svelte dans sa tournure, mais cela ne peut s'entendre que d'une très vieille femme qui a conservé, par bonheur ou par régime, quelque souplesse et quelque élégance de formes. Elle prêtait souvent cependant à l'idée que nous nous faisions de sa décrépitude, en s'appuyant toute courbée sur une petite béquille de bois du Liban, surmontée d'une forte poignée de je ne sais quel métal inconnu, mais qui avait l'éclat et l'apparence du vieil or. C'est cette baguette curieuse, dont elle n'avait jamais voulu se défaire en faveur des juifs dans sa plus grande indigence, qui lui fit décerner bien avant nous, par les petites écoles de Granville, ses titres de féerie. Il est vrai qu'elle lui venait de sa mère, ou même de sa grand-mère, si la chronologie du monde permet cette supposition, et je vous demande si ces deux respectables personnes devaient avoir été de grandes princesses. Il faut bien passer quelque vanité aux pauvres gens. C'est le seul dédommagement de leurs misères.

Aussi n'était-ce pas ce petit travers qui tourmentait ma vive et sincère amitié pour la Fée aux Miettes. Elle en avait un autre, la bonne femme, qui m'affligeait mille fois davantage, le souvenir d'une ancienne beauté qu'elle ne croyait pas tout à fait effacée, et dont elle parlait en se rengorgeant, avec une complaisance qu'on ne pouvait s'empêcher de trouver risible. Je n'étais pas des derniers à m'en égayer en sa présence, car autrement je ne me le serais jamais permis. Je lui avais trop d'obligations pour cela.

- Tu as beau plaisanter, méchant sournois, disait-elle alors en me frappant gentiment de sa béquille... Il arrivera un jour où mes charmes auront assez d'empire sur le beau Michel pour le faire extravaguer d'amour!... - De l'amour pour vous, Fée aux Miettes! m'écriais-je en riant; ni plus ni moins, en vérité, que pour ma bisaieule, si elle ressuscitait aujourd'hui avec un siècle de plus sur la tête. - Et notre dialogue était bientôt couvert par les acclamations de toute la brigade joyeuse, qui dansait en rond autour d'elle en chantant: Ah! qu'elle est belle, la Fée aux Miettes!... mais nous finissions toujours par la cajoler un peu, et elle s'en allait contente...

Ce n'est pas que la caducité de la Fée aux Miettes eût rien de repoussant. Ses grands yeux brillants qui roulaient avec un feu incomparable entre deux paupières fines et allongées comme celles des gazelles; son front d'ivoire où les rides étaient creusées avec des flexions si douces et si pures qu'on les aurait prises pour des embellissements ajustés par la main d'un artiste; ses joues, surtout, éclatantes comme une pomme de grenade coupée en deux, avaient un attrait d'éternelle jeunesse qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer; ses dents même auraient paru trop blanches et trop bien rangées pour son âge, si, aux deux coins de sa lèvre supérieure, sa bouche fraîche et rose encore n'en avait laissé échapper deux, qui étaient à la vérité plus blanches et plus polies que des touches de clavecin, mais qui s'allongeaient assez disgracieusement d'un pouce et demi au-dessous du menton.

Et je me surprenais quelquefois à dire tout seul: Pourquoi la Fée aux Miettes ne s'est-elle pas fait arracher ces deux diables de dents?...

La Fée aux Miettes ne montrait jamais ses cheveux, probablement parce qu'ils auraient contrasté avec l'ébène de ses sourcils. Ils étaient ramassés sous un bandeau d'une blancheur éblouissante, surmonté d'un fichu également blanc, plié en carré à plusieurs doubles, et posé horizontalement sur la tête comme la plinthe ou le tailloir du chapiteau corinthien. Cette coiffure, qui est celle des femmes de Granville, de temps immémorial, et dont on ne fait usage en aucune autre partie de la France, quoiqu'elle soit merveilleuse dans sa simplicité, passe pour avoir été apportée chez nous par la Fée aux Miettes, de ses voyages d'outre-mer, et nos antiquaires conviennent qu'ils seraient fort embarrassés de lui assigner une origine plus vraisemblable. Le reste de son costume se composait d'une espèce de juste blanc serré au corps, mais dont les manches larges et pendantes soutenaient au-dessous de l'avant-bras d'amples garnitures d'une étoffe un peu plus fine, découpée à grands festons, et d'une jupe courte et légère de la même couleur, bordée à la hauteur du genou de garnitures pareilles, qui tombaient assez bas pour laisser à peine entrevoir un pied fort mignon, chaussé de petites babouches aussi nettes que galantes. L'habit complet paraissait, je vous jure, plus frais, à telle heure et en tel endroit qu'on la rencontrât, que s'il venait de sortir des mains d'une lingère soigneuse; et ce n'est pas ce qu'il y avait de moins extraordinaire dans la Fée aux Miettes, car elle était si pauvre, comme vous savez, qu'on ne lui connaissait de ressources que la charité de bonnes gens, et d'autre logement que le porche du grand portail. Il est vrai que les coureurs nocturnes prétendaient qu'on ne l'y rencontrait jamais quand minuit avait sonné, mais on n'ignorait pas qu'elle passait souvent ses nuits en prières à l'ermitage Saint-Paterne ou à celui du fondateur de la belle basilique de Saint-Michel dans le péril de la mer, sur le rocher où l'on voit encore empreint le pied d'un ange.

Comme mon histoire est pleine de tant d'événements incroyables que j'ai déjà quelque pudeur à les raconter, je me garderai bien d'ajouter à l'invraisemblance des faits qui n'ont d'autre garant que ma sincérité l'invraisemblance des vaines conjectures populaires. La seule chose que je puisse attester sans crainte d'être contredit des personnes qui ont vu la Fée aux Miettes, et qui n'a pas vu la Fée aux Miettes à Granville!... c'est qu'il ne s'est jamais trouvé sur terre une petite vieille plus blanchette, plus proprette et plus parfaite en tout point.

Les seules distractions que je prenais alors, car j'étais fort affectionné au travail, c'était la recherche des papillons, des mouches singulières, des jolies plantes de nos parages, mais plus souvent la pêche aux coques, dont il faut, si vous le permettez, que je vous dise quelque chose.

Les grèves du mont Saint-Michel, alternativement couvertes et délaissées par les eaux, ont cela de particulier qu'elles changent tous les jours d'aspect, de forme et d'étendue, et que le sable menu dont elles sont composées conserve l'apparence des récifs et des bas-fonds de la mer, avec toutes les embûches de cet élément, de sorte qu'elles ont en son absence leurs vagues, leurs écueils et leurs abîmes. Ce n'est pas sans une certaine habitude qu'on peut y marcher hardiment sans s'exposer, jusqu'au rocher pyramidal sur lequel saint Michel a permis à l'audace des hommes de bâtir son église miraculeuse. Si un voyageur inexpérimenté s'égare de quelques pas, le sable trompeur le saisit, l'aspire, l'enveloppe, l'engloutit, avant que la vigie du château et la cloche du port aient eu le temps d'envoyer le peuple à son secours. Cet horrible phénomène a quelquefois dévoré jusqu'à des vaisseaux abandonnés par le reflux.

La nature est si bonne pour sa création, qu'elle a semé dans cette arène mobile une ressource plus abondante que la manne du désert. C'est cette petite coquille à sillons profonds et rayonnants dont les valves rebondies, et comme lavées d'un incarnat pâle, ornent si souvent le camail grossier du pèlerin. On l'appelle la coque, et sa recherche est devenue pour les habitants du rivage une de ces innocentes industries qui n'offensent au moins le regard de l'homme sensible, ni par l'effusion du sang, ni par la palpitation des chairs vivantes. L'attirail du pêcheur est tout simple. Il se réduit à une résille à mailles serrées qui pend sur son épaule, et dans laquelle il jette par douzaines son gibier retentissant; et puis, à un bâton armé d'une pointe de fer un peu crochue qui sert à la fois à sonder le sable et à le retourner. Un petit trou cylindrique, seul vestige de vie que les vagues aient respecté en se retirant, lui indique le séjour de la coque, et d'un seul coup de pic il la découvre ou l'enlève. C'est de là qu'il montait à la face de l'Océan, le pauvre petit animal, sur une de ses écailles voguant en chaloupe, et sous l'autre dressée comme une voile. Il y a aussi là-dedans une âme et un Dieu, comme dans toute la nature; mais l'habitude a si vite appris aux enfants que rien n'est délicieux comme la coque, fricassée avec du beurre d'Avranches et des fines herbes!

Il y a loin de Granville aux grèves de Saint-Michel, et le chemin le plus court n'est pas le plus sûr à beaucoup près; mais je m'y engageais volontiers quand j'avais trois jours de vacances devant moi, ce qui se présente souvent à l'époque des grandes fêtes, et mon oncle était enchanté de me voir essayer sans danger réel les fortunes du voyageur de mer. J'ai dit qu'on rencontrait quelquefois la Fée aux Miettes sur cette route parce qu'elle avait une grande dévotion à saint Michel, et cette rencontre m'était toujours agréable, la Fée aux Miettes ayant des trésors de souvenirs qui rendaient sa conversation la plus intéressante et la plus profitable du monde. Je ne saurais dire comment cela se faisait, mais j'apprenais plus de choses utiles dans une heure de son entretien que les livres ne m'en auraient appris en un mois, ses courses lointaines et son bon jugement naturel l'ayant familiarisée avec toutes les études comme avec toutes les langues. Elle joignait à cela une manière si saisissante et si lumineuse de communiquer ses idées, que j'étais étonné de les voir apparaître subitement dans mon intelligence aussi claires que si elles s'étaient réfléchies sur la glace d'un miroir. D'ailleurs, la marche de la Fée aux Miettes ne retardait jamais la mienne; tout accablée qu'elle était du fardeau des ans, vous auriez dit qu'elle glissait sur le sable, plutôt que d'y imprimer ses pieds; et, pendant que je mesurais de l'oeil pour elle un rocher difficile à l'escalade, il m'arrivait quelquefois de l'apercevoir au sommet, et de l'entendre crier, riant aux éclats: "Eh bien, brave Michel, faut-il que je te tende la main?"

Un jour que nous revenions ensemble ainsi, en causant de petites conquêtes d'histoire naturelle que j'avais faites la veille, et qu'elle s'amusait à me décrire, aussi exactement qu'une bonne iconographie aurait pu le faire, les arbres à grandes fleurs des forêts de l'Amérique, et les papillons de lapis et d'or des deux presqu'îles de l'Inde: - Comment est-il donc advenu, Fée aux Miettes, lui dis-je, que vos voyages aient abouti à Granville où je me plais parce que j'y suis né et que mes affections d'enfance y étaient, mais qui ne saurait vous offrir cet attrait de la patrie dont toutes choses s'embellissent? Je vous avouerai que cela m'embarrasse un peu. - C'est précisément, répondit-elle, cet attrait de la patrie dont tu parles qui me fait rechercher avec empressement les ports d'où la route d'Orient m'est toujours ouverte; je comptais obtenir, tôt ou tard, de la charité des marins, mon passage sur quelque bâtiment, et les longues guerres qui viennent de finir m'ont, durant tout le temps de ton enfance, privée de cet avantage. Combien, si je ne t'avais connu, n'aurais-je pas regretté d'avoir quitté Greenock, où cette occasion se présente tous les jours, et où je n'étais du moins pas obligée de coucher sur la pierre froide, sous un porche battu du vent, car j'y avais et j'y ai encore, si Dieu l'a permis, une jolie maisonnette appuyée contre les murs de l'arsenal. Une autre raison, continua-t-elle en minaudant, et en me flattant du geste et du regard, c'est l'amour que j'ai conçu pour un petit cruel qui ne reconnaît pas ma tendresse. - Et puis, comme par un fâcheux retour sur elle-même, elle baissa les yeux, soupira et parut repousser du dos de la main une larme prête à couler.

- Laissons, laissons, repris-je, cette plaisanterie hors de saison qui ne va pas à votre âge ni au mien; une femme aussi pieuse et aussi sensée que vous êtes peut s'en faire un jeu innocent, mais elle viendrait mal dans une conversation sérieuse. Maintenant que la paix est faite, il n'y a rien de plus aisé que de vous assurer, avec vingt louis d'or de mes épargnes, un bon passage pour Greenock, qui n'est pas au bout du monde, mais qui doit être, si je ne me trompe, à six ou sept lieues plein-ouest de Glasgow, dans le comté du Renfrew. Voyez, ma bonne mère, si cela vous accommode, et pour peu que vous pensiez y être plus heureuse qu'à Granville, je vous dispenserai avec plaisir de recourir à la générosité des mariniers.

- Et de qui veux-tu que j'accepte ce bienfait, Michel? de toi, dont la fortune est peut-être perdue à jamais, au moment où tu y penses le moins?

- Je ne sais, dis-je, Fée aux Miettes, mais la fortune réelle d'un maître ouvrier n'est jamais perdue, tant qu'il a des bras et du courage; mon éducation est finie, mon aptitude au travail éprouvée, ma constitution vigoureuse, et mon âme ferme. L'avenir ne peut m'enlever désormais que ce qu'il plairait à la Providence de me ravir, et je suis tout résigné d'avance à ses volontés parce qu'elle sait mieux ce qui nous convient que nous ne le savons nous-mêmes.

- Je te sais gré de ta générosité, repartit la Fée aux Miettes, mais tu comprends qu'elle n'inquiète pas médiocrement ma pudeur et ma délicatesse. Passe encore si tu me laissais l'espérance de partager un jour ma petite fortune avec la tienne et de devenir ton heureuse femme!

- Oh! oh! Fée aux Miettes, que ce ne soit pas cela qui vous arrête, dis-je à mon tour, en lui cachant le mieux que je pus le fou rire dont sa proposition faillit me faire éclater. Je suis, à la vérité, fort loin de penser aujourd'hui à un établissement aussi grave que le mariage, mais tout vient à son temps dans la vie; nous sommes gens de revue, s'il plaît à Dieu, et je ne réponds de rien, si nous nous retrouvons quelque part, quand je serai mûr pour prendre le parti que vous dites. Au moins puis-je vous répondre que je n'ai contracté jusqu'ici aucun engagement qui m'en empêche!

- Tu me combles de joie, mon cher Michel, et il n'y a plus qu'une chose qui m'arrête. J'ai eu le bonheur de te servir quelquefois de mon expérience et de mes conseils, et tu n'es pas encore arrivé au point de t'en passer toujours. Si tu me procures le moyen de retourner à Greenock, ne te manquera-t-il rien quand je serai partie?

- De vous savoir heureuse, Fée aux Miettes.

En prononçant ces paroles, je serrai cordialement sa petite main qui tremblait dans la mienne, et je rencontrai ses yeux animés, en se fixant sur moi, d'un feu extraordinaire que je n'avais jamais vu briller dans ceux d'une femme.

Serait-il possible, en effet, me demandai-je en la quittant, que cette pauvre vieille m'aimât?

 

V11. Comment l'oncle de Michel se mit en mer, et comment Michel fut charpentier.

J'avais réellement vingt louis d'or en réserve sur les gratifications de douze francs que mon oncle André ne manquait pas de me distribuer tous les dimanches, et dont il me restait toujours quelque chose, parce que je ne dépensais que ce que je trouvais l'occasion de donner. Cependant, je n'étais pas sans quelque scrupule sur le droit que je pouvais avoir de disposer à seize ans d'une somme aussi forte, et si je m'étais engagé très avant dans ma promesse à la Fée aux Miettes, c'est que je savais que mon oncle André ne me contrariait jamais, et qu'il me contrarierait moins encore, en cette occasion, sur l'honnête emploi d'un argent inutile.

Quand j'entrai le soir dans sa chambre, son maintien grave et rêveur m'interdit. J'imaginai d'abord que le moment n'était pas favorable pour lui faire ma confidence, et je me retirais doucement, lorsque j'entendis qu'il me rappelait.

"Michel, me dit-il, en me faisant asseoir en face de lui et en prenant une de mes mains entre les siennes, mon cher Michel, le moment dont je t'avais parlé est venu, sans que nous ayons reçu de nouvelles de Robert. Il faut donc, mon fils, que je parte, et que j'accomplisse le devoir d'un bon associé, d'un bon frère et d'un honnête homme, pour retrouver la trace de ton père, qui ne peut m'échapper; et s'il m'est impossible d'y parvenir, - Dieu veuille nous épargner cette douleur, - pour recueillir du moins quelques débris de la fortune qu'il devait te laisser. Cette résolution était formée de loin, comme tu sais, et mes mesures si bien prises que l'arrivée inopinée de Robert en pouvait seule empêcher l'effet. Voilà le sablier vide, et celui qui marque les années de ma vie s'épuise aussi. Je n'ai pas dû perdre de temps, mais j'ai voulu m'épargner autant que possible la vue des larmes qui mouillent tes joues, et qui tombent amèrement sur mon coeur d'homme. Tu es assez fort aujourd'hui pour mettre de toi-même le courage d'un vieillard à l'abri de cette épreuve. Essuie tes yeux, petit, et embrasse-moi avec la fermeté d'un noble garçon. Je pars demain."

A ces mots, les sanglots m'étouffèrent, je n'eus pas la force de me lever pour me jeter dans les bras de mon oncle André, et je cachai ma tête entre ses genoux.

"Voilà qui est bien, dit-il d'une voix assurée. Cela se dissipera comme un nuage, et gaiement, j'espère, car le soleil est à l'horizon. J'aurais plus de motifs que toi de m'inquiéter, si je te laissais dans une position qui pût m'alarmer sur ton avenir, mais tu as bien profité de tes études et de ton apprentissage, et je ne crois pas qu'il y ait un homme dans les cinq parties du monde qui puisse se passer plus allégrement de cette fiction de la fortune, qu'on n'a inventée, crois-moi, que pour les infirmes et les paresseux. Tu es grand, bien fait, alerte, suffisamment informé des connaissances utiles, et, par-dessus tout cela, comme je l'ai désiré, un des bons ouvriers qui aient jamais fait crier une scie et retentir un maillet dans les chantiers de Granville. Toutes les inclinations que je te connais sont pour le travail et la médiocrité, et je n'ai plus besoin de te rappeler qu'une médiocrité aisée, qui est meilleure que la richesse, ne manque jamais au travail. C'est demain que tu entres à la journée chez ton charpentier, et c'est à compter de demain que chaque jour te rapporte un salaire. Comme j'ai pourvu à te conserver jusqu'à la Saint-Michel prochaine, dans la maison où nous sommes, le domicile, la nourriture, et toutes les nécessités de la vie, sans compter mes vieilles nippes et tout ce qui en dépend, dont tu useras à ton plaisir, cette première année de profits, que tu peux convertir en économies, suffira pour t'assurer, à chaque année qui suivra, le modeste bien-être auquel tu es accoutumé, et dont tu n'as jamais désiré de sortir; car une année d'avance pour un ouvrier est un trésor plus solide que ceux du grand Mogol. Et si je te fais tant d'éloges de l'économie que je n'ai jamais beaucoup pratiquée par moi-même, ce n'est pas que je la considère comme un moyen d'enrichissement, mais parce que je ne connais point d'autre moyen d'indépendance. A cela près, c'est la moindre des vertus réelles; et il n'y a pas de libéralité bien placée, pourvu qu'elle le soit sans calcul et sans ostentation, qui ne vaille mieux qu'une économie."

Ces paroles de mon oncle, dites en pareille circonstance, enlevaient un poids énorme de dessus mon coeur. J'étais maître des vingt louis que je venais de promettre à la Fée aux Miettes, et dont elle avait si grand besoin. Mon oncle continua.

"Il me reste peu de chose à te dire, et t'en dispenserais, si la vieille naine de l'église, que vous appelez, je crois, la Fée aux Miettes, n'était venue m'apprendre, un instant avant que tu n'entrasses auprès de moi, qu'elle partait demain pour sa petite ville de Greenock, où je ne sais quels intérêts, peut-être imaginaires, réclament la présence de cette pauvre femme, et pour me demander en même temps si je t'autorisais à disposer en sa faveur de tes petites épargnes, dont tu es tout à fait le maître, et que tu ne peux mieux employer de ta vie qu'à soulager une honnête misère. Je suppose seulement, Michel, que tu as compté sur ton travail pour les remplacer?"

Sur un signe d'affirmation et de plaisir que je lui fis alors: - "A merveille, reprit mon oncle, tu vois que je sais prévenir tes confidences, et pour revenir à mon discours, je m'en serais volontiers rapporté à la Fée aux Miettes de ces derniers enseignements, parce que c'est une femme de bon conseil, dans tout ce qui ne touche point à quelques rêveries assez bizarres dont elle s'est infatuée, mais que nous devons passer à son grand âge; et qu'elle a toujours été portée de si bonne intention pour notre maison, que mon père n'hésitait pas à lui attribuer le succès de ses meilleures entreprises et l'agrandissement de son bien, au point de la mettre à l'aise si elle l'avait voulu, et si elle n'eût préféré obstinément son vagabondage mystérieux à une existence plus solide. Les bonnes dispositions que Dieu t'a données, et dont il m'a permis de voir le germe éclore et se développer sous mes yeux, me permettent d'ailleurs d'abréger beaucoup ces instructions, et de les rapporter seulement au nouvel état que tu vas embrasser pendant mon absence.

Quoique tu ne sois pas né pour lui, ne le méprise jamais, et surtout ne le quitte jamais par orgueil. Le parvenu qui dédaigne le métier qui l'a nourri n'est guère moins méprisable que l'enfant dénaturé qui renie sa mère.

Sois charpentier avec les charpentiers. Ne te distingue d'eux par ton éducation qu'autant qu'il le faut pour leur en communiquer lentement le bienfait sans les humilier. Crois que ceux qui t'écoutent avec une envie sincère de s'instruire valent presque toujours mieux que toi, puisqu'ils doivent à un instinct naïf de ce qui est bien ce que tu ne dois, peut-être, qu'au hasard de la naissance et au caprice de la fortune.

Ne fuis pas les plaisirs de tes camarades. Le plaisir est de ton âge. Ne t'y livre pas aveuglément. Le plaisir auquel on s'est livré sans défense et sans retour devient le plus inexorable des ennemis.

Si ton coeur s'ouvre à l'amour des femmes avant de me revoir, n'oublie pas, de quelque charme qu'elle soit revêtue, que toute femme qui détourne un homme du soin de son devoir et de son honneur est moins digne d'amour que la naine de l'église. L'amour est le plus grand des biens, mais il n'est jamais vraiment heureux tant qu'il ne satisfait pas la conscience.

Souviens-toi, de plus, qu'un homme de ton âge qui a par-devers lui une année d'existence assurée, le goût du travail et de la simplicité, un tempérament robuste, une santé à l'épreuve et un bon métier, est cent fois plus riche que le roi, quand il joint à tout cela douze francs vaillant dans sa poche; six francs pour satisfaire aux besoins de son imagination, six francs pour adoucir le sort d'un pauvre, ou pour soulager les angoisses d'un malade.

Enfin, si les principes de religion que je t'ai inculqués soigneusement depuis le berceau s'effaçaient de ton esprit, ce qui n'est que trop à craindre par le temps qui court, retiens-en au moins deux pour l'amour de moi, parce qu'ils peuvent tenir lieu de tous les autres: le premier, c'est qu'il fait aimer Dieu, même quand il est sévère; le second, c'est qu'il faut se rendre utile aux hommes autant qu'on le peut, même quand ils sont méchants."

Après cela, il me quitta en me serrant la main.

Quand je fus de retour dans ma chambre, j'envoyai mes vingt louis à la Fée aux Miettes.

Le lendemain, sans m'en prévenir, mon oncle partit de bonne heure en me laissant tout ce qui m'était nécessaire pour un an. La Fée aux Miettes, qui n'avait pris que le temps de manifester son contentement devant mon commissionnaire, par une de ses explosions familières de joie fantasque et capricieuse, était partie dès la veille.

Je restai seul, - tout seul, j'essuyai quelques larmes, et j'allai à l'atelier.

 

VIII. Dans lequel on apprend qu'il ne faut jamais jeter ses boutons au rebut sans en tirer le moule.

L'année qui suivit aurait été douce, car il n'y a rien de plus doux que de gagner sa vie, si l'absence de mon père et celle de mon oncle, qui me tenait lieu de père depuis longtemps, n'avaient laissé un vide profond dans mon coeur. Je regrettais souvent que celui-ci ne m'eût pas permis de le suivre dans ses recherches lointaines, malgré toutes mes prières, sous prétexte que j'étais réservé à autre chose, et que mon obéissance pouvait seule lui faire espérer que nous nous trouverions tous réunis un jour. Je pensais aussi à la Fée aux Miettes, car elle m'avait aussi aimé.

La Saint-Michel revint sans que j'eusse amassé d'économies, parce que mes amis se faisaient sans cesse de nouveaux besoins que je ne comprenais pas toujours, mais auxquels je ne pouvais m'empêcher de compatir. Jacques Pellevey était vicaire, mais il vaquait deux ou trois bonnes cures dans le diocèse, et cela le forçait à de fréquents voyages à l'archevêché. Didier Orry, qui était de plusieurs années plus âgé que moi, commençait à penser au mariage, et il ne pouvait se flatter de réussir dans quelques espérances qu'il avait formées, s'il ne se faisait voir avec avantage à la préfecture. Quant à Nabot, qui m'avait rendu sincèrement son amitié depuis que nos rivalités d'école avaient cessé, il s'était adonné au jeu, et n'y était pas plus heureux qu'au collège. Il était de mon devoir de le dissuader de ce penchant, et je n'y épargnais pas mes efforts. Il était aussi de mon devoir de l'aider à réparer le mal qu'il se faisait, surtout quand les résultats de cette malheureuse passion menaçaient de compromettre sa réputation, et je n'y épargnais pas mon argent. Enfin, quand l'année expira, et avec elle les dernières ressources que la bonté de mon oncle m'avait ménagées, je fus réduit à celles de mon travail journalier, qui me fournissait à peine de quoi vivre assez pauvrement; mais je m'y étais préparé, et je ne m'en trouvai pas plus malheureux.

Comme je m'étais perfectionné dans mon métier en le pratiquant, et que j'annonçais d'ailleurs cet esprit d'ordre et d'activité qui tient lieu de l'intelligence des affaires, l'entrepreneur qui nous employait alors et dont les entreprises allaient mal, probablement parce qu'il avait trop entrepris à la fois, s'avisa je ne sais comment alors de m'en confier la direction; je ne fus pas deux jours à cette nouvelle tâche, que je m'aperçus qu'il était malheureusement trop tard pour sauver sa fortune. Je ne profitai donc pas de l'augmentation de mon salaire, et je le laissai dans ses mains, en me contentant de prélever avec mes compagnons ce qui me revenait comme à eux pour le travail ordinaire de l'établissement que je n'avais pas quitté, car les conseils de mon oncle André m'étaient trop présents pour que j'eusse un moment conçu le dessein de devenir autre chose qu'un artisan. Je passai par conséquent cette seconde année sans pouvoir mettre à côté l'un de l'autre ces deux écus de six francs, dont l'un appartient au luxe et l'autre à la charité, et qui suffisent au bonheur d'un homme sobre et laborieux. Comme elle finissait, le maître, obsédé par ses créanciers, passa un beau jour à Jersey, et nous laissa sans occupation et sans moyens d'existence, les chantiers de Granville étant toujours fournis d'ouvriers habiles dont le nombre excédait déjà celui que réclament les besoins ordinaires du pays. Ce malheur ne fut cependant très réel que pour moi, mes camarades l'ayant prévu depuis plus longtemps que je n'avais fait, et s'étant précautionnés contre l'événement, en plaçant leurs petits fonds dans une assez jolie spéculation de cabotage qui commençait à prospérer. Comme je leur avais inspiré de l'attachement, et qu'ils connaissaient l'état de ma fortune si rapidement déchue, ils vinrent m'offrir d'entrer en partage avec eux, et ils mirent dans cette proposition une effusion si franche et si tendre, que j'en fus touché jusqu'aux larmes. J'avoue même que je n'aurais pas fait difficulté de me rendre à leurs instances, dans l'espoir de payer utilement ma quote-part en industrie et en talents, si mon parti n'eût pas été pris d'avance. Je ne pouvais compter, à la vérité, ni sur Jacques Pellevey, quoiqu'il fût devenu curé, ni sur Didier Orry, quoiqu'il eût fait un mariage opulent. L'un me promettait bien une place de maître d'école quand elle serait vacante, mais le titulaire était un homme vert et vigoureux; l'autre me réservait un logement et un accueil fraternel dans sa maison, pour y être précepteur de ses enfants, aussitôt qu'ils seraient sortis des mains des femmes, mais on venait de porter le premier en nourrice, et c'était, si je ne me trompe, une fille. Tous deux étaient si empêchés de satisfaire à leurs frais d'établissement, qui doivent être, en effet, fort considérables, que je crois qu'ils n'avaient jamais été plus réellement pauvres que depuis qu'ils étaient riches, de sorte que mon malheur n'avait rien à envier, même quand j'en aurais été capable, au malheur de mes amis. Je pouvais moins encore penser à Nabot, qui jouait toujours, qui ne gagnait jamais, et qui n'était pas encore parvenu à concevoir qu'un homme bien né pût se réduire à ce qu'il appelait la honte de travailler. Je dois lui rendre la justice de dire qu'il était devenu plus expansif et plus affectueux, en devenant plus à plaindre. Tout ce que nous pouvions l'un pour l'autre, c'était de rire ou de pleurer ensemble, quand je n'avais pas trouvé d'occupation, et c'est une compensation qui répare tant de misères, que je me suis quelquefois demandé alors si je voudrais y renoncer, au prix de cette prospérité sans nuage dont la monotonie sèche le coeur.

Je ne crois pas vous avoir dit quelle résolution j'avais prise. Je me proposais d'aller offrir mes services de ville en ville et de village en village, partout où il se trouvait un pont à jeter sur la rivière, ou une maison à construire, et comme cela ne manque jamais, j'étais sûr aussi que la Providence ne me manquerait pas. Elle ne manque qu'aux oisifs.

Ce qui m'affligeait le plus, c'est que mes habits avaient vieilli, et que j'avais quelque pudeur de me présenter à la fête de Saint-Michel en si mauvais équipage, non que j'attachasse beaucoup de prix pour moi à cette recommandation extérieure, mais parce que le délabrement de ma toilette pouvait faire penser aux honnêtes gens dont j'avais eu le bonheur de gagner l'estime que j'avais cessé de la mériter par ma conduite. Je comprenais pour la première fois le besoin que tous les hommes ont de l'opinion, et je sentais que la satisfaction de nous-mêmes, qui réside essentiellement dans notre conscience, se maintient et se fortifie par le jugement que les autres portent de nous; j'apprenais, s'il faut le dire, une vérité toute nouvelle, c'est que l'homme en société, quelque progrès qu'il ait fait dans l'exercice de la vertu, ne peut se passer de considération, pour être justement content de lui, et qu'on est bien près de renoncer à sa propre estime quand on dédaigne celle du monde. Je me souvins heureusement que mon oncle avait laissé ses vieux habits à ma disposition, et j'en fis la revue avec une joie pareille à celle de Robinson, lorsqu'il se rendit compte des richesses utiles de son vaisseau, certain que le meilleur des parents et des amis ne me reprocherait pas d'en avoir usé, surtout quand je lui dirais dans quelle extrémité j'y avais recouru, car il croyait à ma parole. Il y avait en effet du beau linge bien net, et des habits si proprement accoutrés qu'on les aurait crus fait à ma taille. Seulement, des deux vestes qu'il n'avait pas comprises dans son bagage, l'une; qui paraissait toute neuve et qui m'allait comme un charme, était garnie de dix gros vilains boutons d'un drap fort grossier, et l'autre, que je l'avais vu porter, et qui était taillée d'un goût plus ancien, se fermait de dix boutons d'une espèce de nacre dont la matière était fort brillante et le travail fort délicat. Je n'hésitais point à me mettre à la besogne pour substituer ceux-ci aux autres, et les dix boutons à l'oeil de perle et aux reflets d'argent ne tardèrent pas à resplendir à mes yeux enchantés, comme autant de jolis miroirs.

Dès le premier coup de ciseaux que je portai aux autres, soit précipitation, soit maladresse, le moule s'échappa; il roula par terre aussi prestement que s'il avait été lancé par un joueur de siam ou par un discobole, jusqu'à la pierre de mon âtre où il continuait à rouler avec une petite vibration sonore semblable à celle de l'or, et je crois, je vous jure, qu'il roulerait toujours si je ne l'avais arrêté de la main. C'était en effet un louis double.

Vous pensez bien qu'il ne tomba pas de la vieille veste de mon oncle André un seul bouton qui ne fût un louis double aussi, et je n'en tirai pas un de son enveloppe que mes joues ne s'humectassent de quelques pleurs de reconnaissance pour la tendre prévoyance de ce père d'adoption, qui m'avait réservé si à propos cette ressource contre des revers inattendus. Je me retrouvais maître, en effet, de vingt louis, c'est-à-dire de la plus forte somme que j'eusse jamais possédée, et qui n'est pas de peu de conséquence dans la vie, puisqu'elle avait suffi au bonheur de la Fée aux Miettes. Comme c'était la juste mise des fonds de nos caboteurs, et que cet état industrieux et honnête, mais qui n'est pas sans périls et sans aventures, me plaisait beaucoup en espérance, je m'empressai de les prévenir que j'étais en état de contribuer de toute ma part aux entreprises de la société, dès le premier voyage qui devait avoir lieu dans trois jours. Et c'était précisément le temps qui m'était nécessaire pour accomplir, selon notre usage, le devoir de mon pèlerinage annuel à l'église de Saint-Michel dans le péril de la mer.

Je partis le lendemain au point du jour, la résille sur l'épaule, la pointe à coques à la main, mes vingt louis dans la ceinture; plus riche, plus heureux, plus dispos que je n'avais jamais été. - Voyez Michel, disaient les mères, quand j'embrassais sur le chemin les camarades que j'avais eus à l'école! - Le pauvre garçon a perdu toute sa fortune, sans qu'il y eût de sa faute; mais comme il a toujours été laborieux, sage et craignant Dieu, il ne manque de rien; et il porte une si belle chemise de toile fine à petits plis, et une si belle veste à boutons de nacre de perle, qu'on jurerait qu'il va se marier ce matin à la chapelle de son saint patron. Où avez-vous trouvé, mon Michel, ces superbes boutons de nacre qui brillent de loin comme des étoiles?... Je répondis en rougissant que je devais tout à mon oncle André, dont la seule bonté m'avait préservé de la misère. - Mais je n'aurais pas rougi de la misère même, parce que je ne me reprochais rien.

Ma pêche aux coques fut si productive, que je m'étonnais en vérité qu'il en pût entrer un si grand nombre dans ma résille, quoique personne dans le pays n'en eût d'aussi large et d'aussi profonde. Cependant, j'en avais donné trois fois autant pour le moins à de pauvres gens si disgraciés, ce jour-là, qu'ils auraient retourné la grève de fond en comble sans en tirer une coquille. Cela me fit penser que la Providence me protégeait, et que saint Michel accueillait favorablement les prières que j'allais lui porter pour mon père, pour mon oncle et pour la Fée aux Miettes, seuls protecteurs que Dieu m'eût donnés sur la terre. Aussi, quand les pêcheurs eurent vendu leurs provisions, je régalai tous les pèlerins d'une partie de la mienne, et je payai l'apprêt du peu d'argent qui me restait, sans toucher à mes vingt louis, dont l'emploi était réglé dans mon esprit, avant mon départ.

 

IX. Comment Michel pêcha une fée, et comment il se fiança.

Je revenais gaiement du mont Saint-Michel, en chantant cet air d'une ballade que les jeunes gens de Granville avaient apprise de je ne sais qui, si ce n'est de la Fée aux Miettes:

C'est moi, c'est moi, c'est moi!

Je suis la Mandragore,

La fille des beaux jours qui s'éveille à l'aurore,

Et qui chante pour toi!

Je jetais cependant de temps à autre un coup d'oeil sur le golfe de sable que domine avec tant de majesté la pyramide basaltique de Saint-Michel. C'était un de ces jours redoutables où la grève, plus mobile et plus avide encore que de coutume, dévore le voyageur imprudent qui se confie au sol sans le sonder. Le sable enlisait, comme on dit communément, et le glas du clocher avait annoncé déjà deux ou trois accidents. J'entendis tout à coup des cris qui appelaient au secours, et je vis en même temps l'apparence d'un corps bizarre qui n'avait rien de la forme humaine, mais qui attirait les regards par sa blancheur, et qui semblait lutter contre l'abîme, par une force particulière de résistance que je ne m'expliquais pas. Je courus à l'endroit d'où le bruit parvenait; mais à l'instant où j'eus lancé la corde d'enlise que nous portons toujours dans nos résilles sur le point du gouffre où j'avais vu disparaître cette créature infortunée qui gémissait encore, elle ne pouvait plus s'en emparer, et toute l'arène retombait sur elle en tourbillonnant comme dans un entonnoir profond. Je vous laisse à juger de mon désespoir, d'autant plus amer que j'avais cru entendre articuler mon nom dans son dernier appel à la pitié des voyageurs. Je me hâtai d'y plonger ma pointe à coques, pour la ressaisir par quelqu'un de ses vêtements, et je m'aperçus avec un plaisir inexprimable que mon bâton s'attachait par son croc de fer à un corps ferme et résistant qui me donnait la force de ramener à moi l'être incompréhensible que j'avais voulu sauver. Je luttai là, monsieur, contre Charybde acharnée à sa proie, et je ne fus pas peu surpris, quand j'eus traîné mon précieux fardeau jusqu'au lit de sable ferme et solide qui se trouvait tout auprès, comme à dessein, de reconnaître la Fée aux Miettes qui respirait, qui vivait, et que mon harpon avait heureusement retenue, en s'engageant sous une de ses longues dents. - Parbleu, dis-je, cette fois, la Fée aux Miettes n'a pas eu si grand tort que je le pensais, de conserver ces deux terribles dents qui choquaient ma délicatesse d'écolier, et l'expérience prouve aujourd'hui mieux que jamais que prudence et modestie valent mieux que la beauté. - Cette idée m'inspira une gaieté si extravagante, quand je vis la Fée aux Miettes se relever sur ses petits pieds et sautiller joyeusement comme une de ces figurettes fantasques qui vibrent sur le piano des jeunes filles, que je ne pus retenir mes éclats de rire. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que la Fée aux Miettes, en deux pirouettes et en deux bonds, s'était débarrassée de toute la poussière qui chargeait cet attirail de poupée dont je vous ai parlé auparavant, et qui n'aurait fait aucun tort à l'étalage élégant d'un vendeur de jouets. - En vérité, Fée aux Miettes, m'écriai-je en riant toujours, car elle n'avait pas cessé de danser, c'est affaire à vous de rajuster promptement une toilette endommagée, et vous en apprendriez de belles à nos marchandes de modes, car vous voilà, sur mon honneur, plus leste et plus fringante que je ne vous ai vue autrefois, quand vous étiez mon amoureuse. Mais oserais-je vous demander, Fée aux Miettes, par quel singulier hasard cette riche suzeraine de tant de domaines, qui a daigné appuyer sa maison de campagne contre les murs d'un pauvre arsenal du Renfrew, s'enlisait dans les sables du mont Saint-Michel, quand tous ses amis la croyaient à Greenock?

A ces paroles, la Fée aux Miettes pinça les lèvres d'un air moitié humble et moitié coquet, autant que ses longues dents pouvaient le lui permettre, et après avoir minuté dans sa pensée quelques formules oratoires, elle me répondit ainsi:

- Je serais fâchée, Michel, que la suffisance qui est si ordinaire aux jeunes gens, surtout quand ils sont beaux et bien faits comme vous êtes, aveuglât votre esprit au point de vous faire croire que c'est une passion insensée qui me ramène dans les environs de Granville. Non, Michel, poursuivit-elle d'une voix émue, dont l'expression mélancolique et presque larmoyante contrastait singulièrement avec les accès de gaieté où je venais de la voir, non, la déplorable princesse de l'Orient et du Midi, la malheureuse Belkiss ne s'est point flattée de vaincre l'obstination d'une âme insensible qui ne peut la payer de retour! Elle ne s'est pas dissimulé qu'elle ne devait qu'à un mouvement de pitié l'illusion dont vous avez un jour entretenu sa vaine espérance, au moment où vous pensiez vous en séparer pour jamais! N'imaginez donc pas que le sentiment invincible qui la domine ait pu la porter à oublier toutes les bienséances de sa naissance et de son sexe, et qu'elle vienne s'exposer encore une fois à des mépris qui briseraient son coeur, ou implorer de votre compassion des consolations passagères et des promesses trompeuses qui trahiraient votre pensée!...

J'avouerai que ce langage imprévu changea subitement les dispositions joyeuses de mon esprit, et que je me trouvai presque aussi triste en l'écoutant que la malheureuse princesse Belkiss elle-même. Je ne doutais pas en effet que l'horrible danger auquel la Fée aux Miettes venait d'échapper par une espèce de miracle n'eût achevé de déranger son esprit, et qu'elle ne fût devenue folle à lier. Cette idée m'affecta péniblement, car la conversation des fous m'a toujours inspiré un attendrissement profond, et je sentis que je n'avais pas fait assez pour cette pauvre femme en la rappelant à la vie, si je ne parvenais à rendre quelque espérance à son esprit et quelque bonheur à son imagination, pour le peu d'années que son grand âge lui permettait encore d'espérer.

- Ecoutez, Fée aux Miettes, lui dis-je, puisque vous prenez tout ceci au sérieux, je vous proteste qu'il n'a jamais été dans mon intention d'abuser de votre crédulité par un mensonge, car le mensonge me fait horreur. Je fais plus; je prends à témoin le grand saint Michel, mon patron, que je vous recommandais encore ce matin à la protection du ciel, au pied de sa glorieuse image devant laquelle nul homme n'oserait déguiser le moindre secret de sa conscience; et que le nom d'aucune autre femme ne s'est présenté à moi dans mes prières, le vôtre étant le seul qui me rappelle une affection et un devoir, depuis le moment où j'ai reçu tout à la fois le premier et le dernier baiser de ma mère. Quant à l'amour, que je regarde, sur la foi des autres, comme une des plus douces distractions de la paresse, il ne trouve guère de place dans une vie partagée entre les travaux du corps et les études de l'esprit, surtout avant l'âge de dix-huit ans que j'ai à peine atteint depuis quelques jours. Dieu sait donc que s'il me fallait choisir aujourd'hui une femme, je n'en connais pas une autre au monde sur laquelle je puisse arrêter ma pensée; mais il ne serait pas bienséant, vous en conviendrez, que je m'occupasse de mariage, en l'absence de mon père et de mon oncle, avant d'avoir vingt et un ans accomplis. Ce que je vous dis là, Fée aux Miettes, est la véritable expression de mes sentiments, et vous ne liriez point autre chose dans mon coeur, si vous aviez le privilège d'y lire tout ce que j'éprouve, comme je l'imaginais quand j'étais enfant.

- Tu m'épouseras donc, dit-elle, quand tu auras trois ans de plus?

Et, comme je la regardais pour m'assurer de l'effet que mon petit discours avait produit sur elle, je m'aperçus qu'elle sautillait, sautillait, et qu'elle souriait d'un air de satisfaction qui n'était pas sans malice. Tout à fait rassuré sur sa santé et sur son bonheur qui tenait à si peu de chose, je me laissai retourner au penchant de ma gaieté de jeune homme avec un entraînement dont, à dire vrai, je n'étais pas tout à fait le maître.

- Oui, divine Belkiss, m'écriai-je en lui tendant la main en signe de fiançailles, je vous promets, par ces constellations éclatantes du Sud et de l'Orient qui baignent maintenant de leurs lumières argentées les vastes Etats que vous possédez dans les royaumes favoris du soleil, que je vous épouserai dans trois ans, si mon père et mon oncle y consentent, ou si leur absence prolongée contre tous mes voeux me permet alors de disposer de moi-même. Je vous le promets, princesse du Midi, à moins que votre auguste famille, dont vous venez de me révéler les titres imposants, ne porte obstacle à la mésalliance, peut-être unique dans l'histoire, qui introduirait un simple garçon charpentier dans la couche d'une personne royale.

En achevant ces derniers mots, je mis un genou en terre et je baisai respectueusement la main blanche de la Fée aux Miettes, qui dansait si haut que j'étais obligé de la retenir, de peur qu'à force de s'élever elle ne m'échappât tout à fait.

- C'est assez, me dit-elle en rayonnant de plaisir et en se suspendant à mon bras pour gagner Granville, mais il faut maintenant que je t'apprenne pourquoi je suis restée dans le pays et pourquoi je cherchais à t'y retrouver. Pendant deux ans, je n'avais osé me présenter devant toi, parce que l'argent que tu m'as si gracieusement prêté m'avait été volé par les Bédouins.

- Sur les côtes d'Afrique, Fée aux Miettes!... et qu'alliez-vous faire là? Ce n'est pas, si la carte n'est trompeuse, le droit chemin de Greenock!

- Sur les côtes de la Manche, mon cher Michel, par des voleurs du pays. Pardonne-moi cette confusion de noms qui se ressent de mes vielles habitudes de voyage. - Après un tel accident, et dans la position où je te connaissais; je n'aurais pu me montrer à tes yeux sans rougir de ma déconvenue, et peut-être sans t'affliger. Je me réfugiai donc au hasard partout où j'avais lieu d'espérer l'accueil de la charité, en me rapprochant autant qu'il m'était possible des endroits où je pouvais entendre parler de toi. Je ne tardai pas à savoir que les dernières ressources du travail venaient de t'échapper, et que tu en étais au point de manquer d'un habit neuf à la Saint-Michel. La pauvre Fée aux Miettes se serait inutilement évertuée à te secourir, mais j'allais trottant de côté et d'autre pour trouver quelque voie à te tirer d'embarras, et j'avais ce succès d'autant plus à coeur qu'il m'était revenu que tu penchais à entrer dans le cabotage, qui n'est pas une profession malhonnête, mais qui te réduirait à un ordre d'habitudes incompatibles avec ton éducation et avec tes moeurs. Je me hâtais donc d'aller t'apprendre qu'il n'est question dans le pays d'où je sors que de belles entreprises à la gloire de la Normandie, et qui demandent l'intelligence et les bras des plus habiles ouvriers, comme de relever la maison de Duguesclin à Pontorson, de décorer celle de Malherbe à Caen, d'étayer celle de Corneille à Rouen, où elle menace d'encombrer avant peu la rue de la Pie de ses ruines, et peut-être de consacrer quelque monument au Havre à la mémoire de ton cher Bernardin. Ce qu'il y a de plus sûr encore, c'est qu'on frète, qu'on radoube et qu'on carène tous les jours des navires à Dieppe, et que je t'ai ménagé, grâce à Dieu, assez de débouchés sur la côte pour pouvoir t'assurer positivement que l'ouvrage ne t'y manquera pas. C'était le besoin de te faire part de ces nouvelles qui me ramenait aux environs de Granville, quand la Providence a permis que tu te rencontrasses sur les grèves du mont Saint-Michel pour me sauver la vie, et, bien mieux que cela, cher enfant, pour l'embellir d'une perspective délicieuse qui me la rendrait maintenant plus regrettable que jamais.

Pendant que la Fée aux Miettes parlait, et quoiqu'elle parlât fort vite, elle parlait fort longtemps, j'avais été en mesure de me recueillir sans perdre le fil de ses idées et de ses enseignements.

- Je vous remercie, ma bonne amie, lui répondis-je, des soins que vous avez pris pour moi, et qui me sont aussi chers qu'ils me seront profitables; mais je vois par ce que vous dites que vous êtes seule oubliée dans nos communs malheurs, car je me souviens de la passion avec laquelle vous désiriez de rentrer dans votre jolie maison de Greenock, et je comprends tout ce que cette espérance frustrée a dû vous laisser de chagrins. Puisqu'il m'est permis de vivre du produit d'un travail que j'aime, sans tenter la fortune inconstante du cabotage, à laquelle je ne m'étais livré qu'à défaut d'un genre de vie plus assorti à mon goût et à ma capacité, allons maintenant chacun de notre côté où nos inclinations nous appellent. Voilà, continuai-je en tirant mes dix doubles de ma ceinture, voilà vingt louis que j'allais exposer aux caprices de la mer et qui vous ouvriront facilement cette fois la route de Greenock, si vous prenez mieux vos précautions contre les voleurs, qui doivent être naturellement alléchés par la coquette élégance de votre toilette. Quant à moi, je serai dans deux jours à Pontorson, et je rapporte plus de coques dans ma résille, même quand vous en aurez pris double part, si cela vous convient, Fée aux Miettes, qu'il ne m'en faut pour une semaine.

La Fée aux Miettes paraissait embarrassée de quelque scrupule dont je n'eus pas de peine à me rendre raison.

- Allons, allons! repris-je en riant, vous savez, Fée aux Miettes, qu'il n'y a plus de façons à faire entre nous; souvenez-vous que nous sommes fiancés, et qu'entre fiancés toutes les chances de l'avenir se partagent: moi, une bonne industrie, vous, un peu d'argent, c'est notre dot; nous réglerons nos comptes à Greenock, le propre jour de la noce.

- J'accepte, répondit la Fée aux Miettes, si je te suis effectivement fiancée, et il m'est avis que tu ne t'en trouveras pas mal.

- Fiancée, comme Rachel le fut à Jacob, Ruth à Booz, et la reine de Saba qu'on nommait Belkiss, ainsi que vous, au puissant roi Salomon!

Là-dessus je baisai sa main encore une fois, et nous nous séparâmes, la Fée aux Miettes plus riche de vingt louis, et moi de la satisfaction d'une libéralité juste et utile qui ne peut s'estimer au prix d'aucun des trésors de la terre.

J'arrivai bien tard à Granville, et je dormis aussi cette nuit-là plus longtemps que d'habitude, plongé dans un rêve singulier qui se reproduisait sans cesse, et qui consistait à pêcher dans le sable une multitude de jeunes princesses, éblouissantes de charmes et de parure, et à les voir danser en rond autour de moi, chantant, sur l'air de la Mandragore, des paroles d'une langue inconnue, mais que je trouvais harmonieuse et divine, quoiqu'il me semblât l'entendre par un autre sens que celui de l'ouïe, et l'expliquer par une autre faculté que celle de la mémoire. Ces princesses ne se lassaient donc pas de chanter, de danser, et de déployer devant moi mille séductions ravissantes qui me gagnaient le coeur, quand je fus tout de bon réveillé par mes camarades, les caboteurs, qui répétaient le même refrain sous ma fenêtre, à gorge déployée:

C'est moi, c'est moi, c'est moi!

Je suis la Mandragore,

La fille des beaux jours qui s'éveille à l'aurore,

Et qui chante pour toi!

Je compris qu'ils étaient sur le point de partir, et qu'ennuyés de m'attendre au port, ils s'étaient décidés à venir rompre mon sommeil pour m'emmener avec eux.

- Hélas! mes chers amis, dis-je en ouvrant ma haute croisée, je n'ai plus l'argent que je croyais avoir et que Dieu m'a repris comme il me l'avait donné; je ne puis maintenant que vous accompagner de mes voeux, et vous serez plus heureux s'ils sont exaucés que je n'aspire à l'être jamais. Allez donc sans moi, camarades bien-aimés, et souvenez-vous quelquefois de votre pauvre frère Michel, qui se souviendra toujours de vous.

Ce fut alors pendant quelques moments un profond et triste silence; mais tout à coup le plus malin et le plus hardi de la bande se détacha des autres et me cria d'une voix railleuse et amère: - Malheur à toi, Michel, car tu manques la plus belle occasion de fortune qui puisse se présenter de ta vie entière à un ouvrier de Granville, et cela par ton obstination dans d'extravagantes amours! - Croiriez-vous, compagnons, ajouta-t-il en se retournant de leur côté, que ce visionnaire auquel vous avez cru, comme moi, du bon sens et de l'esprit s'est assez entiché d'une femme pour lui prodiguer le reste de l'argent que son oncle André lui avait laissé, et qu'elle dépense insolemment, la folle qu'elle est, à des pommades parfumées, à des gants glacés de Venise, à des falbalas aux petits plis, et en autres inutiles bagatelles? Ce qui vous étonnera bien davantage, c'est que cette malicieuse étourdie, qu'il entretient secrètement des débris de sa fortune, et qui nous enlève notre malheureux ami... c'est la Fée aux Miettes!

A ce mot, la risée fut si générale que je n'en pus supporter l'humiliation, et que je revins tomber sur mon lit en me disant: - Pourquoi pas la Fée aux Miettes? - Car il y a quelque chose dans l'esprit de l'homme qui lutte contre le jugement de la multitude, et qui s'opiniâtre en raison directe de la contrariété qu'elle oppose à nos sentiments.

- Pourquoi pas la Fée aux Miettes, si cela me convient? répétai-je avec force, pendant que les caboteurs s'éloignaient en chantant la Mandragore, qui retentissait encore à mon oreille quand je m'endormis. - Et comme les rêves qui ont vivement occupé l'imagination se renouvellent plus facilement que les autres, surtout dans le sommeil du matin, mes yeux n'étaient pas clos que je pêchais encore des princesses plus belles que les anges, aux grèves du mont Saint-Michel.

Quelque chose de surprenant que je ne dois pas omettre, c'est qu'il n'y en avait pas une qui ne me rappelât plus ou moins les traits de la Fée aux Miettes, à part ses rides et ses longues dents.

 

X. Ce qu'était devenu l'oncle de Michel, et de l'utilité des voyages lointains.

Je me levai tout disposé à me mettre en route pour Pontorson, mais je ne voulus pas partir sans chercher une dernière fois au port quelques renseignements sur la destinée de mes parents, dont je n'avais rien appris, et sans voir en même temps si mes amis avaient la mer favorable pour leur petite expédition. Nos caboteurs filaient lestement par un joli vent frais, et je prenais plaisir à les suivre du regard dans un horizon riant où il n'y avait pas l'apparence du moindre grain, quand je crus reconnaître à quelques pas de moi un honnête marin qui était parti comme pilote sur le bâtiment de mon oncle André.

- Est-ce bien vous, maître Mathieu, m'écriai-je, et quelles nouvelles m'apportez-vous?...

- Aucune qui soit bonne, me répondit-il tristement, et c'est ce qui me retenait de vous en faire part, quoique je fusse de retour à Granville depuis trois jours.

- Mon Dieu, ayez pitié de moi, dis-je les larmes aux yeux, mon pauvre oncle est mort!

- Rassurez-vous, bon Michel! votre oncle n'est pas mort, mais il vaudrait tout autant, car il est devenu fou, le cher homme, et si fou qu'on ne vit jamais folie pareille à la sienne!

- Expliquez-vous, Mathieu...

- Imaginez-vous, monsieur, qu'après dix-huit mois de voyages heureux et lucratifs, un jour que nous étions arrivés... - mais je ne saurais vous dire en vérité à quelle hauteur nous nous trouvions...

- Epargnez-moi ces détails inutiles... Expliquez-vous, je le répète.

- Soit, monsieur. A peine avions-nous débarqué sur un beau-sable, mêlé comme à dessein de petits coquillages de toutes les couleurs, dans une île dont aucun itinéraire n'a fait mention, je le certifie, depuis le jour où la navigation est en usage, que votre oncle s'enfonça, d'un air satisfait et délibéré, à travers des bois délicieux qui couronnent une des baies les plus magnifiques du monde...

- Et il ne revint pas?

- Il revint le soir, ingambe, joyeux, et comme rajeuni, si je ne me trompe, de quelques bonnes années; et après nous avoir réunis: J'ai trouvé ce que je cherchais, dit-il en se frottant les mains, et mon voyage est fini; à cette heure, enfants, vous avez bonne aiguade et vivres frais qui dureront sans malencontre jusqu'aux eaux de la Manche, où le ciel vous conduise; je donne à l'équipage le bâtiment avec ses gréements neufs et sa riche cargaison, moyennant que vous ayez regagné le port de Granville avant la Saint-Michel.

- Prenez garde, Mathieu, je tremble de vous entendre! Qu'avez-vous fait de votre capitaine?

- Monsieur, repartit Mathieu d'un ton calme et sévère, je suis porteur de cette donation écrite en forme, et il convient si peu à l'équipage de s'en prévaloir, qu'il a décidé d'un commun accord de vous rendre une propriété que nous ne pouvons regarder comme la nôtre, quoique nous ayons rempli toutes les conditions qui nous étaient imposés pour l'acquérir; mais j'ai commencé par vous dire que le capitaine était fou, et que ses actes nous paraissaient nuls en bonne justice.

- Qui vous le prouve, Mathieu? repris-je avec force. Mon oncle était maître de sa fortune, et il ne pouvait mieux en disposer qu'en faveur de ses vieux camarades de mer. Ce qu'il vous a donné est à vous, et loin d'avoir fait en cela preuve de folie, il a très sagement agi, puisqu'il savait que l'éducation dont je suis redevable à ses bienfaits me met en état de me passer des ressources que son vaisseau m'aurait rendues, tandis qu'elles ne seront pas inutiles à soulager la vieillesse et les fatigues de vos camarades.

- C'est précisément ce qu'il nous dit, interrompit Mathieu, quand nous nous empressâmes de faire valoir vos droits et l'incertitude de votre position. D'ailleurs, ajouta-t-il dans son délire, dont vous ne douterez plus, mon neveu a usé de ses économies en faveur de la Fée aux Miettes, et s'il n'est pas content de son sort, qu'il épouse la Fée aux Miettes! Après quoi, il nous quitta en éclatant de rire.

- Voilà qui est extraordinaire, dis-je à demi-voix en laissant retomber ma tête sur ma poitrine.

- C'est ce que nous avons pensé; mais, quelque chose de plus extraordinaire encore, c'est qu'en cherchant à pénétrer le mystère de sa folie, nous avons appris que le bon vieillard se croit surintendant des palais d'une princesse Belkiss, qui règne, suivant lui, sur ces parages depuis je ne sais combien de milliers d'années, et dont son frère cadet, votre père, feu Robert, d'honorable mémoire, commande en chef toutes les forces maritimes.

- Cela n'est pas possible, Mathieu; et c'est vous qui êtes fou d'oser soutenir des choses pareilles. La princesse Belkiss, qui pourrait bien avoir en effet l'âge que vous dites, se trouve à Granville de sa personne, et je puis même attester qu'elle a passé la dernière nuit sous le porche de l'église.

- Incompréhensible puissance de Dieu! cria le pilote en se couchant de sa longueur sur un vieux mât vermoulu qui gisait là sur le port, et en étouffant de ses deux mains un mélange de rires et de larmes, la princesse Belkiss sous le porche de l'église de Granville! Pourquoi faut-il que la même infirmité ait frappé en même temps toutes les dernières espérances d'une si digne famille!

- Taisez-vous, Mathieu; et, si vous m'aimez, n'ébruitez pas ces paroles qui n'ont point de sens pour vous, et qui, à vrai dire, ne me paraissent guère plus raisonnables à moi-même. Passez seulement dans ma chambre, où je confirmerai avec plaisir la donation de mon oncle, afin de satisfaire aux inquiétudes de votre conscience, et ne tardez pas surtout, car il faut que j'arrive incessamment à Pontorson pour y chercher de l'ouvrage.

Ma dix-neuvième et ma vingtième année furent donc employées comme les deux années qui les avaient précédées; mais elles me furent plus profitables, parce que le travail tenait trop de place dans mes journées pour que j'eusse le temps de contracter de nouvelles amitiés, dont les douces obligations se seraient mal conciliées avec les petites habitudes de l'économie, devenues pour moi si nécessaires. Ce n'était pas qu'on s'occupât de toutes les nobles opérations dont la Fée aux Miettes m'avait offert la perspective, et qui flattaient délicieusement mon imagination, mais on travaillait partout; et, comme elle me l'avait promis, je n'avais qu'à m'appuyer de son crédit chez un maître charpentier, pour y trouver sur-le-champ de la besogne à faire et de l'argent à gagner. A peine me restait-il une heure par jour pour feuilleter mes livres d'affection, dont je n'avais jamais eu le triste courage de me défaire; encore fallait-il la prendre souvent sur mon sommeil. Les dimanches seulement, après l'office, je pouvais donner le reste de la journée à l'étude; et, si c'était trop peu pour apprendre, c'était presque assez pour ne pas oublier. Je finissais au Havre ces années errantes, et cependant laborieuses, le propre jour de saint Michel, quand je fus averti du départ d'un petit bâtiment, nommé la Reine de Saba, dont le capitaine ne devait connaître sa destination qu'en mer parce qu'il était chargé d'une mission fort secrète, mais où l'on recevait sans frais de passage les ouvriers de bonne volonté, ce qui me fit penser qu'il s'agissait probablement d'une entreprise de colonisation. Mon livret était si bien tenu que je fus reçu sans objection; et je dois ajouter que le nom de la Fée aux Miettes qui se retrouvait, je ne sais pourquoi, dans tous mes certificats, ne tombait jamais sous les yeux de personne sans m'attirer des marques particulières de bienveillance, tant l'esprit et la vertu ont de privilèges, même dans les conditions les plus misérables de la vie humaine, et au jugement des hommes que la pratique des affaires dispose le moins à condescendre aux intercessions de la pauvreté.

J'avais vingt louis d'épargne dans ma ceinture, et j'étais sûr de vivre sans peine partout où le travail ne serait pas compté pour rien; mais ce qui me décidait par-dessus toutes choses à tenter la fortune chanceuse de ce bâtiment sans but et sans direction connue, c'est que je me flattais que la Providence me ferait peut-être aborder cette côte incertaine où elle avait relégué mon oncle et mon père, et que ma jeunesse et mon zèle à les servir ne leur seraient pas inutiles. Cette idée s'était fixée dans mon esprit, à force d'y descendre, comme une divine inspiration, à la fin de toutes mes prières.

 

XI. Qui contient le récit d'une tempête incroyable, avec la rencontre de Michel et de la Fée aux Miettes en pleine mer, et ce qui en arriva.

Ce fut là, monsieur, un voyage extraordinaire, et dont aucune aventure de mer ne vous donnerait l'idée. Nous commençâmes à cingler, par un beau temps fixe, avec une rapidité si incroyable, qu'il nous fallait filer plus de noeuds par heure que jamais fin voilier de la côté n'en avait compté dans un jour. Le matin du lendemain, le temps se brouilla, et l'horizon devint si confus qu'il nous était impossible de déterminer la hauteur du soleil. Bientôt l'aiguille de la boussole se mit à tourner sur son pivot d'une manière extravagante, au point qu'elle s'effaçait à l'oeil comme le rayon d'un char emporté par des chevaux effrayés. Tous les rhumbs de vent couraient les uns sur les autres, comme si l'atmosphère n'avait été qu'une trombe, et le vaisseau, avec ses voiles carguées, sifflait horriblement en roulant sur l'Océan comme une toupie gigantesque. Des oiseaux d'une figure épouvantable se prenaient dans les mailles de nos bastingues, des poissons monstrueux tombaient en bondissant sur le tillac, et le feu Saint-Elme jaillissait de toutes les pointes de nos mâts et de nos manoeuvres en flammes si pressées qu'on aurait dit la gerbe épouvantable d'un volcan. Ce qui m'étonnait le plus dans ce spectacle, c'est que le capitaine fumait paisiblement sa pipe sur le pont, sans prendre garde aux phénomènes de la mer et du ciel, et que l'équipage dormait tranquille autour de lui, quand tout s'abîma.

Je fus un moment couvert par les flots, et quand je revins à la surface, je n'aperçus rien que le ciel qui me paraissait plus pur qu'à notre départ, et une côte peu éloignée qu'il n'était pas impossible de gagner à la nage. J'étais près d'y atteindre, lorsqu'il me sembla que je voyais flotter à quelque distance de moi une espèce de sac alternativement poussé et repoussé par les eaux, mais qui perdait progressivement de l'espace, et que la première vague devait infailliblement reporter en pleine mer. Je ne me serais pas détourné pour m'en saisir, si je n'y avais soupçonné que de vaines dépouilles de notre naufrage, car mes forces commençaient à s'affaiblir; mais il me sembla qu'il avait un mouvement qui lui était propre, et qui manifestait la résistance et les efforts d'un être vivant. Je me confirmai dans cette pensée au moment de le saisir, tant il bondissait étrangement sur les flots, et je me hâtai de me glisser dessous, en le retenant fortement d'une main, pendant que je nageais de l'autre pour arriver à la plage, qui était par bonheur la plus accessible et la plus douce du monde. J'y fus déposé si mollement que je n'aurais pas choisi moi-même un lit plus commode où me reposer de mes fatigues, si je n'avais pensé avant tout à remercier Dieu de mon salut, et à rendre des soins qui pouvaient être pressants à la pauvre créature qu'il venait de me permettre de sauver. Vous jugerez de mon étonnement, monsieur, quand, après avoir ouvert le sac avec précaution, j'en vis sortir la Fée aux Miettes, qui, sans prendre garde à moi, se sécha de la tête aux pieds, en deux ou trois pirouettes au soleil, et vint s'asseoir ensuite à mes côtés sur le sable où j'étais retombé en riant, mais plus blanche, plus proprement ajustée, et plus agaçante encore que de coutume.

- O Fée aux Miettes! lui dis-je, que le ciel m'est favorable de me faire trouver partout où vous avez besoin de moi pour vous retirer des périls de la mer! Vous en avez encore échappé une belle, cette fois; mais aussi qu'aviez-vous affaire de retarder pendant deux ans votre voyage à Greenock?

- C'est ainsi, répondit-elle, que parlent ceux qui n'aiment pas. Crois-tu qu'il soit si aisé de se séparer de l'être adoré auquel on a lié sa vie, et dont on attend son bonheur? Que savais-je d'ailleurs si tu trouverais les ressources que je t'avais un peu légèrement promises, et si tu n'aurais pas plus d'une fois besoin de l'or dont ta générosité t'avait engagé à te dessaisir pour moi? Je te suivais donc, sans me laisser voir, dans les villes que tu habitais, toujours prête à te secourir en cas de nécessité, car les aumônes que je recevais en chemin suffisaient abondamment à ma subsistance. Quand j'appris enfin que tu étais muni d'assez bonnes économies, et que tu avais d'ailleurs ton passage franc pour Greenock, où tu dois m'épouser dans un an, selon ta promesse, à pareil jour qu'hier, touchée de cette marque de ton souvenir et de ta fidélité, je me décidai à faire route sur le même bâtiment que toi; mais, pour ne pas te tourmenter d'une poursuite importune, je me cachai soigneusement à un coin de l'entrepont, dans le sac qu'une heureuse inspiration t'a porté à sauver du naufrage, afin que je te dusse encore une fois la vie.

- Permettez, Fée aux Miettes; il y a ici quelque chose qui m'embarrasse et qui fait trop d'honneur à mon exactitude de fiancé pour que j'accepte vos éloges sans explication. Je ne savais point que ce bâtiment fît voile pour Greenock, et je pensais même que sa destination était ignorée de tout l'équipage.

- Cela est possible, reprit la Fée aux Miettes, et je ne répondrais pas moi-même qu'il ne fût entré quelque erreur de sentiment dans les calculs de mon amour. Tu comprendras un peu plus tard, mon cher Michel, ces tendres surprises de la passion quand tu les auras éprouvées!

- Je le crois, Fée aux Miettes, mais nous n'en sommes pas encore là, puisque je n'ai que vingt ans, qu'une année de plus peut vous apporter des réflexions sérieuses, et que mon coeur n'est, grâce au ciel, pas plus ouvert aux impressions de l'amour, sur cette rive inconnue, qu'il ne l'était il y a deux ans sur les grèves du mont Saint-Michel, où vous faillîtes vous engloutir, et où vous dansâtes si bien! Mais vous qui savez toutes choses, ne sauriez-vous pas, Fée aux Miettes, en quel endroit nous sommes si aventureusement débarqués?

- Si je me suis bien orientée, et tu ne saurais croire combien cela est difficile dans un sac, nous devons être tout à fait à l'est des îles Britanniques, à très peu de distance d'une ville riche et bien peuplée, où tu ne manqueras pas de moyens d'existence pour réparer la perte de tes nippes et de ton argent. Quant à moi qui avais malheureusement payé d'avance les frais de mon passage, et qui m'estime à plus de cent cinquante lieues de ma petite maison de Greenock, il faut que je renonce à y rentrer jamais!

Cette horrible perspective contrista si horriblement la Fée aux Miettes, qu'elle fut obligée de presser sa lèvre inférieure de ses deux grandes dents et de toutes les jolies petites dents qui les séparaient, pour ne pas laisser échapper un soupir.

- Voici qui tourne bien mieux que vous ne pouviez l'imaginer, dis-je gaiement à la Fée aux Miettes. Mes nippes, qui sont de peu de valeur, consistent en quelque linge que je porte dans ce havresac, et mon argent, auquel vous me faites penser, ne doit pas être sorti de cette ceinture.

En parlant ainsi, je la déroulai sur le sable, et il en tomba une bourse de vingt louis d'or.

- Prenez donc hardiment, continuai-je, et retournez sans vous fatiguer, par des voitures commodes, à votre petite maison de Greenock, pour que le faible service que j'ai voulu vous rendre deux fois en ma vie ne reste pas imparfait. Puisque nous ne sommes pas loin d'une ville, je ne suis pas embarrassé de gagner honnêtement ce qu'il me faut pour ne pas mourir de faim, et je me flatte qu'il n'y a point de charpentier dans toute la Grande-Bretagne qui ne se trouve heureux de m'avoir à ce prix; quant à cet argent qui ne représente dans mes mains que le triste besoin des jours de paresse, il me ferait horreur si vous m'obligiez de le garder comme un avare, pendant qu'une amie dont les conseils m'ont été si utiles en a besoin. Prenez, prenez, je vous le répète, et ne vous mettez en peine de rien que du devoir d'exécuter les volontés d'un fiancé qui sera dans un an votre époux. C'est à cette marque d'obéissance, ajoutai-je avec une gravité burlesque, c'est à elle seule, Fée aux Miettes, que je puis mesurer la foi que j'ai mise en vos engagements, et dans la promesse que vous m'avez faite de vivre à notre ménage en femme soumise et respectueuse.

- Souffre au moins, dit la Fée aux Miettes, qui s'était relevée en ramassant ma bourse et qui sautillait à l'ordinaire sur sa béquille, souffre, avant cette cruelle et dernière séparation, que je te laisse un gage de ma tendresse, dont la vue puisse adoucir ton impatience amoureuse. C'est mon portrait, poursuivit-elle, en tirant de son sein un médaillon suspendu à une chaîne. Qu'il te souvienne seulement de ne jamais l'offrir aux regards d'un homme, car je connais son funeste effet sur les coeurs; il trouble du premier abord les raisons les plus éprouvées, et ce n'est que pour toi, mon bien-aimé, qu'il est sans danger de contracter cette folie, dont la prochaine possession de ma main te guérira.

J'avoue que l'heureuse confiance avec laquelle la Fée aux Miettes débitait ses sornettes me jeta, comme à l'ordinaire, en des transports de gaieté impossibles à contenir, mais elle était si disposée à juger d'elle avantageusement, qu'elle ne s'en aperçut que pour y prendre part, dans la pensée, comme j'imagine, que c'était la délicieuse perspective de notre union qui commençait à me faire extravaguer.

- Regarde, regarde ce portrait, reprit-elle en me montrant le ressort qui servait à le découvrir; regarde, je te prie, et ne t'afflige pas si la ressemblance en est un peu altérée. Il était frappant quand il fut fait par un artiste inimitable; mais il est probable que le temps lui a donné une expression plus sérieuse; et peut-être, si je ne me trompe, un certain air de majesté qui n'est pas moins séant à un beau visage que la grâce coquette des jeunes filles. Cependant, je ne suis pas fâchée que tu me voies telle que j'étais alors, et que tu m'en dises ton avis.

Je me taisais... ou je laissais à peine échapper quelques exclamations confuses, comme les balbutiements d'un homme endormi qui se croit frappé d'une apparition...

- O miracle du ciel! m'écriai-je enfin, l'âme attachée tout entière à cette image, Dieu a plus fait en vous produisant de sa parole, ange adorable entre tous les anges, qu'en faisant éclore du chaos le reste de sa création!... Prodige de grâce et de beauté, ravissante Belkiss, où êtes-vous?

- Elle est devant tes yeux, répondit la Fée aux Miettes, et ne la reconnais-tu pas?...

Je détachai en effet mes regards du portrait magique pour savoir si ce miracle ne s'était pas opéré; mais je ne vis que la Fée aux Miettes, qui prenait pour elle de si bonne foi les éclats de mon admiration qu'elle ne pouvait plus résister à l'instinct pétulant de ses inclinations dansantes et qu'elle sautait sur elle-même avec une élasticité incroyable, comme une balle sur la raquette, mais en augmentant progressivement et suivant une sorte d'ordre chromatique la portée de son élan vertical, au point de me faire craindre encore qu'elle finît par ne plus redescendre.

- Pour Dieu, Fée aux Miettes, lui dis-je en imposant fermement mes deux mains sur ses épaules afin de la retenir au bond, ne vous obstinez donc pas à faire des tours de force pareils, si vous ne voulez vous estropier de manière à ne jamais vous trouver au rendez-vous nuptial!

- Oh! j'y serai, j'y serai, dit la Fée aux Miettes en me narguant de sa béquille. Tu verras comme j'y serai!...

Cependant, je ne l'écoutais plus, je ne la voyais plus. Je ne voyais, je n'entendais que ce portrait de femme qui parlait pour la première fois à un sens de mon âme nouvellement révélé. Je ne sais comment cela se faisait, mais j'éprouvais que le sentiment même de ma vie venait de se transformer en quelque chose qui n'était plus moi et qui m'était plus cher que moi!... Ce n'était pas une femme comme je l'avais comprise; ce n'était pas non plus une divinité comme je l'avais imaginée. C'était cette divinité revêtue d'un extérieur où elle daignait s'assortir à la faiblesse de mes organes, sous des apparences qui troublent sans faire tout à fait mourir. C'était cette femme radieuse d'une expression indéfinissable, et dont la vue comblait mon coeur d'une félicité plus achevée et plus parfaite que toutes les félicités fantastiques de l'imagination. Et je me perdais dans cette contemplation, comme le dévot extatique pour qui le ciel des mystères vient de s'ouvrir.

Tout à coup, une de mes mains faisant tomber un peu d'ombre sur le médaillon, du côté d'où provenait la lumière du soleil, je m'aperçus que les pierres qui le bordaient jetaient une petite clarté qui leur était propre, et qui tremblait dans mes doigts, à la manière de ces lueurs phosphoriques dont on voit scintiller le feu bleuâtre sur les anneaux du ver luisant. Cela me rappela les escarboucles dont les anciens et les voyageurs ont si souvent parlé, et je m'avisai que ce médaillon devait être une chose fort précieuse, d'autant plus que je reconnus à l'instant qu'il était d'or pur. Cette idée me tira de la préoccupation passionnée où j'étais plongé, et ramena mon esprit à la Fée aux Miettes, sans distraire entièrement mes regards de l'image délicieuse de Belkiss.

- Sur ma foi de chrétien Fée aux Miettes, pour une femme intelligente, savante, prudente, et en qui l'âge au moins n'a pas manqué à l'expérience, il faut que vous ayez été bien maladroitement chanceuse dans toutes vos aventures, puisque vous voilà pauvre et mendiante, depuis je ne sais combien d'années, avec un médaillon que le lapidaire du roi ne pourrait certainement pas payer, mais sur lequel il vous aurait fondé de belles rentes qui vous donneraient maison de ville, maison de campagne, un carrosse à quatre chevaux et huit laquais galonnés sur toutes les coutures. Hâtez-vous donc de me reprendre, non pas ce portrait, qui m'est plus gracieux que la vie, mais ce médaillon, qui vaut intrinsèquement mieux que votre maison de Greenock, même quand on vous rendrait l'arsenal et la ville avec!

La Fée aux Miettes ne répondant pas à cette allocution, je la cherchai des yeux à mes côtés, et je vis qu'elle était à plus de deux cents pas au détour que faisait la grève, tant j'avais été absorbé longtemps dans mes réflexions, ou tant la Fée aux Miettes allait vite quand elle était pressée. Je me pris sur-le-champ à courir de toutes mes forces en l'appelant à grands cris, mais elle avait déjà disparu. Le besoin de me défaire le plus tôt possible d'un trésor dont elle ne connaissait pas le prix me donnait des ailes aux talons, et je ne doutais pas de la rejoindre à l'instant, lorsqu'en arrivant à un autre angle de la côte d'où l'on découvrait plus de demi-lieue d'étendue, je l'aperçus tout au sommet d'une petite montée qui fermait fort nettement l'horizon, et sur laquelle elle sautillait, la béquille en arrêt d'une main, l'autre bras étendu en balancier et la jupe arrondie au vent, comme vous avez vu, sur la corde des marionnettes, la gracieuse Pretty, l'objet des passions illégitimes de Master Punck. J'aurais eu beau crier pour la retenir, mais je précipitai cette fois ma course avec tant d'impétuosité qu'un de nos bons chevaux de Normandie aurait eu peine à me suivre, et que je me réjouissais de tomber à ses côtés comme une bombe à la première descente, quand je me trouvai au-dessus d'une route d'une lieue en ligne droite qui était terminée au point où ses deux parallèles allaient se rejoindre, en vertu de la perspective et en dépit de la géométrie, par une petite figure toute blanche, si preste, si leste et si modeste qu'on n'en vit jamais de plus avenante, et qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à la Fée aux Miettes, regardée par le grand verre d'une lorgnette d'Opéra.

Là je m'assis d'accablement, en calculant que, dans la même progression, la Fée aux Miettes se retrouverait nécessairement derrière moi avant que j'eusse parcouru la circonférence de la terre, et en me consolant, dans l'intérêt de cette pauvre femme, par la pensée qu'un bijou si rare, et si longtemps exposé à tant de hasards, fût au moins tombé dans des mains fidèles.

- Je ne suis pas en peine, dis-je, de lui faire parvenir sûrement ce médaillon à Greenock, avec une lettre où je lui en expliquerai la valeur, puisque ce genre de connaissances paraît être le seul qui ait échappé à l'immense étendue de son esprit.

Quant au portrait qu'elle m'a donné, je le garderai si elle le permet!... - S'il faut y renoncer, ajoutai-je les yeux collés sur le cristal, les lèvres tremblantes et le coeur gonflé, s'il faut y renoncer, je mourrai!

Je ne cessai de contempler le portrait de Belkiss jusqu'à la ville que la Fée aux Miettes m'avait annoncée, et comme elle m'avait appris que nous étions dans les îles Britanniques, je me proposais de m'informer en anglais, à la première personne qui se rencontrerait sur ma route, de l'endroit où j'arrivais. Ce fut une jolie petite fille, toute roulée, à cause du froid, dans un plaid quadrillé, et qui regagnait le pays sur des jambes aussi blanches qu'ivoire, en piétinant comme un oiseau de rivage.

- By God, me dit-elle en me frappant légèrement du bout de son plaid comme pour me punir d'une plaisanterie de mauvais goût, il faut, beau charpentier, que mistress Speaker n'ait pas mis aujourd'hui d'eau dans votre vin, ou que l'honnête Finewood, votre maître, vous ait régalé lui-même d'un peu plus d'ale que de coutume, pour que vous ayez oublié le nom de votre petite Folly Girlfree.

- Ce n'était pas cela que je vous demandais, Folly, répondis-je en riant à cette méprise de ressemblance; c'est le nom de cette ville où nous entrons ensemble, et que j'ai oublié, je ne sais comment, quoique je n'aie bu aujourd'hui ni le vin de mistress Speaker, ni l'ale de l'honnête Finewood, mais une eau maussade et salée qui m'a peut-être troublé la mémoire...

- Le nom de Greenock! s'écria Folly en arrêtant sur moi ses deux yeux ronds et noirs. Vous êtes donc fou, mon ami!

- Greenock, dites-vous!... serait-ce là Greenock!...

Et au chemin que la Fée aux Miettes m'avait fait faire, je me doutais bien que j'avais gagné beaucoup de terrain. - Mais cent cinquante lieues, c'était un peu fort.

 

XII. Où il est traité pour la première fois de la cérémonie du mariage chez les chiens.

Comme le soleil était déjà très bas quand j'arrivai à Greenock, je ne jugeai pas à propos de me présenter ce jour-là chez ce maître Finewood dont m'avait parlé Folly, et j'allai demander un asile pour la nuit dans la première auberge qui se trouva sur mon chemin, car il me restait quelques petites pièces de monnaie qui n'étaient pas entrées dans le compte net de mes épargnes. Je tombai justement chez cette mistress Speaker dont je venais d'apprendre le nom et qui, probablement trompée ainsi que Folly par une ressemblance singulière, m'accueillit d'une voix éclatante, avec de grandes, éloquentes et prolixes démonstrations d'amitié.

- Cependant, mon cher enfant, me dit-elle, je ne peux te rendre ce soir ni ta chambre, ni ton lit, la maison étant occupée de fond en comble par la noce du bailli de l'île de Man, et je ne saurais t'offrir que ce pailler où couchent ordinairement les deux dogues de la maison, qui sont aujourd'hui de fête. - Comme j'étais plus pressé de me reposer que de soutenir conversation avec mistress Speaker, dont le flux de paroles menaçait de ne pas tarir, je me hâtai de rompre un morceau de pain, arrosé d'un verre de small-beer, et de gagner la couche coutumière de ces deux chiens de bonne humeur qui avaient eu la complaisance très grande de choisir le jour précis de mon arrivée à Greenock pour se mettre en frairie.

Mais, à peine étendu sur la paille, je m'aperçus, à mon grand déplaisir, que le lieu de réunion où s'étaient rendus les principaux locataires de mon appartement ne pouvait pas être fort éloigné, tant mon oreille fut assourdie d'un mélange confus de hurlements, de jappements, d'abois, de grognements, de grondements, de piaulements, de murmures, pris dans toute l'échelle de la mélopée canine, depuis la basse ronflante du mâtin de basse-cour jusqu'à l'aigre fausset du roquet, et qui formait certainement le morceau d'ensemble le plus extraordinaire dont il ait jamais été question en musique.

Mes yeux n'ayant pu se fermer de la première moitié de la nuit, je ne fus réellement pas fâché d'être distrait de mon impatience et de mon insomnie par la noce du bailli de l'île de Man, qui passait solennellement de la salle du festin à la salle du bal, et qui traversait pour s'y rendre le vestibule sous lequel j'étais couché. Le tintamarre épouvantable qui m'avait incommodé jusque-là s'était changé d'ailleurs en une sorte de glapissement doux et presque mélodieux, qui n'était pas modulé sans coquetterie. Je m'assis sur ma paille pour considérer ce spectacle, et vous serez d'accord, monsieur, qu'il valait la peine d'être vu!... C'était, en vérité, une société élégante et choisie, mais composée de simples chiens, différents seulement de tailles et d'espèces, et remarquables à l'envi les uns des autres par la politesse recherchée de leurs manières et par le goût exquis de leur toilette, la crinière retapée dans le dernier genre, la moustache troussée et cirée à l'espagnole, l'épée horizontale, l'habit leste et pincé, le chapeau sous le bras gauche, et la main droite à leurs dames, avec toute la bienséance requise. Jamais ne j'avais vu tant de rubans, de paillettes et de galons! Il me sembla reconnaître même les deux dogues de mistress Speaker, au regard profondément dédaigneux qu'ils laissèrent tomber sur moi, en passant devant le chenil qu'ils avaient occupé la veille.

Quand le cortège eut défilé tout entier, je me recouchai en méditant sur les bizarreries de la nature, qui a répandu des variétés si incroyables dans l'oeuvre de la création; car, bien que j'eusse entendu souvent parler de cette race d'hommes cynocéphales dont il est fait mention dans Hérodote, Aristote, AElien, Plutarque, Pline, Strabon et une multitude d'autres auteurs dont la sagesse, l'expérience et la sincérité ne sauraient être révoquées en doute, je n'y avais pas eu trop de foi jusqu'à ce jour, et je n'aurais jamais soupçonné surtout qu'elle eût jeté, près de l'embouchure de la Clyde, une colonie douée d'une aptitude si soudaine aux perfectionnements les plus raffinés de la civilisation. Aussi avais-je peine à me persuader à mon réveil que je n'eusse pas fait un songe, et que ce ne fût pas la Fée aux Miettes qui se divertissait, dans je ne sais quel dessein, et au moyen peut-être de je ne sais quel secret qu'elle avait rapporté de ses voyages, à infatuer mon esprit de ces visions fantasques. Cette pensée m'absorba tellement que je commençai à douter de ce qui m'était arrivé depuis deux jours, et que j'eus peur de chercher inutilement sur mon sein le portrait enchanteur auquel j'avais dû la veille des extases si délicieuses.

- Hélas! dis-je en moi-même, toute ma vie n'est que chimères et caprices, depuis que la Fée aux Miettes s'en mêle, probablement pour mon bien, et tout ce qui me survient d'impressions heureuses comme d'illusions grotesques n'est sans doute qu'un jeu de ses fantaisies. Je n'ai peut-être jamais vu le portrait de Belkiss!

Au même instant, je portai machinalement la main sur le médaillon; le ressort s'ouvrit, je crois, sans que je l'eusse touché, et Belkiss m'apparut plus belle encore que la veille.

- Dieu soit loué! m'écria-je en me précipitant à genoux devant cette image vivante, car elle parlait à mon âme par une voix mystérieuse, et le céleste sourire de ses lèvres et de son regard répondait à ma pensée avec une expression si fidèle que j'aurais craint de le troubler par une émotion inquiète...

- Dieu soit loué, Belkiss! je n'avais pas tout rêvé...

 

XIII. Comme quoi Michel fut aimé d'une grisette et amoureux d'un portrait en miniature.

Je ne manquai pas de me trouver à l'ouverture du chantier de maître Finewood; et comme j'étais accoutumé à me présenter partout sous les auspices de la Fée aux Miettes, je crus que son nom me serait de meilleure recommandation que jamais dans un pays où elle devait être connue au moins par tradition.

- Qu'est-ce donc que la Fée aux Miettes, s'écria maître Finewood les mains sur les côtés, et où diable avez-vous été élevé, si vous êtes Ecossais, comme je le pense, car vous parlez la langue du pays mieux qu'un Hume ou un Smollett? Nous ne connaissons de fée à Greenock, au moins entre nous autres charpentiers, mon enfant, que l'industrie et la patience avec lesquelles on vient à bout de tout, moyennant la grâce de Dieu, notre souverain maître. Cependant, continua-t-il en parlant à sa femme et à ses filles, la figure de ce garçon me revient; je ne sais où je l'ai rêvée, et pourquoi il m'est avis qu'il portera bonheur à ma maison. Il faudra le voir tantôt à la besogne, car c'est la véritable épreuve de l'ouvrier, et s'il est capable et laborieux, comme le témoignent ses certificats qui sont réellement des meilleurs que j'aie vus, nous ne serons pas arrêtés par quelques fantaisies joviales et folâtres qui sont de l'âge et de l'état. Allez donc vous essayer, monsieur le protégé des fées! je vous retrouverai au travail.

Là-dessus, il me serra cordialement la main, et mistress Finewood me sourit avec une expression de touchante bienveillance qui se reproduisit de la manière la plus gracieuse sur le joli visage des six charmantes filles dont elle était entourée.

Encouragé par cet accueil, je me mis donc de bon coeur à montrer mon savoir-faire aux maîtres ouvriers, qui jugèrent du premier abord que j'étais propre aux opérations les plus difficiles et les plus compliquées de la profession. - Il est probable, pensai-je intérieurement alors en tirant mes lignes et en prenant mes mesures, que la Fée aux Miettes s'est effacée de la mémoire des habitants de Greenock, pendant le cours de sa longue absence, et qu'elle n'y a pas encore été remarquée depuis son retour, quoiqu'elle ait dû y arriver de bonne heure, au train qu'elle allait.

J'avais été si âpre à mon ouvrage, que je ne m'aperçus qu'en finissant que maître Finewood était là depuis longtemps à m'observer.

- Courage, mon brave, dit-il en me frappant sur l'épaule avec un air tout riant; vous avez fait montre aujourd'hui de tant de goût et d'habileté, qu'on imaginerait volontiers que vous avez quelque fée dans votre manche, s'il était vrai que les fées se mêlassent encore de nos affaires. Puis, se retournant du côté des ouvriers: - Holà! ho! vous autres, éclaircissez-moi d'un doute? Auriez-vous entendu parler à Greenock de la noble patronne de ce gentil compagnon, parmi les bonnes et notables dames du pays? C'est, s'il faut l'en croire, une naine de deux pieds et demi, de quelques centaines d'années, et nommée la Fée aux Miettes, qui parle toutes les langues, qui professe toutes les sciences, et qui danse dans la dernière perfection.

Pendant qu'il disait ceci, le mouvement de toutes les scies était suspendu, toutes les haches étaient restées immobiles, toutes les cognées muettes. Après un moment de silence, mes nombreux camarades répondirent par un éclat de rire tellement unanime qu'il était impossible d'y distinguer la moindre modulation ou la moindre dissonance. C'était le tutti le plus plein, le plus compact et le plus simultané qu'il soit possible d'ouïr; et à dire vrai, j'en fus presque aussi assourdi que mortifié.

A compter de ce moment, je pris le ferme dessein de ne plus parler de la Fée aux Miettes, d'autant qu'il me semblait réellement assez difficile d'en donner une idée avantageuse aux gens qui ne la connaissaient pas; mais j'avoue que cette expansion de gaieté m'inspira peu de penchant pour les ouvriers qui se l'étaient permise aux dépens de la seule amie que je me fusse connue au monde, et qu'elle jeta depuis dans mes rapports avec eux une sorte de froideur et de malaise qui ne fut pas favorable à la réputation de mon jugement et de mon esprit. Je les surprenais souvent à se frapper le front du doigt en me regardant, avec des signes d'une pitié dédaigneuse, comme pour se faire entendre les uns aux autres que maître Finewood ne s'était pas trompé le jour de mon arrivée, en me croyant travaillé de quelque sotte manie.

Quoi qu'il en soit, je m'étais tellement distingué par mon assiduité et mon aptitude au travail dès les premières semaines, que maître Finewood m'avait plus en gré qu'aucun de ses autres ouvriers, et qu'il me tenait presque au même rang, dans son affection, que ses six garçons et ses six filles. Mon inclination à la solitude et à la méditation, lorsque je ne travaillais pas, ne lui paraissait plus qu'une disposition naturelle de mon caractère, et il ne s'en inquiétait point.

- Que voulez-vous? disait-il, c'est son plaisir, à lui, d'être seul, et de rêver au bord de la mer, plutôt que de passer les jours de fête à faire sauter les bouchons d'ale, ou que de faire danser, dans le bal des charpentiers, Folly Girlfree et d'autres évaporées de la même espèce. Il n'y a peut-être pas grand mal à cela, car je suis bien trompé si un honnête homme n'apprend, dans la société des buveurs et dans celle des grey gowns, plus de mauvaises choses que de bonnes!...

Je ne pensais guère à ces plaisirs! il n'y en avait plus qu'un pour mon coeur, celui de contempler ma chère Belkiss et de converser avec elle, car je vous ai dit qu'il s'était formé entre son portrait et moi une espèce d'intelligence merveilleuse qui suppléait à la parole, avec plus de mouvement, de rapidité, d'entraînement peut-être, comme si la plus légère des impressions de ma pensée allait se refléter, par je ne sais quelle puissance, dans ces linéaments immobiles, dans ces couleurs fixées par le pinceau, et mettre en jeu sur l'émail une âme qui m'entendait. - A peine étions-nous seuls, Belkiss et moi, que cette conversation imaginaire s'établissait entre nous, et durait pendant des heures délicieuses, variées par toutes ces alternatives de la crainte et de l'espérance qui font la douleur et la joie des amants. Si je paraissais épouvanté de la distance qui nous séparait, et de l'impossibilité de la franchir jamais, on aurait dit que Belkiss voulût me rassurer par un sourire. Si je désespérais de réaliser le bonheur que j'aspirais dans ses regards, on aurait dit qu'elle compatissait à mes souffrances par une larme; et jamais je ne me séparais d'elle quand j'y étais forcé, que l'expression de sa physionomie tout entière ne me laissât un sentiment de consolation inexprimable, plus vif que toutes les extases de la vie. - Un jour, un seul jour, le désordre de ma passion m'avait emporté si loin, et Belkiss semblait y céder elle-même par une si invincible sympathie, que mes lèvres se rapprochèrent en frémissant du médaillon, tandis qu'un prestige dont le délire de l'amour peut seul expliquer le mystère prêtait à l'image animée le mouvement et les proportions de la nature, et me la montrait émue, agitée, palpitante, prête à s'élancer, pour joindre ses lèvres aux miennes, hors de son cercle d'or et de son auréole de diamants. Je sentis que la chaleur de son baiser versait des torrents de flammes dans mes veines, et que ma vie défaillait à ma félicité. Ma poitrine se gonfla comme si elle était près d'éclater, ma vue se voila d'un nuage de sang et de feu, mon âme se réfugia sur ma bouche, et je perdis connaissance en prononçant en balbutiant le nom de Belkiss.

Le hasard, ou une rencontre plus naturelle, faisait que Folly Girlfree se trouvait là, au moment où ce nom adoré expirait avec ma voix, avec ma dernière pensée, avec le désir et le besoin de mourir dans cette volupté suprême. Folly, qui valait qu'on l'aimât, parce qu'elle était effectivement la plus gentille des petites robes grises de Greenock, Folly, la bizarre Folly, s'était piquée de se faire aimer de moi, sans doute parce que l'austérité de mes moeurs solitaires avait agacé sa vanité de jeune fille; et il était rare que je me recueillisse dans un endroit si écarté que Folly n'y vînt apparaître, comme par hasard et sans être attendue, au creux de quelque rocher fendu par le temps, ou au débouché d'un massif de bouleaux, avec sa jolie toilette calédonienne, sa tournure de sylphide, sa gentillesse fantastique et sa gaieté éveillée.

- Par l'honnête mère qui m'a engendrée, disait-elle alors en levant les mains vers le ciel, c'est donc vous, Michel, que je verrai partout! Il faut que vous soyez bien subtil à vous retrouver au devant de mes pas, car je vous évite, pour moi, avec autant de soin qu'une pauvre colombe le milan qu'elle a vu tourner sur son nid! C'est une grande misère à une jeune femme de bien qui n'a que son innocence, ajoutait-elle en portant ses dix jolis doigts à ses yeux comme si elle avait pleuré, de ne pouvoir jamais se dérober à la malice et aux embûches des séducteurs!

- Hélas! ma chère Folly, lui répondais-je d'ordinaire, je conviens que cette circonstance se renouvelle assez souvent pour vous causer quelque surprise, mais je puis attester sur vos beaux yeux noirs que ma volonté n'y est pour rien, et que je comprends au contraire assez le danger de vous voir pour me tenir loin de votre chemin, si je savais où vous devez passer, car mon coeur est engagé dans un lien qui m'est plus précieux que la vie, et qui lui défend d'être jamais à vous.

Le jour dont je parle, mon émotion m'entraîna plus loin que ne le permettaient la discrétion et la prudence, et j'ajoutai dans le transport auquel j'obéissais encore: - Non, Folly! jamais à vous, jamais à une autre qu'à la divine princesse Belkiss.

Comme j'avais évité de tourner ma vue sur Folly, après lui avoir fait connaître d'une manière si positive l'obstacle invincible qui s'opposait au succès de ses voeux, et que son profond silence me faisait craindre qu'elle ne cédât tout à fait à son désespoir, je courus à elle pour lui donner quelque consolation, et je la trouvai en effet dans un état qui m'alarma au premier coup d'oeil, mais sur lequel je fus bientôt tranquillisé à ma grande humiliation, quand je m'aperçus qu'elle se pâmait de rire. Cependant, cette convulsion de joie délirante et d'éclats étouffés menaçant réellement de la suffoquer, je m'empressais à lui porter du secours, lorsque étendant sa main vers moi, et reprenant un peu haleine:

- Assez, assez, me dit-elle; je me remettrai toute seule, mais, pour Dieu! Michel, ne me dites plus rien, si vous ne voulez que je meure!

Alors, je m'éloignai en me demandant à moi-même si je n'avais pas donné quelque juste prétexte à sa folie, et si la passion qui me dominait n'était pas mille fois plus insensée encore. Je ne me rassurai entièrement qu'en revenant au portrait de Belkiss, dont la douce et riante sérénité, plus pure que de coutume, éclaircissait tous mes soucis et calmait toutes mes douleurs.

Cette anecdote circula bientôt parmi les filles de Greenock avec toutes les circonstances comiques que pouvait y ajouter la maligne jalousie de Folly, et passa rapidement des petites robes grises aux ouvriers de bon air qui étaient peu disposés à me vouloir du bien, parce qu'ils prenaient mal à propos ma timidité sauvage pour de l'insouciance ou du dédain. Quelques jours après, je ne passais plus dans les groupes joyeux des fêtes et des dimanches, quand le caprice de mes promenades errantes me faisait tomber au milieu d'eux, sans entendre murmurer à mes oreilles:

- Oh! ne troublez pas les méditations de Michel, du plus sage et du plus savant des charpentiers du Renfrew! Si vous le voyez ainsi refrogné et absorbé dans ses pensées, c'est qu'il rêve incessamment à la princesse Belkiss dont il est le galant, et qu'il emporte suspendue à cette belle chaîne dans une boîte de laiton!

- La princesse Belkiss, disait une matoise plus impertinente que les autres, qui sortait de la bande, en frottant lestement l'index de sa main droite sur celui de sa main gauche en signe de mépris; la princesse Belkiss, vraiment, n'est pas faite pour les charpentiers! Il l'épousera, si Dieu permet, quand il aura trouvé le trèfle à quatre feuilles ou la mandragore qui chante!

Les hommes ne disaient rien, car ils savaient que je n'aurais pas subi une insulte; mais ils riaient à leurs maîtresses, et je me hâtais de passer assez confus, parce que ces plaisanteries n'étaient pas au fond dépourvues de bon sens.

La nouvelle de ma passion arriva dans le chantier, mais j'y étais aimé, et l'on ne se serait pas avisé d'ailleurs d'y badiner à mes dépens. Un soir que maître Finewood avait à se louer de quelque pièce de travail que j'avais exécutée pour lui:

- O mon pauvre Michel, dit-il en me prenant la tête aux deux mains, tu es un si honnête jeune homme et un si digne ouvrier, que je regretterai jusqu'à mon dernier jour de n'avoir pu faire assez en ta faveur, et que je me le reprocherais à l'égard des plus noires ingratitudes, si ton esprit singulier ne s'était opposé à mes bonnes intentions. Je t'aurais voulu pour gendre, et pour le principal héritier de mon riche établissement; et tu sais que j'ai six filles, dont trois sont plus blanches que les lis, et trois plus vermeilles que les roses. Il n'y a pas un laird d'Ecosse qui n'eût été enchanté de mener la moindre des six à l'autel, et je t'aurais donné le choix. Pourquoi faut-il que tu sois amoureux comme un vrai fou, pardonne-moi le mot, d'une princesse Belkiss qui était, sans doute, une fort honorable personne, puisqu'elle refusa la main du grand roi Salomon, s'il ne commençait par répudier ses sept cents femmes et ses trois cents concubines, ainsi que le rapporte le Talmud, au témoignage de mon voisin Jonathas le changeur, mais qui, si elle vivait encore et s'il lui restait des dents, en porterait de telles, j'imagine, qu'elles dépasseraient d'un pouce au moins la longueur de son menton...

- Croyez-vous, lui répondis-je, que c'est ainsi que serait aujourd'hui Belkiss?

- Et qui en doute? répliqua gaiement maître Finewood.

- Adorable Belkiss, m'écriai-je en pressant le médaillon sur mes lèvres sans l'ouvrir, vous m'êtes témoin que rien ne peut effacer de mon coeur les engagements que j'ai pris envers vous, et que j'ai préféré le bonheur de vous appartenir sans espérance aux avantages les plus doux et les plus séduisants qui puissent flatter un homme de ma condition!

Maître Finewood était si consterné qu'il ne s'aperçut pas de mon départ, et je me retirai dans la pensée qu'il était temps de quitter Greenock, où mes extravagantes amours deviendraient de plus en plus un objet de douleur pour mes amis, et de dérision pour tout le monde.

 

XIV. Comment Michel traduisit l'hébreu à la première vue, et comment on fait des louis d'or avec des deniers, pourvu qu'il y en ait assez; plus, la description d'un vaisseau de nouvelle invention et des recherches curieuses sur la civilisation des chiens danois.

Comme je rentrais chez moi, je vis la foule assemblée devant une grande affiche qui portait en guise de vignette l'image d'un vaisseau fort bizarre pour le gréement et la voilure, et qui était imprimée en lettres si extraordinaires que les plus savants n'avaient jamais rien vu de pareil. - Parbleu, maître Michel, vous qui n'ignorez de rien, me dit un des ouvriers que Folly Girlfree avait égayés à mes dépens les jours précédents, voici une belle occasion de nous montrer votre science; et c'est affaire à vous de nous expliquer cet effroyable grimoire auquel tous les docteurs du pays perdent leur latin! - En parlant ainsi, on me poussait au pied du placard avec de mordantes railleries qui me faisaient réfléchir péniblement sur mon ignorance; mais je me rassurai promptement en m'apercevant que ce n'était que de l'hébreu, dont la Fée aux Miettes m'avait fait prendre quelque connaissance, du temps où elle dirigeait mes études.

- Par la grâce de Dieu tout-puissant qui s'assied au-dessus du soleil et de la lune, dis-je alors, car je liais plus couramment cette langue que je ne m'en serais cru capable:

"A la garde de ses brillantes étoiles, et sous la protection des saints anges qui couvrent de leurs ailes le commerce de la mer, les mariniers, les charpentiers et les marchands de Greenock sont avertis du départ du grand vaisseau la Reine de Saba, qui fera voile après-demain, jour de saint Michel, prince de la lumière créée et bien-aimé du Seigneur souverain de toutes choses, hors de ce port d'élite et de salut, qui brille au front des îles de l'Océan comme une perle très choisie."

- Le grand vaisseau la Reine de Saba vient en effet d'entrer dans le port, reprit l'ouvrier d'un air plus réfléchi.

- Mes amis, continuai-je en leur adressant la parole, il ne faut pas vous étonner que le capitaine de ce bâtiment s'adresse à vous dans sa langue, probablement parce qu'il ne sait pas la nôtre, comme cela pourrait nous arriver à tous si nous venions à mouiller dans un port inconnu; ou bien, parce qu'en abordant sur des plages chrétiennes, il n'a pas supposé qu'elle fût ignorée des docteurs de notre sainte loi, que vous n'avez pas encore pris le temps de consulter. La langue dans laquelle cette affiche est écrite est celle de la divine Ecriture.

- Est-il vrai? dirent les ouvriers en se regardant les uns les autres et en se croisant les bras.

Je poursuivis ma lecture:

"La Reine de Saba est frétée pour l'île d'Arrachieh dans le grand désert libyque, où elle parviendra, si Dieu ne l'a autrement résolu dans les desseins impénétrables de sa sagesse, devant laquelle l'univers entier est un faible atome, par les canaux souterrains qu'a ouverts à un petit nombre de navigateurs choisis la puissante main de la très sage Belkiss, souveraine de tous les royaumes inconnus de l'Orient et du Midi, héritière de l'anneau, du sceptre et de la couronne de Salomon, et l'unique diamant du monde. Que sa gloire soit éternelle, comme sa jeunesse et sa beauté!"

- Belkiss! dit une voix étouffée qui paraissait venir de loin.

- Belkiss! répétai-je en moi-même avec surprise; car il y avait dans le rapprochement de ce nom et de celui qui occupait ordinairement mes pensées je ne sais quel mystère sous lequel ma raison fut un moment anéantie.

- Belkiss! s'écria enfin Folly Girlfree, qui avait réussi à se faire jour au travers des spectateurs, vous voyez bien que le malheureux retombe dans sa folie!

Au même instant se leva à mes pieds un vieux petit juif que je n'avais pas encore aperçu jusque-là, tant il était modestement accroupi dans ses haillons; et, collant contre le tableau sa figure amincie et macérée par l'âge, et sa longue barbe d'un blanc d'argent, aiguisée en alène, comme si elle avait été affilée à la lime et au polissoir:

- Il y a Belkiss, répondit-il en allongeant sur le mot un doigt décharné, plus pâle que celui des squelettes blanchis qui sautillent, au branlement des armoires, sur leurs faux muscles de laiton, dans les cabinets d'anatomie. Il y a Belkiss vraiment, et ce jeune homme traduit l'hébreu aussi nettement qu'un massorète!...

Je me retirai alors avec respect pour qu'il achevât.

- Le trajet, dit-il, ne durera que trois jours, et les passagers ne payeront que vingt guinées. Fête perpétuelle au Seigneur dans les hauteurs de sa puissance!

- Un trajet de trois jours d'ici au grand désert libyque! murmurait le peuple en se retirant; - un voyage de mer dans des canaux souterrains! Voyez-vous ce charlatan de corsaire qui cherche à nous soutirer vingt guinées, et à nous enlever nos ouvriers et nos enfants!

- Qu'il a peut-être vendus d'avance aux chiens de l'île de Man, grommelait une vieille femme toute cassée. Maudit qui te donnerait vingt schellings, damné de juif!...

- Pour naviguer sur un vaisseau de la princesse Belkiss! ajoutait Folly indignée...

- Belkiss, Belkiss!... répétais-je intérieurement en m'écartant, seul et pensif, de la cohue qui commençait à se dissiper. - Cette ressemblance de noms n'a rien d'extraordinaire. C'est ainsi qu'on appelait, en effet, la reine de Saba; et les Orientaux, plus fidèles que nous aux traditions antiques, sont coutumiers de perpétuer la mémoire des souverains sous lesquels ils ont joui de quelque bonheur ou de quelque gloire. - Mais si cette princesse Belkiss était celle qui a recueilli dans l'île fantastique dont me parlait Mathieu l'oncle et le père que je pleure, ne serait-ce pas un devoir sacré pour moi de courir à leur recherche, tant que l'expérience d'une nouvelle misère ne m'aurait pas détrompé? - Oh! si j'avais seulement le temps de vendre mes livres, mes collections, les instruments de mathématiques! mais quand tout cela vaudrait vingt guinées, il me faudrait six mois pour en retirer la moitié!... - Et c'est après-demain!

Je mis la main dans ma poche, mais je n'avais qu'une guinée en monnaie.

J'allai dormir, si je ne dormais, car pour dire la vérité, monsieur, mes impressions de la veille et du sommeil se sont quelquefois confondues, et je ne me suis jamais fort inquiété de les démêler, parce que je ne saurais décider au juste quelles sont les plus raisonnables et les meilleures. J'imagine seulement qu'à la fin cela revient à peu près au même.

Le lendemain, j'arrivai triste au chantier, soit que l'idée de ce voyage me préoccupât, soit peut-être parce que je n'avais jamais travaillé la veille de la fête de mon patron, jour auquel commençait mon pèlerinage, et qui ne revient guère comme aujourd'hui, sans me rappeler ma pointe à coques, ma large résille, les grèves inconstantes du mont Saint-Michel dans le péril de la mer, et surtout les bons enseignements et les conversations instructives de la Fée aux Miettes.

Ma mélancolie fut remarquée d'abord par maître Finewood, dont j'étais aimé comme d'un autre oncle ou d'un autre père. - Ecoute, Michel, me dit-il, je ne suppose pas que tu veuilles t'embarquer sur le vaisseau la Reine de Saba, qui doit te rappeler assez désagréablement ton bâtiment de Granville et un horrible naufrage auquel tu es seul échappé, puisqu'on n'a jamais pu retrouver la Fée aux Miettes, probablement rendue depuis longtemps à son peuple de sorciers et de lutins. Ce voyage ne me promettrait rien de bon pour toi, la princesse de Belkiss, dont tu t'es amouraché, je ne sais comment, ne me paraissant guère plus capable que la Fée aux Miettes de te prêter une protection assurée contre une nouvelle tempête; mais il en sera d'ailleurs ce que tu voudras, et l'intérêt que j'ai à te conserver dans mon chantier ne me fera pas mettre d'obstacle aux félicités que tu te promets. Ce que je voulais te dire aujourd'hui, c'est qu'à ton refus, mon enfant, je marie demain mes six filles, et que ta vue me ferait du mal ce soir au festin de leurs noces, parce que je me rappellerais en dépit de moi que j'espérais t'y voir à un autre titre, car tu es aussi près qu'elles-mêmes du coeur de maître Finewood. Promets-moi donc, Michel, d'aller passer la soirée chez mistress Speaker à l'enseigne de Calédonie, et d'y souper en mon honneur d'une bonne gelinotte à l'estragon, et d'une fine bouteille de vin de Porto. Je sais bien que tu ne dois pas avoir beaucoup d'argent, car tu dépenses tes bénéfices en aumônes et en livres, et tu ne demandes jamais. Viens donc que nous comptions ensemble.

- Vous me devez, maître, lui dis-je en étendant la main, plein tout cela de plaks ou de bawbies, c'est-à-dire une vingtaine de ces pièces que nous appelons en France des deniers, et que nous laissons tomber en écartant nos doigts à plaisir, pour qu'il reste quelque chose à ramasser aux pauvres. - Et si c'était aussi bien des guinées, l'amitié fidèle et dévouée que je ressens pour vous ne m'empêcherait pas de courir sur le vaisseau de Belkiss à la recherche de mon père!...

Pendant ce temps-là, maître Finewood alignait des chiffres sur sa longue planche d'ardoise, et ce n'était jamais que des plaks et des bawbies.

- Ceci est merveilleux! dit-il; de quelque côté que je retourne cette malheureuse addition, j'y trouve toujours vingt guinées! Ce n'est pas que le prix me déplaise, car je t'en dois trois fois plus pour tes bons services, mais on n'a jamais fait vingt guinées avec une colonne de plaks et de bawbies, à moins qu'elle ne fût aussi élevée que celle de maître Christophe Wren!

- Cela n'est pas possible en effet! m'écriai-je en saisissant la craie pour vérifie son calcul, mais il était parfaitement exact, sauf une petite erreur que je ne voulus pas rectifier, parce qu'elle était, je crois, d'un demi-plak à l'avantage de mon maître.

- Voilà tes vingt guinées, me dit maître Finewood en m'embrassant; et je devine trop l'usage que tu en vas faire. Puisse au moins la bonté de Dieu ne t'abandonner jamais dans tes entreprises!

Ensuite il s'éloigna en essuyant quelques larmes auxquelles les miennes répondaient.

Une demi-heure après, j'étais au port, et j'avais payé mon passage sur le grand vaisseau la Reine de Saba, qui était, suivant la promesse de l'affiche, ce qu'on a vu de plus extraordinaire en construction pour l'usage de la mer. Vingt-quatre cheminées comme celles des steam-boats, mais d'une proportion incomparablement plus grande, garnissaient chacun des deux flancs de son immense carène, et semblaient destinées à faire mouvoir autant de paires de roues, qu'un mécanisme simple et ingénieux rendait propres à mordre en tout sens sur les flots. Ses vingt-quatre mâts d'un bois léger, mais incorruptible, et qu'on disait impossible à rompre, soutenaient des voiles découpées en ailes d'oiseau, et verguées d'un métal souple et obéissant, qui se déployaient, prenaient le vent, planaient comme un vautour, filaient comme une hirondelle, et se refermaient à volonté sous la main d'un enfant, au gré d'un simple cordage de fil d'or; et ses hunes balançaient autour d'elles des centaines d'aérostats captifs, aussi propres à le soutenir au besoin dans les airs qu'à l'entraîner sur les eaux. Derrière la poupe, sur de hauts pliants inclinés en spirale, qui fuyaient en s'élevant, reposait un vaste appareil suspendu comme le siège postérieur d'un landaw, devant lequel le vaisseau était tout entier retranché, et qui ouvrait sur tous les points de la voilure des bouches démesurées. On m'apprit que c'était de là qu'une troupe d'habiles physiciens distribuait tous les rhumbs, et poussait le bâtiment comme un projectile dans les routes de l'Océan. Je m'étonnai que la navigation eût fait tant de progrès dont on n'avait jamais entendu parler; mais certainement, le fameux James Watt, le Stevinus de Greenock, n'aurait rien conçu de pareil en mille ans.

La physionomie du capitaine me frappa au premier regard, parce qu'elle me rappelait quelque chose de ce marin peu soucieux qui avait vu périr son équipage et sa cargaison, l'année précédente, à l'embouchure de la Clyde, sans prendre le temps de secouer les cendres de sa pipe, et de porter un coup d'oeil au gouvernail; mais celui-ci mouillait pour la première fois dans les eaux de l'Occident.

Je vous ai dit qu'il me restait une guinée, et que je m'étais engagé envers maître Finewood à souper à l'auberge de Calédonie. Quoique la Reine de Saba ne fît voile qu'à midi du lendemain, j'étais peu tenté cependant d'une de ces soirées de bien-être et de ces nuits de long sommeil dont la vie de l'ouvrier m'avait fait perdre depuis plusieurs années l'habitude, et je ne pensais guère à demander à mistress Speaker que deux harengs du lac Long, arrosés d'une bouteille d'ale ou de small-beer, quand elle vint à moi les bras ouverts, en me criant de l'office: - Eh! arrivez donc, sage Michel, avant que votre gelinotte ne brûle et que votre porto ne s'échauffe! Le digne maître Finewood a commandé tout cela dès le matin, et un bon lit d'édredon avec! il y a une heure que nos filles s'égosillent à crier: - Que fait donc monsieur Michel, qu'il laisse brunir au feu le plus joli ptarmigan de montagne qu'on ait jamais plumé au Bas-Pays? Il faut qu'il s'égare au long de la côte à déchiffrer quelque livre irlandais, ou qu'il rêve à la princesse Belkiss dont il est, dit-on, le fiancé. - Ah! j'ai toujours prédit, Michel, que vous feriez un beau chemin! Et maître Finewood est bien fou, le cher homme, de vous préférer ces six petits lairds qu'il marie à ses six filles dont vous êtes bien mieux l'affaire, surtout Annah, la blondine, qui ne vous nomme jamais qu'avec de grosses larmes! Hélas, Michel! je puis en parler!... Annah est ma filleule: j'avais pour elle des entrailles de mère; et je disais souvent à maître Finewood: Que ne la donnez-vous à Michel, qui en est aimé? Là-dessus, savez-vous ce qu'il faisait? il hochait la tête, et regardait de côté. Il est vrai, lui disais-je, que Michel est bizarre, mais c'est d'ailleurs un garçon si discret, si honnête et si laborieux!...

- C'est trop, c'est trop! lui dis-je en lui pressant la main, ne laissez pas brûler le plus joli ptarmigan de montagne qu'on ait jamais plumé au Bas-Pays!...

Et j'allai m'asseoir à la salle à manger pour prendre le temps de regarder le portrait de Belkiss. Elle riait. Cette illusion que je me faisais sur l'expression de ses traits ne manquait jamais de régler, comme je vous l'ai déjà dit, tous les mouvements de mon coeur. - Il est probable, pensai-je, que la joie de Belkiss a quelque motif secret qui me touche; peut-être a-t-elle deviné que ce voyage aventureux va me réunir à mes bons parents. Qui sait si je ne suis pas réservé au bonheur de la voir elle-même, car il est impossible qu'un type si achevé de toutes les perfections soit le simple résultat du caprice de l'art. Il faudrait pour cela que Dieu se fût dessaisi en faveur de l'homme du plus beau privilège de la création! Mais si ces traits avaient appartenu en effet à quelque princesse des temps anciens, comme le pense maître Finewood, - à cette Belkiss, qui fut autrefois reine de Saba, par exemple - ou à la Fée aux Miettes, - eh bien! le bonheur que je dois à ce prestige n'est-il pas assez vif et assez pur pour me dédommager de quelques plaisirs empoisonnés par la jalousie, affaiblis par la possession, incessamment menacés dans leur objet par les progrès inévitables du temps? Que m'importent à moi ces grâces fugitives de la vie que l'âge décolore et détruit, et qui effeuillent leurs roses passagères au courant de toutes les brises, et au midi de tous les soleils?... A moi dont le coeur, dévoré du besoin d'une félicité éternelle, se briserait de désespoir à la moindre altération du modèle idéal de beauté, de constance et d'amour qu'il s'est formé dans des songes mille fois plus doux que la vérité? Ce portrait seul pouvait le remplir, et le remplir à jamais! Passent maintenant, sans que je m'en soucie, toutes les belles que la terre admire pendant quelques printemps, puisque mon heureuse destinée m'a donné une amante qui ne changera point!

En disant cela, j'appuyai mon front sur ma main, obsédé d'idées vagues et confuses qui me saisissent ordinairement à la suite de toutes les impressions puissantes, et je suppose qu'il en est ainsi chez les autres hommes que domine une pensée profonde et passionnée.

Quelque mouvement qui se faisait auprès de moi m'ayant forcé à ouvrir les yeux, je m'aperçus que j'étais servi:

- Félicitez-vous, Michel, me dit mistress Speaker en plaçant devant moi une paire de gelinottes à l'estragon et deux bouteilles de porto. C'est monsieur le bailli de l'île de Man, qui est venu à Greenock pour réaliser en banknotes les contributions de sa province, et qui vous fait l'honneur de souper avec vous pour vous entretenir, parce qu'il a entendu parler de votre science et de votre bonne conduite.

Je me hâtai de me lever et de saluer le bailli de l'île de Man, qui avait bien une des prestances les plus honorables que vous puissiez imaginer, et qui joignait aux apparences imposantes que donnent les hautes fonctions les manières recherchées des meilleures compagnies. Ce qui m'étonna plus que je ne saurais le dire, c'est que ses épaules étaient surmontées d'une magnifique tête de chien danois, et que j'étais le seul, parmi les nombreux pensionnaires de mistress Speaker, qui parût en faire la remarque. Cette circonstance m'embarrassa, parce que je ne savais trop quelle langue lui parler et que j'entendais d'abord assez difficilement la sienne, qui consistait dans un petit aboiement fort gravement modulé, et accompagné de gestes fort expressifs. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il me comprit à merveille, et qu'au bout d'un quart d'heure de conversation je fus aussi surpris de la netteté de son langage et de la délicatesse exquise de ses jugements que je l'avais été au premier coup d'oeil de la nouveauté de sa physionomie. On est vraiment confus de penser au temps que les hommes perdent à feuilleter les dictionnaires, quand on a eu le bonheur de causer quelque temps avec un chien danois bien élevé, comme le bailli de l'île de Man.

Nous nous séparâmes avec une effusion réciproque d'amitié qui ne me surprenait plus. Il y a au monde de si étranges sympathies! Mais comme ce vin de Porto dont je n'avais jamais fait usage me disposait au sommeil, je me hâtai de gagner le bon lit d'édredon que maître Finewood m'avait fait préparer. J'y fis mes adieux du soir au portrait toujours riant de Belkiss, et je commençais à sommeiller quand j'entendis la voix de mistress Speaker s'introduire dans mon oreille comme un souffle.

- Pardon si je vous réveille, mon enfant, me dit-elle, mais c'est si terrible embarras dans ma maison, avec tous ces voyageurs qui s'embarquent demain sur le grand vaisseau la Reine de Saba, que je ne sais où mettre tout le monde, et vous m'obligeriez beaucoup de partager votre lit avec ce respectable seigneur qui vous a tenu compagnie à souper.

- J'y consens volontiers, lui répondis-je, et c'est un inconvénient de si peu de conséquence pour un ouvrier que de coucher à deux dans un lit si large et si commode, qu'il ne valait pas la peine de m'en parler.

Cependant, je me détournai un peu pour m'assurer que je ne me trompais pas sur la personne; et je vis en effet le bailli de l'île de Man qui, après avoir revêtu à petit bruit un déshabillé fort rassurant pour la propreté la plus ombrageuse, et glissé sous l'oreiller un gros portefeuille de maroquin à fermoir, s'insinuait entre nos draps avec une modeste et silencieuse discrétion, en conservant de lui à moi une distance décente, sur laquelle j'avais pris soin d'avance de lui donner toutes ses aises. Je m'apercevais seulement de sa présence à la tiédeur de sa respiration qui m'échauffait de loin sans m'importuner, car il est évident qu'un chien danois ne peut dormir commodément que de profil. Au bout de quelques minutes, il ronfla d'une manière si harmonieuse et si cadencée, que je n'y pris plus garde. - Et je m'endormis aussi.

 

XV. Dans lequel Michel soutient un combat à outrance avec des animaux qui ne sont pas connus à l'Académie des sciences.

Je rêvais peu dans ce temps-là, ou plutôt je croyais sentir que la faculté de rêver s'était transformée en moi. Il me semblait qu'elle avait passé des impressions du sommeil dans celle de la vie réelle, et que c'est là qu'elle se réfugiait avec ses illusions. Je ne rentrais, à dire vrai, dans un monde bizarre et imaginaire que lorsque je finissais de dormir, et ce regard d'étonnement et de dérision que nous jetons ordinairement au réveil sur les songes de la nuit accomplie, je ne le suspendais pas sans honte sur les songes de la journée commencée, avant de m'y abandonner tout à fait comme à une des nécessités irrésistibles de ma destinée. La nuit dont je vous parle fut cependant troublée de songes étranges, ou de réalités plus étranges encore, dont le souvenir ne se retrace jamais à ma pensée que tous mes membres ne soient parcourus en même temps d'un frisson d'épouvante.

Cela commença par le bruit aigre d'une croisée qui roulait lentement sur ses gonds, et à travers laquelle je sentis poindre l'air pénétrant des brumes humides de septembre. Oh! oh! dis-je à part moi, le vent a aussi beau jeu, si je ne me trompe, à l'hôtel de Calédonie que dans la mansarde de l'ouvrier! Et je ne m'en souciai point. - Un instant après, je crus entendre des mouvements confus, des murmures sinistres et articulés comme des chuchotements, une rumeur de paroles sourdes et de rires étouffés qui bourdonnaient dans mon oreille. - Voilà qui est bien, repris-je. L'ouragan va faire des siennes chez mistress Speaker; mais grand sot qui s'en dérangerait sur un si bel édredon! - Et je me contentai de ramener la couverture sur mon compagnon et sur moi, et de me replonger dans le duvet, tant je craignais de perdre la douceur de ce repos voluptueux que je n'avais pas goûté depuis la maison de mon père, quand mon oncle André venait soigneusement avant de se coucher relever mes matelas entre les ais du châlit débordé, et me baiser sur le front.

- L'autre dort, dit une voix rauque, aussitôt couverte de quelques grognements inintelligibles.

Et pendant que je suspendais ma respiration pour écouter, le globe lumineux d'une lanterne dont je sentais presque la chaleur me perça de rayons ardents qui s'enfonçaient entre mes paupières comme des coins de feu; car, dans l'agitation vague du sommeil à peine interrompu, je m'étais retourné machinalement vers l'intérieur de la chambre. - Je vis alors, chose horrible à penser, quatre têtes énormes qui s'élevaient au-dessus de la lanterne flamboyante, comme si elles étaient parties d'un même corps, et sur lesquelles sa clarté se reflétait avec autant d'éclat que si elle avait eu deux foyers opposés. C'étaient vraiment des figures extraordinaires et formidables! - Une tête de chat sauvage qui grommelait avec un frôlement grave, lugubre et continu, à travers les rouges vapeurs du soupirail de la lampe, en arrêtant sur moi des regards plus éblouissants que le ventre bombé du cristal, mais qui, au lieu d'être circulaires, divergeaient minces, étroits, obliques et pointus, semblables à des boutonnières de flamme. - Une tête de dogue toute hérissée, tout écumante de sang, et qui avait des chairs informes, mais animées, palpitantes et gémissantes encore, pendues à ses crocs. - Une tête de cheval plus nettement dépouillée, plus effilée et plus blanche que celles qui se dessèchent dans les voiries, à demi calcinées par le soleil, et qui se balançait sur une espèce de col de chameau, en oscillant régulièrement comme le pendule d'une horloge, et en secouant çà et là de ses orbites creuses, à chaque vibration, quelques plumes que les corbeaux y avaient laissées. - Derrière ces trois têtes, - et ceci était hideux, - se dressait une tête d'homme ou de quelque autre monstre, qui passait les autres de beaucoup, et dont les traits, disposés à l'inverse des nôtres, semblaient avoir changé entre eux d'attributions et d'organes comme de place, de sorte que ses yeux grinçaient à droite et à gauche des dents aussi stridentes qu'un fer réfractaire sous la lime du serrurier, et que sa bouche démesurée, dont les lèvres se tordaient en affreuses convulsions, à la manière des prunelles d'un épileptique, me menaçait d'oeillades foudroyantes. Il me parut qu'elle était soutenue d'en bas par une large main qui s'était fortement nouée à ses cheveux et qui la brandissait comme un hochet épouvantable pour amuser une multitude furieuse attachée par les pieds aux lambris des plafonds qu'elle faisait crier sous ses trépignements, et qui battait vers nous ses milliers de mains pendantes en signe d'applaudissement et de joie.

A ce spectacle effrayant, je poussai brusquement le bailli de l'île de Man, mais il retomba sur moi comme un cadavre, parce qu'à force de me tapir au fond de mon lit pour ne pas l'incommoder, je m'y étais creusé un trou, et je ne vis plus ce qui se passait qu'au peu de jour que me laissait son museau allongé entre ses oreilles droites et menues. Cependant un levier musculeux, noir et velu, un bras peut-être qui fouillait sous notre oreiller, et qui effleura mon cou avec la froideur âpre et saisissante de la glace, m'avertit qu'on en voulait à son portefeuille. Je m'élançai, je me saisis du poignard que j'avais acheté le matin pour ma traversée, je me ruai au milieu des fantômes, je frappai partout, sur le chat, sur le dogue, sur le cheval, sur le monstre, à travers des hiboux qui battaient mon front de leurs ailes, des serpents qui me ceignaient de leurs plis en se roulant autour de mes membres et qui me mordaient les épaules, des salamandres noires et jaunes qui me mangeaient les orteils, et qui se disaient entre elles, pour s'encourager, que je tomberais bientôt. - J'arrachai enfin le trésor de mon ami, à qui? - Je ne le sais! - car mon poignard s'enfonçait dans leurs corps comme dans une nuée, - et puis je les vis se rapprocher, sursauter, bondir par la croisée ouverte, se confondre en peloton, tourner les uns sur les autres pêle-mêle, se diviser au choc d'une pierre, se réunir de nouveau à la pente de la jetée, tourner encore en fuyant toujours, et s'abîmer dans la mer avec le bruit d'une avalanche.

Je revins triomphant, et toutefois haletant de fatigue et de terreur, - cherchant toutes les portes, mais elles étaient murées, ou présentaient à peine des passages si étroits qu'une couleuvre n'aurait osé s'y introduire, - ébranlant le cordon de toutes les sonnettes, mais toutes les sonnettes frappaient en vain leurs limbes de liège, d'un battail de queue d'écureuil, - implorant à grands cris une parole, une seule parole; mais ces cris, qui n'étaient entendus que de moi ne pouvaient s'échapper de ma poitrine prête à éclater, et venaient expirer sur mes lèvres muettes comme l'écho d'un souffle.

On me trouva le lendemain, couché à plat auprès de mon lit, le portefeuille du bailli d'une main, et un couteau de l'autre.

Je dormais.

 

XVI. Où l'on voit ce que c'est qu'une enquête judiciaire, et autres choses divertissantes.

Le crime est évident, dit un vieux robin qui paraissait pérorer depuis quelque temps au chevet sur lequel le bailli de l'île de Man reposait encore immobile, et attendre la réponse d'un autre homme si grave et si empesé qu'on aurait imaginé, au premier coup d'oeil, qu'il pensait à quelque chose. - Quoique le corps que voilà, et qui était de son vivant l'honorable sir Jap Muzzleburn, de très gracieuse mémoire, ne présente aucune trace de blessure, comme vous l'avez admirablement démontré tout à l'heure en termes aussi savants que choisis, il est trop certain qu'il est mort à n'en pas revenir, l'infortuné sir Jap, lui qui a toujours eu le sommeil si léger, surtout le matin, qu'au premier bruit de la poêle où l'huile bouillante frissonne autour des harengs, ou de deux verres qui tintent gaillardement comme des grelots aux doigts de l'hôtesse, il ne faisait qu'un saut du dormitoire à la salle à manger, sans prendre le temps de passer sa main blanche et agile derrière ses oreilles, et quelquefois, j'en suis témoin, sans avoir filé ses moustaches.

- Il m'est avis, continua-t-il avec autorité en me désignant du geste, que ce misérable l'a empoisonné hier au soir dans le vin de Porto qu'ils burent ensemble, si mieux vous n'aimez croire qu'il l'a fasciné de quelque sortilège, ou endormi au moyen de quelqu'une de ces mixtions diaboliques de mandragore dont l'usage n'est que trop familier chez ces bandits d'outre-mer. Il ne se disposait probablement à l'égorger, quand nous sommes arrivés de façon si opportune, que dans la crainte de laisser son crime imparfait.

Le docteur ne répondit pas; mais je crus remarquer qu'il accueillait l'abominable conjecture du juge d'instruction de ce hochement de tête affirmatif et de ce bourdonnement complaisant qui dispensent les ignorants d'approfondir et les faibles de contester.

- Eh quoi! m'écriai-je indigné... L'assassin d'un inconnu que j'ai accueilli dans mon lit, malgré le peu de sympathie de nos espèces, et quoique son profil aigu occupât, sur le traversin hospitalier dont je lui ai cédé la moitié, plus d'espace qu'il n'en faudrait pour se bercer commodément à trois têtes aussi rondes et aussi joufflues que celle de M. le docteur! moi, l'assassin d'un digne chien d'ailleurs, dont je n'ai eu qu'à me louer pour sa politesse et ses manières, et que j'ai protégé durant des heures plus longues que des siècles, contre je ne sais quels ennemis qu'il a le malheur de traîner à sa suite, qui glapissent, qui hurlent, qui miaulent, qui vagissent, qui font peur à entendre et à voir, et auxquels j'ai arraché ce portefeuille, objet de leur envie, pour le rendre intact à son maître!... - Ah! c'est une calomnie si révoltante qu'elle ferait bouillonner la moelle dans les os d'un squelette!...

Ce furent mes dernières paroles. Le juge et le médecin étaient partis pour déjeuner; il ne resta autour de moi qu'une poignée de constables impassibles et sourds, qui me poussèrent brutalement dans un escalier long, étroit, tortueux, par où l'on descendait à la chambre de justice; car elle était assemblée, par un hasard favorable qu'on me fit remarquer comme un témoignage particulier des bontés de la Providence.

- Il faut que ce misérable joue d'un grand bonheur, dit un de ces messieurs, dont le ton décidé annonçait quelque ascendant de grade ou de considération sur le reste de la bande. - Pris in flagrante delicto pendant les assises, et pendu entre deux soleils! il y a des coquins prédestinés!

- Pendu entre deux soleils! murmurai-je sourdement, parce qu'il a plu à mistress Speaker de me faire manger de la gelinotte à l'estragon avec un chien danois; parce que j'ai eu la complaisance de céder la moitié de mon matelas d'édredon à ce pauvre et malencontreux animal, et parce que j'ai passé une nuit épouvantable à le défendre contre une ménagerie de démons dont le seul aspect aurait fait mourir de terreur toute cette valetaille insolente!... O mon père! ô mon oncle!... que direz-vous si jamais l'Adviser du Renfrew vous porte la nouvelle du crime dont on m'accuse, par le grand vaisseau de la Reine de Saba, ou par quelque autre voie inconnue, sans vous éclairer sur mon innocence! Que direz-vous, Belkiss, si vous soupçonnez jamais ce coeur qui n'a battu que pour vous d'avoir conçu la pensée d'un attentat dont le seul récit épouvanterait les scélérats les plus endurcis!

Et tandis que je me confondais ainsi en inexprimables douleurs, je m'aperçus à je ne sais quelle pulsation impossible à décrire que le portrait de Belkiss ne m'avait pas quitté, car il palpitait contre mon coeur comme un autre coeur. - Mais je n'osai le regarder. La physionomie atroce de ces hommes de l'ordre public que la loi m'avait donnés pour gardiens me glaça d'effroi.

- En vérité, dis-je en frémissant, si les gens de justice voient cet or et ces bijoux, ils les voleront!

 

XVII. Qui est le procès-verbal naïf des séances d'une cour d'assises.

La rumeur excitée par mon entrée dans la salle d'audience ne s'apaisa que lentement.

Et puis elle se renouvela sourde et confuse, au dehors de la barrière que les curieux n'avaient pu franchir.

Honneur soit rendu à l'innocence du genre humain! l'aspect d'un grand criminel a toujours quelque chose de nouveau pour lui. Cela est si rare!

Je me trouvai alors en face du tribunal, et je me hâtai à mon tour d'embrasser l'assemblée d'un regard large et effaré, pendant que ses regards fixes, aigus et pénétrants me criblaient comme des flèches, car c'était moi qui faisais ce jour-là les principaux honneurs du spectacle.

J'éprouvai peu à peu une impression singulière qui ne s'expliqua que successivement à mon esprit par l'habitude de celles qui tenaient mon attention et mes organes subjugués depuis la veille. Quoique toutes les figures qui m'entouraient fussent à peu près des figures humaines, il ne dépendait pas de moi de les entrevoir d'abord autrement qu'à travers de vagues ressemblances d'animaux, et la réflexion seule me les rendait l'une après l'autre sous leur type réel, c'est-à-dire aussi raisonnables que peut le comporter l'incroyable obligation d'envoyer mourir légalement, au milieu de la place publique, un être organisé comme nous, qui est notre égal, si plus ne passe, dans l'exercice de toutes nos facultés naturelles; et cela pour l'instruction morale de ses compatriotes, de ses parents et de ses amis.

- N'est-il pas extraordinaire, dis-je intérieurement, si l'homme est, comme on l'assure, le plus parfait des ouvrages de Dieu, que ce grand artiste de la création, qui avait à sa disposition tous les moules d'une invention inépuisable, ait été réduit par impuissance, comme un ignoble fabricant de pastiches, ou se soit amusé par caprice, comme un peintre de caricatures, à composer son chef-d'oeuvre des rognures de tous ses essais, et à reproduire sur le masque de ce triste quadrupède vertical toutes les formes plastiques des brutes? Qui le forçait, par exemple, à imprimer au front de cette meute de juges, dont la moitié bâille en limiers endormis et l'autre moitié en panthères affamées, le sceau caractéristique de la populace des êtres vivants? - M. le président ne représenterait-il pas aussi dignement un Minos, un Aeacus ou un Rhadamante, si ses bras, plus raccourcis et plus disproportionnés que les pattes antérieures des gerboises, avaient moins de peine à se rejoindre au-dessous d'un mufle de taureau sur son ventre orbiculaire comme un turbot qui plastronne son buste d'hippopotame?

- Le formidable magistrat qui remplit le devoir, sans doute pénible, d'accuser les pauvres diables de mon espèce et de les dépêcher à leurs frais vers le pilori ou la potence, ferait moins peur à voir, peut-être, mais il ne serait pas investi pour cela d'un caractère moins imposant, si la nature, dans la confusion de ses galbes capricieux, n'avait pas articulé à la base de son os frontal cet énorme bec de vautour qui lui sert de nez, et qu'elle s'est cruellement égayée, pour compléter la ressemblance, à enchâsser de tout côté entre des membranes rugueuses et livides qui n'ont jamais rougi, même de colère!... - Quant à mon avocat d'office, qui était tout à l'heure à l'extrémité de la banquette, qui est maintenant juché sur le dos de ma chaise, qui sera bientôt ailleurs, s'il plaît à Dieu, et dont tous les soubresauts menacent le parquet d'escalade, il aurait pu se passer sans inconvénient, dans l'exercice de sa noble profession, de son timbre éclatant de perroquet, et de son incommode agilité de sapajou...

- Il faut convenir, ajoutai-je à demi-voix, sans abandonner cette pensée, que le mystère du sixième jour de la Genèse est encore loin d'être éclairci, et qu'en réduisant l'homme dégradé par sa faute à l'état des animaux relevés jusqu'à son abaissement, le Seigneur aurai tiré une digne vengeance de l'orgueil insensé du père de notre race. - Et alors, ou je me trompe, les enfants d'Adam qui auraient conservé sans altération, pendant la nouvelle épreuve de la vie, le germe d'immortalité qui a été déposé en eux pourraient espérer de retourner un jour à ce paradis de délices, oeuvre facile de la toute-puissance, oeuvre naturelle de la toute-bonté. Le reste retournerait d'où il vient: dans le foyer de la matière éternelle!

- Que diable dit-il là? cria mon avocat d'un ton de fausset à déchirer le tympan d'une statue de bronze, probablement parce que j'avais eu la maladresse de prononcer ces dernières paroles assez haut pour être entendu.

- Que dit-il là? répéta-t-il. Je le tiens, je le tiens, messeigneurs. J'ai son critérium phrénologique ad unguem. Monomanie toute pure. Insanus aut valde stolidus. C'est ce que je vais démontrer péremptoirement dans ma plaidoirie. - Je le tiens, reprit-il avec une explosion plus bruyante encore, en retombant d'un élan sur mes épaules.

Et il me tenait en effet, parcourant ce clavier moral que d'habiles philosophes ont découvert sur la boîte osseuse de notre cerveau, avec un doigté si brutal et si aigu, que j'imaginai qu'il ne se proposait rien moins que d'en extraire la substance médullaire du cerveau, pour la déployer devant le tribunal, à l'appui de son opinion, suivant l'admirable procédé du savant Spurzheim...

- Au nom de Dieu, lui dis-je en me débarrassant assez vivement de ses mains pour le forcer à exécuter une des plus belles virevoltes dont sa souplesse ait jamais étonné le barreau, abstenez-vous de me défendre par cet indigne moyen! Quoiqu'il y ait dans tout ce qui m'arrive, surtout depuis hier, de quoi faire extravaguer les sept sages et, comme disent les Italiens, impazzare Virgilio, je ne suis, grâce au ciel, pas plus stupide et pas plus fou que je ne suis coupable. Je suis innocent, et n'ai besoin pour me justifier que de mon innocence. Je prie seulement la cour de faire comparaître ici maître Finewood, le charpentier de l'arsenal, et mistress Speaker, l'hôtesse de Calédonie.

- Mad, mad, very mad! interrompit le petit avocat en couvrant ma voix d'une note si élevée et si stridente qu'on parierait à coup sûr qu'elle manque à la mélopée des oiseaux.

- De quoi va-t-il parler, messeigneurs, je vous le demande? Le charpentier de l'arsenal et l'hôtesse de Calédonie n'ont jamais été de votre juridiction!

Quoique je comprisse mal comment je pouvais être privé de leur témoignage, il ne me vint pas à l'esprit qu'on osât me condamner sur une simple apparence, et je continuai à me défendre avec autant de sang-froid que m'en permettaient les trémoussements tumultueux, les passes étourdissantes, les écarts et les estrapades gymnastiques de mon avocat, et surtout les points d'orgue perçants, les sibilations déchirantes et les cadences à perte d'ouïe qu'il brodait avec une richesse impitoyable sur la basse solennelle du tribunal profondément ronflant. J'alléguai mes derniers, mes seuls témoins, les années peu nombreuses mais irrécusables d'une vie laborieuse et sans reproche, et je croyais toucher à une péroraison assez entraînante, car si l'éloquence n'avait plus d'interprète sur la terre, elle se réfugierait, peut-être, dans la parole de l'innocent opprimé, quand je fus interrompu par un râlement effrayant, comme ceux qui viennent quelquefois, après trois nuits muettes, éveiller le silence de la mort dans les ruines d'une ville saccagée, et je vis au même instant se fendre et béer, sous le bec de vautour de l'accusateur, je ne sais quel affreux rictus qui avait la profondeur d'un abîme et la couleur d'une fournaise!

Celui-là ne bondissait pas. Il vibrait seulement tout d'une pièce avec une majestueuse lenteur, sur ses jambes immobiles, en articulant, de la voix factice et pénible à entendre des automates parlants, quelques groupes de mots entremêlés d'interjections froides, mais qui avaient l'air de former un sens, et parmi lesquels un mot seul revenait dans un ordre de périodicité fort industrieux, avec une netteté sonore et emphatique. C'était LA MORT. Je conjecturai que le facteur de cette machine à réquisitoires tragiques devait en avoir ajusté les ressorts dans l'accès de quelque fantaisie atrabilaire ou de quelque fureur désespérée.

- Faut-il, dis-je en me recueillant, que le génie, aigri par le spectacle de nos misères, se livre à d'aussi déplorables caprices!... et de quelle erreur ne s'aveugle pas la multitude qui les reproche à la Providence!...

Tout ce que je pus saisir de sa diatribe mécanique, à part le refrain trop intelligible dont elle était coupée en paragraphes assez réguliers, c'est qu'il opposait aux garanties que j'avais cru tirer de ma vie passée une objection foudroyante, fondée sur des crimes antérieurs que je ne connaissais pas. Mais je ne puis la faire passer dans mes paroles avec l'harmonie sauvage que prêtait aux siennes une sorte de clappement rauque et convulsif, tout à fait étranger au système de notre organisme vocal, qui les rompait par saccades, comme le criaillement d'un écrou mal graissé.

- Ah! vraiment, une jeunesse innocente et pure! - LA MORT! LA MORT! LA MORT! je ne sortirai pas de là!

- Si l'on se rapportait à eux, on n'en pendrait jamais un; et à quoi servirait alors le code des peines? A quoi la justice? à quoi les tribunaux? à quoi LA MORT?

- Je prie messieurs de noter pour mémoire, avant de se rendormir, que j'ai conclu à LA MORT. - Quoique la rapidité de l'instruction ne nous ait pas permis d'enfler à notre contentement le dossier du condamné, je voulais dire du prévenu, mais c'est tout un, nous tenons assez de pièces probantes, - ou probables, - ou au moins suffisamment idoines à former la conviction de ce gracieux tribunal, pour démontrer qu'avant l'attentat énorme dont il est chargé, il était déjà coutumier d'actions détestables, damnables, et par conséquent pendables, dont la plus excusable est punissable de MORT. - LA MORT! LA MORT! LA MORT! s'il vous plaît et qu'il n'en soit plus question. - Ce drôle est en effet véhémentement soupçonné, comme il appert - évidemment convaincu, je le répète, de séduction sous promesse de mariage, et de soustraction frauduleuse de portrait et joyaux précieux à une femme infortunée dont il a trompé la candeur, et qui lui a sacrifié son innocence! - Pour ne pas abuser des utiles moments de la cour, je me résume dans l'intérêt de l'humanité. - LA MORT!

Et les lèvres sanglantes du rictus homicide se resserrèrent lentement, comme les dents acérées d'une tenaille que la clef à vis rappelle de cran en cran à l'endroit où elles se mordent.

- O perversité de ce siècle de décadence, meugla le gros réjoui de président en relevant ses petits bras de toute l'extensibilité dont ils étaient susceptibles jusque près de la soudure horizontale de sa toque judiciaire avec la partie de sa tête où aurait pu être soutenue sa cervelle, et que dépassait amplement des deux côtés le pavillon pourpré de ses larges oreilles.

- Nous sommes donc arrivés aux temps calamiteux annoncés dans les prophéties! Il était sans exemple dans notre jeunesse qu'on eût abusé par fausses et hallucinatoires pollicitations de la crédulité de ce sexe débile et fantasque, avant d'avoir atteint l'âge de majorité! Encore cela n'était-il toléré qu'aux gens de race! - Rapt! furt! homicide commis dans le dessein de nuire! Désolation des désolations! - Cependant, comme il serait insolite, illicite, et d'ailleurs physiquement impossible de pendre trois fois l'individu ici présent, je ne me rappelle pas son nom - j'opine pour qu'il soit pendu haut et court le plus incessamment possible, sauf à éclaircir les griefs douteux aux prochaines assises. Mais dépêchez, dépêchez, morbleu: non festina lente pour parfiler des périodes philanthropiques et sentimentales, monsieur du barreau, car voilà, si j'ai bien compté, vingt de ces garnements que nous expédions d'aujourd'hui; et il m'est avis que nous siégeons, dans les fonctions de notre doux ministère de propitiation paternelle, a diluculo primo, comme parle Cicéron, c'est-à-dire, messieurs, depuis que la naissante aurore a ouvert de ses doigts de roses les portes de l'Orient. On a beau prendre plaisir à faire son devoir, toujours pendre est insipide.

J'avais compris vaguement qu'il s'agissait de la Fée aux Miettes. Je me levai.

- Il est bien vrai, messieurs, dis-je en pressant le médaillon de Belkiss sur mes lèvres, car je pressentais trop la nécessité de m'en séparer, que je suis fiancé à une digne femme de Greenock, que j'y ai cherchée inutilement; mais le terme de cet engagement n'expire qu'aujourd'hui, et ce n'est pas ma faute si je n'en ai pas rempli les conditions, puisqu'on m'a fait prisonnier ce matin, et qu'il me restait un jour pour la découvrir, si elle existe encore quelque part, ce dont il est permis de douter à cause de son grand âge. Quant au portrait dont vous parlez, il le faut, et j'y renonce, quoique sa perte brise mon coeur. Mes malheurs m'ont privé du droit de le conserver! J'avais remarqué aussi qu'il était entouré de brillants assez riches dont je connais mal le prix; mais je prends Dieu à témoin que je n'ai pu le rendre à ma fiancée, dont la prestesse incroyable ne le cède pas même à celle de mon avocat d'office que voilà juché dans les attiques du prétoire, comme le mascaron d'un architecte hétéroclite. Je vous rends ce portrait que la Fée aux Miettes, ma prétendue, avait la simplicité de prendre pour le sien, quoiqu'il ne lui ressemble en aucune manière. Prenez-le, monseigneur, continuai-je en le mouillant de larmes, et prenez ma vie avec lui, car c'était par lui et pour lui que je vivais.

- Tudieu! s'écria le président en saisissant le médaillon qui avait circulé de main en main jusqu'à son fauteuil, et en promenant un regard avide sur l'entourage avant de l'arrêter sur la figure, - tudieu! le maraud a de quoi payer largement les frais du procès! L'affaire est plus digne d'attention que je ne l'avais pensé d'abord, et mérite quelques éclaircissements. Attention au parquet! Et vous, les gens de la cour, que l'on me fasse venir Jonathas le changeur, celui que l'on trouve, le vieux coquin, sedentem in telonio. - Mais que vois-je, grands dieux! Ce sont les traits vivants, c'est la peinture parlante de l'auguste reine des îles d'Orient! c'est notre souveraine en personne avec sa beauté dédaigneuse, son fier regard, et ses belles dents qu'elle semble toujours grincer quand elle me regarde. C'est la divine Belkiss!

- O prodige plus impénétrable à ma pensée que tout le reste des événements de ma vie, m'écriai-je à mon tour, ce sont les traits de la reine de Saba aujourd'hui régnante que vous reconnaissez dans cette image!

- Prodige, drôle, reprit le juge en colère, et de quel prodige parles-tu? Voilà-t-il pas un beau prodige qu'un homme de mon âge, de mon expérience et de mon savoir, qui a toujours passé, je le dis sans orgueil, pour être doué d'un sentiment très exquis des arts, et qui fait depuis quarante ans une étude spéciale de signalements et d'identités, reconnaisse au premier coup d'oeil la toute ravissante Belkiss dans cette fidèle image que ta future, ou toi, vous avez volée je ne sais où? Si tu entends par là que tu ne pensais pas que l'art pût atteindre à exprimer les perfections inimitables de l'original, je le concéderai pourtant volontiers, car je trouve moi-même dans cette peinture quelque chose de rébarbatif et de maussade qui rend mal la miraculeuse suavité de cette riante et céleste physionomie. Mais que peut le génie humain à l'expression de tant de charmes, et qu'y pourrait le pinceau même des anges et des archanges de Dieu, s'ils avaient le temps de s'occuper à cet exercice?

Or çà, continua-t-il, en s'adressant à maître Jonathas qui venait d'entrer, tenez-vous ici à distance respectueuse de notre personne et pour cause, entre ces deux braves gripers de notre bénévole justice, et dites-nous aussi loyalement que faire se pourra ce que doit valoir en monnaie royale le bijou qui est retenu à mes doigts par cette chaîne d'or? Parlez surtout sans ambiguïtés, maître Jonathas, car la cour est à jeun.

Jonathas le batteur d'or - c'était le vieux juif que j'avais vu deux jours auparavant au pied de la pancarte hébraïque du capitaine - me parut cette fois plus décharné, plus diaphane et plus misérable encore que l'avant-veille. Son échine cassée, qui se pliait en cerceau, soutenait avec peine à la hauteur de sa poitrine une tête branlante, qui ne se soulevait sur l'espèce de rameau fatigué auquel elle pendait comme un fruit trop mûr qu'au tintement ou au nom de quelque métal précieux. Tout exiguë que fût cette apparence de corps, elle n'avait certainement pas pu entrer sans un effort incroyable dans le juste étriqué de serge autrefois noire qui la comprimait comme le fourreau d'un mauvais parapluie tordu, et qui ne descendait jusqu'au-dessus de ses genoux, avec une somptuosité un peu prolixe, que pour dissimuler le délabrement d'un caleçon de toile cirée que le temps avait réduit à la plus simple expression de sa trame grossière, en enlevant par larges écailles l'enduit solide qui l'avait protégé pendant une moitié de siècle. Le tissu de cet habit, blanchi par le frottement de ses omoplates, et percé symétriquement par la saillie de ses vertèbres, rappelait aux yeux le vent ou la nuée textile dont parle Pétrone, tant les frêles réseaux qui lui prêtaient encore une consistance fugitive semblaient près de se dissoudre au frottement flexible du premier arbuste, ou au souffle espiègle du premier passant; et vous les auriez confondus avec ceux de l'araignée travailleuse qui avait tendu sur leur canevas presque invisible une doublure de peu de valeur, prudemment respectée par la brosse de Jonathas, brosse innocente et vierge, si elle a réellement existé, qui ne frotta jamais rien, de peur d'user quelque chose.

- Sélah, Sélah! dit le vieil Hébreu qui tournait en même temps sur tous les points de l'auditoire un oeil aussi brillant que mes escarboucles, pour s'assurer qu'il ne s'y trouvait point d'autre acheteur, mais en évitant soigneusement d'intéresser la partie inférieure de son corps dans cette inspection circulaire, de crainte d'user la semelle de ses pantoufles: - Sélah, Sélah! ce médaillon vaut dix-neuf schellings comme un plak. - Attendez, attendez, monseigneur, et ne vous emportez pas comme à l'ordinaire contre votre pauvre serviteur Jonathas! Est-ce dix-neuf guinées que j'ai dit? Je voulais dire dix-neuf cents guinées, mon doux seigneur! ce n'est pas la conscience qui manque à votre honnête client et sincère admirateur Jonathas, et vous pouvez le savoir, car je vous ai vu tout petit, déjà beau et bien proportionné comme vous voilà. - Mais la vieillesse et la pauvreté obscurcissent l'intelligence, comme les ténèbres le soleil. Ceci est dans le saint livre de Job. - Hélas! je suis si affaibli d'esprit que je ne saurais dire le verset! - Cependant, si j'ai offert du premier mot quatorze cents guinées, je suis prêt à les envoyer tout de suite au greffe de M. le recorder! - Sélah, Sélah! je ne les porte pas dans mes poches, parce que cela pèse et que ce qui pèse troue; et c'est beaucoup, par la dureté des temps qui courent, que de trouver la somme exorbitante de neuf cents guinées chez soi et chez ses amis.

- Sélah, Sélah! s'écria le président, qui ne se contenait plus de colère. Voilà qui est bon quand il s'agit de l'argent d'autrui, et je t'en ai passé jusqu'ici de quoi faire figurer vingt synagogues aux fourches de Saint-Patrick; mais il s'agit de l'argent de la justice et de notre pécule magistral, et si tu me mens d'un seul grain de laiton faux, je te fais hisser avec ce vaurien, par le beau soleil du midi, à la plus haute potence de Greenock dans une chemise de mailles de fer, pour jouer par cet appât un tour mémorable aux corbeaux! Tu n'auras jamais été vêtu aussi solidement.

- Sélah, Sélah! reprit Jonathas avec une inflexion de voix doucereuse et caressante. Monseigneur a toujours le mot pour rire. Il était déjà comme cela tout enfant quand je le vis la première fois, un enfant si joli, si affable et si gracieux! - Mais il me semblait que dix-neuf mille guinées étaient un assez beau prix, et si j'ai dit vingt mille neuf cents guinées, je tâcherai de parfaire la somme avec mes pauvres hardes, pour l'honneur de ma parole. Je prie cependant la cour de considérer la misère du malheureux juif obligé de mendier son pain depuis la ruine du temple de Jérusalem, et qui n'a de fortune quand il est vieux que son industrie et sa probité! - Oh! ne vous emportez pas ainsi, monseigneur, car votre aimable physionomie devient alors terrible à voir, comme disait la reine Esther au roi Assuérus. - S'il ne tient qu'à une charretée de méchants sacs de guinées pour acquérir ce bijou, j'en donnerai deux cent mille pour mon dernier mot. - Va donc pour deux cent mille guinées!

- Va pour deux cent mille cordes qui t'étranglent! dit le président, pâle d'avarice et de fureur. - Deux cent mille guinées d'un pareil trésor! - Qu'on fasse venir le shérif et qu'on pende tout le monde!

Mon avocat sauta par la fenêtre.

- Ce n'est pas la crainte qui me touche, dit Jonathas dont la tête pendait jusqu'à terre, et aurait balayé les tapis de ses cheveux blancs, si la nature lui avait laissé ce noble ornement d'une sage vieillesse. - En vérité, ce n'est pas pour moi, mais pour la gloire de mon peuple et la consolation d'Israël. - Mais quand je devrais être pendu, je ne pourrais donner de ce médaillon plus de deux millions de guinées. - Votre Grâce entend bien que je n'y comprends pas le portrait dont j'aurais peine à trouver le débit, car il menace les regardants de deux rangées de dents si effroyables, qu'il m'est avis qu'on ne verrait pas leurs pareilles dans toute la gendarmerie du bailli de l'île de Man. Je le céderai à l'amiable pour la dépouille du bandit, qui me paraît un peu plus soignée qu'il ne convient à cette espèce.

Il tournait sur moi, au même instant, un petit monocle bordé de cuivre, pendu à une vieille ficelle. - Ma dépouille, maître Jonathas! et mon cadavre dedans! et vingt guinées que vous pourrez réclamer du capitaine de la Reine de Saba, si je ne suis pas au port à midi! et vingt guinées plus ou moins que vaut la pacotille que j'y fait arrimer! et tout ce qui me reste sur la terre de propriétés légitimes, par droit d'acquêts ou de successions, en titres, en créances, en espérances, en jouissance actuelle et à venir! - Tout pour le portrait de Belkiss! Tout pour le toucher, tout pour le voir encore une fois!

- Bien, bien, dit le juif, c'est une affaire comme une autre, et qui me donne recours légitime sur tous vos débiteurs dont la liste est tombée de hasard entre mes mains, gens peu solvables, comme vous savez, parmi lesquels je vois comprise une misérable mendiante qui a élu pour domicile le porche de l'église de Granville. Qu'il vous plaise donc de me bailler cédule de nosdites conventions avant le prononcé du jugement, vu que l'on ne peut plus contracter de marché valable en justice, une fois que l'on est pendu.

- Malédiction, Jonathas, gardez le portrait de Belkiss! j'aime mieux perdre cette image adorée que le repos de mon coeur, où je suis du moins sûr de la retrouver, tant qu'il battra dans ma poitrine.

Pendant ce temps-là, les juges avaient conféré entre eux, et les deux millions de guinées de Jonathas leur faisaient aisément oublier les débats de ma procédure. Ma condamnation n'était plus qu'un incident imperceptible dans une magnifique opération. Comme j'entendais parler de partage, il me sembla quelque temps que les voix se divisaient, et que mon innocence, protégée par le zèle équitable de deux ou trois hommes de bien, finirait par prévaloir; mais je m'aperçus, en y prêtant un peu plus d'attention, que le partage qui était si vivement débattu par les souverains arbitres de ma vie, c'était le partage des diamants.

Cependant le débat se prolongeait, et il paraissait même qu'il eût changé de nature depuis qu'un des tipstaffs de la cour, qui venait de pénétrer dans la salle d'audience, avait déposé ostensiblement devant le président une missive scellée de sept sceaux, dont l'ouverture et le dépouillement s'étaient accomplis avec toutes les formalités d'une respectueuse déférence.

Ce nouvel épisode me laissa le temps de réfléchir pendant quelques minutes.

- Etrange créature, dis-je, que la Fée aux Miettes, si brillante d'esprit et de savoir, si instruite d'étude et d'expérience, et qui a mendié deux cents ans, de pays en pays, avec un colifichet de cinquante millions à son cou!

 

XVIII. Comment Michel le charpentier était innocent, et comment il fut condamné à être pendu.

- Voici bien autre chose! dit tout à coup le président en déployant sa dépêche sur la table du tribunal. Rara avis in terris! L'auguste Belkiss, qui ne s'occupe jamais de nous qu'à ses jours de récréation, pour nous faire quelques bénignes espiègleries, daigne intervenir comme partie civile dans la cause de ce garnement, et, usant à son égard de sa générosité ordinaire, elle entend et ordonne qu'il lui soit permis de choisir entre ce portrait et sa garniture, afin d'en jouir et disposer comme il lui conviendra jusqu'à son heure dernière. - Hélas! cela ne sera pas long, et ma sensibilité naturelle s'en afflige.

Homo sum; nihil humanum a me alienum puto.

Donc si tu as ouï, Raphaël, Gabriel, ou comme on t'appelle, - cela est écrit, - si ta naturelle ineptie t'a permis de pénétrer les suprêmes intentions de notre bien-aimée maîtresse, je t'enjoins en son nom de nous faire connaître ta résolution élective ou optative, qui ne me paraît pas difficile à prévoir.

Mais, en vérité, continua-t-il à demi-voix en se retournant du côté des juges, n'était que notre adorable souveraine brille de tout l'éclat de son printemps et de sa beauté, j'aurais quelque velléité de croire que sa raison s'affaiblit, et qu'elle tombe dans l'état que les juristes ont appelé pueritia mentis.

- Je voudrais bien savoir, pensai-je en me rongeant les doigts, depuis quand et à quel propos on rend la justice à Greenock au nom de la reine de Saba! Il faut que la peur ait un peu détraqué mon cerveau, ou que tous ces gens-là soient eux-mêmes devenus fous.

- Est-ce ainsi, reprit-il avec emportement, que tu accueilles cette marque de munificence haute et royale, et attends-tu que je prenne acte de ton silence insolent pour confisquer ce bijou au profit de justice?

- Non pas, s'il vous plaît, monseigneur, m'écriai-je à l'instant. Il me semblait seulement qu'un magistrat placé si haut dans la confiance de l'illustre Belkiss ne douterait pas de mon choix, et je croyais vous l'avoir entendu dire. - C'est le portrait que je veux, le portrait seul et dépouillé de tous ses ornements, qui n'appartiennent ni à la justice ni à moi, mais à la Fée aux Miettes. C'est le portrait de Belkiss!

Une rumeur d'étonnement courut dans le tribunal et dans l'auditoire, mais j'y fis peu d'attention, parce qu'un huissier me rapportait en courant, pour ne pas me laisser le temps de me dédire, cette image consolante et chérie dont la possession comblait mes derniers voeux et rachetait toutes mes douleurs. Elle n'était plus revêtue que d'une capsule de métal d'un blanc terne qui paraissait aussi vil que le plomb, et qu'on aurait pu d'ailleurs en détacher sans la rompre, tant le ressort qui la faisait jouer y était artistement uni.

Je ne perdis pas un moment pour regarder Belkiss, dont la joie passait toute expression, tandis que le digne président, absorbé par un autre soin, faisait sauter deux à deux les plus belles escarboucles de la bordure d'or pour payer sur leur produit les frais de la procédure, et que Jonathas, à demi désappointé, essuyait du revers de sa main de momie les seuls pleurs qu'il eût jamais versés. Ma satisfaction était si pure et si complète, que je craignis de m'en distraire en m'égayant aux détails de cette scène grotesque, et je restai plongé si longtemps dans la contemplation qui m'enivrait, que je n'avais changé ni de posture ni de pensée, quand la cour, revenue des opinions, me notifia ma sentence. J'étais condamné sans appel, et les termes du jugement ne m'accordaient aucun délai.

- Belkiss, chère Belkiss! dis-je en la regardant avec plus d'ardeur que jamais, comme pour accumuler sur mon coeur, dans l'espace des quelques minutes qui me restaient à la voir, toutes les impressions d'une longue et heureuse vie; chère et adorée Belkiss! il faudra donc bientôt vous quitter!...

Et alors Belkiss, qui ne se contenait plus, rit à faire éclater l'émail. Je me hâtai de refermer le médaillon et de le replacer sur mon sein, de peur de compromettre l'existence de mon trésor, pour le peu d'instants que j'avais à le conserver, en laissant une trop libre carrière à l'expansion de sa gaieté. Cependant cette précaution me coûta, je l'avoue, un léger mouvement de dépit.

- En vérité, murmurai-je avec une secrète amertume, je voudrais bien savoir ce qu'elle trouve de plaisant dans tout cela, et de quoi elle s'amuse! Il faut convenir que les femmes ont des caprices bien singuliers.

Pendant que je me faisais cette allocution intérieure, les constables s'étaient rangés en cercle autour de moi, et le shérif m'avais touché de sa canne d'ébène en signe de prise de possession.

Bientôt on marcha, et je marchai. Je descendis les longs escaliers du palais. Je traversai lentement ses vastes et froids vestibules entre deux lignes d'hommes armés; je parvins au guichet de la dernière porte, d'où je devais gagner la place fatale. J'y passai presque en rampant, et je me relevai à la lueur du soleil qui arrivait au plus haut point de sa course, et que je venais voir pour la dernière fois dans la splendeur de son midi.

Jamais le jour n'avait été si beau. La nature ne porte pas le deuil de l'innocent.

Mille voix qui ne formaient qu'une voix s'élevèrent comme une bourrasque.

- Le voilà, le voilà! cria la foule, en agitant en l'air des bras, des chapeaux, et des plaids.

Et elle s'ouvrit pour me laisser passer en répétant: Le voilà!

 

XIX. Comment Michel fut conduit à la potence, et comment il se maria.

Je ne m'étais jamais exercé à la cruelle idée de mourir pour un crime sous les regards du peuple. Mes sens restèrent quelque temps confondus dans l'horreur de cette accusation qui me faisait oublier l'horreur du supplice, et toutes les voix de la multitude se perdirent à mon oreille dans je ne sais quel écho grave et menaçant dont le retentissement inexorable me poursuivait des noms de voleur et d'assassin. Tout à coup je me rappelai que Belkiss était assurée de mon innocence, puisqu'elle paraissait si contente; j'avais lieu de croire qu'elle devait connaître mon oncle et mon père, et qu'elle ne manquerait pas de me justifier à leurs yeux s'ils existaient encore. Je récapitulai ma vie passée, qui me paraissait exempte de reproche, au moins selon le jugement de ma conscience, et j'en fis hommage à Dieu. Dès ce moment, je m'avançai plus paisible au rapide passage qui allait m'introduire, sans crainte et sans remords, dans les secrets de l'éternité, et je ne vis plus, dans l'étrange tableau qui se mouvait autour de moi comme une scène de vertige, qu'une espèce de spectacle.

Je craignais cependant, je l'avouerai, d'apercevoir, parmi les curieux qui se ruaient au-devant de mes pas, quelques-unes de ces figures connues dans lesquelles je n'étais accoutumé à lire qu'une bienveillance peut-être un peu inquiète, mais dont l'expression m'avait plus d'une fois pénétré d'attendrissement et de reconnaissance, parce qu'elle ressemblait à celle de l'amitié. En effet, je me croyais aimé des enfants mêmes de Greenock, âge qui sait rarement aimer, et si je les avais entendus se dire quelquefois en passant près de moi, avec leur malice rieuse: "C'est lui, c'est le beau charpentier de Granville qui est fiancé à la veuve de Salomon", je me flattais au moins de leur avoir inspiré quelque sentiment plus doux par mon empressement à les aider dans leurs études et à leur apprendre le nom des fleurs et des papillons. Heureusement, je ne rencontrai personne que j'eusse rencontré jamais, et comme la population de Greenock n'est pas telle qu'on ne puisse la passer en revue dans un an, je fus sur le point d'imaginer qu'elle s'était renouvelée tout entière, durant le cours de cette terrible nuit; j'allai même jusqu'à m'en féliciter dans mon coeur; parce qu'il serait meilleur de mourir au milieu d'une génération à laquelle on ne coûterait du moins point de larmes.

Je ne tardai pas à me détromper. J'ai dit qu'il était midi, et c'était l'heure où la Reine de Saba devait mettre à la voile. Comme le vent était contraire, je supposai d'abord que le capitaine n'y penserait pas; mais j'aperçus, en arrivant, à la hauteur du port, le bâtiment tout appareillé qui se berçait majestueusement sur sa quille, et qui donnait ses derniers signaux de départ avec une assurance si nouvelle, même pour les fameux mariniers de Greenock, qu'elle partagea un instant l'attention entre l'infortuné qui allait mourir et le vaisseau qui allait voguer. Je finissais ma course, et il commençait la sienne à travers des hasards aussi aventureux que ceux de la vie, pour aborder comme moi à quelque plage inconnue. - La Reine de Saba! dis-je en frissonnant, le vaisseau triomphant de Belkiss qui devait me rendre à mes parents! C'était donc hier!

Une clameur s'éleva sur la rive, les câbles sifflaient, et le navire, qui ne nous apparaissait plus que par sa poupe, silla si promptement à l'horizon de la mer, qu'au bout d'une seconde ce n'était qu'un point noir, et qu'au bout d'une autre seconde ce n'était rien.

Le vaisseau parti, on revint à moi. De jolies petites filles au teint un peu hâlé et aux cheveux noirs et bouclés, comme la plupart des jolies petites filles de Greenock, me précédaient en distribuant au peuple, pour un plak, l'histoire lamentable du bailli Muzzleburn que j'avais égorgé à l'auberge de Calédonie. D'autres jeunes filles se disputaient la feuille tout humide d'impression, afin de la reporter plus vite à un amant ou à un père qui les soulevaient d'un bras caressant pour leur montrer un homme qu'on allait tuer au nom de la justice et des lois.

Nous allions à pas mesurés, soit à cause de la solennité qui s'attache parmi les peuples les plus sauvages à un sacrifice humain, soit pour satisfaire à loisir aux empressements de ce concours d'hommes, et surtout de femmes et d'enfants, palpitants de curiosité et de joie, qui composent le public ordinaire des exécutions. La lenteur de ce convoi vraiment funèbre, et qui ne diffère de l'autre que parce que le cadavre marche, me permettait de saisir à mes côtés quelques paroles des spectateurs.

- Qui ne s'y serait trompé? disait une blonde à l'oeil triste et doux qui s'était arrêtée là, son carton de modiste sous le bras. Voyez comme son regard est assuré sans être fier, et modeste sans être abattu! Croirait-on qu'un coupable sût mourir ainsi? Oh! pour tout l'or du vieux Jonathas, je ne voudrais pas reposer ma tête la nuit prochaine sur le chevet de son juge.

- Il faut cependant, reprit une de ses compagnes, que ce soit un coupable bien convaincu, pour avoir été condamné, puisqu'on dit qu'il est riche à plus de cinquante millions; et Dieu sait qu'il aurait eu meilleur marché de la conscience de toutes les cours souveraines, d'ici au royaume de Belkiss, si son crime avait pu s'excuser.

- Que dites-vous, de cinquante millions, mes belles dames? reprit un jeune homme qui cherchait à se mêler à leur conversation. Le seul collier de ce bandit valait infiniment davantage, et le banquier Jonathas vient de payer cent millions une seule des escarboucles qui en avaient été retirées pour les frais de justice.

- A quel propos alors, interrompit un vieillard assez morose, que le mouvement de la foule avait poussé dans ce groupe, à quel propos et dans quel intérêt aurait-il assassiné le pauvre sir Jap Muzzleburn, dont le revenu, contenu, dit-on, dans le portefeuille volé, ne passait pas, à mon avis, quelque cent mille malheureuses guinées?

- A quel propos, en effet? s'écria la petite modiste aux cheveux blonds. Il faudrait que ce malheureux fût fou.

- C'est que je crois qu'il l'est réellement, repartit le jeune homme en souriant. Imaginez-vous qu'on assure qu'il s'était proposé de rebâtir le temple de Salomon!...

Là-dessus, il mordit son bambou pour s'empêcher d'éclater, et je passai.

Les stations se ralentissaient cependant de plus en plus, au point de me permettre de presser de temps en temps sur mes lèvres le portrait de Belkiss, quand le shérif s'arrêta tout de bon pour réprimer l'impatience frénétique de la populace, en lui annonçant par un signe imposant que mon exécution était suspendue d'un moment; car la vie de l'homme est au bout du bâton d'un officier de justice, comme au bout du doigt de Dieu. Ces deux autorités, par bonheur, ne sont en partage que sur la terre.

Il s'agissait d'annoncer qu'en vertu d'un vieil usage d'Ecosse, que je croyais depuis longtemps tombé en désuétude, ma vie pouvait être rachetée par l'amour d'une jeune fille qui me prendrait en mariage. Cette idée me fit hausser involontairement les épaules, et je portai ma main avec force sur le portrait de Belkiss, pour qu'elle n'eût pas le temps de douter de l'assurance de ma résolution; mais je dois avouer que mon indignation s'augmenta du déplaisir que me causait le mauvais langage de cette proclamation légale, dans une circonstance aussi sérieuse. - Hélas! ces gens-ci, me disais-je, ont raffiné la parole pour les plus puériles frivolités de la vie, pour échanger des faux souhaits et des compliments imposteurs, et la loi qui tue ou qui sauve est encore écrite dans le jargon des sauvages. Assassiner judiciairement un homme, c'est un crime effroyable! mais le plus grand des crimes, c'est de tuer la langue d'une nation avec tout ce qu'elle renferme d'espérance et de génie. Un homme est peu de chose sur cette terre, qui regorge de vivants, et avec une langue, on referait un monde.

La patience me manqua, et je crois que j'aurais maudit le shérif et le patois barbare des lois, si je pouvais maudire.

Mon émotion fut remarquée, car la petite blonde me suivait toujours.

- Je croyais, dit-elle, qu'il irait jusqu'à la mort sans montrer de colère.

- C'est qu'il comptait peut-être, pour échapper au supplice qui l'attend, sur les impressions que vous venez de trahir, dit le jeune homme en jetant le bras autour de son cou, et je conviens qu'il vaudrait la peine d'être sauvé sans la confiscation; mais la confiscation est de règle, et c'est même quelquefois pour cela qu'on est pendu.

- Si j'ai bien compris le sentiment qui a rembruni son visage, interrompit le vieillard, qui les suivait encore, parce que la foule était trop pressée pour se diviser en si peu de temps, je crois que les approches de la mort y ont moins de part que la sotte allocution du shérif. Vous ne sauriez croire, mademoiselle, combien il est fâcheux de monter à la potence, en dépit du bénéfice de clergie, pour satisfaire aux sanglantes conventions d'une société qui n'a pas encore mis à profit l'avantage de la parole.

Je voulais sourire à ce bonhomme, et lui témoigner qu'il avait pénétré dans ma pensée; mais il n'y était déjà plus, parce que la place élargie avait ouvert de libres issues aux curieux satisfaits. Quant à la jeune blonde et à son interlocuteur, je me doutai qu'ils s'étaient ménagé le plaisir de me voir passer plus loin, de la croisée d'un des cabinets particuliers de mistress Speaker.

Nous étions, en effet, parvenus à la place où s'exercent ces boucheries judiciaires qui maintiennent encore notre civilisation au niveau des lois et des moeurs des anthropophages. A l'extrémité s'élevait un échafaudage de mauvaise grâce dont les profils barbares n'avaient pu être dessinés que par quelque méchant manoeuvre. L'appareil qui le surmontait n'était jamais tombé sous mes yeux, mais je n'eus pas de peine à en deviner l'usage. Ma vue s'en détourna, non de terreur, car j'aspirais à la mort comme au réveil d'un songe pénible, mais d'un mélange d'attendrissement et de dégoût dont je fus un moment à me rendre compte. On ne saurait comprendre ce qui entre de dédain ou de compassion pour le genre humain dans le coeur d'un innocent qui va mourir.

C'était l'endroit de la seconde station du shérif, et pendant qu'il reprenait sa détestable harangue sans l'avoir émondée d'un solécisme, je cherchais à en distraire mon attention dans la solution d'un problème ou d'une étymologie, quand le son d'une voix connue vint vibrer au fond de mon sein.

- C'est moi, c'est moi qui le sauverai, criait Folly en se débarrassant avec violence des mains de ses compagnes, les petites grey gowns de Greenock, qui ne voulaient pas la laisser partir.

Je n'avais jamais eu d'amour pour Folly, dans le sens que j'attachais à cette passion inconnue. L'amour que je m'étais fait ne se composait que des sympathies les plus délicates de l'imagination et du sentiment. C'était toute une âme qu'il fallait à la mienne, une âme tendre, une âme soeur et cependant souveraine, qui m'enveloppât, qui me confondît et m'absorbât dans sa volonté, qui m'enlevât tout ce qui était moi pour le faire elle, qui fût autre chose que moi, un million de fois plus que moi, et qui cependant fût moi. Oh! cela ne peut pas se dire!

Cette joie immense, accablante, indéfinissable, qui me manquait, et qui manque probablement à la plupart des hommes, j'en avais amassé tous les rayons au portrait de Belkiss, comme dans la lentille du physicien qui fond l'or et brûle le diamant à travers un froid cristal, en concentrant les tièdes chaleurs d'un jeune soleil d'avril. Je savais bien que c'était là une illusion; mais je ne devinais pas de réalité qui valût mieux pour le bonheur.

Et cependant, monsieur, je concevais qu'un homme autrement organisé, - je vous l'ai dit sans doute, - pût être heureux de l'amour de Folly; car Folly était jeune, jolie, éveillée, pleine de grâce dans sa marche et surtout dans sa danse, aimable, fraîche, ravissante comme une rose qui s'épanouit, et qui ne demande qu'à être cueillie. Les heures de délices que Folly pouvait me donner, je les avais rêvées aussi. J'avais rêvé ses blanches dents, qui semblaient rire avec ses lèvres; j'avais rêvé son regard, non pas épanoui d'habitude sur sa large prunelle, mais jaillissant par traits de flamme entre tous les cils de ses yeux. J'imaginais facilement ce que Folly émue, troublée, palpitante, se défendant pour se laisser vaincre, Folly pressée sur ma poitrine, les doigts dans mes cheveux et la bouche près de ma bouche, devait répandre de charmes sur quelques minutes, sur quelques journées de ma vie. Je m'étais fait peut-être une chimère plus délicieuse que la vérité des voluptés de cet amour-là; je croyais qu'il valait mieux que mille existences: mais ce n'était pas mon amour!

Si vous vous rappelez qu'il restait à peine quelques toises à parcourir entre l'échafaud et moi, vous trouverez cette digression bien longue. Je l'ai reprise dans mes réflexions; elle ne tient pas une minute dans mon histoire.

- Eh! que m'importe qu'il soit fou! disait Folly, je le sais aussi bien que vous; que m'importe qu'il soit pauvre et sans ressource que son métier! que m'importe même qu'il ait tué sir Jap Muzzleburn, qui n'était au fond que le roi des chiens! n'est-ce pas Michel, mon cher Michel que j'ai tant aimé, et que j'aime plus que jamais! - Non, non, continua-t-elle en tombant à mes pieds, en appuyant sur mes genoux sa tête échevelée, en les saisissant de ses mains tremblantes, non, tu ne mourras pas, tu vivras pour moi, pour ta petite Folly! Je guérirai ton esprit égaré, je te réveillerai dans tes mauvais songes; et tu seras heureux, parce que mon amour préviendra tous tes soucis, se jettera au-devant de tous tes chagrins, et fera passer ton imagination des folles erreurs qui la troublent dans un état constant de repos et de joie! - Arrêtez, arrêtez, monsieur le shérif! ajouta Folly en renversant en arrière son front d'où flottaient ses beaux cheveux; n'allez pas plus loin, monsieur le shérif!... annoncez que Michel de Granville est pris en mariage par Folly Girlfree, vous savez bien, la petite mantua-maker; j'ai travaillé pour madame!

- Hélas! chère Folly, répondis-je les yeux mouillés de pleurs, le ciel m'est témoin qu'après ce qu'il m'a prescrit d'aimer, je n'aime rien mieux que toi, et que le dévouement que tu me prouves, pauvre enfant qui me crois coupable, surpasse toutes les idées que je me suis faites de la tendresse et de la vertu; mais tu n'ignores pas qu'un engagement sacré m'empêche de profiter de ton sacrifice!

- Eh quoi! dit-elle en se relevant furieuse, c'est donc là ma récompense! moi qui ai refusé ce matin la main du riche Coll Seashop, le maître du calfat, le plus beau et le plus sage des mariniers de Greenock, tu me rebutes pour l'image d'une princesse d'Orient qui n'existe peut-être pas, qui n'aurait jamais rien été pour toi si elle existe, ou qui t'aurait repoussé avec mépris au rang de ses derniers esclaves! Malédiction sur Belkiss!

- Tais-toi! m'écriai-je en portant ma main avec respect sur le portrait de Belkiss; tu as blasphémé, Folly, parce que tu ne me comprends pas, et je sens que Belkiss te le pardonne! Mon amour pour ce portrait n'est en effet qu'une illusion, et mon esprit, si malade que tu le supposes, n'a jamais conçu l'orgueilleuse prétention d'un retour! Ce que je voulais te dire, c'est que je ne pouvais contracter de nouvel engagement, parce que j'étais fiancé avec une autre femme, et que c'est aujourd'hui même qu'elle aurait eu droit de réclamer l'exécution de ma promesse. Je n'ai pas besoin de t'apprendre, chère Folly, que les devoirs d'un honnête homme lui sont plus sacrés que sa vie et que son bonheur.

- Cette défaite humiliante, il faudrait au moins l'expliquer! reprit Folly.

- Oui, oui, répondis-je en souriant et en rapprochant sa main de mes lèvres. Je suis fiancé, et je te le jure dans ce moment imposant où le parjure me priverait pour l'éternité de la bénédiction de Dieu, je suis fiancé avec une vieille mendiante qui m'a communiqué tout ce que j'ai d'aptitude et de savoir au-dessus de la plupart des hommes, et qui a eu la même bonté pour tous les chefs de notre famille, en remontant jusqu'à mon septième aïeul. Cette bonne femme, qui est peut-être morte, mais qui ne m'a pas dégagé de mes obligations, s'appelle la Fée aux Miettes.

A ces mots, Folly croisa les mains, les laissa retomber, et, secouant la tête avec une profonde expression de pitié:

- Va donc mourir, me dit-elle, pauvre infortuné, puisque rien ne peut te rendre à toi-même, et qu'il s'est trouvé des juges assez stupides et assez cruels pour te condamner. - Puis elle resta immobile et les yeux attachés à la terre pendant que je suivais le cortège, qui s'était remis en marche sur les pas du shérif.

Un instant après, il avait gagné la partie supérieure de l'échafaud, d'où il jetait sa proclamation au peuple pour la troisième et dernière fois, et je prenais possession d'un pied ferme de ces fatals degrés que les condamnés ne redescendent jamais vivants, quand un brouhaha de l'espèce la plus extraordinaire en pareille circonstance vint distraire mon attention de l'idée sérieuse qui commençait à l'occuper. C'était une tempête d'éclats de rires frénétiques et à rendre les gens sourds, dont l'explosion venue de loin augmentait de force en approchant, comme si la foudre s'était déchaînée en tourbillons rivaux pour l'apporter à mon oreille. Je me retournai du côté du peuple, et vous pouvez juger de mon étonnement quand j'aperçus la Fée aux Miettes, la béquille étendue à l'horizon en signe de commandement, ainsi que je l'avais laissée quand je la perdis dans ces dunes de Greenock, où elle me fit faire tant de chemin. Ma première pensée fut qu'elle achevait son tour du monde par terre, depuis que nous ne nous étions vus; mais sa tournure pétulante et sa toilette plus ambitieuse encore que d'ordinaire n'avaient rien qui annonçât les rudes fatigues du piéton. C'était un luxe de dentelles, de rubans et de bouquets qui passait toutes les féeries de l'Opéra.

- Grand Dieu! lui dis-je en m'unissant de grand coeur à la gaieté universelle, que vous voilà magnifiquement accoutrée, Fée aux Miettes, et que j'aurais plaisir à vous voir de la sorte dans une meilleure occasion! Mais vous savez de quoi il s'agit ici pour moi, et je suis désagréablement surpris, je vous l'avouerai, qu'une digne femme qui voulait bien m'aimer un peu, que j'ai connue si favorablement disposée envers ma famille, et qui s'est toujours distinguée par un tact si exquis des bienséances, ait réservé l'étalage des plus brillantes galanteries de son vestiaire pour le jour où son malheureux petit Michel doit être pendu!

- Pendu! reprit vivement la Fée aux Miettes en bondissant sur ses jolis souliers roses avec cette élasticité ascensionnelle que vous lui connaissez depuis longtemps; - pendu! et pourquoi seriez-vous pendu, méchant, puisque j'arrive pour vous sauver? Ne me devez-vous pas merci d'amour et guerdon de loyauté au jour préfix où nous sommes, et ne venez-vous pas de le dire vous-même à ma jolie mantua-maker, Folly Girlfree? Ce n'est pas, Michel, que je veuille abuser de votre foi à des engagements que vous avez peut-être pris trop légèrement; je vous aime sans doute, et plus que je ne puis le dire, mais mon coeur se briserait, mon enfant, plutôt que de consentir à vous imposer un regret. Folly est jeune et piquante, et je sens que je me fais quelque peu vieille depuis notre dernière rencontre. Si vous trouvez votre bonheur à épouser Folly, je suis toute prête à vous rendre votre liberté au prix des plus chères espérances de ma vie!

Cela dépend de vous, continua-t-elle d'un son de voix qui s'était attristé de plus en plus, et l'argent que je vous dois a même assez profité dans mes mains pour vous assurer un bon établissement.

L'honneur de mon caractère n'exige qu'une chose, ajouta la Fée aux Miettes en se redressant avec toute la dignité que pouvait comporter sa petite taille, c'est que vous me rendiez mon portrait.

- Le portrait de Belkiss, Fée aux Miettes! ah! vous en êtes la maîtresse!

Et en disant cela, j'avais poussé machinalement le ressort de manière à entrouvrir assez le médaillon pour m'assurer que Belkiss pleurait.

- Voilà ce portrait qui a fait le bonheur d'une année de ma vie, et que je n'étais pas digne de posséder si longtemps! Mais je ne vous le rends point à la condition que vous me proposez. J'aime dans Folly les agréments d'une jeune et bonne fille qui a pitié de moi, quoiqu'elle me croie insensé et coupable, parce que son âme, toute charmante d'ailleurs, ne vit pas dans la même région que la mienne. Les engagements qui m'attachent à vous, la protectrice et l'ange tutélaire de mes années d'écolier, pour être un peu plus bizarres au jugement du monde, ne m'en sont ni moins doux ni moins sacrés. Je les ai pris librement, et je les tiendrai sans effort, car mon coeur n'est lié d'aucun amour par les créatures de la terre. Vous êtes ma fiancée et mon épouse, Fée aux Miettes, et je vous donnerais ce titre aujourd'hui avec autant de plaisir que dans les grèves où je pêchais aux coques de Saint-Michel, si ce n'était pas à vous à le répudier. Vous ignorez sans doute ma fatale histoire, et vous ne savez pas que cette échelle sanglante où je monte a été dressée pour un assassin!...

- Un assassin! toi, mon enfant, dit brusquement la Fée aux Miettes; eh! mon Dieu! mon amour me trouble et m'étourdit tellement que j'ai oublié tout d'abord ce que j'avais à faire ici! Personne à Greenock ne doute maintenant de la vérité. Sir Jap n'est pas mort, mon cher Michel; il sait que tu as sauvé sa vie, sa fortune et les revenus de l'île de Man. La léthargie dans laquelle la terreur le fit tomber quand il te vit aux prises avec tant de mauvais sujets ne l'a pas empêché de comprendre les prodiges de valeur que tu as dû faire pour le défendre. Depuis qu'il est revenu à lui, ses émissaires n'ont cessé de parcourir les rues en proclamant ton innocence, et voilà que le shérif la proclame aussi. Entends plutôt le peuple qui bat des mains! Sir Jap lui-même ne m'aurait pas laissé l'avantage de le précéder, si quelque reste de son indisposition ne l'avait retenu, ou s'il ne s'était arrêté, en passant, à déjeuner avec le juge instructeur et le médecin légal que j'ai laissés disposés à faire largement honneur aux frais de la vacation. Tu es innocent, Michel; tu es libre et je n'aurais plus contre toi qu'une action civile, que je n'exercerai jamais, tu le sais bien! Dispose donc à ton aise de ta main et de ton sort, et rends-moi mon portrait, si tu ne veux pas me tenir les promesses étourdies que tu m'as faites.

J'étais libre en effet. Le shérif avait brisé sa baguette, les constables avaient disparu; et Jonathas, que je venais de voir roulé au plus haut degré de l'échafaud dans le linceul où il espérait emporter mon cadavre, se retirait confus pour la seconde fois de la journée, en s'enveloppant dans son drap de mort.

- Votre portrait, je vous le rends, Fée aux Miettes, répondis-je en souriant, car mon extravagante passion pour une adorable princesse que je ne verrai jamais s'accorderait mal avec les sentiments sérieux d'un époux. Mes promesses, je les accomplis en pleine liberté d'esprit et de coeur: j'atteste Dieu et les hommes que je vous épouse, Fée aux Miettes, parce que je vous l'ai promis, parce que je vous respecte comme une digne et savante personne, et aussi parce que je vous aime.

Je tremblais que la Fée aux Miettes ne prît à ces mots un de ces élans prodigieux qui m'avaient étonné si souvent, et par lesquels sa joie se manifestait presque toujours dans les grandes occasions. Je me trompais: mes yeux la retrouvèrent à sa place en se rabaissant sur elle, et je fus frappé du sentiment doux et passionné qui semblait alors humecter les siens...

- Non, non... reprit-elle en rattachant de toute l'agilité de ses jolis doigts d'ivoire le médaillon à la chaîne. Oh! vraiment non! tu le garderas toujours! je ne me croirais pas assez aimée de toi, si je n'en étais aimée aussi sous les traits de ma jeunesse!... Je me penchai pour imposer sur son front le baiser solennel qui consacrait notre mariage, et je laissai tomber ma main à la hauteur de son petit bras, qui la ceignit fièrement à l'instant comme le bras d'une épousée.

- Merveille! merveille! crièrent les spectateurs, le fiancé de la veuve de Salomon qui épouse la Fée aux Miettes!

- Ne les écoute pas, reprit à voix basse la Fée aux Miettes. La veuve de Salomon, ce n'est pas la beauté, c'est la sagesse; et tu n'es pas aussi trompé qu'ils l'imaginent, si je parviens à te procurer un peu de bonheur.

Je lui fis entendre en pressant sa main que je n'avais rien à désirer, et que les risées stupides qui couraient sur notre passage n'humiliaient pas mon coeur. Je témoignai, au contraire, par mon assurance, que j'étais fier de l'amour de cette pauvre vieille femme; et de quoi s'enorgueillirait-on, si ce n'est du plus parfait des sentiments éprouvés par la raison et par le temps?...

A quelques pas de là, nous fûmes arrêtés au détour d'une rue étroite par le concours d'une autre multitude qui suivait la noce de Coll Seashop, le maître du calfat, et de Folly Girlfree, la plus jolie mantua-maker de Greenock; et mon âme se dégagea du seul poids qui l'oppressait. Je jetai cependant un regard sur la mariée, et je la trouvai bien jolie!...

- N'as-tu point d'émotion que tu me caches? me dit la Fée aux Miettes un peu troublée.

- Aucune, ma bonne amie, repris-je avec transport. Coll est un habile et honnête ouvrier, et je me réjouissais de penser que cette belle et tendre Folly pourrait être heureuse!

- Vraiment j'y compte bien aussi! répondit la Fée aux Miettes.

 

XX. Ce que c'était que la maison de la Fée aux Miettes, et la topographie poétique de son parc, dans le goût des jardins d'Aristonous de M. de Fénelon.

Nous arrivâmes enfin à l'endroit des murs extérieurs de l'arsenal où devait être appuyée cette maisonnette dont la Fée aux Miettes me parlait quelques années auparavant. Je l'avais souvent cherchée depuis sans la découvrir, et je ne fus pas surpris qu'elle m'eût échappé jusque-là, quand la Fée aux Miettes me la montra dans un recoin fort caché, en la touchant du bout de sa baguette. Je restai un moment stupéfait, et je retins mes pensées suspendues à mes lèvres, dans la crainte d'humilier cette respectable femme par une observation inconvenante; ce qu'il y a de plus bas au monde, c'est de mortifier la pauvreté; mais c'est le comble de l'ingratitude et de la noirceur, quand la pauvreté nous donne un abri.

Je ne vous ai pas encore dit la cause de mon embarras. Vous avez infailliblement vu, monsieur, dans les jouets des enfants, et vous vous souvenez peut-être, car c'est la dernière chose qu'on oublie, d'avoir possédé parmi les vôtres une jolie petite maison de carton verni, aux murs de couleur d'ocre badigeonnés en perfection à la laque et au bleu de Prusse, avec ses trois croisées immobiles, sa ferblanterie en papier d'argent, son toit où l'ardoise s'est arrondie en écailles sous un pinceau naïf qui se ferait scrupule de prêter à l'illusion par quelque artifice imposteur. Vous l'avez vu, cet édifice innocent qui n'a rien coûté aux veilles de l'architecte, aux fatigues du maçon et du charpentier, avec son modeste jardin composé de six arbres que l'artiste expéditif a taillés à côté de l'allumette, et dont la cime, insensible aux vicissitudes des saisons, se couronne de feuilles découpées en taffetas vert. Telle me parut au premier regard la maison de la Fée aux Miettes, et telle vous la trouveriez encore si la direction ou le hasard de vos voyages vous conduisait un jour à Greenock. Il me devint impossible de contenir mon étonnement.

- Par le ciel! Fée aux Miettes, m'écria-je, vous êtes-vous jamais mis dans l'esprit que nous puissions entrer là-dedans? Le nain jaune lui-même, sur l'existence duquel les critiques ne sont pas d'accord, n'y trouverait où loger!

- Tu t'étonnes de tout, reprit gaiement la Fée aux Miettes, et c'est une mauvaise disposition pour vivre dans ce monde de l'imagination et du sentiment, qui est le seul où les âmes comme la tienne puissent respirer à leur aise. Laisse-toi conduire, car il n'y a que deux choses qui servent au bonheur: c'est de croire et d'aimer.

En même temps, elle me saisit par la main, se baissa sous la porte d'entrée, et m'introduisit dans une pièce élégante et spacieuse qui excédait mille fois les bornes dans lesquelles ma première conjecture avait circonscrit notre domicile. Je la parcourus rapidement du regard, et je vis qu'elle ne contenait qu'un lit.

La Fée aux Miettes pénétra dans ma pensée, elle en avait l'habitude, et poussant du doigt le ressort d'une porte qui suivait, elle me montra sa chambre à coucher qui n'était ni moins commode, ni moins jolie que la mienne. Je ne revenais pas de ma surprise.

- Comme j'avais compté sur ta parole, dit-elle en entrant, et que je ne voulais pas t'engager dans un établissement peu sortable pour ton âge sans t'y procurer au moins les dédommagements de l'étude et les plaisirs de l'esprit, je te disposais ici de mes petites épargnes une bibliothèque à ton goût. Si je ne me suis trompée sur les auteurs qui charmaient tes premières études, je crois que tous tes amis y seront. - Et d'un nouveau mouvement, elle m'ouvrait un cabinet de quelques pieds carrés, où mes livres favoris rayonnaient de maroquin et d'or sur de gracieuses tablettes.

- Attends, reprit-elle en faisant rouler sur ses gonds une troisième porte de bois de cyprès, voici tes outils de charpentier, d'un travail un peu plus soigné que ceux dont tu te sers aux chantiers de maître Finewood, et sur les gradins qui les surmontent, un assez bon assortiment d'instruments de mathématiques. S'ils deviennent insuffisants à mesure que tu te perfectionneras dans tes connaissances, nous serons en mesure d'y pouvoir, car les soixante louis que je te devais ont heureusement prospéré dans mes mains.

- Ne m'interromps pas, continua-t-elle avec un sourire, par tes exclamations d'enfant à qui tout semble nouveau. Ce qui devait te surprendre, pauvre Michel, c'étaient les épreuves de l'innocence malheureuse, et tu les as subies sans murmure. Accoutume-toi aussi sans efforts à un sort humble mais doux, qui ne changera désormais pour toi que le jour où tu le voudras, mais dont tu resteras toujours le maître. Il y a de certains esprits, et je ne te confonds pas avec eux, pour qui la continuité d'un bien-être médiocre devient en peu de temps plus intolérable que les chances orageuses de l'ambition et de l'adversité. Si tu sais te contenter dans ton état et te réjouir dans ton ouvrage, tu auras atteint à la suprême sagesse, et tu pourras te passer de moi qui ne dois pas te rester longtemps, à en juger par la longue mesure d'années que j'ai déjà remplie. - Tu t'attendris, mon ami, tu pleures, tu m'aimes donc!...

- Eh! Fée aux Miettes, qui pourrais-je aimer sur la terre, si ce n'est l'être généreux qui me comble de tant de bienfaits?...

- Ce mot est de trop entre nous, dit-elle d'un son de voix attendri; mais puisque tu n'as pas craint de blesser les sentiments les plus délicats de mon coeur, j'épuiserai avec toi sans retard la seule conversation triste que nous devions avoir de notre vie. L'idée qu'à vingt et un ans tu t'es formée du mariage a dû te faire comprendre un autre bonheur que celui qui t'est promis par notre union. Je le sens, et tu me démentirais en vain, parce que je lis dans ton âme tout aussi avant que toi-même. Conserve-toi pur pour ce bonheur que je te prépare peut-être; au moins es-tu en droit de l'attendre de ma prévoyance, qui ne s'est occupée que de toi depuis ton berceau. Aime ces traits de mon jeune âge, aime ce portrait, le seul charme qui me soit resté pour te plaire, et ne t'inquiète pas du reste de tes obligations envers moi. Oublie jusqu'aux fougues de ma vieillesse encore trop jeunette qui s'éprit follement d'un joli enfant dans les écoles de Granville. Mon affection pour toi est plus vive que l'affection d'une mère, mais elle en a la chasteté. Des raisons que tu connaîtras avant peu ont amorti dans mon sein la dernière étincelle des passions que tu y avais rallumées, et s'il m'en reste un désir, c'est que tu conçoives un jour quelque bonheur à posséder l'âme de la Fée aux Miettes sous les traits de Belkiss; la nature est si variée dans ses caprices que cela peut se rencontrer.

J'allais tomber à genoux; elle me soutint, et enlevant aussi une larme de ses yeux du bord de sa longue manchette: - Viens, viens! dit-elle, tu me faisais perdre de vue quelques ordres que j'ai à donner pour notre repas de noces, quoique nous devions le faire tête à tête, comme il convient à notre condition. En attendant, continua-t-elle en soulevant une portière de soie, promène-toi dans notre petit jardin. Il n'est pas fort étendu, ainsi que tu as pu en juger du dehors, mais il est si adroitement distribué que tu t'y promènerais tout un jour sans passer au même endroit.

La portière retomba sur moi, et je m'engageai en rêvant dans le jardin de la Fée aux Miettes. J'étais si préoccupé que je marchai longtemps en effet sans prendre garde aux objets qui m'entouraient; mais les sentiers se multipliaient à tel point sur mon passage que je commençai à concevoir tout de bon la crainte de m'égarer, et que je cherchai à me faire, pour l'avenir, une idée plus distincte des localités. Ce qui m'y frappa d'abord, ce fut la douceur de la température et l'éclat du ciel dont je n'avais jamais joui avec autant de délices à Greenock, même dans les journées les plus pures de l'été, car ce climat est froid, et le soleil n'y brille de quelque splendeur que pendant un petit nombre de semaines; mais un phénomène encore plus nouveau pour moi vint me faire oublier celui-là; je ne sais par quel heureux artifice, dont la Fée aux Miettes devait sans doute le secret à sa longue expérience de toutes les sciences humaines, elle était parvenue à naturaliser dans ce jardin enchanté les plus rares merveilles de la végétation des tropiques et de l'Orient. C'étaient des lauriers-roses aux cymbales lavées d'un frais vermillon, des grenadiers chargés de bouquets de pourpre, des orangers dont les branches pliaient sous le poids de leurs fleurs d'argent et de leurs fruits d'or, des aloès dont la tige, élancée comme un mât gracieux, balançait à son sommet une riche couronne de girandoles, des palmiers dont la cime se déployait au souffle d'un vent parfumé comme un éventail de verdure. Entre les groupes de ces arbres élégants et de mille autres espèces que je connaissais à peine par leurs noms, coulaient sous le dais échevelé des saules de Babylone une multitude de jolis ruisseaux dont les rives étaient toutes brodées des plus riantes fleurettes de la nature. Ne vous imaginez pas que le sable sur lequel ils glissaient transparents comme une nappe de cristal, ou sur lequel ils bondissaient à leur pente en cascade de diamants, fût emprunté à la blanche arène, formée de petits cailloux choisis, qui sert de repos aux nymphes. Ce n'était ni plus ni moins, je vous jure, que des opales à l'oeil de feu, des améthystes limpides comme le ciel, et des escarboucles rayonnantes comme celles qui avaient entouré le portrait de Belkiss; et je sentis alors pourquoi la Fée aux Miettes y attachait si peu d'importance; mais il est tout naturel qu'on ne parvienne pas communément à cette idée, avant d'avoir parcouru les jardins de la Fée aux Miettes.

Permettez-moi de ne pas oublier un genre de ravissement moins familier à la plupart des hommes, et que l'habitude de mes premiers goûts et de mes premiers plaisirs me rendait peut-être plus sensible que les autres. L'attrait de ce perpétuel printemps avait fixé dans les jardins de la Fée aux Miettes les plus élégantes et les plus aimables des créatures auxquelles Dieu n'a pas encore daigné donner une âme, les magnifiques papillons qui peuplent les solitudes et qui caressent les fleurs des deux mondes. Je les connaissais presque tous par les descriptions que j'en avais lues bien jeune, ou par les images que les peintres en ont faites; mais je les voyais pour la première fois se croiser, s'éviter, se poursuivre, planer, tournoyer dans l'air, frémir en bourdonnant ou s'enfuir à peine visibles, sur des ailes fraîches et vivantes, et rivaliser d'éclat avec les corolles en coupes, en cloches, en bassinets, en cornets, en roses, en étoiles, en soleils qui pendaient, vermeilles, de tous les rameaux. Divine munificence de la création! Sublime enchantement des yeux! Spectacle digne d'embellir les rêves d'un homme de bien qui s'est endormi sur une bonne pensée!

J'y aurais passé une journée entière sans distraction et sans souvenir, si la voix de la Fée aux Miettes ne m'avait appelé à notre petit festin; et je ne m'attendais guère à me retrouver si près de notre maison. Comme la bonne vieille m'éclairait de la porte avec un flambeau, je m'aperçus que le jour était tout à fait baissé, et que mon imagination s'était entretenue longtemps dans des impressions délicieuses qui ne pouvaient plus lui être transmises par mes sens.

Je rentrai. Près d'une petite table servie simplement, mais avec une appétissante propreté, flamboyait un feu vif et pur, parce que, selon la Fée aux Miettes, la soirée s'était refroidie.

- Que dites-vous du froid, ma bonne amie? m'écriai-je en revenant à moi. Jamais le printemps n'a eu de plus douce chaleur et l'été plus de grâces!

- Oh! répondit-elle, dans mon jardin on ne s'aperçoit de rien, quand on est amant ou poète!

La Fée aux Miettes ne m'avait jamais laissé exprimer sans l'éclaircir un doute léger dont la solution pût être utile à mon instruction ou à mon bonheur; et cependant, depuis notre dernière rencontre, elle avait affecté plusieurs fois de se défendre de mes étonnements et de se dérober à mes questions.

- Voilà qui est bien, dis-je en moi-même. Ce vain besoin de tout savoir et de tout expliquer qui me tourmente ne serait-il pas une marque de la faiblesse de notre intelligence et de la vanité de nos ambitions, le seul motif peut-être qui nous empêche de goûter sur terre la part légitime de félicité qui nous y est dispensée? Que m'importent les causes et les motifs du bien dont je ressens les effets, et de quel droit irais-je m'en informer avec une sotte et orgueilleuse curiosité, quand tout m'avertit que je suis né pour jouir de ma vie et de mon imagination, et pour en ignorer le mystère? Funeste instinct qui ouvrit à Eve les portes de la mort, à Pandore la boîte où dormiraient encore toutes les misères de l'humanité, et à je ne sais quelle noble châtelaine, dont j'ai oublié le nom, le cabinet sanglant de la Barbe Bleue! Ce que je ne sais pas, si j'avais intérêt à le savoir, la Fée aux Miettes qui le sait me l'aurait dit. C'est pour cela que mes interrogatoires l'affligent, moins parce qu'elle craint d'y voir percer l'apparence d'une défiance injurieuse, que du regret de s'y confirmer dans l'idée qu'elle commence à se faire de l'insuffisance et de la légèreté de mon esprit.

Et depuis ce moment-là je n'interrogeai presque plus. Je pris ma vie comme elle était.

 

XXI. Dans lequel on lira tout ce qui a été écrit de plus raisonnable jusqu'à nos jours sur la manière de se donner du bon temps avec cent mille guinées de rente, et même davantage.

Ah! la conversation de la Fée aux Miettes avait des agréments si puissants que vous ne vous seriez jamais lassé de l'écouter! Je remarquais seulement avec une sorte d'inquiétude que ses paroles, ses gestes, ses attitudes, avaient perdu cette vivacité folâtre et quelquefois bouffonne dont je m'étais si souvent réjoui au collège. Elle n'était devenue cependant ni sérieuse ni sévère, et la douce gravité de ses discours n'ôtait rien à leur aimable aménité, mais elle affectait de donner à nos entretiens un tour plus solennel et une direction plus élevée que dans les jours mémorables de la pêche aux coques et du naufrage sur les côtes d'Angleterre. Je supposai qu'elle croyait devoir cette réserve à la dignité de notre fête nuptiale, ou bien que l'âge de réflexion dans lequel j'étais entré ce jour-là imposait de lui-même une nouvelle forme à ses sages enseignements. Je cherchai en moi si notre vie morale ne se partageait pas, effectivement, entre les riantes déceptions de l'enfance et les convictions austères que l'expérience apporte un jour à l'enfant qui s'est fait homme, et je me demandai si mon apprentissage était tout à fait fini.

J'en doutais, parce que les vicissitudes de ma jeunesse n'avaient pas été assez nombreuses et assez variées pour me fournir l'occasion d'embrasser sous tous les aspects toutes les chances d'une existence complète. Je regrettais de n'avoir éprouvé ni assez de malheurs, ni surtout assez de prospérités, pour être sûr de ma résolution dans tous les événements de la vie. Ce que je savais, c'est que le principal devoir qui me restât sur la terre, c'était de faire le bonheur de la Fée aux Miettes. Ce que je ne savais pas, c'est ce que je pouvais au bonheur de la Fée aux Miettes, mais mon coeur se serait brisé de l'idée qu'elle n'était pas heureuse.

J'ignore si elle me devina, mais elle me tira de ma préoccupation par un grand éclat de rire, et ses yeux vifs et brillants se fixèrent en même temps sur moi, humectés de ces larmes intérieures qui ne débordent pas la paupière avec une si délicieuse expression d'attendrissement, de commisération et d'amour, que je ne pus résister au besoin de saisir sa jolie petite main d'un côté de la table à l'autre, et d'y imprimer un baiser.

Au même instant, un faible grondement, fort expressif et fort chromatique, se fit entendre à la porte.

- Ah! vraiment! dit la Fée aux Miettes, en s'élançant pour ouvrir avec son indevançable prestesse, je crois connaître cette voix harmonieuse, et je suis bien trompée si ce n'est pas l'élégant Master Blatt, le premier écuyer de notre ami sir Jap Muzzleburn!

C'était Master Blatt, en effet, c'est-à-dire un barbet noir des plus propres et des plus mignons que l'on puisse imaginer, au poil frisé par larges anneaux comme s'il avait été tourné par le fer d'un perruquier fashionable, aux bottines de maroquin jaune frappées d'un gland d'or flottant, et aux gants de buffle à la Crispin.

C'était Master Blatt lui-même, qui entrait en s'éventant avec une grâce infinie de sa toque empanachée.

Comme c'était à ma femme que s'adressait la commission de Master Blatt, et qu'il aboyait son petit discours dans cette langue canine de l'île de Man à laquelle je n'étais légèrement initié que depuis la veille, je n'essayai pas de le suivre dans les développements de sa harangue. Cela m'aurait été difficile, à la vérité, parce qu'il en précipitait le débit avec une si surprenante vélocité que jamais ni tironien ni sténographe ne l'eût rattrapé à la course, et qu'il avait d'ailleurs un peu d'accent.

Quand il eut fini de parler, Master Blatt ramena devant lui sa patte droite, qu'il avait laissée jusque-là reposer sur sa hanche d'une manière pleine de dignité, et remit aux mains de la Fée aux Miettes un portefeuille dont la forme, la couleur, la dimension, le signalement tout entier étaient bien présents à ma mémoire; le portefeuille du bailli de l'île de Man que j'avais défendu de si grands hasards, et qui faillit me coûter si cher.

Ensuite il s'inclina profondément devant elle, me salua d'une manière plus grave, et se retira peu à peu sans se détourner, comme un chien diplomate qui est accoutumé aux grandes affaires, et qui connaît le cérémonial d'une ambassade.

- Bien, bien, bien, dit la Fée aux Miettes, en se renversant sur sa chaise longue avec une expansion de gaieté qui me charmait. - Tes cruels malheurs d'une nuit nous auront du moins, comme tu le vois, servi à quelque chose!

- Je vous jure, Fée aux Miettes, lui répondis-je, que je n'en sais pas un mot!...

- Cher enfant, tu as raison, reprit-elle, et pardonne-moi ma distraction. Il faut que je t'explique cela. Ta triste aventure m'avait rappelé que l'île de Man appartenait de temps immémorial à une branche de ma famille dont l'héritage me revenait de droit, par le fâcheux bénéfice d'une longue vie, et je t'avouerai que j'attachais peu d'importance à cette propriété, à cause du caractère maussade et hargneux des habitants; mais l'occasion me détermina, et comme j'étais sûre d'arriver assez à temps pour t'empêcher d'être pendu, je m'avisai d'expédier en passant mon homme d'affaires au bailli pour faire reconnaître mes titres. Ils étaient si authentiques et si clairs, que l'honnête sir Jap n'a pas hésité un moment à remettre à ma disposition les revenus de l'année, c'est-à-dire cent mille livres sterling de bon papier, continua-t-elle tout en feuilletant les traites et les billets, cent mille bonnes guinées que tu as tirées des griffes de voleurs.

Et là-dessus la Fée aux Miettes se reprit à rire d'aussi bon coeur qu'autrefois.

Je penchai ma tête sur ses mains, et je restai quelque temps sans répondre.

- Cent mille guinées, Fée aux Miettes! dis-je enfin. Cent mille guinées de revenu! - Oh! si vous aviez eu cette fortune quand vous veniez racheter ma vie au pied de l'échafaud, je n'y aurais pas consenti! une si riche héritière que la Fée aux Miettes ne peut pas être la femme d'un ouvrier sans ressources et sans espérances!

La Fée aux Miettes me regarda d'un air chagrin et se mordit les lèvres. - Tu n'as point dit cela, Michel, dans l'intention de me blesser, répondit-elle avec un son de voix ému, et j'oublierai ce qu'il pourrait y avoir d'amer dans cette observation, si tu avais voulu en faire un reproche. Non, non, le généreux enfant qui m'a donné trois fois en sa vie tout ce qu'il possédait, et qui m'a engagé jusqu'à sa liberté pour me forcer à recevoir ses bienfaits, ne m'accuse pas dans son coeur d'avoir manqué aux lois de la délicatesse quand j'ai consenti à lui tout devoir. C'est cependant ce qu'il ferait en hésitant à recevoir de moi cent fois moins qu'il ne me sacrifiait en effet, quand il se dépouillait en ma faveur des derniers débris de sa fortune. Mais ceci même lui appartient, car je ne me serais jamais avisée de réclamer mes droits sur une propriété inutile et oubliée, sans l'événement presque miraculeux qui t'a mis en possession de ce portefeuille comme d'une propriété légitime. Il faut bien t'apprendre, du reste, continua-t-elle en reprenant une complète assurance, que tes richesses n'ont rien à envier aux miennes, et qu'elles les égalent si elles ne les excèdent pas. Encore n'est-ce pas de tes espérances sur les biens de ton père et de ton oncle que j'entends parler, quoique les nouvelles qui m'en arrivent depuis longtemps me fassent concevoir une grande idée de la prospérité de leurs entreprises et de la magnificence de leurs établissements.

- Ils vivent tous les deux! m'écriai-je en pleurant de joie. Dieu soit loué à jamais!

- Dieu soit loué en toutes choses! dit la Fée aux Miettes. Ils vivent, et tu les reverras avant peu si mes projets s'accomplissent. En attendant, rien ne manque à ton opulence, puisqu'ils m'ont autorisé à fournir à tous tes besoins aussitôt que je t'aurais retrouvé, et que le seul produit de l'or dont tu m'avais si charitablement confié le dépôt passe déjà d'ailleurs; si je ne me trompe, la portée de tous les voeux que tu peux former en ta vie. Il me suffira de te prévenir aujourd'hui que je l'ai placé dans un commerce qui doit rapporter cent mille pour un à chaque voyage du grand vaisseau sur lequel tu te proposais de t'embarquer hier, et qui mouillera toutes les semaines à Greenock. Tu vois par là que tu seras en peu de jours le plus riche de nous deux, car je n'ai aucune raison pour suivre les mêmes chances, et la possession d'un or superflu ne tente pas mon ambition.

Je ne m'arrêtai pas d'abord aux sages paroles qui terminaient ce discours singulier; l'idée de cette fortune immense et inattendue que je n'avais jamais rêvée, même dans le sommeil, exerça sur mon esprit une espèce de fascination et d'étourdissement où ma raison cherchait en vain à se retrouver. Plus je m'efforçais de rattacher le fil de ma pensée à quelques-unes des combinaisons d'existence que je m'étais composées jusque-là, plus je me trouvais étranger à mon avenir, et incapable de m'y placer d'une manière assortie à mon organisation et à mon caractère. Je finis par penser tout haut. - En vérité, repris-je en balbutiant des mots confus comme mes réflexions, de semblables événements doivent nécessairement changer la position que nous tenons dans la société. Je m'en félicite pour vous, Fée aux Miettes, qu'ils appellent à jouir d'une destinée digne de votre naissance et de votre sagesse; mais pour moi, je m'en étonne, et je ne me prépare pas sans un mélange d'inquiétude à cet état de splendeur où la Providence m'a tout à coup élevé. C'est à vous, qui avez acquis dans votre jeunesse l'expérience de la richesse et des grandeurs, à m'apprendre ce que nous devons faire de nos trésors, pour montrer à tout le monde que nous méritons de les posséder.

- Ceci est une grande question, mais j'essaierai de l'éclaircir puisque tu le veux, répondit la Fée aux Miettes en souriant assez tristement, autant que je pus m'en apercevoir, car j'osais à peine tourner mes regards sur elle. Il y a effectivement bien des partis différents à tirer d'une grande fortune, et, je ne dois pas te le dissimuler, plus de pernicieux que d'utiles. La plupart des hommes regardent cet avantage inopiné du hasard comme une raison de se livrer doucement à l'oisiveté, de jouir des voluptés du luxe dans une tranquille paix, et d'étaler aux yeux de la multitude un faste qui lui impose, parce qu'elle estime les plaisirs qui y sont attachés au-dessus de toutes les faveurs de la nature. Si cette condition te convient, tu es maître de la choisir. Tu auras demain des palais somptueux, des ameublements exquis, des voitures éblouissantes de dorures et attelées de superbes chevaux pour te transporter à travers tes vastes domaines; les artistes s'empresseront de te consacrer leurs travaux, les poètes feront des vers à ta gloire, les grands t'accoutumeront, par leur prévenances, à te regarder comme leur égal, et tu ne pourras plus compter tes amis. Enfin tu goûteras pour la première fois les charmes d'une mollesse tout à fait inoccupée, et le profond contentement d'âme que procure la certitude de n'avoir rien à faire.

- Rien à faire, Fée aux Miettes! Ah! ce n'est pas dans cette pensée que peut résider un profond contentement de l'âme! Le Dieu qui a daigné me former ne m'a pas donné ces bras robustes et habiles au travail pour que je les laisse indignement languir dans une lâche inaction. Et s'il lui plaisait un jour de me retirer ces faveurs dont il me comble aujourd'hui, que deviendrais-je après avoir oublié l'exercice de mon métier, et l'agréable habitude de ces labeurs de tous les jours qui m'occupent, qui me fortifient, qui me plaisent, qui m'ont fait quelquefois honneur et ne m'ont jamais ennuyé? Un objet de mépris pour les honnêtes gens et de pitié pour les sages! j'aimerais cent fois mieux me désaccoutumer de l'espérance d'être riche, et l'effort ne serait pas grand. Il n'y a pas longtemps qu'elle m'est venue!

- A merveille, mon cher Michel! s'écria joyeusement la Fée aux Miettes en frappant d'aise ses blanches mains l'une contre l'autre. Ajoute à cela que le changement de ta manière de vivre ne ferait illusion qu'à toi, si tu étais assez stupide pour tomber dans un pareil aveuglement. Tu aurais beau te cacher dans ton faste, comme le ver dans son cocon de soie et la chenille dans sa chrysalide dorée, ceux qui t'ont connu te reconnaîtraient, et l'envie qu'inspirerait ton agrandissement subit ne tarderait pas à se convertir en haine secrète, sous de fausses apparences, au fond du coeur de tes flatteurs les plus assidus. - A qui appartient, dirait-on, ce carrosse aux panneaux resplendissants, qui fait voler si haut la poussière sous ses roues ferrées d'argent?... - Eh quoi, répondraient les passants avec un dédaigneux mouvement d'épaules, ne le savez-vous pas encore? C'est un des trois ou quatre cents équipages, car il en change tous les jours, dans lesquels le petit charpentier Michel promène cette vieille naine dentue, difforme et ridicule, que tout Granville a vue mendier pendant cent ans sous le porche de son église. Ne voilà-t-il pas un beau couple pour écraser le pauvre peuple, et n'a-t-on pas raison de dire qu'il n'est telle vanité que de petites gens? Tu n'aurais fait, à ce compte, qu'abdiquer la modeste réputation d'un honorable ouvrier pour gagner celle d'un sot riche; et c'est le souvenir le plus fâcheux qu'on puisse laisser sur la terre après celui que laissent les méchants. - Mais si la fortune ne sert qu'à rendre plus sensibles l'abrutissement des voluptueux et l'incapacité des oisifs, elle peut prêter un relief éclatant aux qualités de l'esprit et aux glorieuses ambitions du génie. Tous les travaux de l'homme en société ne se réduisent pas aux oeuvres matérielles de la main. Il influe par son crédit et par son habileté sur les développements de la richesse et de la prospérité publiques. Il prend part à la création des lois et à l'administration des Etats. Il tient les balances de la justice dans les tribunaux, ou les rênes du gouvernement dans le conseil des rois; et pour arriver aux grands emplois, l'or est dans tous les pays la première de toutes les aptitudes. Pauvre, ton savoir et ton éducation ne te promettaient qu'un petit nombre de succès obscurs qui n'auraient jamais tiré ton nom de l'oubli; opulent, il n'est point de carrière qui ne te soit largement ouverte, et au bout de laquelle tu n'aies à recueillir, vivant, les faveurs de la popularité, mort, les illustrations de l'histoire. La banque de Jonathas restera bientôt sans chef, au régime sordide que son avarice lui a fait adopter. Le président de justice est, depuis dix ans, fou de sottise et d'orgueil, et on n'attend qu'à le prendre sur quelque fausse application des lois qui aura coûté la vie à un bon nombre d'innocents notables, pour lui donner un successeur. Il y a des députés à élire et des ministres à disgracier. Choisis.

Je regardai fixement cette fois la Fée aux Miettes, et je trouvai ses yeux arrêtés sur moi. Cette circonstance, qui m'aurait intimidé un moment auparavant, augmenta ma hardiesse, et me confirma dans la détermination que j'avais prise pendant qu'elle parlait, car toutes mes irrésolutions s'étaient dissipées.

- Mon choix est fait, lui répondis-je, et mon seul regret est d'avoir pu hésiter; je resterai charpentier.

Elle contint sa joie; mais elle ne réussit pas à me la dérober tout à fait. Je continuai.

- Ecoutez, Fée aux Miettes, et pardonnez-moi si je conteste une seule fois avec vous. Mes études ne m'ont pas rendu propre aux emplois que vous me proposez, et je suis trop sensé, grâce à Dieu, grâce aux leçons de mes parents, grâce aux vôtres, pour mettre le sort d'un pays en balance avec mon orgueil. Je ne cède pas, en vous disant ceci, aux timidités de la modestie. J'imagine au contraire que je n'ai jamais conçu pour moi-même une plus haute estime qu'en me rendant compte des idées où cet entretien nous entraîne, et s'il est vrai que la vanité se mêle à tous nos jugements, elle pourrait bien jouer son rôle dans mon refus. Je crois sincèrement que je pourrais apporter comme un autre le tribut de mes facultés à l'oeuvre de tous, si la civilisation était, comme je la comprends, une doctrine de foi, une législation d'amour et de charité, une pratique de bienveillance réciproque et universelle; mais dans l'état où les siècles nous l'ont donnée, je n'ai ni intelligence pour l'expliquer, ni disposition à la servir. Je respecte les pouvoirs que les nations s'imposent; je me range sans examen aux lois qu'elles reconnaissent; j'honore les esprits sublimes qui croient y entendre quelque chose, et les citoyens généreux et dévoués qui consacrent leur noble existence au soin de les interpréter et de les défendre, mais c'est tout ce que je puis. L'opinion que nous nous formons de l'importance de notre destination passagère est sans doute flatteuse pour notre amour-propre. Elle est surtout consolante pour notre misère, et je ne trouve pas mauvais qu'on s'efforce d'en atteindre les résultats. Quant à moi, je ne les cherche pas sur la terre, et cette vie si occupée de perfectionnements ne me montre en réalité que de vaines agitations qui aboutissent à la mort pour les peuples comme pour l'homme. L'affaire de la vie, c'est de vivre et d'espérer, car elle ne bâtit rien de durable et d'infaillible que le tombeau. Si le travail des mains a moins d'éclat et de grandeur que celui de la pensée, et j'y consens avec vous, il est donc à mon sens plus raisonnable et plus utile, et j'aurais peine à m'ôter de l'esprit que tout homme qui a planté un arbre, ensemencé un guéret, ou construit une maison solide, aérée, spacieuse et bien distribuée, a rendu un service plus essentiel à ses semblables que les économistes, les philosophes et les hommes d'Etat avec leurs utopies de vieux enfants, si malheureuses en pratique. Voilà pourquoi je resterai décidément charpentier, si vous l'avez pour agréable, ma volonté vous étant d'ailleurs soumise en tout point. - Mais ce que je vous demandais, Fée aux Miettes, ce n'est pas non plus comment un usage absurde de la fortune peut couvrir celui qu'elle possède, et qui croit la posséder, de ridicule et de honte. Ce n'est pas comment, dans une société que je plains et que je suis près de mépriser, les habiles parviennent à faire servir la fortune aux triomphes de cette folle passion de pouvoir et de renommée que vous appelez en vous jouant une ambition glorieuse, et qui ne me tente guère. C'est à quoi elle est bonne pour être heureux, si elle est du moins bonne à cela, et je commence à craindre qu'il n'en soit rien.

- Il faudrait d'abord savoir ce que tu entends par le bonheur, répliqua la Fée aux Miettes.

- Ma foi, ma bonne amie, repris-je gaiement, je n'y ai jamais beaucoup réfléchi, mais je suis presque sûr que le mien ne peut pas se réaliser en barres et en billets. Le bonheur, c'est d'être le premier dans le coeur de ce qu'on aime. Le bonheur, c'est de faire du bien selon sa puissance, quand l'occasion s'en présente. Le bonheur, c'est de n'avoir rien à se reprocher. Le bonheur, c'est de se coucher en joie dans un lit propre et bien bordé, déjà content du travail de la semaine, et rêvant aux moyens de l'améliorer encore. Le bonheur, c'est de repasser dans sa mémoire les doux souvenirs d'un âge insouciant et de pureté, en suivant le cours de quelque rivière limpide, sur la lisière d'une prairie tout émaillée de fraisiers et de marguerites, aux rayons d'un soleil sans âpreté, à la chaleur d'un petit vent du sud chargé de parfums, et de s'arrêter à une jolie tonnelle de lilas où la Fée aux Miettes a préparé, en m'attendant, sous la feuillée, une jatte de lait écumeux et frais, une corbeille de fruits mûrs, couverts de leur fleur veloutée, et un peu de vin généreux. Combien croyez-vous qu'il y ait de bonheurs comme ceux-là dans cent mille guinées?

- Il y en a plus que tu ne crois, répondit la Fée aux Miettes; mais écoute plutôt! Je suppose qu'il te souvient encore de tes premiers amis de collège?

- Pourriez-vous en douter, Fée aux Miettes? Je n'oublie aucun de mes sentiments, et les amitiés de collège ne s'oublient pas.

- Jacques Pellevey, continua-t-elle, n'a pas été aussi sage que toi. De curé qu'il était, il a voulu devenir évêque, et la calomnie, irritée par son ambition, lui a fait perdre jusqu'à sa cure. Le malheur a produit sur lui l'effet qu'il produit d'ordinaire sur les belles âmes; il l'a rendu meilleur. Jacques, éclairé par ses fautes, s'est retiré dans un village où l'instruction n'avait jamais pénétré, pour y former gratuitement à la religion et aux bonnes études les enfants des pauvres familles; son établissement a prospéré d'une manière si éclatante et si rapide qu'il ne regrette aujourd'hui que de ne pouvoir l'étendre à tous les villages voisins; mais ton ami Jacques est pauvre lui-même, et il se consume dans les rêves de sa charité impuissante. Ne penses-tu pas qu'il serait bon d'envoyer un millier de guinées à Jacques Pellevey pour le seconder dans ses louables projets, dont j'ai la certitude qu'il ne sera maintenant détourné par aucun changement de fortune? car l'adversité agit sur le coeur de l'homme comme certaines tempêtes sur les fruits de la terre. Elle hâte sa maturité.

- Mille guinées, c'est bien peu, dis-je à la Fée aux Miettes; mais nous y reviendrons souvent.

- Didier Orry s'était richement marié, comme tu sais; mais la destinée a d'étranges retours. Son beau-père l'a engagé dans des spéculations aventureuses qui les ont ruinés tous les deux. Il ne lui restait plus qu'une maison assez modeste et des grangeages médiocrement garnis, que le feu du ciel a dévorés l'an passé. Il est allé frapper à ta porte, avec deux enfants dans ses bras, et suivi de sa femme enceinte et malade. Quand la malheureuse famille fut instruite de ton départ, ils s'assirent tous sur le seuil et se prirent à pleurer, le père et la mère, parce que tu étais leur seule espérance, et les enfants parce que leur père et leur mère pleuraient. Tous seraient morts de misère et de désespoir, si Jacques Pellevey, qui passait par là, ne les avait recueillis; mais Jacques a déjà tant de charges qu'il ne suffit à celle-ci qu'en prenant sur ses propres besoins. Nous pourrions rétablir la fortune de Didier Orry, mais il nous en coûterait cher, parce qu'il a joui longtemps des douceurs de l'aisance, et que l'habitude est une seconde nature. C'est une affaire de huit mille guinées.

- Vous ne faites pas entrer dans votre compte, bonne amie, la compensation des maux qu'il a soufferts. Il faut lui en envoyer dix mille.

- Tu ne sais pas ce qu'est devenu Nabot? Le pauvre diable a eu le malheur de recueillir de grands héritages, et tu devines aisément ce qu'il en a fait: le jeu a tout emporté. Ce qu'il y a de pis, c'est que son luxe éphémère lui avait donné du crédit, et que le jour où il s'aperçut qu'il ne lui restait rien, il devait beaucoup plus qu'il n'eût jamais possédé. Ses créanciers ont obtenu prise de corps contre lui, et je ne doute pas qu'il ne meure en prison si tu ne l'en tires. Cependant je ne te le recommanderais point, car c'est se rendre complice d'une honteuse frénésie que de lui prodiguer des secours qui sont dus à tant de respectables infortunes, si cette dernière épreuve ne l'avait décidément corrigé. Il a reconnu, dès le premier mois de sa captivité, que la privation n'était qu'un heureux apprentissage, et le vice qu'une mauvaise habitude. Il n'y retombera plus. Ses études mal ébauchées lui sont revenues en mémoire, et il les a recommencées avec ce zèle amoureux qui rend les progrès si faciles. Tous les pas qu'il a faits dans cette nouvelle carrière ont été marqués par des jouissances qu'il met infiniment au-dessus de celles du monde, et son caractère, autrefois inquiet et soupçonneux, s'est ressenti du perfectionnement de son esprit. L'avantage le plus inappréciable du travail, et il en a beaucoup d'autres, c'est de distraire l'âme de ses passions sans lui rien enlever de son ardeur, mais en dirigeant ces puissances exaltées d'une intelligence et d'une sensibilité de jeune homme vers le seul but qui soit digne d'elles. J'ai lieu de croire que Nabot te ferait un jour honneur par sa conduite, s'il n'y avait pas tant à payer pour le délivrer de ses dettes. La Providence mesure les adversités qu'elle nous dispense. L'homme ne mesure pas celles qu'il se donne. J'ai entendu dire qu'il était écroué pour près de quatorze mille guinées.

- Sur quinze mille guinées, répondis-je, il lui en restera mille pour recommencer sa vie. C'est assez s'il est guéri, et surtout s'il ne l'est pas.

- Tes camarades les caboteurs avaient d'abord prospéré dans leur commerce, mais ils l'ont étendu imprudemment, et la Méditerranée leur a repris ce que l'Océan leur avait donné. Leur beau bâtiment la Mandragore, qui contenait en cargaison le produit de toutes leurs courses, a été capturé par des pirates barbaresques, et l'équipage entier est prisonnier en Alger. On n'estime pas à moins de douze mille guinées le prix de leur rançon.

- C'est racheter à trop bas prix, Fée aux Miettes, ces honnêtes et loyaux compagnons qui décimèrent leur faible pécule afin de me soulager dans ma détresse et de m'associer à leurs espérances. Douze mille guinées aux Algériens pour leur rendre la liberté; douze mille guinées aux caboteurs pour recommencer leur trafic! - Mais à quoi bon, je vous en prie, cette énumération dont j'aurais tout au plus besoin si je ne vous avais pas comprise? Donnez, donnez, Fée au Miettes, versez de l'or aux mains de nos amis qui souffrent; et puisque notre fortune, si exorbitante qu'elle soit, ne peut suffire à secourir toutes les misères, augmentez-la, pour donner encore; multipliez nos trésors pour multiplier nos bienfaits; nous n'aurons jamais trop, puisque nous ne garderons rien, et que ces biens immenses dont la toute-puissante bonté nous a faits dépositaires pour les répandre ne seront pas payés, comme je le craignais, de notre repos, de notre indépendance et de notre obscurité. C'est ainsi seulement, vous venez de me l'apprendre, que l'opulence peut contribuer au bonheur; c'est ainsi que je conçois la possibilité de n'avoir pas quelque jour à regretter d'être riche.

- Tes intentions seront remplies en ce qui te concerne, reprit la Fée aux Miettes; mais ajouta-t-elle d'un air un peu composé, j'ai aussi de nombreux amis auxquels je dois aide et protection, et que je ne saurais favoriser de tes présents si tu ne m'y autorises, puisque je suis en puissance de mari. Ne conviendra-t-il pas que je t'en soumette la liste, comme à mon souverain seigneur et maître?

- Eh! vraiment non! repartis-je vivement en rougissant de sa déférence. Tout ce qui nous appartient n'appartient qu'à vous, ma toute bonne, et vous pouvez en faire l'usage qui vous conviendra le mieux. Pourvu que le charpentier ait en poche une poignée de demi-schellings à distribuer de temps en temps aux pauvres beggars du port, ou tout au plus une guinée par semaine pour faire emplette de quelque bon auteur grec de Foulis ou de Balfour à la Classic Library du vieux Macdonald, il n'a rien à envier en richesse à tous les rois de la terre. Je me croirais bien réellement indigent si j'éprouvais jamais la nécessité de posséder davantage.

- Je n'ai donc rien à désirer! s'écria-t-elle. Me voilà en état de porter la prospérité dans cette multitude de chaumières où j'ai reçu l'aumône pendant tant d'années que j'ai mendié aux côtes de France! Hélas! il n'y a que les pauvres gens qui donnent, parce que l'habitude du besoin leur a enseigné la pitié. - Et mes quatre-vingt-dix-neuf soeurs qui ont coutume de me visiter tous les ans, le lendemain de la Saint-Michel, quand j'habite ma maisonnette de Greenock, tu me laisses maîtresse, n'est-il pas vrai, de leur donner à chacune soixante guinées en commémoration de celles qui m'ont assuré de si beaux jours? Cette douceur leur viendra fort à propos, et je les sais capables d'en tirer bon parti pour leur établissement, car elles rivalisent toutes entre elles d'esprit et de gentillesse.

- Je vous laisse maîtresse de tout, Fée aux Miettes, et je trouve seulement cette libéralité trop parcimonieuse pour un présent de noces; mais comment se fait-il que vous ne m'ayez jamais parlé de votre nombreuse famille?

- C'est qu'au temps de nos anciens entretiens, dit la Fée aux Miettes, et dans l'incertitude où j'étais de te fixer, je n'avais pas la force de m'occuper d'autre chose que de toi.

Peu à peu notre conversation se ralentit, mais l'impression s'en prolongea en moi-même avec un charme inexprimable. J'éprouvais ce contentement de coeur, cette saine et pure allégresse de la pensée, cette satisfaction vague mais profonde, qu'on goûte sans la définir, et qui fait que l'on est bien sans savoir pourquoi. J'avais oublié le monde entier et ma propre existence avec lui, quand je sentis la Fée aux Miettes se suspendre à ma main et la presser contre sa bouche, en la mouillant de quelques larmes d'émotion et de saisissement.

- Sais-tu maintenant ce que c'est que le bonheur? dit-elle.

- Oui, oui, je le sais! le bonheur est de vivre près de la Fée aux Miettes, et d'en être aimé.

Et je m'élançai inutilement pour l'embrasser; elle avait déjà disparu derrière la porte de son appartement qui s'était fermée sur ses pas. Ma première idée fut de la suivre pour la voir encore un moment; mais cette porte était si bien sertie dans le panneau de la cloison qu'il me fut impossible d'en trouver les joints. C'était un merveilleux ouvrage.

Au bout d'un moment de méditation, et avant de m'abandonner au sommeil, je me mis en tête de savoir ce que Belkiss pensait de ma nouvelle position. La Fée aux Miettes m'avait non seulement permis de regarder quelquefois son portrait, elle l'avait même exigé positivement. Je me hâtai donc de faire jouer le ressort du médaillon.

Belkiss dormait.

 

XXII. Où l'on enseigne la seule manière honnête de passer la première nuit de ses noces avec une jeune et jolie femme, quand on vient d'en épouser une vieille, et beaucoup d'autres matières instructives et profitables.

Que cette nuit fut différente de celle qui l'avait précédée! Le sommeil ne me retira pas ses prestiges; mais de quelles riantes couleurs il avait chargé sa palette! que d'agréables caprices, que de délicieuses fantaisies il jetait à plaisir sur la toile magique des songes! A peine eut-il lié mes paupières que la décoration élégante, mais simple, de la maisonnette fit place aux colonnades magnifiques d'un palais éclairé de mille flambeaux qui brûlaient dans des candélabres d'or, et dont l'éclat se multipliait mille fois dans le cristal des miroirs, sur le relief poli des marbres orientaux, ou à travers la limpide épaisseur de l'albâtre, de l'agate et de la porcelaine. Bientôt la lumière diminua par degrés, jusqu'à ne verser sur les objets indécis qu'un jour tendre et délicat, semblable à celui de l'aube quand les profils de l'horizon commencent à se découper sur son manteau rougissant. Je vis alors Belkiss, c'était elle, s'avancer modestement, enveloppée dans ses voiles comme une jeune mariée, et appuyer sur mon lit ses mains pudiques et son genou de lis, comme pour s'y introduire à mes côtés.

- Hélas! Belkiss, m'écriai-je en la repoussant doucement, que faites-vous, et qui vous amène ici? Je suis le mari de la Fée aux Miettes.

- Moi, je suis la Fée aux Miettes, répondit Belkiss en se précipitant dans mes bras.

Tout s'éteignit, et je ne me réveillai pas.

- La Fée aux Miettes! repris-je en tressaillant d'un étrange frisson, car tout mon sang s'était réfugié à mon coeur. Belkiss est incapable de me tromper, et cependant je sens que vous êtes presque aussi grande que moi!

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que je me déploie.

- Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos épaules, Belkiss, la Fée aux Miettes ne l'a point!

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que je ne la montre qu'à mon mari.

- Ces deux grandes dents de la Fée aux Miettes, Belkiss, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées!

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que c'est une parure de luxe qui ne convient qu'à la vieillesse.

- Ce trouble voluptueux, ces délices presque mortelles qui me saisissent auprès de vous, Belkiss, je ne les connaissais pas auprès de la Fée aux Miettes!

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que la nuit tous les chats sont gris.

Je craignais, je l'avouerai, que cette illusion enchanteresse ne m'échappât trop vite, mais je ne la perdis pas un moment; elle me fut fidèle au point de me faire penser que je m'endormais le front caché sous les longs cheveux de Belkiss; et quand la cloche du chantier m'appela au travail, quand Belkiss s'enfuit de mes bras comme une ombre à travers les ténèbres mal éclaircies du matin, il me sembla que je sentais encore à mon réveil ma joue échauffée de la moiteur suave de son haleine.

- Belkiss! criai-je en sortant à demi de mon lit pour la retenir.

- J'y suis, mon ami, répondit la Fée aux Miettes, et voilà ton déjeuner préparé.

Elle y était en effet, la bonne vieille, et je la vis, à la lueur de sa lampe, accroupie devant la bouilloire.

- Eh! pourquoi, Fée aux Miettes, vous lever si grand matin? ne puis-je me servir moi-même?

- Tu n'en serais pas en peine, reprit-elle, mais je ne cède pas mes plaisirs, et celui de te rendre la vie facile et agréable est le plus doux qui reste à mon âge. Il ne m'en coûte rien d'ailleurs de me mettre avant le point du jour à ces petits soins du ménage. C'est ma coutume et mon goût, et ma santé s'en trouve mieux, surtout quand j'ai passé une bonne nuit. Mais à propos, Michel, comment as-tu dormi toi-même?

- J'ose à peine vous le dire, ma chère amie, répliquai-je en balbutiant; mes rêves ont été si délicieux que j'ai peur qu'ils ne soient coupables!

- Rassure-toi, digne Michel; on n'en fait point d'autres dans ma maisonnette: et ce qui ajoute à leur prix, c'est qu'ils se renouvelleront toutes les nuits tant que tu me seras fidèle. Tu peux donc t'y livrer sans scrupule aussi longtemps que tu me garderas l'amitié que tu m'as promise, et ne crains pas que j'en sois jalouse. Les miens valent bien les tiens.

Je partis après avoir imprimé un large baiser sur son front, et j'arrivai au chantier avant qu'aucun autre ouvrier fût en chemin pour s'y rendre. J'y avais été précédé par quelqu'un cependant, par maître Finewood, qui était là tristement assis sur une solive, et la tête appuyée sur ses mains dans l'attitude d'un homme qui pleure. Averti par le bruit de mes pas, il se leva subitement, me reconnut, et se jeta sur mon sein.

- Est-ce bien toi, Michel? s'écria-t-il en me pressant à plusieurs reprises; est-ce toi que la sainte Providence me renvoie pour le salut de ma maison, qui a été accablée de malheurs depuis ton départ? car il me semble que tu étais pour nous comme un ange tutélaire du Seigneur. As-tu renoncé, mon garçon, à voyager avec ce mécréant de Libyen qui promettait de te rendre à si bon marché aux terres inconnues?

- J'ai été obligé d'y renoncer, mon cher maître, et je m'en félicite, puisque mon retour peut vous faire espérer des consolations dans le chagrin qui vous accable; mais ne m'en apprendrez-vous pas la cause?

- Hélas! il le faut bien à ma honte, et je crois que cet aveu me soulagera. Tu sais que je mariais hier mes six filles à six jeunes lairds des rives de la Clyde, étourdis et débauchés à ce qu'on m'a dit quelquefois depuis cet arrangement; mais ce n'en était pas moins un grand honneur pour un simple maître charpentier. J'avais consacré à l'établissement de ces pauvres innocentes, qui me sont plus chères que ma propre vie, tout le produit de mes longues épargnes, trente mille guinées, Michel, qui m'ont coûté plus de coups de maillet et plus de traits de scie qu'il n'entrait de placks dans le trésor de cette reine de Saba dont je t'ai vu si entiché. Que te dirai-je, mon ami? j'avais envoyé les six dots en six beaux sacs de marocco à mes six gendres futurs, qui s'étaient abstenus jusque-là de me visiter, et j'attendais patiemment, au déclin du soleil, comme un maladroit vieillard sans intelligence et sans esprit, l'arrivée de Leurs Seigneuries pour conduire ma famille à cette cérémonie dont je faisais ma gloire et ma joie, quand on est venu m'apprendre qu'ils disparaissaient à pleines voiles avec mon argent sur un vaisseau de malédiction qui les porte au continent. J'en mourrais, j'imagine, si je n'espérais que le ciel s'est chargé de ma vengeance, et que les traîtres n'ont pas échappé à l'horrible tempête de cette nuit.

- Que dites-vous de tempête, maître Finewood? je crois que le ciel n'a jamais été plus pur.

- A d'autres, Michel! Vous avez le sommeil dur, mon garçon, si celle-là ne vous a pas réveillé; mais n'auriez-vous point trouvé, par hasard, d'autres réflexions à faire sur le récit de ma cruelle infortune?

- Pardonnez-moi, répondis-je en lui prenant affectueusement la main et en la rapprochant de mon coeur; je vous prie de croire à toute la joie que j'en ressens, et de recevoir mes félicitations.

- Dieu tout-puissant, dit maître Finewood, il ne me manquait plus que cette douleur! Vous ne me le ramenez, Seigneur, que pour me le prendre, et vous percez la main du pécheur avec le dernier roseau sur lequel elle s'est appuyée! - N'importe, pauvre Michel, je ne t'abandonnerai pas dans la misère de ton esprit faible et malade; et tant qu'il restera un morceau de pain à gagner au chantier, je le romprai avec toi. Va travailler, mon fils, car j'ai remarqué que le travail te distrait des fantaisies qui t'offusquent, et rend le calme à ta raison troublée par de mauvais songes. Va travailler, Michel, et ne te fatigue pas!

- J'y vais, maître, j'y vais, repris-je en riant; mais ne refusez pas d'écouter quelques mots encore. Je comprends que mes paroles ne vous paraissent pas sensées, et je serais fort étonné du contraire. C'est pourtant dans la sincérité de mon âme que je vous félicitais tout à l'heure; et si c'est là une énigme à vos yeux, comme je n'en doute pas, soyez sûr qu'elle ne tardera guère à se débrouiller. Oui, maître, je vous trouve très favorisé de la divine Providence d'être débarrassé, au prix de trente mille malheureuses guinées, de six aventuriers titrés qui auraient fait le malheur de vos filles et la honte de votre respectable maison. L'avantage que vous retirez de cet événement est incalculable, et la perte est si peu de chose que je me porterais garant qu'elle sera réparée en vingt-quatre heures. Je m'attendais bien à vous voir ainsi hocher la tête en signe d'incrédulité; mais ce que je vous promets ne s'en exécutera pas moins. Il n'y a pas longtemps que les placks et les bawbies se convertissaient en guinées sous la main de la charité. Qui sait ce que peuvent devenir les guinées sous celle de la reconnaissance! Maintenant permettez-moi de vous parler avec une franchise que mon dévouement filial autorise, et qui n'a pas semblé vous déplaire dans d'autres occasions. Vous avez pris souvent un intérêt trop vif, et qui me touche beaucoup plus qu'il ne me mortifie, à ce que vous appeliez les aberrations de mon esprit. Eh bien! maître, je ne puis me contenir de vous déclarer qu'il est une action, une seule action à la vérité, mais une action capitale de votre noble vie, qui enchérit mille fois sur toutes les lubies que l'on me reproche. La colombe des rochers ne s'allie point avec l'épervier des tourelles, et c'est un digne mari qu'un charpentier pour la fille d'un charpentier. Pourquoi n'avoir pas donné vos six filles en mariage au grand John d'Inverness; à Dick le trapu, qui est si robuste à l'ouvrage; au blondin Peterson, qui entend si bien le toisé des bâtiments; à ce gros joufflu de Jack, qui rit toujours, et dont la seule figure vous réjouit quand il entre au chantier; à ce pauvre Edwin, que sa douceur fait aimer de tout le monde, et qui a pris tant de soin de ses vieux parents? Elles les aimaient, je le sais, et jamais gendres mieux assortis à leurs excellentes femmes ne pouvaient prendre place à votre banquet de famille, car ce sont des ouvriers aussi honnêtes qu'habiles, et ceux-là n'auraient fait banqueroute ni à votre fortune ni à votre honneur. N'est-ce pas pour vous un vrai motif de satisfaction, maître, que de pouvoir réparer aujourd'hui votre erreur et votre injustice, et que d'acheter de ces trente mille guinées, qui ne sont d'ailleurs pas perdues, les bénédictions perpétuelles de vos douze enfants heureux?

- Assez, assez, dit maître Finewood en passant ses bras autour de mon cou. Non seulement je ne t'en veux pas, Michel, de m'avoir ouvert librement ton coeur, mais je t'en remercie, parce que tu ne m'as rien dit qui ne fût souverainement raisonnable, si ce n'est pourtant ce qui a rapport à mes trente mille guinées. Plût à Dieu que je les eusse encore, et que ton esprit, dégagé de ses étranges chimères, te permît d'épouser mon Annah, et de recevoir avec sa main la direction de toutes mes affaires! J'ai remarqué que tu l'avais oubliée dans ton plan, auquel je souscris volontiers, et je tirerais un bon augure de ta retenue, si j'avais, comme hier, un dot pour elle à t'offrir!

- Ah! maître Finewood, ne me faites pas l'injure de supposer que votre fortune puisse entrer pour quelque chose dans ma détermination! J'aime Annah comme une soeur, et je crois que c'est comme un frère aussi qu'elle m'aime. Si Annah n'était pas aussi riche qu'elle le fut jamais, si Annah était plus pauvre encore que vous ne le pensez aujourd'hui, j'aurais au contraire une puissante raison de plus pour lier ma vie à la sienne; mais j'ai cru m'apercevoir qu'elle éprouvait quelque penchant pour Patrick, le régisseur des chantiers, qui est un beau jeune homme, de bonnes moeurs et de noble caractère, bien versé dans les lettres et dans les sciences. Patrick en est, de son côté, passionnément amoureux, et la sévérité seule de ses principes l'a empêché de vous la demander, car tout ce qu'il possède se réduit aux revenus de son petit emploi. Quant à moi, toutes les prétentions me sont interdites, et il faut que vous sachiez pourquoi. Je suis marié.

- Tu es marié, Michel, et avec qui donc, mon enfant?

- Avec la Fée aux Miettes.

Pendant que mes paupières s'abaissaient sous le poids de je ne sais quelle lâche pudeur qui me fait redouter le ridicule, quoiqu'il n'y ait rien de plus méprisable que la dérision des ignorants, le bon maître Finewood laissait tomber ses bras à l'abandon, en exhalant par bouffées d'énormes et lamentables soupirs, suivis d'un long et triste silence.

- Avec la Fée aux Miettes! reprit-il enfin. Que la reine des fées en soit louée, et le roi des génies aussi, et toute la brigade chimérique des arabian nights! C'est un mariage comme un autre, et je te prie de présenter mes baisemains à ton épouse, quand tu la retrouveras. - Va travailler, mon cher Michel, continua-t-il; va travailler, car nous avons besoin de travailler pour rétablir nos affaires; et ne travaille pas cependant jusqu'à te faire du mal.

Maître Finewood ne m'avait rien dit de mes malheurs et de mes dangers de la veille, que je croyais généralement connus à Greenock, où de pareils événements ne sont pas ordinaires; mais j'attribuais cet oubli aux préoccupations de sa propre mésaventure. Mes camarades, qui m'accueillirent avec la même bienveillance que de coutume, ne m'en parlèrent pas davantage, ce qui me fit supposer qu'on était convenu de cette réserve pour ne pas ramener ma pensée sur des souvenirs humiliants et douloureux, et ce procédé touchant enflamma tellement mon zèle à la besogne que je fis la journée de dix compagnons.

Comme je me disposais à quitter le chantier, pensif à mon habitude et peu soucieux des allants et des venants qui se croisaient sur mon chemin, je me sentis tout à coup saisi par maître Finewood, qui m'embrassait encore plus tendrement que le matin, suspendant à peine par courts intervalles ses caresses énergiques pour donner l'essor à des exclamations de joie mêlées confusément de phrases sans liaison, dans lesquelles il était impossible de trouver le moindre sens, à moins d'avoir le secret d'Oedipe ou de Tirésias.

- Remettez-vous un peu, maître, lui dis-je, et faites-moi part des nouveaux événements qui vous ont rendu tant de gaieté, de manière à me procurer le plaisir d'y prendre part avec connaissance de cause.

- Eh! qui aurait le droit, s'écria maître Finewood, d'en jouir à meilleur titre que toi, qui es, ainsi que je le disais tantôt, la providence visible de ma maison? Apprends donc, mon fils, que tout ce que tu m'avais annoncé dans une de ces illuminations soudaines où tu débites souvent, passe-moi l'expression, d'assez singulières rêveries s'est réalisé à la lettre comme par enchantement. D'abord, tu n'avais pas fait vingt pas que ce jeune Patrick dont il a été question entre nous, instruit de la fugue de mes gendres et de la catastrophe de me guinées, est venu me demander la main d'Annah, en m'assurant du consentement de ma fille. Je ne lui ai pas fait attendre le mien, et tu seras demain de six noces à la fois, car je me montrerais ingrat en me dirigeant à l'avenir autrement que par tes conseils. Les préparatifs sont tout faits d'ailleurs, et il n'y a que six noms à changer aux contrats. Je voudrais bien inviter ton épouse aussi, et sa présence nous ferait certainement grand honneur; mais elle est d'une espèce par trop fugitive, et j'ai entendu dire que les fées ne se rencontraient pas facilement à domicile.

- Mes voeux pour votre famille sont comblés, répondis-je sans prendre trop garde à cette ironie que le bonhomme n'avait aucune intention de rendre offensante. Le reste est de peu de conséquence, et il me suffit de vous voir rentré dans la voie du parfait bonheur.

- Le reste est de peu de conséquence, dis-tu? On voit bien, mon ami, que tu n'as jamais eu trente mille guinées, et surtout que tu ne les as jamais perdues, car c'est dans ces occasions-là qu'on en connaît tout le prix; mais si tu veux me prêter encore un moment d'attention, tu vas entendre merveille. Aussitôt après que Patrick m'eut quitté, j'allai me promener sur le port pour rasséréner mes sens agités à la fraîche brise du matin. La jetée était comble de spectateurs attirés par une triste curiosité, qui contemplaient les débris amoncelés sur le rivage par cette effroyable tempête dont les hurlements, capables de réveiller les morts, n'ont pas troublé ton repos. J'appris alors que le souhait qu'il m'était arrivé de proférer sans réflexion un quart d'heure auparavant n'avait été que trop exaucé, et j'en sentis quelque regret. Le vaisseau de mes insignes voleurs, battu toute la nuit par l'orage, venait de couler à fond à la vue de la rade, et depuis ce temps-là nos agiles mariniers et nos hardis plongeurs s'étaient épuisés en efforts inutiles pour porter du secours à l'équipage: tout avait péri. Comme je méditais, les pieds presque baignés par la lame, sur ces cruelles calamités de la nature, juge de mon étonnement quand je vis un barbet noir de la plus jolie espèce aborder à mes pieds, y déposer, en secouant au vent ses oreilles humides, un de mes sacs de marocco, et se remettre à la nage avec tant de rapidité que tu aurais pris son sillage pour celui d'une murène. Je n'étais pas encore revenu de ma surprise qu'il était revenu, lui, de son second voyage avec un autre sac, et je te jure qu'il n'a pas repris haleine avant de me les avoir rapportés tous six du fond de la mer. Comme je me mettais en frais de gestes et de démonstrations pour lui faire comprendre qu'il ne me manquait plus rien et lui épargner de nouvelles fatigues, il m'a montré les talons en gagnant le pays à la course, car je pense en vérité qu'il le connaissait aussi bien que moi; et regarde plutôt, le voilà qui galope encore vers Renfrew's Mounty, ni plus ni moins que s'il avait entrepris de forcer un chevreuil des Grampians!

- Je m'en doutais, dis-je en le suivant des yeux. C'est le digne Master Blatt, la perle des pages bien appris.

- Le connaîtrais-tu en effet? Je regrette davantage que tu n'aies pas été près de moi pour le retenir, car je lui devais au moins la politesse d'une tranche de roastbeef ou d'un bon relief de pâté.

- Ne vous y trompez pas, maître Finewood! Master Blatt a les sentiments placés trop haut pour se laisser aller aux mièvreries des chiens du commun, et il trouve dans sa satisfaction intérieure le prix d'une action honnête.

- Merci de moi, mon homme est reparti, reprit le maître. Oû diable va-t-il chercher les sentiments et la satisfaction intérieure d'un chien barbet?

Là-dessus nous nous séparâmes, le vieux charpentier plus convaincu que jamais de ma folie, et moi réfléchissant à l'aveugle suffisance du vulgaire, qui se croit le droit de mépriser tout ce que sa faible intelligence n'explique pas.

 

XXIII. Comment Michel fut introduit dans un bal de poupées vivantes, et prit plaisir à les voir danser.

J'arrivai ainsi aux murs de la maisonnette, qui me parut un peu plus accessible que la veille, car il en est de nos habitudes comme de nos études et un esprit patient et résolu se forme à tout par accoutumance. Je m'arrêtai cependant avant d'entrer au bruit extraordinaire qui partait de l'intérieur. Ce n'était rien moins qu'un concert vocal, dans lequel il fallait une oreille exercée pour distinguer une multitude de voix, tant leur unisson était parfait et leur accord harmonieux. J'avais déjà reconnu cette chanson si familière à mes souvenirs, dont le refrain se présentait souvent à mon esprit:

C'est moi, c'est moi, c'est moi,

Je suis la mandragore,

La fille des beaux jours qui s'éveille à l'aurore,

Et qui chante pour toi!

Mais j'étais doublement empêché à concevoir que ce thème fantasque des écoliers de Granville fût parvenu si loin, et que la Fée aux Miettes reçut une si nombreuse société, quand je me rappelai qu'elle attendait ce jour-là quatre-vingt-dix-neuf visites.

- Ce sont mes soeurs, cria-t-elle du plus loin qu'elle m'aperçut, qui n'ont pas voulu partir sans te remercier de tes munificences.

Et je vis en effet au même instant les quatre-vingt-dix-neuf petites vieilles s'humilier jusqu'à terre en révérences cérémonieuses et méthodiques, avec tant de régularité qu'on aurait cru qu'elles obéissaient au jeu d'un ressort commun à toute l'assemblée. J'ai assisté en ma vie à des spectacles bien extraordinaires, mais je ne m'en rappelle aucun qui m'ait jamais frappé autant que celui-là.

Il n'y avait pas une de ces aimables petites femmes qui ne ressemblât trait pour trait à la mienne de physionomie et d'ajustements, de manière qu'il aurait été malaisé d'en faire la différence, à cela près qu'elle les surpassait toutes par la noblesse de sa prestance et par l'élévation de sa taille, ce qui lui donnait un air surprenant de bonne grâce et de majesté. Quand elles furent relevées sur leurs petits pieds du milieu de leurs robes bouffantes, où j'avais craint un moment de les voir disparaître, je m'aperçus, à parcourir des yeux la longue ligne sur laquelle elles étaient rangées, comme les tuyaux d'un orgue ou les pipeaux de la flûte de Pan, que cet avantage relatif les distinguait également les unes des autres, depuis la première à la dernière, dans un ordre de décroissement insensible, mais je ne saurais vous en donner une idée qu'en supposant une machine d'optique où l'on ferait passer devant vous la même personne vue à travers cent lentilles artistement graduées, depuis la proportion naturelle jusqu'au dernier point perceptible de réduction. La quatre-vingt-dix-neuvième de mes belles-soeurs aurait certainement pu être offerte comme un jouet charmant à la fille cadette du roi de Lilliput, si la dignité de sa condition l'avait permis.

Après les politesses d'usage et la conversation animée sans confusion d'un cercle de femmes bien nées, on reprit la musique, où je remarquai que leurs voix parcouraient, selon leurs tailles et dans les mêmes rapports, l'échelle la plus étendue des gradations toniques qu'il soit possible d'imaginer, sans que la délicieuse unité du choeur en fût dérangée le moins du monde, et je crois que nos savants théoriciens seraient fort embarrassés de se rendre compte d'une symphonie à cent parties exécutée avec autant d'ensemble et de méthode. La soirée fut terminée par un bal, et la famille de ma femme, qui était douée en toutes choses, se surpassait dans la danse. Je ne me sentais pas du plaisir de voir se croiser en entrechats élégants, à la hauteur de ma tête, les coins roses de leurs bas de soie blancs; et ces élans prodigieux, qui mettraient en défaut la souple légèreté de nos bayadères, ne se seraient probablement pas effectués sans désordre, dans un espace aussi étroit, si la puissance d'élasticité verticale dont elles semblaient recevoir l'impulsion ne les avait pas ramenées à leur place avec une précision merveilleuse, comme la poupée des fantoccini qu'un fil caché appelle aux frises du théâtre, et laisse retomber perpendiculairement sur sa planchette.

Elles se retirèrent ensuite, après de tendres adieux, sous les pavillons que la Fée aux Miettes leur avait fait préparer dans le jardin, et je ne les ai pas vues depuis. - Mais il est certain qu'elles reviendront demain à Greenock.

Notre souper se passa, comme la veille, en tendres et utiles entretiens, et le sentiment de ce bien-être nouveau, qui se faisait connaître à moi sous tant de formes gracieuses, me plongea peu à peu, comme la veille, dans une espèce d'extase où tout autre sentiment s'anéantit. Je ne savais plus de ma vie que ce qu'il en fallait pour me trouver heureux.

- Sais-tu maintenant ce que c'est que le bonheur? dit la Fée aux Miettes en collant ses lèvres sur ma main.

- Oui, oui, je le sais! le bonheur est de vivre près de la Fée aux Miettes, et d'en être aimé!

Et je me mis à sa poursuite comme la veille, sans être plus habile à la rejoindre.

Je me couchai, je m'endormis; l'espace se rouvrit à ma vue, les voûtes se creusèrent au-dessus de moi comme si elles avaient voulu se perdre dans les profondeurs du ciel; les colonnes de marbre et de porphyre germèrent du sein des pavés pour aller les chercher et les soutenir dans les airs; tous les flambeaux s'allumèrent à la fois, et Belkiss parut.

Elle n'y manqua jamais depuis.

 

XXIV. Ce que Michel faisait pour se dédommager quand il fut riche.

Le soleil, qui commence à descendre vers l'occident, et qui n'a guère plus d'une heure maintenant à occuper le ciel, m'avertit trop bien de la nécessité de mettre des bornes à mon récit pour que j'abuse plus longtemps, monsieur, de la patience avec laquelle vous avez daigné m'écouter, en prolongeant l'histoire, d'ailleurs assez monotone, comme toutes les histoires heureuses, des beaux jours dont celui de mon mariage avec la Fée aux Miettes fut suivi. Je ne vous arrêterai donc, parmi les événements de ma vie qui se rattachent à cette époque de douce félicité, qu'à ceux dont la connaissance est nécessaire pour l'éclaircissement du reste.

Après l'établissement des six filles de maître Finewood, je continuai à travailler dans son chantier dont il me donna la direction, du consentement et presque du choix de tous mes camarades. Je plaçai même dans ses entreprises quelques fonds que ma femme avait mis en réserve pour cet usage, et dont il attribua l'origine, sans doute, à un héritage inattendu. Ce déploiement de capitaux fut si heureusement favorisé par les circonstances, que la fortune du maître se doubla dans le courant de l'automne; et comme il pensait, depuis plusieurs années, à jouir sans sollicitude, au terme de son honorable vie, du fruit de ses longs travaux, il se décida bientôt, d'après les instances de sa famille, à faire passer sous mon nom, mais dans l'intérêt de notre nombreuse communauté, l'administration de la maison Finewood et compagnie. Je ne vous ai pas dit que, dès le premier mois, j'avais obtenu son consentement au mariage de ses six garçons avec six jeunes filles pauvres, mais belles, sages, pieuses, et pleines d'amour pour le travail, qui en étaient adorées. Ce fut là une belle fête, car la Fée aux Miettes, qui était de moitié dans tous mes secrets et qui me dirigeait dans toutes mes actions, eut l'art de doter les six brus, au moment de la signature du contrat, par des voies si imprévues et cependant si naturelles, que personne ne s'avisa que j'y fusse pour quelque chose. La première se trouva un oncle mort millionnaire en Amérique, et qui n'avait pas plus de vingt héritiers. Le père de la seconde retourna un trésor dans son pré en déplaçant une borne, et il lui resta quelque chose quand le fisc eut pris sa part. Il en fut ainsi des autres, et les moyens dont je ne vous parle pas foisonnent en apparence dans les romans et les comédies; mais l'imagination de la Fée aux Miettes avait plus de ressources que les comédies et les romans, d'abord parce qu'elle avait beaucoup plus d'esprit que les gens qui en font, et puis, parce qu'une bonté active et inépuisable est plus ingénieuse que l'esprit.

De mon côté, ma fortune s'était si prodigieusement agrandie qu'elle serait devenue un tourment pour moi, si la Fée aux Miettes n'avait pas consenti de bonne heure à ne m'en plus parler. Le vaisseau la Reine de Saba revenait tous les huit jours, comme il l'avait promis, mais il jetait l'ancre hors de l'horizon des vigies, et ne communiquait qu'avec la Fée aux Miettes, car le peuple ne savait plus rien de ses voyages, ou n'en parlait que par manière de risée en disant, pour exprimer l'incertitude ou l'erreur d'une fausse espérance: Quand le vaisseau de la Reine de Saba reviendra! Cependant il naviguait, chargé au départ des inutiles escarboucles de nos ruisseaux, et au retour des cèdres et des cyprès - trésor plus précieux au charpentier - que je façonnais dans mes ateliers pour la construction du palais d'Arrachieh. Tout ce que je savais de l'emploi de mes richesses et tout ce que j'avais besoin d'en savoir, c'est qu'il y avait peu d'infortunes à la portée de nos soins qui ne fussent promptement soulagées; c'est que des hôpitaux s'ouvraient de toutes parts pour les malades, et des hospices pour les pauvres; c'est que des villes incendiées se relevaient de leurs ruines, et reflorissaient riantes aux yeux de leurs habitants consolés; c'est que la Fée aux Miettes me répétait chaque soir: Sais-tu maintenant ce que c'est que le bonheur? - et que chaque soir je pouvais lui répondre: - Oui, Fée aux Miettes, je le sais.

Le reste de nos conversations, qui étaient presque toujours fort longues, surtout les jours de dimanche et de fête, où je n'étais pas obligé de paraître au chantier, roulait sur d'importantes questions de morale, sur des faits curieux de l'histoire, et plus particulièrement sur l'étude des langues dont j'avais toujours fait mon plaisir. La Fée aux Miettes regardait cette science comme le premier des liens matériels qui unissent l'homme à l'homme dans l'état de société, et elle avait formé pour me les enseigner des méthodes si claires et si bien ordonnées, qu'il n'y en avait point dont les principes généraux me coûtassent plus de quelques heures d'étude, au bout desquelles tous les mots venaient se ranger comme d'eux-mêmes sous les perceptions du sens intelligent que ses leçons avaient développé en moi; de sorte que j'étais souvent disposé à croire qu'apprendre une langue, c'est s'en souvenir, et je ne serais pas étonné que Dieu, qui a créé les hommes pour s'entendre et se servir réciproquement, eût caché ce mystère parmi ceux de notre organisation.

Mais entre tous les sujets sur lesquels j'avais coutume de ramener la Fée aux Miettes, il y en avait un qui se reproduisait en dépit de moi à tous les événements extraordinaires de ma fortune, et vous avez pu voir jusqu'ici, monsieur, que les occasions ne me manquaient pas.

- Ne serait-il pas possible, en effet, Belkiss, lui disais-je quelquefois, que vous fussiez une véritable fée?

- Bon, bon, me répondait-elle en riant, un esprit de la trempe du tien aurait-il foi à des contes auxquels les enfants même ne croient plus? Jamais fée n'a paru sur terre depuis le temps de la reine Mab.

- Vous parlez sagement, continuais-je en secouant la tête comme un homme qui n'ose avouer tout à fait que sa conviction n'est pas complète, mais je ne puis me persuader que ma vie soit conforme au train ordinaire des choses, et qu'il n'y ait pas un peu de surnaturel dans vos aventures et dans les miennes. J'avais résolu d'abord de ne plus vous interroger sur ce chapitre, et je vous prie de croire que je ne le ferais point si cette idée ne me poursuivait parfois de manière à me faire craindre pour ma raison.

- J'ai des remèdes sûrs, reprenait-elle alors sans rien perdre de sa gaieté, pour guérir plus tôt que tu ne crois tes inquiétudes d'esprit. Tu peux donc te livrer sans danger à tes illusions, tant qu'elles ne seront qu'heureuses, et je ne sais si le secret de la philosophie n'est pas là. Quel grand mal y aurait-il de t'imaginer que je suis réellement une intelligence favorisée de quelque supériorité sur ton espèce, qui s'est attachée à toi par estime pour tes bonnes qualités, par reconnaissance pour tes bienfaits, et peut-être même par ce penchant invincible de l'amour dont il paraît, au témoignage des livres saints, que les anges du ciel ne sont pas exempts? Ces alliances sympathiques de deux natures inégales sont possibles, puisque la religion les reconnaît, et que la raison purement humaine, qui discute tout, parce qu'elle ne discerne rien clairement, ne saurait en contester quelques exemples fort rares à la vérité, mais qui se sont établis dans nos créances, sur la foi des hommes les plus éclairés et les plus vertueux. Pourquoi cette amitié supérieure n'aurait-elle pas multiplié autour de toi quelques faits apparents dont le résultat bien réel devait être d'éprouver ta patience et ton courage, de plier ta vie par un exercice continuel à la pratique de la vertu, et de te rendre graduellement digne de parvenir à une destinée plus élevée dans la vaste hiérarchie des créatures? N'as-tu pas remarqué que les vaines sagesses de l'homme le conduisent quelquefois à la folie? et qui empêche que cet état indéfinissable de l'esprit, que l'ignorance appelle folie, ne le conduise à son tour à la suprême sagesse par quelque route inconnue qui n'est pas encore marquée dans la carte grossière de vos sciences imparfaites? Il y a des énigmes dans ta vie; mais qu'est-ce que la vie elle-même si ce n'est une énigme? et on ne voit pas que personne soit bien pressé d'en chercher le mot. Je te réponds que l'explication de ces difficultés t'arrivera un jour, si Dieu le permet; et si ce dessein n'entrait pas dans les vues de son éternelle prudence, tu aurais beau t'efforcer de les débrouiller sans lui. Ne t'alarme donc plus de celles de ces impressions que tu ne peux comprendre; accepte avec reconnaissance et goûte avec modération ce qu'elles ont d'agréable; remets au temps, plus savant que toi, l'interprétation des difficultés qui t'embarrassent, et attends dans la sincérité d'un coeur simple que le mystère s'en éclaircisse.

Quand elle avait parlé ainsi, nous nous mettions ordinairement à la prière, et, de préférence, à cette prière d'effusion et de sentiment que les langages impuissants de l'homme essaieraient inutilement d'exprimer par des mots, communication vive, affectueuse et puissante avec le monde invisible, épanchement de résignation et de confiance dont l'humilité nous exalte au-dessus de toutes les grandeurs du siècle, révélation intime d'une âme qui se cherche, qui s'étudie, qui se connaît, et qui pressent d'une conviction inaltérable son infaillible immortalité.

D'autres fois la Fée aux Miettes prenait la Bible, ou quelque belle production de la philosophie et de la poésie antiques, et m'en lisait des passages dans la magnificence naïve de leurs langues originales, en les développant, tantôt dans ces langues mêmes, tantôt dans celles des modernes, car les faciles travaux auxquels elle n'avait cessé d'accoutumer agréablement mon esprit ne tardèrent pas à me mettre en état de les entendre aussi distinctement que la mienne.

Et lorsqu'elle avait fini, je me disais en moi-même:

- Il est incontestable que la Fée aux Miettes est une de ces intelligences supérieures dont elle vient de me parler, et dont il n'est pas permis de mettre l'existence en doute, à moins de contester outrageusement au Créateur la puissance de faire quelque chose qui vaille mieux que l'homme; elle n'est certainement pas du nombre de celles que Dieu a maudites; car toutes ses actions et tous ses enseignements semblent n'avoir pour objet que de le faire aimer davantage. Il n'y a pas d'ailleurs de plus savante, de plus digne et de meilleure femme. C'est seulement grand dommage qu'elle soit si vieille et qu'elle ait de si grandes dents. - Mais, reprenais-je aussitôt, on n'a pas à se plaindre de sa destinée quand on passe les nuits à vivre d'amour avec Belkiss, et les jours à étudier la sagesse avec la Fée aux Miettes.

 

XXV. Comment la Fée aux Miettes envoya Michel à la recherche de la mandragore qui chante, et comment il finit de l'épouser.

Six mois entiers s'écoulèrent dans cet enchantement sans qu'il perdît rien de son ivresse. Un soir, pourtant, la physionomie de la Fée aux Miettes exprimait un sentiment de mélancolie dont j'avais cru suivre depuis quelques jours les développements, et qui mêlait dès lors un léger trouble à mon bonheur, quoique j'eusse commencé par l'attribuer à quelque savante préoccupation; mais il n'y avait plus moyen de s'y tromper. Elle souffrait, et je pensai même, à l'abattement de ses yeux rougis, qu'elle devait avoir pleuré.

- Ma bonne amie, lui dis-je au moment où elle se disposait à me quitter, je n'ai jamais usé du droit de commandement que le mariage me donne sur vous, et que vous prenez la peine de me rappeler souvent. J'espère donc que vous me pardonnerez de le faire valoir aujourd'hui pour l'unique fois de ma vie. Quoique je sois moins exercé que vous à lire dans les coeurs, le vôtre a peu de replis où je ne me sois fait une douce étude de pénétrer pour y surprendre vos désirs ou vos chagrins, et je sais aujourd'hui positivement qu'il me cache un secret amer. Ce secret, j'avais quelque titre peut-être à l'obtenir de votre tendresse; et puisqu'elle me l'a refusé jusqu'ici, je l'exige de votre soumission.

- Tu m'a deviné, dit-elle en me tendant la main, et tu sauras ce que tu me demandes, puisque telle est ta volonté, quoiqu'il en coûte à mon amitié de tourmenter la tienne d'une émotion inutile. Apprends, mon pauvre Michel, qu'il me reste peu de temps à passer près de toi, et que toute la sagesse dont tu me crois armée contre le malheur n'a pu résister à la cruelle idée de notre séparation. Voilà mon secret.

- Notre séparation, Fée aux Miettes! Ah! je n'y survivrais pas! Mais qui pourrait nous séparer?

- La mort! Michel! Un horoscope fatal m'a menacée au berceau de n'être heureuse que pendant un an de l'affection d'un époux, et le sixième de ces mois, qui ont fui comme des jours, vient d'expirer aujourd'hui.

- Les horoscopes sont menteurs, et votre âme se trouble sans raison.

- Les horoscopes de ma famille n'ont jamais menti.

- Celui-là mentira, s'il a dit que la mort fût capable de nous désunir, car je ne vous quitterai pas. Toute ma vie est en vous, Fée aux Miettes, et votre seule compassion pour ma solitude et pour ma misère m'a forcé à la supporter sans découragement et sans dégoût. Que ferais-je après vous dans ce monde qui m'est étranger, au milieu des hommes qui ne me comprennent pas, et dont les tristes sciences m'ont rebuté de tous les bonheurs dans lesquels vous n'entrez pas pour quelque chose? Je vivrais parmi eux comme le proscrit auquel l'eau et le feu sont interdits par des lois féroces, et qui n'a pas même un coeur ami où épancher le sien. - Au nom de Dieu, Fée aux Miettes, vous qui connaissez tous les secrets de la terre et, si je ne m'abuse, une partie de ceux du ciel, trouvez un moyen de déjouer cet oracle cruel, ou du moins de m'en faire partager la rigueur, sans réduire mon désespoir à une extrémité qui nous séparerait pour toujours!...

- Un moyen! mon ami, dit la Fée aux Miettes vivement émue, il y en a un peut-être! Mais comment prescrire à ton âge sensible et passionné, surtout quand on a le mien, une pareille obligation? Ne t'impatiente pas, Michel, et laisse-moi parler. L'horoscope disait encore que si mon mari m'aimait assez pour achever cette année d'épreuve sans que son coeur battît de l'amour d'une autre femme, et qu'il conçût un autre bien que d'être à moi, l'homme qui m'appartiendrait ainsi par la plus vive et la plus fidèle des sympathies ne manquerait pas de trouver, avant que l'année s'accomplît, le spécifique admirable qui prolongerait mon existence en me rendant ma jeunesse. - Et je redeviendrais Belkiss!

Je me renversai sur ma chaise en couvrant mes yeux de mes mains.

- Oh! ma bonne amie, qu'avez-vous dit... et qu'avez-vous fait?... C'est Belkiss qui nous a perdus!...

- Que parles-tu de Belkiss, insensé? Belkiss, c'est moi!...

- Hélas! le sommeil m'en a donné une autre, et j'ai inutilement cherché dans votre science un préservatif contre les délices de cette illusion! Absorbée dans les souvenirs de votre jeunesse, vous n'avez pas voulu comprendre le crime de mon bonheur. La Belkiss de ce funeste portrait m'a inspiré un amour adultère qui me rend indigne de vous sauver.

- Est-ce tout? dit la Fée aux Miettes en souriant, et n'ai-je point d'autres rivales?

- Une rivale à Belkiss, grand Dieu! Belkiss elle-même n'est pas la vôtre, car je ne suis pas complice du démon de mes songes, n'est-il pas vrai?... - Et ce n'est pas ma faute si elle revient toujours, toujours! quand je me suis défendu depuis six mois de regarder son portrait!

- Calme donc ton coeur, Michel, car, je te le répète encore, l'amour que tu ressens pour Belkiss est un sentiment dont je ne jouis pas moins que de ton ancienne et constante amitié pour la vieille Fée aux Miettes; et bien loin d'en être jalouse, comme tu le crains, je m'en trouve doublement heureuse. Ainsi rien ne s'oppose au succès de mes espérances, mon cher enfant, si tu te sens capable d'arriver au coucher du soleil de la Saint-Michel prochaine sans ouvrir ton âme à une autre passion, et sans y laisser pénétrer le moindre regret des engagements qui m'ont soumis ta vie.

- Exigez de moi, Fée aux Miettes, une promesse en apparence plus difficile à tenir, et qui ne me coûtera pas davantage! Ce que vous me demandez pour six mois, je vous le jure pour toujours!

- J'en fais mon affaire une fois que ce premier terme sera passé, répondit la Fée aux Miettes; mais je crains qu'il ne te mette à des épreuves plus dangereuses que tu ne le supposes. Il faut aller chercher ce spécifique au loin, puisque j'ignore moi-même en quel lieu la sagesse de Dieu l'a placé; tu es jeune et bien jeune; ta figure et ton air feraient honneur à un prince; le costume de voyage que je t'ai fait préparer annonce tout autre chose qu'un simple charpentier; et quoique tu n'aies pas vu le monde, tu t'y feras remarquer toutes les fois que tu y paraîtras parce que tu as deux qualités précieuses dont le meilleur ton possible n'est que l'expression convenue, une bienveillance universelle et une parfaite modestie. Les pays que tu vas parcourir sont remplis de femmes aimables et belles dont l'accueil exigera de toi, si tu ne veux passer pour rustique et grossier, un juste retour de politesse et même de sensibilité. Tu seras aimé, Michel, et l'amour demande l'amour. Il l'impose quelquefois. Ajoute à cela, mon ami, que je ne t'accompagne pas, et que ces entretiens graves et tendres, où j'ai de temps en temps raffermi ton âme dans ses incertitudes, manqueront à tes soirées solitaires. Bien plus, pendant tout ce temps-là, tu ne reverras pas Belkiss, dont les visites nocturnes ne s'égarent jamais loin du toit conjugal, et tu n'auras pour te consoler que la conversation muette de son portrait.

- Je n'en ai pas même besoin, répliquai-je vivement. Ses traits et les vôtres sont assez empreints dans mon coeur pour ne s'en effacer jamais. Les dangers dont vous pensiez m'effrayer m'alarment si peu d'ailleurs que je croirais commencer à être coupable si je pensais à me prémunir contre eux. Vous garderez le portrait de Belkiss, ajoutai-je en lui présentant le médaillon; et si vous voulez jeter quelque charme sur notre séparation passagère, c'est le vôtre que vous me donnerez.

- Tu les conserveras tous les deux, s'écria la Fée aux Miettes, et ce sera trop de bonheur pour moi qu'un regard de toi tous les jours sous la forme disgracieuse que les ans m'ont donnée! Mais tu n'as donc pas remarqué qu'en faisant jouer le ressort dans le sens opposé on découvrait l'autre face de ce médaillon? - Vois plutôt!

C'était effectivement le portrait de la Fée aux Miettes, et j'y appliquai mes lèvres avec ardeur.

- Enfant! reprit-elle, pauvre, mais digne créature qu'une méprise de l'intelligence qui préside à la distinction des espèces a malheureusement laissé tomber pour un petit nombre de jours dans le limon de l'homme, ne te révolte pas contre l'erreur de ta destinée! je te reconduirai à ta place!

Et puis, comme si ces paroles lui étaient échappées par distraction, elle revint au sujet de mon entreprise et aux dispositions de mon voyage.

- Il n'y a pas de temps à perdre, dit-elle, car je sens que l'horrible crainte de te perdre pour jamais achevait déjà de miner mes organes affaiblis. Les heures me vieillissent plus depuis quelque temps que ne faisaient les années, et je ne serais pas surprise d'avoir donné carrière devant toi à quelques idées privées de sens, comme les vagues rêveries des vieillards.

- Il n'en est rien, ma bonne amie, mais je suis prêt à vous obéir, et je crois que je serais déjà parti, quoique l'heure soit peu favorable sans doute aux recherches que vous avez à m'ordonner, si vous m'aviez fait connaître le spécifique dont vous attendez votre guérison. Il faudra qu'il soit bien difficile à conquérir s'il m'échappe!

- Eh! serait-il vrai, Michel, que j'eusse oublié de te le nommer? C'est la mandragore qui chante!

- La mandragore qui chante! dites-vous? pensez-vous, Fée aux Miettes, qu'il y ait des mandragores qui chantent, ailleurs que dans les folles ballades des écoliers et des compagnons de Granville?

- Une seule, mon cher Michel, une seule, et son histoire, que je te raconterai un jour, est une des plus belles de l'Orient, puisqu'elle se lit dans un des livres secrets de Salomon. C'est celle-là qu'il faut trouver.

- Bonté inépuisable du ciel! m'écriai-je, daignez me secourir dans cette déplorable extrémité! Comment trouver en six mois la mandragore qui chante, dont la Fée aux Miettes disait tout à l'heure qu'elle ne savait pas elle-même en quel lieu la sagesse de Dieu l'avait placée, et qu'on cherche inutilement depuis le règne de Salomon!

- Ne t'épouvante pas de cette difficulté! La mandragore qui chante se présentera d'elle-même à la main qui est faite pour la cueillir, et tu serais arrivé sans succès au dernier moment de ton généreux exil, le dernier rayon du soleil de Saint-Michel serait près de s'éteindre dans le crépuscule, à l'horizon du monde le plus reculé où tes voyages puissent te conduire, jusque dans ces glaces du pôle où jamais une fleur ne s'est ouverte aux clartés des cieux, que la mandragore qui chante s'épanouirait fraîche et vermeille sous tes doigts, si tu n'as cessé de m'aimer, et te répéterait sur un mode inconnu de la terre ce refrain de ton enfance:

C'est moi, c'est moi, c'est moi,

Je suis la mandragore,

La fille des beaux jours qui s'éveille à l'aurore,

Et qui chante pour toi!

Alors tu n'auras plus à te soucier, notre destinée sera complète, et nous ne tarderons pas à nous revoir.

- Attendez, dis-je à la Fée aux Miettes, qui se disposait à gagner son appartement, selon l'usage, après cette allocution; je ne vous ai jamais contrariée sur les petits arrangements de notre ménage, depuis que vous nous séparez tous les soirs par une porte si hermétiquement close que je ne croirais pas perdre au change en donnant l'île de Man pour enrichir mes atelier de l'ouvrier qui l'a faite. Aujourd'hui c'est autre chose. Je vous quitte pour longtemps peut-être, et je vous quitte abattue et souffrante: c'est vous qui me l'avez dit. L'heure de mon départ sonnera longtemps avant votre réveil, et je partirais malheureux si je m'éloignais de vous inquiet de votre santé, sans avoir reçu votre baiser d'adieu et votre bénédiction. Ne fermez pas cette porte, Fée aux Miettes; j'ai besoin de vous entendre respirer, et de m'endormir, assuré du calme de votre sommeil.

La porte resta ouverte et bien m'en prit, car l'inquiétude qui m'obsédait m'empêcha de m'assoupir. Peu de minutes s'écoulaient que je ne descendisse de mon lit pour venir, d'un pied furtif, prêter l'oreille au souffle de la Fée aux Miettes; à mesure que mes incursions me ramenaient plus près d'elle, il me paraissait plus irrégulier et plus agité. Je crus même entendre une faible plainte et deviner le mouvement d'un frisson. Je me dis:

- Si elle avait froid! - La draperie qui la couvre est si légère, ajoutai-je en la soulevant; et elle retomba sur nous deux.

La Fée aux Miettes se réveilla.

- Que se passe-t-il donc de nouveau dans votre esprit, Michel? dit-elle en me repoussant avec plus de force que je n'en attendais de ses petites mains. Je ne serais pas plus étonnée d'apprendre que l'innocente colombe s'est métamorphosée en pie effrontée! Avez-vous oublié les conditions de notre mariage et les réserves que j'y ai mises, ou vous imaginez-vous qu'il puisse arriver un temps où les princesses de ma maison dérogeront jusqu'aux brutales amours de la populace humaine? Rendez grâce à la nuit qui vous dérobe la rougeur que votre audace vient de faire monter à mon front, car il m'est avis qu'elle vous forcerait à mourir de repentir et de honte!...

- Eh! mon Dieu, Fée aux Miettes!... Excusez ma témérité en faveur de son motif! C'est seulement que j'ai pensé que vous aviez froid, en vous entendant grelotter sous votre couverture comme un jeune oiseau qui n'a pas encore poussé ses premières plumes, quand une brise du matin court en sifflant sur son nid, pendant que sa mère est allée à la picorée dans les halliers. Si vous n'aimez pas assez votre pauvre Michel pour dormir sans défiance à côté de lui, je suis prêt à vous quitter; mais ne m'expliquerez-vous pas auparavant comment il se fait que vous soyez dans votre lit presque aussi grande que moi?

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; c'est que je me déploie.

- Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos épaules, Fée aux Miettes, vous l'avez jusqu'ici cachée à tous les yeux!

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; c'est que je ne voulais la laisser voir qu'à mon mari.

- Ces deux grandes dents qui vous déparent un peu au jour, Fée aux Miettes, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées.

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; c'est que c'est une parure de luxe qui ne convient qu'à la vieillesse.

- Ce trouble voluptueux, ces délices presque mortelles qui me saisissent auprès de vous, Fée aux Miettes, je ne les avais jamais éprouvées avec votre permission que dans les bras de Belkiss!

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; c'est que la nuit tous les chats sont gris.

- Ces explications, Fée aux Miettes, je les avais rêvées une autre fois, ou je les rêve maintenant.

- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; tout est vérité, tout est mensonge.

La Fée aux Miettes ne me repoussait plus, et je m'endormis le front caché sous ses longs cheveux, comme il me semblait m'endormir dans mes songes des nuits précédentes sous les longs cheveux de Belkiss.

Je ne me réveillai qu'au bruit de la cloche du chantier qui m'annonçait ce jour-là l'heure de mon départ pour un long voyage, et ma vieille femme était accroupie déjà auprès de la bouilloire à terminer les préparatifs d'un déjeuner plus substantiel qu'à l'ordinaire.

Un moment après, je l'embrassai tendrement, et je gagnai les hauteurs de la montagne pour me mettre à la recherche de la mandragore qui chante.

 

XXVI. Le dernier et le plus court de la narration de Michel, qui est par conséquent le meilleur du livre.

Si mon Iliade vous a coûté beaucoup d'ennui, monsieur, ne craignez pas que je mette votre patience à une nouvelle épreuve par la longue narration de mon Odyssée. Ce n'est pas qu'elle n'ait été féconde en aventure extraordinaires dont la connaissance pourrait servir en temps et lieu à l'instruction des hommes de bonne foi; mais il faudrait pour cela qu'elle fût racontée dans une langue plus naïve et moins spirituelle que la nôtre, chez un peuple qui jouisse encore de son imagination et de ses croyances, et je me propose bien de le faire un jour, si je découvre ce soir la mandragore qui chante. Vous voyez maintenant qu'il me reste peu de temps à m'assurer de son existence, qui est la condition nécessaire de la mienne.

Il me suffira de vous dire que j'erre depuis six mois à travers les plaines de mandragores, qui relèvent toutes de quelque châtellenie peuplée des plus jolies femmes de la terre, et que je n'ai trouvé nulle part ni une mandragore qui chantât, ni une femme qui me fît oublier l'amour de la Fée aux Miettes.

Une semaine s'est à peine écoulée que je me retrouvai aux portes de Glasgow, mêlé à un couple d'herbalistes qui cherchaient des simples.

- Monsieur, dis-je en m'adressant à celui de ces curieux dont l'air rogue et suffisant annonçait le mieux un savant profès, oserais-je vous demander si vous savez où je pourrais me procurer la mandragore qui chante?

- Mon ami, me répondit-il ne me tâtant le pouls, elle est infailliblement, si elle existe quelque part, à l'hospice des lunatiques, où ce garçon va vous conduire.

Et c'est depuis ce jour qu'on m'y retient prisonnier sans contrarier mon projet, puisque les mandragores n'y manquent pas...

Mais, je vous le demande, monsieur, n'avez-vous rien entendu, et ne vous semble-t-il pas qu'une harmonie exquise court en murmurant sur ces fleurs mourantes, avec le dernier rayon du soleil horizontal? Adieu, monsieur, adieu.

Et Michel m'échappa pour courir à ses mandragores.

Dieu me préserve, infortuné, dis-je en me frappant le front de la main, et en m'élançant dans l'avenue sans regarder derrière moi; Dieu me préserve d'être témoin de ton désespoir quand le dernier de tes prestiges s'évanouira!

Conclusion

Qui n'explique rien et qu'on peut se dispenser de lire.

J'atteignais à ce portique élégant qui s'ouvre sur le quai de la Clyde, quand un homme raide et sévère, habillé de noir de la tête aux pieds, me retint par le bras avec un mélange de politesse et d'autorité. Je le saluai; il me répondit d'une faible inclinaison de tête, et reprit sa pose inflexible en cillant un oeil solennel, et en puisant largement du tabac d'Espagne dans sa tabatière d'or.

- Monsieur est probablement philanthrope? dit-il.

- Je ne sais pas ce que c'est, monsieur, lui répondis-je, mais je suis homme.

Il prit lentement sa prise de tabac pour se dispenser d'une explication dont il ne me croyait plus digne.

- J'ai supposé que monsieur appartenait à la profession, reprit-il, parce que je l'ai vu s'entretenir longtemps avec un misérable monomane qu'on nous amena ces jours derniers, et qui est travaillé d'un diable bleu fort étrange. Il a pour lubie spéciale de s'enquérir à tout venant d'une mandragore qui chante. Or, monsieur n'est pas sans savoir que cette plante, qui est l'atropa mandragora de Linné, est dénuée, comme tous les végétaux, des organes qui servent à la vocalisation. C'est une solanée somnifère et vénéneuse, comme un grand nombre de ses congénères, dont les propriétés narcotiques, anodines, réfrigérantes et hypnotiques étaient déjà connues du temps d'Hippocrate. On l'emploie utilement contre la mélancolie, les convulsions et la goutte, et je l'ai vue héroïquement résolutive en cataplasmes dans les engorgements, les squirres et les scrofules. Ce que je puis assurer, c'est que le suc de sa racine et de sa partie corticale est un éméto-cathartique puissant, mais dont on ne fait guère usage qu'avec des malades de peu d'importance, parce qu'il occasionne plus souvent la mort que la guérison.

- En vérité! m'écriai-je en croisant les bras, pendant qu'il me retenait fermement par un des boutons de mon habit.

- Ce qui a occasionné, ajouta-t-il en souriant avec une dignité dédaigneuse, l'erreur de ce pauvre garçon, c'est une sotte superstition de ces ignorants d'anciens, qui s'est perpétuée à travers les ténèbres du moyen âge, et dont le bas peuple n'est pas encore entièrement désabusé. On croyait, avant les progrès immenses qu'a faits de nos jours la médecine philosophique et rationnelle, que la mandragore formait des cris plaintifs quand on l'arrachait de la terre, et c'est pour cela qu'il était recommandé à ceux qui tentaient cette périlleuse opération de se boucher exactement les oreilles pour n'être pas attendris; ce qui semblerait indiquer à la vérité que ces cris passaient pour être modulés selon les règles de l'harmonie. Nous tenons ceci pour une aberration capitale, en faveur de laquelle on s'appuierait en vain de l'opinion d'Aristote, de Dioscoride, d'Aldrovande, de Geoffroi Linacer, de Columna, de Gessner, de Lobelius, de Duret, d'une foule d'autres grands hommes, depuis que nous avons reconnu qu'il n'y avait point d'absurde folie dont on ne pût trouver l'origine écrite dans un livre de science.

- Voilà, par exemple, un fait, répliquai-je, dont je suis parfaitement convaincu.

- Je m'en doutais à l'attention que vous portez à mon discours, continua-t-il en me serrant le bouton d'une manière irrésistible. En effet, monsieur, comment la mandragore chanterait-elle, puisque nous savons que la fonction mécanique du chant s'exécute virtuellement par l'office de la membrane crico-thyroïdienne, ou, pour m'expliquer avec beaucoup plus de précision et de clarté, dans l'espace qui est compris entre les ligaments thyro-aryténoïdiens, retenez bien cela, je vous prie, de sorte que Galien assimilait la glotte, qui est une ouverture supérieure du larynx, à un instrument à vent, bien qu'elle ne présente pas exactement toutes les conditions que réclame la composition d'une flûte à bec, et moins encore celles d'un instrument à embouchure. Le savant M. Ferrein, qui est si célèbre dans le monde, a voulu y voir un instrument à cordes, mais cette opinion est abandonnée depuis les découvertes des physiologistes modernes, qui en ont fait définitivement un instrument à anche. M. Geoffroy Saint-Hilaire, que vous pouvez connaître, démontre même fort agréablement que cet instrument est à deux fins, et qu'il fait très bien tour à tour, moyennant les dispositions requises, la partie de clarinette et celle de flûte traversière; d'où il a tiré l'heureuse distinction des voix anchées et des voix flûtées, qui est maintenant la seule reçue dans les cours d'anatomie et dans les choeurs de l'Opéra. Le grammairien Court de Gébelin, pédant frotté de racines et d'étymologies, mais fort peu versé d'ailleurs dans les sciences médicales, est le seul qui ait défini la voix un instrument à touches dont le clavier est dans la bouche de l'animal, et auquel le larynx sert de tuyau, et le poumon de soufflet; ce qui est assez satisfaisant pour l'articulation, mais ce qui n'explique nullement, comme vous voyez, le phénomène phonoïque. Les ignorants se mettent encore plus à leur aise, en prétendant que la voix est tout bonnement un instrument sui generis, dont les effets se produisent comme il plaît à Dieu. C'est un système qui fait pitié. Or il est inutile de vous rappeler, monsieur, que l'analyse la plus scrupuleuse n'a jamais fait découvrir, ni dans le calice monophylle et turbiné, ni dans la corolle pentapétale et campanuliforme de la mandragore, l'ombre d'une glotte et d'un larynx, et qu'elle manque essentiellement de membrane crico-thyroïdienne et de ligaments thyro-aryténoïdiens...

- C'est probablement pour cela, dis-je, que la mandragore est muette?

- Il n'y a pas de doute. Comme le sujet actuel est flegmatique, doux et malléable d'inclinations, et inepte de nature, il est difficile de juger de la méthode curative qu'on pourra lui appliquer avant de l'avoir vu dans le paroxysme qui va succéder à ses hallucinations. Le plus sûr sera d'y procéder graduellement, en commençant par les affusions d'eau glaciale sur l'occiput et l'épigastre, et en passant de là aux sinapismes, aux épispastiques et aux moxas, sans négliger, comme de raison, un fréquent usage de la phlébotomie jusqu'à syncope. Si l'éréthisme persiste, nous avons l'usage des ceps, des poucettes, du gilet de force et du maillot...

- Ne me retiens pas, bourreau, m'écriai-je en laissant mon bouton dans ses mains de cannibale, et en franchissant les grilles aussi brusquement que si j'avais eu tous les chiens de l'île de Man à mes trousses. - Il faut que vous soyez bien mal avisé, continuai-je en parlant au concierge presque sans m'arrêter, pour ne pas exercer une surveillance plus attentive sur les plus dangereux de vos prisonniers! L'égalité, si vainement cherchée par les hommes, serait-elle une chimère aussi à la maison des fous?

- De qui parle monsieur? répondit gravement le concierge.

- De qui, maître Cramp, de qui? pouvez-vous le demander? de cet horrible homme noir dont je me ne suis délivré que par miracle! Ne voyez-vous pas qu'il sortirait s'il le voulait?

- Cela ne dépend que de lui, reprit maître Cramp. C'est un fameux médecin de Londres qui est venu faire des observations philanthropiques dans notre maison de Glasgow, pour les appliquer au perfectionnement de la science et à l'amélioration du sort de tous les malades des trois royaumes.

...

O le plus sage des hommes, ô Tobie, qui me rendra la sibilation plaintive de votre lila burello?

...

- Oui, monsieur, il n'y a rien de plus vrai, me disait le lendemain Daniel Cameron, tandis que je l'écoutais la tête appuyée sur ma main et le coude appuyé sur mon oreiller; le lunatique avec lequel monsieur a bien voulu s'entretenir hier si longtemps a disparu quelques minutes après, et tous les gardiens ont passé la nuit à sa recherche.

- Il se sera évadé, Daniel, et j'en remercie le ciel. Le voilà quitte, le pauvre Michel, du gilet de force, du maillot, des ceps, des poucettes, de la phlébotomie, des moxas, des épispastiques, des sinapismes, des affusions d'eau glacée, et des éméto-cathartiques!

- Evadé, monsieur? et comment s'évaderait-on de la maison des lunatiques, à moins de s'évader par l'air, comme le disent ses camarades, qui prétendent l'avoir vu se balancer un moment à la hauteur des tourelles de l'église catholique, avec une fleur à la main, et chantant d'une manière si douce qu'on ne savait si ces chants provenaient de la fleur ou de lui?

- C'était de la fleur, Daniel, ne t'y trompe pas, quoique je comprenne à merveille que tu tombasses dans cette méprise, en te souvenant que les fleurs n'ont point de ligaments thyro-aryténoïdiens, si tu l'avais jamais su par hasard. - Mais écoute, ajoutai-je pendant que j'achevais de jeter quelques mots sur mes tablettes; écoute, Daniel, tu sais lire, et ce funeste avantage de l'éducation ne t'a fait perdre aucun de ceux de ton intelligence naturelle. Va au port de Clyde, mon garçon; prends une bonne place pour Greenock sur le Caledonian, ou sur l'Ayr, ou sur le Fingal; salue de ma part en passant le vieux rocher de Baclutha où Wallace planta son drapeau, et rapporte-moi demain les informations que tu auras recueillies sur ces notes que j'ai rédigées de façon à ne pas embarrasser ton esprit. - Ecoute encore, Daniel; prends de l'or, et ne manque pas de finir tes courses chez mistress Speaker, et d'y souper d'un bon ptarmigan de montagne, arrosé de vin de Porto. Quand à moi, je t'attendrai en dormant, parce que c'est la meilleure de toutes les manières de passer sa vie dans une grande ville.

Je m'éveillais à peine en effet, quand Daniel s'arrêta le lendemain au pied de mon lit, à la même heure et dans la même position, en tournant dans ses mains son bonnet de loutre.

- C'est toi, Daniel! assieds-toi, lui dis-je, et procédons par ordre. Michel est-il arrivé à Greenock?

- Il n'y a pas d'apparence, monsieur, à moins que les fées auxquelles les bonnes gens de Glasgow attribuent sa délivrance ne l'aient rendu invisible. Il n'y a personne à Greenock qui ne s'en souvienne, personne qui ne le regrette, qui ne le plaigne et qui ne l'aime; et personne ne l'a revu. Tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il est parti de Greenock il y a six mois, en laissant la direction et les profits de ses chantiers à la famille de maître Finewood, et qu'il n'a donné depuis aucune de ses nouvelles. On craint qu'il ne soit mort, et on pleure.

- Tu as fait sagement, Daniel, de ne pas affliger les Finewood de l'idée humiliante de sa détention à la maison des lunatiques. Le souvenir d'une honte non méritée qui s'attache au nom d'un ami nous est quelquefois plus pénible encore que sa perte. Mais tu ne m'as rien dit de l'intérieur de cette république de charpentiers?

- C'est un charme que de la voir. Ils m'ont fait asseoir à leur table, monsieur, et je vous jure qu'il n'a jamais rien existé de pareil, même dans nos clans des Highlands, depuis le temps des patriarches. Représentez-vous le père Finewood et sa femme entourés de leurs six filles, de leurs six gendres, de leurs six fils, de leurs six brus et de leurs douze petits enfants pendus à la mamelle de leur mère, car toutes les filles de maître Finewood ont eu le même jour, au bout de neuf mois, un petit garçon qui s'est appelé Michel, et tous ses fils, un mois plus tard, une petite fille qui s'est appelée Michelette; mais ce qui peut passer pour un véritable miracle de nature, c'est qu'il n'y a pas un des marmots qui ne porte sur le sein gauche une jolie fleur des bois, si vivement enluminée en sa couleur, que la main s'étend involontairement pour la cueillir. Il faut que ce soit un phénomène bien rare, puisque le même signe ne se retrouve que sur un autre enfant de Greenock, et peut-être de toute la Grande-Bretagne. C'est aussi un garçon, né, dit-on, au même instant que les autres, et qui est le fils d'une certaine Folly Girlfree et du maître du calfat.

- Ce qui m'étonnerait, Daniel, c'est que, familier comme tu l'es avec les plantes de mon herbier dont je t'ai souvent confié le soin, à ma grande satisfaction, tu n'eusses pas trouvé moyen de comparer cette fleur à quelque fleur qui t'est connue, si ces caractères étaient aussi bien déterminés que tu le dis.

- Ma foi, monsieur, je vous dirai qu'elle m'a fait le juste effet d'une mandragore!

- Après, Daniel, après? N'aurais-tu pas perdu trop de temps à t'égayer chez le charpentier, pour arriver de bonne heure sous les murs de l'arsenal, quoique bien averti que la maison de la Fée aux Miettes n'était pas facile à trouver?...

- Oh! que je l'aurais bien trouvée si elle y était, monsieur, fût-elle aussi petite que la cage aux claies de bois où siffle la linote du savetier, car j'ai l'oeil plus fin qu'un chatpard; mais âme qui vive à Greenock n'a ouï parler de la Fée aux Miettes; et quant à sa maison de l'arsenal, il faut que ces messieurs du génie l'aient fait démolir.

- Tu as au moins soupé chez mistress Speaker, comme je l'avais exigé?

- D'un excellent ptarmigan de montagne et d'une bouteille de vin de Porto.

- A la bonne heure. Il est impossible que tu n'y aies pas appris quelque chose?

- Comment, monsieur, si j'y ai appris quelque chose!... Le ptarmigan est certainement, de tous les oiseaux de la terre et du ciel, celui dont les sucs se marient le mieux avec l'assaisonnement mordant et aromatique - je crois que c'est le mot - d'une sauce à l'estragon.

- Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, Daniel. Mistress Speaker peut-elle avoir oublié Michel?...

- Oublié Michel, la digne femme! oh! ne l'en accusez pas! Si j'avais voulu l'écouter sur ses louanges, il y en avait pour huit jours, quoiqu'elle n'ait pas une grande estime pour son jugement; mais aussitôt que j'eus entrepris de lui toucher un mot de cet homme à la tête de chien danois dont il est parlé dans votre pancarte, elle faillit m'arracher les yeux. - C'est bien à moi, dit-elle, miss Babyle Babbing, veuve Speaker, qu'on vient débiter de pareilles bourdes! Il faut que vous ayez le front de votre mère, Niel, pour vous évertuer ainsi en folâtreries avec une femme respectable, et je ne sais ce qui me tient de vous faire harceler par les deux maîtres dogues qui couchent dans ce pailler. Là-dessus je n'insistai pas.

- Et tu fis sagement, Daniel! - Mais t'es-tu informé de Jonathas?

- Jonathas est plus mort que vivant, monsieur, mais il n'est pas mort tout à fait.

- Je le crois bien, vraiment! Le traître aura placé de l'argent à fonds perdu.

- Monsieur n'a-t-il plus rien à me commander? reprit Daniel après un moment de silence.

- Eh quoi donc, Daniel? des chevaux, des chevaux, et le monde entre l'Ecosse et nous!

...

Pendant que je me reposais à Venise des fatigues d'un long voyage, et que j'oubliais, dans l'agitation sans but des Casini et du Riddotto, les émotions plus profondes que j'avais ressenties en quelques heures à Glasgow, je fis connaissance au café Quadri d'un personnage sérieux et concentré dont les habitudes méditatives m'avaient désarmé des préventions contraires que m'inspirait sa physionomie. C'était un homme sec, étroit, anguleux, à l'oeil pointu, aux regards obliques, - et après les regards directs, je ne fais cas que des regards divergents, - à la parole haute, claire, brève et décidée, aux mouvements isochrones et à l'inflexible perpendicularité. L'espèce de soliloque intérieur auquel il paraissait incessamment livré ne pouvait avoir d'objet, selon moi, qu'une contemplation rêveuse et austère de quelque haute vérité morale. Au bout de quelques entretiens de bienséance qui ne duraient jamais longtemps, à cause des profondes préoccupations qui absorbaient ce grand homme, j'appris par un mot échappé à sa distraction pensive, et qu'il s'empressa de racheter, j'en dois convenir, par les formules les plus humbles de la modestie, tant il appréciait à sa juste valeur la lourde responsabilité d'une telle gloire, j'appris donc qu'il faisait partie de l'académie des lunatici de Sienne, et qu'il était venu à Venise pour y chercher des auxiliaires à son opinion, dans la double querelle qui divisait, à forces exactement égales, les membres de cette illustre assemblée.

- Les lunatici de Sienne! m'écriai-je en l'entraînant brusquement sur la place Saint-Marc, où le soleil brillait de toute sa splendeur vénitienne par une belle matinée de dimanche.

- Les lunatici de Sienne, dites-vous? La raison expérimentale de l'espèce fait-elle enfin de jour en jour des progrès plus rapides? Le sentiment et la fantaisie reprennent-ils partout la place qu'ils n'auraient jamais dû perdre, parmi les plus saines occupations de l'esprit? Oh! monsieur, votre académie des lunatici aura bientôt des succursales sur toute la terre, - je ne lui parlai cependant pas des lunatiques de Glasgow; - mais apprenez-moi, de grâce, continuai-je, quelles sont les questions ardues qui ont trouvé si peu d'harmonie dans un conseil si judicieux? Je brûle de les connaître.

- La première, me répondit-il avec une affabilité composée, n'est pas d'une nature aussi grave que vous pourriez le croire; mais plus elle sort du cercle des études vulgaires plus elle est propre, comme vous savez, à exercer les utiles loisirs des académies. C'est de savoir si, quand Diogène fricassait les congres qui lui attirèrent un si méchant sarcasme de la part d'Aristippe, il les fricassait à l'huile ou au beurre.

- Par le soleil qui nous éclaire! dis-je en le regardant en face pour m'assurer qu'il ne se moquait pas, si je m'en rapporte aux usages naturels du pays et à la dernière mercuriale d'Athènes antique, ce devait être de l'huile; mais je ne donnerais pas une tranche de zucca pour le savoir.

- La seconde, reprit-il avec un air un peu refrogné, parce qu'il jugeait que j'avais traité trop lestement une question de cette importance, - la seconde, monsieur, touche aux intérêts moraux les plus profonds, j'ose même dire métaphoriquement, aux entrailles maternelles de notre belle Italie.

- Ah! voilà des questions! et celles-là méritent, en effet, d'être débattues avec chaleur entre des hommes éclairés et sensibles!

- Que pensez-vous, monsieur, poursuivit le lunatique de Sienne, qu'il fût arrivé des destinées éventuelles du pays, si Pompée, à la bataille de Pharsale, au lieu de disposer en échelons sa cavalerie, qui manqua par là l'occasion d'envelopper l'aile gauche de l'ennemi, l'avait établie en potence sur une verticale immédiatement appuyée à la première horizontale de son front de guerre?

- Je pense, monsieur, que je m'occuperais davantage et plus utilement, avec le poète Villon, de ce que deviennent les neiges d'antan et les vieilles lunes, et que si telles sont les occupations et les disputes de votre académie des lunatici, elle a indécemment usurpé le nom des hommes les plus intéressants, et, selon toute apparence, les plus raisonnables de la terre!

Je m'inquiétai peu de sa réponse, car du temps que je lui parlais, mon oreille avait été délicieusement avertie par ce cri qui a toujours éveillé en moi une vive sympathie:

- Voilà, voilà, messieurs, la véritable bibliothèque merveilleuse, tout ce qu'il y a de plus extraordinaire et de plus nouveau: la Malice des femmes, la Patience de Grisélidis, les Amours de la fée Paribanou et du génie Eblis, l'Histoire pitoyable du prince Erastus, les Prouesses des deux Tristan; les voilà, messieurs, les voilà, pour la bagatelle d'une demi-lire.

Et, pendant que je courais, je voyais flotter au vent les banderoles multicolores du crieur enroué, qui continuait à brandir fièrement, devant la foule, ses petits livrets bigarrés de jaune et de bleu, et qui reprenait sa litanie de plus belle à l'arrivée de chaque acheteur:

- Voilà, voilà, messieurs, les superbes aventures de la Fée aux Miettes, et comment Michel le charpentier a été enlevé de sa prison par la princesse Mandragore; comment il a épousé la reine de Saba, et comment il est devenu empereur des sept planètes; les voici avec la figure!

- Donne, donne, m'écriai-je en lançant fièrement une lire au travers de son échoppe ambulante, et en saisissant la brochure au vol.

Quand je m'arrêtai pour y jeter un regard, je trouvai mon académicien à mes côtés. Ses traits portaient l'empreinte d'un mélange de consternation et de colère.

- Que vous proposez-vous de faire de cela? me dit-il rudement.

- La dernière et la plus douce de mes études, lui répondis-je en passant, car le livre que vous voyez renferme plus de choses affectueuses, raisonnables et d'un profitable usage pour le genre humain, qu'il n'en entrerait en mille ans dans les mémoires de l'académie des lunatiques de Sienne.

Et je le tiens pour plus moral et même pour plus sensé, continuai-je en marchant toujours, que tout ce que les savants ont écrit depuis que l'art d'écrire est un vil métier, et la science une sèche, rebutante et sacrilège anatomie des divins mystères de la nature.

Et j'avance hautement que de pareils livres influeraient d'une manière bien plus essentielle sur le perfectionnement moral de l'éducation d'un peuple intelligent et sensible, que toutes les babioles pédantesques de quelques méchants philosophastres brevetés, patentés et appointés pour instruire les nations!

J'aurais mieux fait que de l'avancer. Je l'aurais prouvé par raison démonstrative, si le volume ne m'avait été pris avec tout mon bagage par une bande de Zingari, pendant que je dormais comme un enfant, plongé dans un doux rêve au fond de ma calèche, sur les bords du lac de Côme.

- Heureusement, Daniel, dis-je en me réveillant, que ces pauvres Zingari s'en trouveront bien.

- Je le crois comme vous, répondit Daniel... s'ils le lisent.

 

Histoire d'Hélène Gillet

L'hiver sera long et triste. L'aspect de la nature n'est pas joyeux. Celui du monde social ne l'est guère. Vous craignez l'ennui des spectacles. Vous craignez l'ennui des concerts. Vous craignez surtout l'ennui des salons. C'est le cas de faire chez vous un grand feu, bien clair, bien vif et bien pétillant, de baisser un peu les lampes devenues presque inutiles, d'ordonner à votre domestique, si par hasard vous en avez un, de ne rentrer qu'au bruit de la sonnette; et, ces dispositions prises, je vous engage à raconter ou bien à écouter des histoires, au milieu de votre famille et de vos amis, car je n'ai pas supposé que vous fussiez seul. Si vous êtes seul cependant, racontez-vous des histoires à vous seul. C'est un autre plaisir encore, et il a bien son prix. J'ai goûté un peu de tout, et je ne me suis jamais réellement amusé d'autre chose.

Mais si vous êtes curieux d'histoires fantastiques, je vous préviens que ce genre exige plus de bon sens et d'art qu'on ne l'imagine ordinairement; et d'abord, il y a plusieurs espèces d'histoires fantastiques.

Il y a l'histoire fantastique fausse, dont le charme résulte de la double crédulité du conteur et de l'auditoire, comme les Contes de fées de Perrault, le chef-d'oeuvre trop dédaigné du siècle des chefs-d'oeuvre.

Il y a l'histoire fantastique vague, qui laisse l'âme suspendue dans un doute rêveur et mélancolique, l'endort comme une mélodie, et la berce comme un rêve.

Il y a l'histoire fantastique vraie, qui est la première de toutes, parce qu'elle ébranle profondément le coeur sans coûter de sacrifices à la raison; et j'entends par l'histoire fantastique vraie, car une pareille alliance de mots vaut bien la peine d'être expliquée, la relation d'un fait tenu pour matériellement impossible qui s'est cependant accompli à la connaissance de tout le monde. Celle-ci est rare, à la vérité, si rare, si rare que je ne m'en rappelle aujourd'hui d'autre exemple que l'histoire d'Hélène Gillet.

A une histoire vraie, le mérite du conteur est sans doute peu de chose. Si son imagination vient s'en mêler, la broderie risque fort de me gâter le canevas. Son principal artifice consiste à se cacher derrière son sujet. Quand on examine, il doit éclaircir; quand on discute, il doit prouver. Alors l'émotion va croissant, comme celle du spectateur d'une scène d'illusions, dont la main s'étend machinalement pour détourner un fantôme, et s'arrête, glacée d'horreur, sur un corps vivant qui palpite et crie; mais l'histoire d'Hélène Gillet demanderait à ce compte un volume de développements écrits, et j'ai une excellente raison pour ne pas le faire: c'est qu'il est fait, et supérieurement fait, par un des hommes les plus instruits de l'époque où nous vivons. Il en a puisé les documents dans le XIe tome du vieux Mercure françois de Richer et Renaudot, dans la Vie de l'abbesse de Notre-Dame du Tart, madame Courcelle de Pourlans, et dans les manuscrits authentiques de la chambre des comptes et de la mairie de Dijon, de sorte qu'il n'y a rien de mieux démontré, rien de plus exact d'analyse, rien de plus complet de détails, dans les procès-verbaux si pittoresques et si animés du sténographe des cours d'assises. Et le livre de mon ami, c'est un livre que je vous recommande en passant.

Ceci, c'est tout bonnement ce que je vous ai promis: un conte de la veillée, une de ces causeries dont vous me pardonnez quelquefois la longueur, quand elles vous intéressent; une histoire fantastique vraie, arrangée, récitée à ma manière, avec aussi peu de latitude qu'en puisse prendre l'imagination dans la disposition d'un tableau extraordinaire qu'elle n'aurait pas osé inventer. Rangez donc ces tisons prêts à crouler, bercez un peu dans vos bras les enfants qu'ils ne s'éveillent, fermez le trictrac, s'il vous plaît; et mettez vos chaises en rond, pendant que je vous dirai ce qui me reste à vous dire avant de commencer.

C'est qu'il faut que je vous en prévienne, l'histoire d'Hélène se passe presque tout entière sur un théâtre dont le seul aspect révolte les organisations délicates, et il m'a fallu triompher, pour arriver à l'écrire, des répugnances de mon propre coeur. Vous pourrez me suivre sans danger maintenant, si vous êtes aguerris, par le drame ou par le roman de nos jours, à des impressions d'une certaine nature. Autrement, passez au piano, faites cercle à l'écarté, ou entretenez-vous de pensées gracieuses avec le farfadet domestique, en faisant jaillir par gerbes et par fusées les étincelles du brasier. Vous voilà bien avertis.

En 1624, le châtelain ou juge royal de Bourg-en-Bresse, au pied de nos chères montagnes du Jura et du Bugey, s'appelait Pierre Gillet, homme noble, droit, sévère et de bonne renommée. Il avait une fille du nom d'Hélène, âgée de vingt-deux ans, qu'on adorait pour sa beauté, qu'on admirait pour son esprit et pour ses grâces, qu'on respectait pour sa piété et pour sa vertu. On ne voyait guère Hélène qu'à l'église; mais l'église même est pour un mauvais esprit un lieu de mauvaises pensées. Elle eut le malheur d'être aimée d'un de ces hommes violents qui sacrifient tout à leur passion, jusqu'à la femme qui en est l'objet, quand ils ne peuvent espérer de l'épouser ni de lui plaire, et je vous dirais son nom, si l'histoire me l'avait dit. Entraînée chez une fausse amie apostée pour sa perte, sous le prétexte de quelque action de charité chrétienne, elle y fut fascinée, comme les victimes du Vieux des Sept-Montagnes, par un breuvage narcotique. Dieu sait quels rêves de volupté inexplicable et inconnue elle fit pendant ce temps-là! l'infortunée n'a jamais pu se les rappeler. Elle ignorait, dans son innocence, les joies qui ouvrent la porte de l'enfer.

Cet événement ne lui avait laissé qu'une tristesse vague et sans remords, car aucune pensée du crime ne se mêlait à ses souvenirs. Cependant les chuchotements ricaneurs des passants, le rire grossier des libertins, le regard attentif et profond des vieilles femmes, aiguisé par une curiosité amère, et surtout l'abandon journalier de ses plus chères compagnes l'avertirent peu à peu qu'elle était déchue de sa réputation aux yeux du monde, et que la société la repoussait. Bientôt il ne lui resta qu'une amie, et elle cacha sa tête dans les bras de sa mère pour pleurer, parce qu'elle n'avait rien à lui confier. Le mystère de son infortune commençait à peine à se révéler à son esprit qu'elle fut saisie des angoisses de l'enfantement, ou plutôt qu'elle tomba dans un long évanouissement causé par la honte, le désespoir et la douleur. Ce fut un songe encore, un songe indéfinissable dont elle ne conserva pas plus l'idée que du premier. Epouse et mère, il ne lui restait de ce double titre que l'opprobre de l'avoir porté sans la permission de la religion et de la loi. Ces deux immenses joies de la nature, si chèrement payées par les femmes, n'avaient été pour Hélène que des supplices stériles, dont rien ne rachetait l'horreur, pas même le souvenir d'un instant d'ivresse, pas même le sourire d'une innocente créature qui s'éveille à la vie! Elle ne s'était point connu d'amant, et son enfant, elle ne le connut pas.

En effet, et comme elle était surprise encore de ce sommeil des sens qui ressemble à la mort, mais qui ne la vaut pas, un jeune homme qui guettait depuis longtemps, et dès le point du jour, l'époque de l'accouchement clandestin, pénétra dans la chambre d'Hélène entre sa mère anéantie et une vieille servante qui dormait. Il courut au lit, car on n'avait pas préparé de berceau, enveloppa le nouveau-né dans le premier linge qui lui tomba sous la main, déposa un baiser frénétique au front de la malade ou de la morte, et puis disparut. L'enquête prouva à n'en pas douter que c'était un étudiant des environs de Bourg, "demeurant au logis d'un sien oncle", et qui avait servi quelques mois de répétiteur aux jeunes frères d'Hélène. On ne l'a jamais retrouvé.

Lorsque Hélène se réveilla et qu'elle apprit toute sa misère, elle chercha sans doute son enfant, qui n'y était plus. Elle n'osa le demander, parce qu'il ne lui semblait pas qu'elle dût avoir un enfant. Et tout cela s'accumula dans son esprit comme les caprices d'une vision.

Cependant, quelque temps après, elle reparut dans la ville et à l'église, accompagnée de sa mère, comme elle avait fait par le passé. On remarqua seulement qu'elle paraissait malade, que ses flancs s'étaient abaissés, et que sa physionomie portait une étrange expression d'étonnement et de terreur. Le châtelain de Bourg-en-Bresse avait des ennemis comme tous les hommes puissants; mais cette belle et douce Hélène, elle n'avait point d'ennemis. On passa quelques jours à recueillir, à échanger, à propager des conjectures sinistres, et bientôt on n'en parla plus. L'instruction que la justice avait commencée, sur la foi des bruits populaires, s'était subitement interrompue à défaut de preuves. Hélène sentait pourtant que sa destinée de malheur n'était pas complète, et que la Providence lui réservait des épreuves plus rigoureuses; mais elle s'y résignait avec constance au pied des autels, parce qu'elle était sans reproche et qu'elle avait foi en Dieu.

Or il arriva qu'un soldat qui se promenait hors de la ville, en attendant sa maîtresse, fut frappé de l'action d'un corbeau qui plongeait au pied d'une certaine muraille, à chutes réitérées, remuant et fouillant la terre de son bec, et l'éparpillant sous ses pieds, et remontant vers sa branche avec quelques lambeaux de linge sanglant; puis sautillait de rameau en rameau, le cou tendu et l'oeil fixe à l'endroit où il était descendu d'abord, et retombait là comme une pierre pour se remettre à fouiller. Le soldat s'approcha, l'écarta d'un revers de sabre, agrandit de la pointe le trou que le corbeau avait commencé de creuser, et en tira le cadavre d'un enfant roulé dans les restes d'une chemise marquée au nom d'Hélène Gillet. Là-dessus le présidial reprit ses informations; et, par sentence du 6 février 1625, Hélène Gillet fut condamnée, comme infanticide, à avoir la tête tranchée, car on sait que notre pauvre Hélène était noble, et on croyait alors que le fer ennoblit le supplice. Il est devenu plus populaire depuis.

L'avocat d'Hélène appela de ce jugement au parlement de Dijon; car sa famille n'intervint point, et le vieux châtelain défendit même expressément qu'il lui fût jamais parlé d'elle, tant l'austérité des moeurs et de la justice pouvait prévaloir dans ce coeur romain sur la plus douce des inclinations naturelles. Deux archers la conduisirent de Bourg-en-Bresse à la conciergerie du palais des Etats, sans autre compagnie qu'une malheureuse femme qui n'avait pas voulu la quitter. J'ai à peine besoin de dire que c'était sa mère.

Ce n'était pas que madame Gillet comptât beaucoup sur l'effet de ses pleurs auprès de messieurs les juges de la Tournelle. Trop peu de temps s'était écoulé depuis qu'elle l'avait essayé en vain sur messieurs les juges du présidial. Elle comptait sur un juge qui réforme, quand il lui plaît, les jugements de la terre, et en qui les malheureux n'ont jamais placé inutilement leur espérance; mais la pieuse femme ne se croyait pas digne de communiquer avec Dieu sans intermédiaire. Elle venait donc se placer au couvent des Bernardines de Dijon, sous la protection des prières de la communauté, et particulièrement de sa noble parente, la Mère Jeanne de Saint-Joseph, qui avait quitté le nom de Courcelle de Pourlans pour devenir abbesse du saint monastère. Ce fut certainement un spectacle sublime et fait pour attirer les bénédictions du Seigneur, si nos vaines douleurs parviennent jamais jusqu'à lui, que celui de ces vierges prosternées sur les pavés du choeur, qui imploraient sa pitié, avec des gémissements et des larmes, en faveur d'une fille mère que la loi avait proclamée coupable d'assassinat sur son enfant, et obligées d'articuler dans leurs pensées, pour désarmer les vengeances du Ciel, les syllabes presque blasphématoires qui désignent je ne sais quels crimes inconnus. Madame Gillet n'était pas à genoux comme les autres, mais étendue la face contre terre, et on aurait cru qu'elle était morte si elle n'avait sangloté.

Il faut le dire toutefois, car on ne l'imaginerait pas, il manqua quelque chose à la solennité de cette imposante cérémonie. Une des religieuses n'y avait point paru, la soeur Françoise du Saint-Esprit, qui s'était appelé auparavant dans le monde madame de Longueval, et que ses infirmités empêchaient depuis de longues années de descendre au sanctuaire. Elle avait alors plus de quatre-vingt-douze ans, s'il faut en croire les biographies hagiologiques, qui la font mourir en 1633, plus que centenaire, en odeur de sainteté. La soeur Françoise du Saint-Esprit était tombée, pour se servir des paroles du vulgaire, dans cet état de grâce et d'innocence qui ramène la vieillesse aux douces ignorances des enfants. Elle ne savait plus des choses de la vie commune que celles qui se rapportent à l'autre, car elle vivait d'avance dans cette éternité où elle entrait déjà de tant de jours, et comme son langage s'était empreint peu à peu des sciences de l'avenir, les grands esprits de ce temps-là doutaient de sa raison; mais ses paroles passaient encore pour des révélations d'en haut dans le couvent des Bernardines. Pourquoi Dieu n'aurait-il pas accordé la prévision de ses mystérieux desseins à quelques âmes éprouvées par un long exercice de la vertu? Moi-même, à l'heure où je vous raconte cela, je ne demanderais pas mieux que de le croire. Heureusement la mère d'Hélène le croyait.

Elle ne quitta le sanctuaire que pour monter à la cellule où soeur Françoise du Saint-Esprit reposait sur un sac de paille, les deux mains dévotement croisées sur un crucifix. Comme elle pensa que la soeur dormait, parce qu'elle était immobile, madame Gillet s'agenouilla dans un coin, en retenant son souffle pour ne pas la réveiller; mais elle n'y fut pas longtemps qu'elle s'entendit appeler. La main de soeur Françoise la cherchait, car la vieille sainte voyait à peine. Madame Gillet la saisit, et y colla respectueusement ses lèvres. "Bon, bon, dit madame de Longueval avec un sourire ineffable, vous êtes la mère de cette pauvre petite pour qui nos soeurs ont prié ce matin. Je vous déclare que c'est une âme pure et choisie devant le Seigneur, qu'il a daigné écouter les prières de ses servantes, et que votre enfant ne mourra point par la main du bourreau, puisque Hélène est appelée à parcourir une longue vie avec beaucoup d'édification." Ces mots achevés, soeur Françoise du Saint-Esprit parut oublier qu'il y eût quelqu'un auprès d'elle et revint à ses méditations accoutumées.

Pendant ce temps-là, - c'était le lundi 12 mai, qui était la dernière entrée de messieurs du parlement, - on s'occupait, sur le rapport du conseiller Jacob, de l'appel du jugement de Bourg. La sentence fut confirmée de toutes les voix avec une circonstance aggravante. La cour ordonna que la condamnée serait conduite au supplice la hart au col, pour témoigner, par cette infamie, de l'énormité de son crime. L'exécution devait être immédiate; et la malheureuse Hélène n'eut qu'à se rendre du prétoire à l'échafaud. Le bruit de l'événement du procès parvint bientôt au couvent des Bernardines. On les vit au même instant se répandre dans les chapelles, allumer tous les cierges, exposer toutes les reliques, frapper de leurs fronts les degrés de tous les autels, et confondre, suivant leur âge et leurs émotions, des prières, des lamentations et des cris. La Mère Jeanne de Saint-Joseph courait, en pleurant, des nefs au choeur, et du choeur à la cellule de soeur Françoise du Saint-Esprit, où madame Gillet s'était laissée tomber sans voix, sans plainte et sans larmes, sur les marches du prie-Dieu. "Je vous ai dit cependant, répétait soeur Françoise dont la sérénité ne s'était pas altérée, que cette jeune fille ne mourrait pas, et que longtemps après nous elle prierait pour nous sur la terre; car ceci est la volonté de Notre Seigneur." Ensuite elle retournait à la contemplation du ciel, comme s'il avait été ouvert devant elle; et la Mère Jeanne de Saint-Joseph cherchait des motifs d'espérer. Quant à madame Gillet, son attention n'était plus à cette scène; elle ne voyait plus, n'écoutait plus, ne sentait plus.

Et tout à coup pourtant elle sursaillit en poussant un cri d'horreur, car elle venait d'être tirée de son évanouissement par les éclats de la trompette qui appelait les soldats à l'affreux sacrifice; et la trompette même du jugement ne saisira pas l'âme du méchant ressuscité d'une angoisse plus profonde. Elle se souleva sur les mains, en prêtant une attention muette et terrible au signal de la mort de son Hélène bien-aimée, et le signal se renouvela en se rapprochant du couvent. Peu à peu d'autres bruits s'y mêlèrent, celui du pas monotone des chevaux, qui faisait retentir les pavés, et que couvraient de moment en moment, comme une bouffée d'orage, les rumeurs de la multitude. "La voilà! la voilà!", criaient mille voix qui ne formaient qu'une voix, et madame Gillet retomba sans connaissance, parce qu'elle comprit que sa fille passait. "Ecoutez, écoutez, ma soeur, disait la Mère Jeanne de Saint-Joseph en se tordant les bras de désespoir auprès du grabat de soeur Françoise du Saint-Esprit; oh! mon Dieu, ma soeur, n'entendez-vous pas?

- J'entends comme vous, répondait soeur Françoise en ramenant sur elle son doux sourire d'enfant; j'entends la trompette qui sonne et les chevaux qui marchent avec leurs cavaliers; j'entends le peuple qui parle, les pénitents qui chantent. Oui, continua-t-elle, j'entends très bien. Je sais que cette pauvre innocente s'avance, et qu'elle est là maintenant; je sais qu'on la mène à la mort; mais je vous dis en vérité qu'elle ne mourra pas. Vous pouvez le promettre à sa mère."

Hélène marchait en effet à la mort, assistée de deux jésuites et de deux capucins, qui lui présentaient tour à tour une image du Christ qu'elle baisait avec candeur. Jamais on ne l'avait vue aussi belle. Sa robe était blanche, en signe de la virginité de son âme. Ses beaux et longs cheveux noirs n'avaient pas été coupés, soit que l'exécuteur n'eût pas osé y porter les ciseaux, soit que le cérémonial des exécutions d'apparat épargnât cet outrage aux patients qualifiés; ils étaient retenus sur le sommet de la tête par un noeud de ruban; mais l'agitation de la marche avait relâché leur lien, et une partie en était retombée en ondes épaisses sur l'épaule gauche d'Hélène, où ils recouvraient la corde ignominieuse qu'on avait passée à son cou. Cette circonstance n'est pas inutile à l'intelligence du reste de mon récit.

Et maintenant, si vous voulez me prêter un instant la baguette magique d'Hugo ou de Dumas, je vais transporter la scène dans un autre lieu. Il y avait à Dijon une place dont le nom indique assez la tragique destination. Elle s'appelait le Morimont, ou la montagne de la Mort. Au milieu s'élevait un échafaud, tendu d'un drap lugubre, où l'on montait par huit degrés de bois, mais qui était exhaussé par une estrade en maçonnerie, formée de quatre degrés de pierre. Tout alentour, à un rayon de deux toises et demie, on avait tracé une enceinte composée de planches et de pieux pour servir de barrière à la foule. L'intérieur était occupé par M. le procureur général du roi, escorté de ses huissiers d'honneur, et assis sur un pliant; par les Pères capucins et jésuites qui faisaient la recommandation de l'âme, et par un peloton d'archers. Le long de la clôture, circulaient lentement six pénitents en sac noir, ouvert seulement à l'endroit des yeux, les pieds nus, les flancs ceints d'une corde de chanvre, et la torche au poing, qui quêtaient d'une voix lamentable pour les âmes du purgatoire. Hélène monta seule sur l'échafaud, et s'arrêta devant le billot, en élevant son coeur à Dieu; car Simon Grandjean n'était pas encore venu, parce qu'il achevait ses prières à la Conciergerie, où il s'était communié le matin. Il était cependant quatre heures sonnées à toutes les paroisses, et le peuple appelait Simon Grandjean avec des murmures qui se changèrent bientôt en rugissements. Simon Grandjean, c'était le bourreau.

Il parut enfin, accompagné de la bourrelle, c'est-à-dire de sa femme, qui lui servait d'aide dans les occasions importantes. Il était armé de son coutelas, et sa femme d'une paire de ciseaux de demi-pied de longueur, dont elle venait de se munir pour couper les cheveux flottants qu'elle avait vus échapper au noeud de la coiffure d'Hélène. Cette pensée devait la préoccuper profondément, car elle s'élança dans l'enceinte en brandissant ses ciseaux et sans les perdre de vue; mais, quand elle fut arrivée auprès d'Hélène, elle les oublia.

Un mouvement et un signe que fit Simon Grandjean, sur le devant de l'estrade, avertirent les spectateurs qu'il avait à parler; événement tout à fait nouveau dans l'histoire des exécutions judiciaires; et le bruit qui grondait dans la multitude s'apaisa tout à coup, comme celui de la tempête à la surface d'une mer surprise par la bonace. Il est vrai que tout donnait à cette scène un intérêt horrible que je n'essaierai pas de relever par des hyperboles empruntées à nos froids langages; et le formidable acteur que je viens d'y faire apparaître pouvait lui-même, en ce moment, réclamer quelque part à la pitié publique. Affaibli par le jeûne, et macéré des mortifications qu'il s'était prescrites pour se rendre capable de remplir son terrible ministère, il se soutenait à peine, en s'appuyant sur la pointe de son coutelas, et ses traits renversés annonçaient qu'il se livrait en lui une lutte affreuse entre le devoir et la compassion. "Grâce! grâce pour moi! s'écria-t-il. Bénédiction, mes Pères!... Pardonnez-moi, messieurs de Dijon; car voilà trois mois que je suis grandement malade et affligé dans mon corps! Je n'ai jamais coupé de têtes, et notre Seigneur Dieu m'a refusé la force de tuer cette jeune fille!... Sur ma foi de chrétien, je sais que je ne peux pas la tuer!"

La foudre est moins prompte que ne le fut la réponse des assistants: "Tue! tue! dit le peuple. - Faites votre office", dit le procureur du roi. Et ces mots signifiaient: Tue! comme l'autre.

Alors Simon Grandjean releva son coutelas, s'approcha d'Hélène en chancelant, et tomba à ses pieds. "Noble demoiselle, reprit-il en lui tendant le fer par la poignée, tuez-moi ou pardonnez-moi!... - Je vous pardonne et je vous bénis", répondit Hélène. Et elle appuya sa tête sur le billot. Le bourreau cependant, excité par la bourrelle qui l'accablait de reproches, ne pouvait plus que frapper. Le glaive brilla dans l'air comme un éclair, aux acclamations de la populace; les jésuites, les capucins et les pénitents crièrent: Jésus! Maria!

Le fer s'abattit, mais le coup glissa sur les cheveux d'Hélène et ne pénétra que dans l'épaule gauche. La patiente se renversa sur le côté droit. On crut un moment qu'elle était morte, mais la femme du bourreau savait qu'elle ne l'était pas; elle essaya d'affermir le coutelas dans les mains tremblantes de son mari, pendant qu'Hélène se relevait pour rapporter sa tête au poteau, et qu'une clameur furieuse courait déjà sur le Morimont; car la sanglante impatience du peuple avait changé d'objet, et s'était tournée en sympathie pour Hélène. Le fer s'abattit de nouveau, et la victime, atteinte d'une blessure plus profonde que la première, tomba sans connaissance et comme sans vie sur l'arme de l'exécuteur qu'il avait laissée échapper. Ne me reprochez pas ces cruels détails, âmes sensibles qui prenez une si vive part aux infortunes du mélodrame et de la tragédie; je ne les rapporte que pour obéir aux exigences de mon sujet, et sans dessein de les choisir ou de les aggraver. Ceci n'est, par malheur, ni de la poésie ni du roman; ce n'est, hélas! que de l'histoire.

Et vous verrez qu'avant de continuer j'avais besoin de quelques précautions oratoires, dans l'intérêt même du lecteur, qui doit être pressé de se dérober à ses émotions, d'en laisser de temps en temps le théâtre derrière la toile, et de se rappeler avec moi, pendant que je reprends haleine, que les événements trop réels dont je parle sont aujourd'hui comme s'ils n'avaient jamais été. L'épouvantable scène du Morimont se prolonge en effet après tant de péripéties plus épouvantables encore, que je ne sais s'il n'est pas aussi pénible d'en être l'historien que d'en avoir été le témoin. Tout l'art que je mettrais à la réciter, si j'avais le secret d'un meilleur style, se bornerait à en suspendre souvent l'horreur dans des réticences, ou à la voiler sous des paroles.

Je n'ai pas dit, en décrivant la tragique enceinte du Morimont, qu'elle renfermât une autre construction que celle de l'échafaud; il faut cependant qu'on le sache. C'était une espèce de hutte en briques, où l'exécuteur serrait ses ferrements, ses cordes, ses ceps, ses réchauds, et tout son hideux trousseau d'assassin judiciaire; cette exécrable succursale du cachot s'appelait la Chapelle, comme en Espagne, et c'est là que les condamnés achevaient leurs actes de dévotion, quand une soudaine résipiscence les décidait, coupables, à se réconcilier avec leur juge du ciel, innocents, à pardonner à leurs juges de la terre.

Hélène Gillet n'avait pas eu besoin d'y descendre, mais Simon Grandjean s'y cacha pour échapper aux coups de la foule furieuse qui commençait à franchir les barrières en criant d'une voix terrible: SAUVE LA PATIENTE ET MEURE LE BOURREAU! Les moines et les pénitents s'y précipitèrent avec lui, présentant leurs crucifix au peuple, afin de détourner sa colère, et de conjurer la grêle de pierres qui les poursuivait.

La corporation des maçons se mit en devoir de démolir la chapelle, qui s'était refermée en dedans; la corporation des bouchers s'organisa derrière elle en corps de réserve, toute disposée pour l'assassinat. Il n'y a ici ni jeu des phrases ni combinaison de style, car ce sont les termes exprès du procès-verbal dressé, quatre jours après, à la chambre du conseil de la ville, et qui porte la signature de l'échevin Bossuet, père de l'immortel évêque de Meaux. Enfin les hommes de Dieu ouvrirent, et sortirent d'un pas posé, en chantant les prières des morts, comme s'ils eussent marché à leur propre supplice, et le peuple tua le bourreau.

Pendant que ceci s'accomplissait, l'échafaud d'Hélène présentait une scène plus épouvantable encore. La bourrelle avait cherché inutilement le coutelas, - on se souvient peut-être qu'Hélène était tombée dessus, - mais, en ce moment, ses ciseaux, qu'elle n'avait pas quittés, lui revinrent en mémoire, et saisissant d'une main la corde qui nouait le cou de cette misérable fille, de l'autre elle la frappa six fois, en la traînant à travers les huit degrés de bois et les quatre degrés de pierre, et en brisant de ses pieds, à tous les degrés qu'il frappait de la tête, ce cadavre déjà noyé dans le sang; quand elle fut en bas, les bouchers avaient fini leur premier ouvrage, et le peuple tua la bourrelle.

Je respire enfin et je crois qu'il en était temps pour nous tous. Heureusement voilà qu'Hélène n'est plus au Morimont, et que des bras charitables l'ont emportée à cette maison qui fait l'angle de la place, chez le bon chirurgien Nicolas Jacquin, dont l'honorable famille exerce encore, après deux cents ans, la même profession dans nos deux provinces de Bourgogne. Aucune des blessures d'Hélène n'était mortelle, aucune ne se trouva dangereuse. Quand elle reprit ses sens, son premier cri fut celui de l'innocent qui entre au ciel, parce qu'elle imagina qu'elle était tombée dans les mains de Dieu, à qui le secret de toutes les pensées est connu.

Et au même instant, la soeur Françoise du Saint-Esprit disait en souriant toujours et en prêtant l'oreille au bruit de la multitude qui revenait dans ces quartiers: "C'est bien, c'est bien, c'est fini; c'est le peuple qui s'en retourne joyeux, parce que cette jeune fille n'est pas morte."

Parmi tant de miracles qui signalèrent la mémorable journée du 12 mai, il ne faut pas oublier la circonstance qui la faisait concourir, ainsi que je l'ai dit, avec la dernière audience du parlement. Les quinze jours que cette illustre compagnie avait à férier jusqu'à celui où elle devait reprendre ses travaux laissaient l'action de la justice suspendue, et les fonctions du bourreau sans titulaire! Ce délai, assez ordinaire entre la sentence et l'exécution, mais que la forme abrupte du jugement semblait avoir abrégé à dessein, donnait aux amis d'Hélène tout le temps nécessaire pour recourir à la grâce royale, en faveur d'une infortunée dont le Ciel venait de manifester l'innocence par des prodiges; car c'était alors un âge de candeur et de foi, où l'on ne supposait pas que l'ordre naturel des choses humaines s'intervertît contre toute probabilité sans quelque dessein secret de la Providence; et je suis de ceux qui tiendraient encore cette opinion pour raisonnable, à l'époque de perfectionnement intellectuel et d'immense amélioration sociale où nous avons eu le bonheur de parvenir, depuis que la philosophie a déchu la Providence de son influence morale sur les événements de la terre.

La demande en grâce fut couverte en un moment de signatures innombrables par tout ce qui pouvait lui prêter à Dijon la recommandation d'un rang honorable ou d'une haute piété; mais on concevra facilement que ce voeu de compassion, que portait vers le trône l'élite d'une population sensible, n'offrît lui-même qu'une faible chance de succès à l'espérance et à la pitié. Louis XIII régnait, et ce jeune prince, qui n'avait de force que pour être cruel, annonçait à vingt-quatre ans la sévérité inflexible et sanglante qui lui a fait donner le nom de JUSTE par ses flatteurs. Déplorable justice des rois qui ne se montre dans l'histoire que pour servir d'auxiliaire aux bourreaux!

Le sursis de l'exécution d'Hélène s'écoula donc en prières, comme une agonie de quinze jours, dans la chapelle des Bernardines, entre les baisers de joie et les angoisses de terreur de sa mère, qui craignait au moindre bruit qu'on ne vînt la lui reprendre pour la tuer; cependant la soeur Françoise du Saint-Esprit continuait à répéter, quand elle se souvenait d'Hélène dont l'histoire confuse se présentait par intervalles à sa pensée: "Je vous avais bien promis que cette innocente ne mourrait pas!" Les premiers mots d'Hélène, au moment où les soins du chirurgien la ramenèrent à la vie, avaient exprimé la même confiance dans la protection divine: "Quelque chose m'annonçait dans mon coeur, dit-elle, que le Seigneur m'assisterait!" Mais son âme, appauvrie par tant de douleurs, ne supportait plus ces alternatives avec une constance toujours égale. Quelquefois elle pâlissait soudainement; un grand tremblement parcourait ses membres, encore mal guéris de leurs blessures, et on l'entendait murmurer en imprimant ses lèvres sur la croix de Jésus ou sur les reliques des saints: "Mon Dieu! mon Dieu! est-ce que je ne retournerai pas au Morimont, où j'ai souffert tant de mal? Est-ce qu'on ne me fera pas mourir? Mon Dieu! prenez pitié de moi!..."

On reçut en ce temps-là une dépêche de Paris qui n'était pas datée, mais qui n'arriva probablement qu'au terme préfix où la justice allait reprendre ses droits de sang; car la charité des rois boite d'un pied plus lent encore que celui de la prière. Cette dépêche apportait un miracle de plus. Louis XIII avait fait grâce.

L'entérinement de ces lettres de pardon, "qui relevaient Hélène de son infamie, et qui la restituaient en bonne renommée", fut prononcé par le parlement de Dijon, le cinquième de juin 1625, sur le plaidoyer de maître Charles Fevret, auteur du Traité de l'Abus, si connu des avocats qui ont étudié. Charles Fevret, dont le plus grand mérite aux yeux des philologues est d'avoir été le bisaïeul du savant et ingénieux Charles-Marie Fevret de Fontette, l'éditeur, ou, pour mieux dire, l'auteur d'un des plus précieux monuments de notre histoire littéraire, la Bibliothèque historique du Père Lelong, Charles Fevret passait pour un grand orateur dans son temps, et cette réputation n'est pas usurpée, si l'éloquence se mesure au nombre harmonieux de la phrase et à la pompe majestueuse de la parole. C'est cette dictio togata du sénat et du Capitole qui a je ne sais quoi de patricien et de consulaire, et qui s'élève au-dessus du commun langage par des tours magnifiques et des mots solennels, comme les magistrats des nations se distinguent du vulgaire par l'hermine et la pourpre. On croirait entendre dans sa prose le retentissement des vers de Malherbe, et on y pressent la manière de Balzac, dans la profusion des images et dans le luxe des allusions. C'est ainsi qu'il peint la pauvre Hélène, humblement prosternée devant le parlement, et baisant le tranchant de l'épée de la justice qui guérit les plaies qu'elle a faites comme la lance d'Achille. Voici un mouvement qui est très beau: "Quel prodige en nos jours qu'une fille de cet âge ait colletté la mort corps à corps, qu'elle ait lutté avec cette puissante géante dans le parc de ses plus sanglantes exécutions, dans le champ mesme de son Morimont! et pour tout dire en peu de mots, qu'armée de la seule confiance qu'elle avait en Dieu, elle ait surmonté l'ignominie, la peur, l'exécuteur, le glaive, la corde, le ciseau, l'estouffement et la mort! Après ce funeste trophée, que luy reste-t-il, sinon d'entonner glorieusement ce cantique qu'elle prendra doresnavant à sa part: Exaltetur Dominus Deus meus, quoniam superexaltavit misericordia judicium. Que peut-elle faire, sinon d'appendre, pour esternel mémorial de son salut, le tableau votif de ses misères dans le sanctuaire de ce temple de la justice? Quel dessein peut-elle choisir de plus convenable à sa condition que d'ériger un autel dans son coeur, où elle admirera, tous les jours de sa vie, la puissante main de son libérateur, les moyens incogneus aux hommes par lesquels il a brisé les ceps de sa captivité, et l'ordre de sa dispensation providente à faire que toutes choses aient encouru pour sa libération?..."

J'ai cité ce passage avec intention parmi beaucoup d'autres qui ne sont pas moins remarquables, parce qu'il résume d'avance tout ce qui me reste à dire de la vie d'Hélène Gillet. La destinée de méditation et de prière à laquelle son avocat semble l'appeler ici, c'est la destinée qu'elle s'était faite. Il y a lieu de croire qu'elle ne rentra point dans le monde, et peut-être qu'elle ne quitta le couvent des Bernardines qu'après la mort de soeur Françoise du Saint-Esprit. On sait qu'elle finit par se rendre religieuse dans un couvent de Bresse, et qu'elle y était morte depuis peu de temps, "avec beaucoup d'édification", suivant les promesses de sa sainte protectrice, quand le Père Bourrée, de l'Oratoire, publia, en 1699, l'Histoire de la Mère Jeanne de Saint-Joseph, madame Courcelle de Pourlans, abbesse de Notre-Dame du Tart. On peut supposer, d'après le rapprochement des dates, qu'elle était alors pour le moins nonagénaire.

J'ai omis ou plutôt je me suis réservé une circonstance assez extraordinaire pour clore cette longue narration. C'est que les lettres de grâce d'Hélène Gillet furent octroyées dans le conseil de Louis XIII "en faveur de l'heureux mariage de la royne de la Grande-Bretagne, sa très-chère et très-aymée soeur, Henriette-Marie de France", et, si l'on me permet de rappeler encore une fois les expressions de Charles Fevret, "pendant que le roi et sa cour coulaient des jours d'allégresse et de festivité". Ces jours de festivité, dont l'allégresse fut si propice à l'innocence, étaient consacrés aux cérémonies des noces de Charles Ier, qui concouraient jour pour jour avec l'exécution d'Hélène sur la place du Morimont. Vingt-quatre ans après, la tête de Charles Ier tombait à Whitehall sous une hache plus assurée que celle de Simon Grandjean, et la jeune fille de Bourg-en-Bresse eut le temps de prier pendant un demi-siècle pour l'absolution de son âme. Les desseins de Dieu sont impénétrables, et le coeur de l'homme est aveugle; mais il n'est pas besoin d'avoir pénétré bien avant dans l'étude des choses passées pour reconnaître qu'il y a quelque chose de mystérieux et de symbolique au fond de toutes les histoires.

Et comme il faut une moralité aux contes les plus vulgaires, vous ne me défendrez pas, messieurs, d'en attacher une à celui-ci, qui est un des plus extraordinaires, et cependant des plus vrais, que vous ayez jamais entendu réciter. C'est qu'il serait bien temps que le genre humain réprouvât d'une voix unanime cette justice impie qui a usurpé insolemment l'oeuvre de la mort sur la puissance de Dieu, l'oeuvre que Dieu s'était réservée quand il frappa toute notre race d'un jugement de mort qui n'appartenait qu'à lui. Oh! vous êtes de grands faiseurs de révolutions! Vous avez fait des révolutions contre toutes les institutions morales et politiques de la société! Vous avez fait des révolutions contre toutes les lois! Vous en avez fait contre les pensées les plus intimes de l'âme, contre ses affections, contre ses croyances, contre sa foi! Vous en avez fait contre les trônes, contre les autels, contre les monuments, contre les pierres, contre l'inanimé, contre la mort, contre le tombeau et la poussière des aïeux. Vous n'avez point fait de révolution contre l'échafaud, car jamais un sentiment d'homme n'a prévalu, jamais une émotion d'homme n'a palpité dans vos révolutions de sauvages! Et vous parlez de vos lumières! et vous ne craignez pas de vous proposer pour modèles d'une civilisation perfectionnée! Oserais-je vous demander où elle est, votre civilisation? Serait-ce par hasard cette stryge hideuse qui aiguise un triangle de fer pour couper des têtes? Allez, vous êtes des barbares!

Quant à vous, mes bons amis, rappelez-vous maintenant des histoires plus gracieuses, celles qui nous berçaient si mollement aux bassins du Doubs, dans nos nacelles chargées de fruits, de fleurs et de jeunes femmes, tandis que les rochers voisins nous rapportaient en longs échos le bruit des cornemuses. Ces histoires, je prendrais plaisir à les redire ou à les entendre aujourd'hui, car, je ne vous le cacherai pas, la parole a plus d'une fois manqué à mes lèvres, comme dit le poète, pendant que je racontais celle-ci. Mais nous vivons dans un temps de pensées sévères et de tristes prévisions, où les gens de bien peuvent avoir besoin, comme la noble populace du Morimont, de se coaliser d'avance contre le bourreau; et si elle n'avait pas tué le bourreau, ce qui est un crime aussi, je vous proposerais volontiers d'élever un monument à son courage.

Il ne faut tuer personne. Il ne faut pas tuer ceux qui tuent. Il ne faut pas tuer le bourreau! Les lois d'homicide, il faut les tuer!...

 

Le Songe d'or, fable levantine

 

Chapitre premier. Le Kardouon

Le kardouon est, comme tout le monde le sait, le plus joli, le plus subtil et le plus accort des lézards. Le kardouon est vêtu d'or comme un grand seigneur; mais il est timide et modeste, et il vit seul et retiré; c'est ce qui l'a fait passer pour savant. Le kardouon n'a jamais fait de mal à personne, et il n'y a personne qui n'aime le kardouon. Les jeunes filles sont toutes fières quand il les regarde au passage avec des yeux d'amour et de joie, en redressant son cou bleu chatoyant de rubis entre les fentes d'une vieille muraille, ou en faisant étinceler sous les feux du soleil les reflets innombrables du tissu merveilleux dont il est habillé.

Elles se disent entre elles: "Ce n'est pas toi, c'est moi que le kardouon a regardée aujourd'hui, c'est moi qu'il trouve la plus belle, et qui serai son amoureuse."

Le kardouon n'y pense pas. Le kardouon cherche çà et là de bonnes racines pour fêtoyer ses camarades et s'en goberger avec eux sur une pierre resplendissante, à la pleine chaleur du midi.

Un jour, le kardouon trouva dans le désert un trésor, tout composé de pièces à fleur de coin si jolies et si polies qu'on aurait cru qu'elles venaient de gémir et de sauter en bondissant sous le balancier. Un roi qui se sauvait s'en était débarrassé là pour aller plus vite.

"Vertu de Dieu! dit le kardouon, voici, ou je me trompe fort, quelque précieuse denrée qui me vient à point pour mon hiver! Ce doivent être au pire des tranches de cette carotte fraîche et sucrée qui réveille toujours mes esprits quand la solitude m'ennuie; seulement je n'en vis jamais d'aussi appétissantes."

Et le kardouon se glissa vers le trésor, non directement, parce que ce n'est pas sa manière, mais en traçant de prudents détours; tantôt la tête levée, le museau à l'air, le corps tout d'une venue, la queue droite et verticale comme un pieu; tantôt arrêté, indécis, penchant tour à tour chacun de ses yeux vers le sol pour y appliquer sa fine oreille de kardouon, et chacune de ses oreilles pour en relever son regard; examinant la droite, la gauche, écoutant partout, voyant tout, se rassurant de plus en plus, filant un trait comme un brave kardouon, se retirant sur lui-même en palpitant de terreur, comme un pauvre kardouon qui se sent poursuivi loin de son trou; et puis tout heureux et tout fier, relevant son dos en cintre, arrondissant ses épaules à tous les jeux de la lumière, roulant les plis de son riche caparaçon, hérissant les écailles dorées de sa cotte de mailles, verdoyant, ondoyant, fuyant, lançant aux vents la poussière sous ses doigts, et la fouettant de sa queue. C'était sans contredit le plus beau des kardouons.

Quand il fut arrivé au trésor, il y plongea deux perçants regards, se roidit comme un bâton, se redressa sur ses deux pieds de devant, et tomba sur la première pièce d'or qui s'offrit à ses dents.

Il s'en cassa une.

Le kardouon silla de dix pieds en arrière, retourna plus réfléchi, mordit plus modestement.

"Elles sont diablement sèches, dit-il. Oh! que les kardouons qui amassent ainsi des tranches de carottes pour leur postérité sont coupables de ne pas les tenir dans un endroit humide où elles conservent leur qualité nourrissante! Il faut convenir, ajouta-t-il intérieurement, que l'espèce du kardouon n'est guère avancée! Quant à moi qui dînai l'autre jour, et qui ne suis pas, grâce au ciel, pressé d'un méchant repas comme un kardouon du commun, je vais transporter cette provende sous le grand arbre du désert, parmi des herbes humectées de la rosée du ciel et de la fraîcheur des sources; je m'endormirai à côté sur un sable doux et fin que la première aube vient échauffer; et quand une maladroite d'abeille, qui se lève, tout étourdie, de la fleur où elle a dormi, m'éveillera de ses bourdonnements, en tourbillonnant comme une folle, je commencerai le plus beau déjeuner de prince qu'ait jamais fait un kardouon."

Le kardouon dont je parle était un kardouon d'exécution. Ce qu'il avait dit, il le fit; c'est beaucoup. Dès le soir, tout le trésor, transporté pièce à pièce, rafraîchissait inutilement sur un beau tapis de mousses aux longues soies qui fléchissaient sous son poids. Au-dessus, un arbre immense étendait ses branches luxuriantes de verdure et de fleurs, comme pour inviter les passants à goûter un agréable sommeil sous son ombrage.

Et le kardouon fatigué s'endormit paisiblement en rêvant racines fraîches.

Ceci est l'histoire du kardouon.

 

Chapitre II. Xaïloun

Le lendemain survint dans le même endroit le pauvre bûcheron Xaïloun, qui fut grandement attiré par le mélodieux glouglou des eaux courantes et par le frais et riant froufrou de la feuillée. Ce lieu de repos flatta tout d'abord la paresse naturelle de Xaïloun, qui était encore loin de la forêt, et qui, selon son usage, ne se souciait pas autrement d'y arriver.

Comme il y a peu de personnes qui aient connu Xaïloun de son vivant, je vous dirai que c'était un de ces enfants disgraciés de la nature, qu'elle semble n'avoir produits que pour vivre. Il était assez mal fait de sa personne et fort empêché de son esprit; au demeurant, simple et bonne créature, incapable de faire le mal, incapable d'y penser, et même incapable de le comprendre; de sorte que sa famille n'avait vu en lui depuis l'enfance qu'un sujet de tristesse et d'embarras. Les rebuts humiliants auxquels Xaïloun était sans cesse exposé lui avaient inspiré de bonne heure le goût d'une vie solitaire, et c'était pour cela qu'on lui avait donné la profession de bûcheron, à défaut de toutes celles que lui interdisait l'infirmité de son intelligence; car on ne l'appelait à la ville que l'imbécile Xaïloun. - Les enfants le suivaient en effet dans les rues avec des rires malins, en criant: "Place, place à l'honnête Xaïloun, à Xaïloun, le plus aimable bûcheron qui ait jamais manié la cognée, car voilà qu'il va causer de science avec son cousin le kardouon dans les clairières du bois. Oh! le digne Xaïloun!"

Et ses frères se retiraient de son passage en rougissant d'une orgueilleuse pudeur.

Mais Xaïloun ne faisait pas semblant de les voir, et il riait aux enfants.

Xaïloun s'était accoutumé à penser que la pauvreté de ses vêtements entrait pour beaucoup dans les motifs de ce dédain et de ces dérisions journalières, car aucun homme n'est porté à juger désavantageusement de son esprit; il en avait conclu que le kardouon, qui est beau entre tous les habitants de la terre quand il se pavane au soleil, était la plus favorisée des créatures de Dieu; et il se promettait en secret, s'il pénétrait un jour dans les intimes amitiés du kardouon, de se parer de quelque mise-bas de sa garde-robe de fête, pour entrer en se prélassant dans le pays, et fasciner les yeux des bonnes gens de toutes ces munificences.

"D'ailleurs, ajoutait-il, quand il avait réfléchi autant que le permettait son jugement de Xaïloun, le kardouon est, dit-on, mon cousin, et je m'en aperçois à la sympathie qui m'entraîne vers cet honorable personnage. Puisque mes frères m'ont rebuté par mépris, je n'ai point d'autre proche parent que le kardouon, et je veux vivre avec lui, s'il me reçoit bien, quand je ne serais bon qu'à lui faire tous les soirs une large litière de feuilles sèches pour son sommeil, qu'à border proprement son lit quand il s'endort, et qu'à chauffer sa chambre d'un feu clair et réjouissant, lorsque la saison devient mauvaise. Le kardouon peut vieillir avant moi, poursuivit Xaïloun; car il était déjà preste et beau que j'étais encore tout petit, et que ma mère me le montrait en disant: Tiens, voilà le kardouon! - Je sais, s'il plaît à Dieu, les soins qu'on peut rendre à un malade et les petites douceurs dont on l'amuse. C'est dommage qu'il soit un peu fier!"

A la vérité, le kardouon répondait mal aux avances ordinaires de Xaïloun. A son approche il disparaissait comme un éclair dans le sable et ne s'arrêtait que derrière une butte ou une pierre pour tourner sur lui de côté deux yeux étincelants qui auraient fait envie aux escarboucles.

Xaïloun le regardait alors d'un air respectueux, en lui disant à mains jointes:

"Hélas! mon cousin, pourquoi me fuyez-vous, moi qui suis votre ami et votre compère? Je ne demande qu'à vous suivre et à vous servir, de préférence à mes frères, pour lesquels je voudrais mourir, mais qui me paraissent moins gracieux et moins aimables que vous. Ne rebutez pas comme eux votre fidèle Xaïlon, si vous avez besoin, par hasard, d'un bon domestique."

Mais le kardouon s'en allait toujours, et Xaïloun rentrait en pleurant chez sa mère, parce que son cousin le kardouon n'avait pas voulu lui parler.

Ce jour-là sa mère l'avait chassé en le frappant de colère et en le poussant par les épaules:

"Va-t'en, misérable! lui avait-elle dit, va rejoindre ton cousin le kardouon, indigne que tu es d'avoir d'autres parents!"

Xaïloun avait obéi à l'ordinaire, et il cherchait son cousin le kardouon.

"Oh! oh! dit-il en arrivant sous l'arbre aux larges ramées, en voilà vraiment bien d'une autre... Mon cousin le kardouon qui s'est endormi sous ces ombrages, au confluent de toutes les sources, quoique cela ne soit pas dans ses habitudes! - Une belle occasion, s'il en fut jamais, de causer d'affaires avec lui à son réveil. - Mais que diable garde-t-il là, et que prétend-il faire de toutes ces petites drôleries de plomb jaune, si ce n'est qu'il les ait préparées pour rajeunir ses habits? C'est peut-être qu'il est de noces. Foi de Xaïloun, il y a des dupeurs aussi au bazar des kardouons; car cette ferraille est fort grossière à voir, et il n'y a pas une des pièces du vieux pourpoint de mon cousin qui ne vaille mille fois mieux. J'attendrai cependant qu'il m'en dise son avis, s'il est d'une humeur plus parlante que de coutume; car je dormirai commodément à cette place, et, comme j'ai le sommeil léger, je me réveillerai aussitôt que lui."

A l'instant où Xaïloun allait se coucher, il fut soudainement frappé d'une idée.

- La nuit est fraîche, dit-il, et mon cousin le kardouon n'est pas exercé comme moi à coucher sur le bord des sources et à l'abri des forêts. L'air du matin n'est pas salutaire.

Xaïloun ôta son habit et l'étendit doucement sur le kardouon, en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas le réveiller. Le kardouon ne se réveilla point.

Quand il eut fait cela, Xaïloun s'endormit profondément en rêvant à l'amitié du kardouon.

Ceci est l'histoire de Xaïloun.

 

Chapitre III. Le Fakir Abhoc

Le lendemain survint dans le même endroit le fakir Abhoc, qui feignait d'aller en pèlerinage, mais qui cherchait dans le fait quelque bonne chape-chute de fakir.

Comme il s'approchait de la source pour se reposer, il aperçut le trésor, l'enveloppa du regard et en supputa promptement la valeur sur ses doigts.

- Grâce inespérée, s'écria-t-il, que le Dieu très puissant et très miséricordieux accorde enfin à ma société après tant d'années d'épreuves, et qu'il a daigné mettre, pour m'en rendre la conquête plus facile, sous la simple garde d'un innocent lézard de murailles et d'un pauvre garçon imbécile!

Je dois vous dire que le fakir Abhoc connaissait parfaitement de vue Xaïloun et le kardouon.

- Que le ciel soit loué en toutes choses, ajouta-t-il en s'asseyant quelques pas plus loin. Adieu la robe de fakir, les longs jeûnes et les rudes mortifications de corps. Je vais changer de pays et de vie, et acheter, au premier royaume où je me trouverai bien, quelque bonne province qui me rapporte de gros revenus. Une fois établi dans mon palais, je ne m'occupe désormais que de me réjouir au milieu de mes jolies esclaves, parmi les fleurs et les parfums, et que de bercer mollement mes esprits au son de leurs instruments de musique, en sablant des vins exquis dans la plus large de mes coupes d'or. Je me fais vieux, et le bon vin égaie le coeur des vieillards. - Il me paraît seulement que ce trésor sera lourd à porter, et il siérait mal en tout cas à un grand seigneur terrien comme je suis, qui a une multitude de domestiques et une milice innombrable, de s'abaisser à un office de portefaix, même quand je ne devrais pas être vu. Pour que le prince du peuple attire à soi le respect de ses sujets, il faut qu'il se soit accoutumé à se respecter lui-même. On croirait d'ailleurs que ce manant n'a pas été envoyé ici à d'autre fin que de me servir, et comme il est plus robuste qu'un boeuf, il transportera aisément tout mon or jusqu'à la ville prochaine, où je lui ferai présent de ma défroque et de quelque basse monnaie à l'usage des petits gens."

Après cette belle allocution intérieure, le fakir Abhoc, bien certain que son trésor n'avait rien à redouter du kardouon, ni du misérable Xaïloun, qui était aussi loin que le kardouon d'en connaître la valeur, se laissa entraîner sans résistance aux douceurs du sommeil, et il s'endormit fièrement en rêvant de sa province, de son harem peuplé des plus rares beautés de l'Orient, et de son vin de Schiraz écumant dans des coupes d'or.

Ceci est l'histoire du fakir Abhoc.

 

Chapitre IV. Le docteur Abhac

Le lendemain, survint dans le même endroit le docteur Abhac, qui était un homme très versé dans toutes les lois, et qui avait perdu sa route en méditant sur un texte embrouillé, dont les juristes donnaient déjà cent trente-deux interprétations différentes. Il était sur le point de saisir la cent trente-troisième, quand l'aspect du trésor la lui fit oublier tout net, en transportant sa pensée sur le terrain scabreux de l'invention, de la propriété et du fisc. Elle s'anéantit si bien dans sa mémoire qu'il ne l'aurait pas retrouvée en cent ans. C'est une grande perte.

- Il appert, dit le docteur Abhac, que c'est le kardouon qui a découvert le trésor, et celui-ci n'excipera pas, j'en réponds, de son droit d'invention pour réclamer sa part légale dans le partage. Ledit kardouon est donc évincé de fait. Quant au fisc et à la propriété, je tiens que le lieu est vague, commun, propre à chacun et à tous, de façon que l'Etat et le particulier n'y ont rien à voir, ce qui est d'une heureuse opportunité dans l'occurrence actuelle, ce confluent d'eaux errantes marquant, si je ne me trompe, une délimitation litigieuse entre deux peuples belliqueux, et des guerres longues et sanglantes ayant à surgir du conflit possible de deux juridictions. Je ferais donc un acte innocent, légitime, et même provide, en emportant le trésor de céans, si je pouvais m'en charger d'un voyage. - Quant à ces aventuriers, dont l'un me paraît être un malotru de boquillon et l'autre un méchant fakir, gens sans nom, sans aveu et sans poids, il est probable qu'il ne se sont couchés ici que pour procéder demain à un partage amiable, parce qu'ils ne savent ni texte, ni commentaires, et qu'ils se sont estimés d'égale force. - Mais ils ne s'en tireront pas sans procès, ou j'y perdrai ma réputation. Seulement, comme le sommeil me gagne, à cause de la grande contention d'esprit que cette affaire m'a donnée, je vais prendre acte de possession en mettant quelques-unes de ces pièces dans mon turban, pour qu'il conste ostensiblement et péremptoirement en la cour, si la cause y est évoquée, de l'antériorité de mon droit; celui qui possède la chose par appétence d'avoir, tradition d'avoir eu et première occupation étant présumé propriétaire, ainsi qu'il est écrit.

Et le docteur Abhac munit son turban de tant de pièces de conviction qu'il passa une grande partie du jour à le traîner, le pauvre homme, jusqu'à l'endroit où mourait, aux rayons du soleil horizontal, l'ombre des rameaux protecteurs. Encore y retourna-t-il à plusieurs reprises, bourrant toujours son turban de nouveaux témoins, tant qu'enfin il se décida bravement à en combler la forme, sauf à dormir la tête nue au serein.

- Je ne suis pas embarrassé de me réveiller, dit-il en appuyant son occiput fraîchement rasé sur le turban bouffi qui lui servait d'oreiller. Ces gens-ci se disputeront dès le point du jour, et ils seront trop heureux d'avoir un docteur ès lois sous la main pour les accommoder, ce qui m'assure part et vacation.

Après quoi le docteur Abhac s'endormit magistralement, en rêvant procédure et or.

Ceci est l'histoire du docteur Abhac.

 

Chapitre V. Le roi des sables

Le lendemain, au déclin du jour, survint dans le même endroit un fameux bandit dont l'histoire ne conserve pas le nom, mais qui était dans toute la contrée la terreur des caravanes, auxquelles il imposait d'énormes tributs, et qu'on appelait, par cette raison, le ROI DES SABLES, si les mémoires de cette époque reculée sont fidèles. Jamais il n'était entré si avant dans le désert, parce que cette route n'était guère fréquentée des voyageurs, et l'aspect de cette source et de ces ombrages réjouit son coeur, ordinairement peu sensible aux beautés de la nature, de manière qu'il avisa de s'y arrêter un moment.

- Je n'ai pas été mal inspiré, vraiment, murmura-t-il entre ses dents, en apercevant le trésor. Le kardouon veille ici, suivant l'usage immémorial des lézards et des dragons, à la garde de cet amas d'or dont il n'a que faire; et ces trois insignes écornifleurs sont venus de compagnie pour se le partager. Si je me charge de tout ce butin pendant qu'ils dorment, je ne manquerai pas de réveiller le kardouon, qui réveillera ces misérables, car il a toujours l'oeil au guet, et j'aurai affaire au lézard, au bûcheron, au fakir et à l'homme de loi, qui sont gens âpres à la curée et capables de la défendre. La prudence m'enseigne qu'il vaut mieux feindre de dormir à côté d'eux, tant que les ténèbres ne sont pas tout à fait tombées, puisqu'il paraît qu'ils se sont proposé de passer ici la nuit, et je profiterai ensuite de l'obscurité pour les tuer un à un d'un bon coup de kangiar. Ce lieu est si infréquenté que je ne crains pas d'être empêché demain au transport de ces richesses, et je me propose même de ne pas partir sans avoir déjeuné de ce kardouon, dont la chair est fort délicate, à ce que j'ai ouï dire à mon père.

Et il s'endormit à son tour, en rêvant assassinats, pillage et kardouons cuits sur la braise.

Ceci est l'histoire du ROI DES SABLES, qui était un voleur, et qu'on nommait ainsi pour le distinguer des autres.

 

Chapitre VI. Le sage Lockman

Le lendemain survint dans le même endroit le sage Lockman, le philosophe et le poète; Lockman, l'amour des humains, le précepteur des peuples et le conseiller des rois; Lockman qui cherchait souvent les solitudes les plus écartées pour y méditer sur la nature et sur Dieu.

Et Lockman marchait d'un pas tardif, parce qu'il était affaibli par son grand âge, car il avait atteint, le même jour, le trois-centième anniversaire de sa naissance.

Lockman s'arrêta au spectacle qu'offraient alors les environs de l'arbre du désert, et il réfléchit un instant.

"Le tableau que votre divine bonté montre à mes regards, s'écria-t-il enfin, renferme, ô sublime Créateur de toutes choses! d'ineffables enseignements, et mon âme est accablée, en le contemplant, d'admiration pour les leçons qui résultent de vos oeuvres, et de compassion pour les insensés qui ne vous connaissent point.

Voilà un trésor, comme s'expriment les hommes, qui a peut-être coûté bien des fois à son maître le repos de l'esprit et de l'âme.

Voilà le kardouon qui a trouvé ces pièces d'or, et qui, éclairé par le faible instinct dont vous avez pourvu son espèce, les a prises pour des tranches de racines desséchées par le soleil.

Voilà le pauvre Xaïloun, dont l'éclat des vêtements du kardouon avait ébloui les yeux, parce que son intelligence ne pouvait pas percer, pour remonter jusqu'à vous, les ténèbres qui l'enveloppaient comme les langes d'un enfant au berceau, et adorer, dans ce magnifique appareil, la main toute-puissante qui en décore à son gré les plus viles de ses créatures.

Voilà le fakir Abhoc, qui s'est fié à la timidité naturelle du kardouon et à l'imbécillité de Xaïloun pour rester seul possesseur de tant de biens, et se rendre opulent sur ses vieux jours.

Voilà le docteur Abhac, qui a compté sur le débat que devait exciter, au réveil, le partage de ces trompeuses vanités de la fortune pour se faire médiateur entre les prétendants, et s'attribuer double part.

Voilà le ROI DES SABLES, qui est venu le dernier, en roulant des idées fatales et des projets de mort, à la manière accoutumée de ces hommes déplorables que votre grâce souveraine abandonne aux passions de la terre, et qui se promettait peut-être d'égorger les premiers venus pendant la nuit, autant que j'en peux juger par la violence désespérée avec laquelle sa main s'est fermée sur son kangiar.

Et tous cinq se sont endormis pour toujours sous l'ombre empoisonnée de l'upas, dont un souffle de votre colère a jeté ici les semences funestes du fond des forêts de Java."

Quand il eut dit ce que je viens de dire, Lockman se prosterna, et il adora Dieu.

Et quand Lockman se fut relevé, il passa la main dans sa barbe et il continua:

"Le respect qui est dû aux morts, reprit-il, nous défend de laisser leurs dépouilles en proie aux bêtes du désert. Le vivant juge le vivant, mais le mort appartient à Dieu."

Et il détacha de la ceinture de Xaïloun la serpe du bûcheron pour creuser trois fosses.

Dans la première fosse il mit le fakir Abhoc.

Dans la seconde fosse il mit le docteur Abhac.

Dans la troisième fosse il enterra le ROI DES SABLES.

"Quant à toi, Xaïloun, continua Lockman, je t'emporterai hors de l'influence mortelle de l'arbre-poison, pour que tes amis, s'il t'en reste sur la terre depuis la mort du kardouon, puissent venir te pleurer sans danger à l'endroit où tu reposeras; et je le ferai ainsi, mon frère, parce que tu as étendu ton manteau sur le kardouon endormi pour le préserver du froid."

Ensuite Lockman emporta Xaïloun bien loin de là, et il lui creusa une fosse dans un petit ravin tout fleuri que les sources du désert baignaient souvent sans jamais l'inonder, sous des arbres dont les frondes flottantes au vent n'épanchaient autour d'elles que de la fraîcheur et des parfums.

Et quand cela fut fini, Lockman passa une seconde fois la main dans sa barbe; et, après y avoir réfléchi, Lockman alla chercher le kardouon, qui était mort sous l'arbre-poison de Java.

Après quoi Lockman creusa une cinquième fosse pour le kardouon au-dessus de celle de Xaïloun, sur un petit revers mieux exposé au soleil, dont les rayons naissants éveillent la gaieté des lézards.

- Dieu me préserve, dit Lockman, de séparer dans la mort ceux qui se sont aimés!

Et quand il eut parlé ainsi, Lockman passa une troisième fois sa main dans sa barbe; et, après y avoir réfléchi, Lockman retourna jusqu'au pied de l'arbre upas.

Après quoi il y creusa une fosse très profonde, et il y enterra le trésor.

- Cette précaution, dit-il en souriant dans son âme, peut sauver la vie d'un homme ou celle d'un kardouon.

Après quoi Lockman reprit son chemin avec une grande fatigue pour venir se coucher près de la fosse de Xaïloun, et il se sentit défaillir avant d'y arriver, à cause de son grand âge.

Et quand Lockman fut arrivé à la fosse de Xaïloun, il défaillit tout à fait, se laissa tomber sur la terre, éleva son âme vers Dieu et mourut.

Ceci est l'histoire du sage Lockman.

 

Chapitre VII. L'esprit de Dieu

Le lendemain survint dans l'air un de ces esprits de Dieu que vous n'avez jamais vus que dans vos songes, qui planait, remontait, semblait se perdre parfois dans l'azur éternel, redescendait encore, et se balançait à des hauteurs que la pensée ne peut mesurer, sur de larges ailes bleues, comme un papillon géant.

A mesure qu'il se rapprochait, on le voyait déployer les anneaux d'une chevelure blonde comme l'or dans la fournaise, et il se laissait aller au courant des airs qui le berçaient, en jetant ses bras d'ivoire et sa tête abandonnée à tous les petits nuages du ciel.

Puis il se posa, en bondissant du pied, sur les frêles rameaux, sans peser sur une feuille, sans faire fléchir une fleur, et puis il vola, en la caressant du battement de ses ailes, autour de la fosse récente de Xaïloun.

- Eh quoi! s'écria-t-il, Xaïloun est donc mort, Xaïloun que le ciel attend, à cause de son innocence et de sa simplicité?

Et de ses larges ailes bleues qui caressaient la fosse de Xaïloun, il laissa tomber au milieu de la terre qui le couvrait une petite plume, qui soudainement y prit racine, y germa et s'y développa comme le plus beau panache qu'on ait jamais vu couronner le cercueil des rois; ce qu'il fit pour mieux le retrouver.

Alors il aperçut le poète qui s'était endormi dans la mort comme dans un rêve joyeux, et dont tous les traits riaient de paix et de félicité.

- Mon Lockman aussi, dit l'esprit, a voulu rajeunir pour se rapprocher de nous, quoiqu'il n'ait passé qu'un petit nombre de saisons parmi les hommes, qui n'ont pas eu le temps, hélas! de profiter de ses leçons. Viens cependant, mon frère, viens avec moi, réveille-toi de la mort pour me suivre; allons au jour éternel, allons à Dieu!...

Au même instant il appliqua un baiser de résurrection sur le front de Lockman, le souleva légèrement de son lit de mousse, et le précipita dans un ciel si profond que l'oeil des aigles se fatigua de les chercher, avant de s'être tout à fait ouvert à leur départ.

Ceci est l'histoire de l'ange.

 

Chapitre VIII. La fin du Songe d'or

Ce que je viens de raconter s'est passé il y a des siècles infinis, et depuis ce temps-là le nom du sage Lockman n'est jamais sorti de la mémoire des hommes.

Et depuis ce temps-là l'upas étend toujours ses rameaux, dont l'ombre donne la mort entre des sources qui coulent toujours.

Ceci est l'histoire du monde.

 

Jean-François les bas-bleus

Le fantastique est un peu passé de mode, et il n'y a pas de mal. L'imagination abuse trop facilement des ressources faciles; et puis ne fait pas du bon fantastique qui veut. La première condition essentielle pour écrire une bonne histoire fantastique, ce serait d'y croire fermement, et personne ne croit à ce qu'il invente. Il arrive aussi bientôt qu'une combinaison d'effets trop arrangés, un jeu trop recherché de la pensée, un trait maladroitement spirituel viennent trahir le sceptique dans le récit du conteur, et l'illusion s'évanouit. C'est le joueur de gobelets qui a laissé rouler ses muscades, ou le machiniste qui a laissé voir ses ficelles. Tout disparaît à la fois, comme derrière le rideau prosaïque et désenchanteur des ombres chinoises. Vous avez vu ce que vous avez vu. Le nécromancien, dépouillé de sa barbe et de son bonnet pointu, se recommande à vos visites, si vous êtes content, et il ne vous y reprendra guère pour peu que vous soyez de mon goût, car il n'y a rien de plus sot qu'une illusion finie. Envoyez-lui vos connaissances. Voilà tout ce que vous lui devez.

Je n'écrirai de ma vie une histoire fantastique, on peut m'en croire, si je n'ai en elle une foi aussi sincère que dans les notions les plus communes de ma mémoire, que dans les faits les plus journaliers de mon existence et je ne crois pas pour ceci rien devoir en intelligence et en raison aux esprits forts qui nient absolument le fantastique. Je diffère d'eux, à la vérité, par une certaine manière de voir, de sentir et de juger, mais ils diffèrent ainsi de moi, et je ne me crois obligé par aucun défaut public et reconnu d'organisation à soumettre les perceptions intimes de mes sens et de ma conscience au caprice d'une autorité frondeuse qui n'a peut-être de motif pour contester qu'une présomptueuse ignorance. L'Amérique était un monde fantastique avant Christophe Colomb.

Amenez-moi un homme sans instruction, mais sûr de lui comme le sont tous les sots, qui a d'accident une paillette de fer dans l'oeil: "Mon ami, lui dirais-je, on trouve au mont Sipyle, dans l'Asie Mineure (c'est bien loin d'ici), une pierre extraordinaire qui guérirait sur-le-champ votre oeil malade et enflammé, si vous pouviez la regarder de près. C'est quelque chose de fort mystérieux, et qui ne saurait s'expliquer, si ce n'est parce que Dieu l'a permis de la sorte; mais il n'y a que cette pierre qui puisse vous soulager.

- Vous me la donnez belle, me répondrait-il en colère, avec votre pierre du mont Sipyle! Contes de bonne femme que cela! misérable amusette de charlatan!...

J'ai supposé que cet homme était sot. C'est déjà plus de la moitié d'un philosophe.

- Le hasard, répondrais-je alors, permet qu'au temps de mes voyages lointains j'aie fait enchâsser un fragment de cette pierre dans le chaton de la bague que voici, et nous sommes en mesure d'éprouver sa vertu.

J'approcherais alors de l'endroit douloureux la pierre du mont Sipyle, et le corps étranger volerait vers elle, car la pierre du mont Sipyle, c'est l'aimant. L'aimant a des propriétés fantastiques pour ceux qui ne les ont pas essayées. Il en est ainsi de mille autres puissances naturelles, qu'un petit nombre d'hommes connaissent, et d'une multitude infinie de merveilles plus occultes encore, que personne ne connaît.

Après cela, madame, je suis prêt, si cela vous convient le moins du monde, à vous raconter une histoire fantastique où je vous promets de ne rien mettre du mien. Vous en jugerez comme il vous plaira.

En 1793, il y avait à Besançon un idiot, un monomane, un fou, dont tous ceux de mes compatriotes qui ont eu le bonheur ou le malheur de vivre autant que moi se souviennent comme moi. Il s'appelait Jean-François Touvet, mais beaucoup plus communément, dans le langage insolent de la canaille et des écoliers, Jean-François les Bas-Bleus, parce qu'il n'en portait jamais d'une autre couleur. C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, si je ne me trompe, d'une taille haute et bien prise, et de la plus noble physionomie qu'il soit possible d'imaginer. Ses cheveux noirs et touffus sans poudre, qu'il relevait sur son front, ses sourcils épais, épanouis et fort mobiles, ses grands yeux, pleins d'une douceur et d'une tendresse d'expression que tempérait seule une certaine habitude de gravité, la régularité de ses beaux traits, la bienveillance presque céleste de son sourire composaient un ensemble propre à pénétrer d'affection et de respect jusqu'à cette populace grossière qui poursuit de stupides risées la plus touchante des infirmités de l'homme: "C'est Jean-François les Bas-Bleus, disait-on en se poussant du coude, qui appartient à une honnête famille de vieux Comtois, qui n'a jamais dit ni fait de mal à personne, et qui est, dit-on, devenu fou à force d'être savant. Il faut le laisser passer tranquille pour ne pas le rendre plus malade."

Et Jean-François les Bas-Bleus passait en effet sans avoir pris garde à rien; car cet oeil que je ne saurais peindre n'était jamais arrêté à l'horizon, mais incessamment tourné vers le ciel, avec lequel l'homme dont je vous parle (c'était un visionnaire) paraissait entretenir une communication cachée, qui ne se faisait connaître qu'au mouvement perpétuel de ses lèvres.

Le costume de ce pauvre diable était cependant de nature à égayer les passants et surtout les étrangers. Jean-François était le fils d'un digne tailleur de la rue d'Anvers, qui n'avait rien épargné pour son éducation, à cause des grandes espérances qu'il donnait, et parce qu'on s'était flatté d'en faire un prêtre, que l'éclat de ses prédications devait mener un jour à l'épiscopat. Il avait été en effet le lauréat de toutes les classes, et le savant abbé Barbélenet, le sage Quintilien de nos pères, s'informait souvent, dans son émigration, de ce qu'était devenu son élève favori; mais on ne pouvait le contenter, parce qu'il n'apparaissait plus rien de l'homme de génie dans l'état de déchéance et de mépris où Jean-François les Bas-Bleus était tombé. Le vieux tailleur, qui avait beaucoup d'autres enfants, s'était donc nécessairement retranché sur les dépenses de Jean-François, et bien qu'il l'entretînt toujours dans une exacte propreté, il ne l'habillait plus que de quelques vêtements de rencontre que son état lui donnait l'occasion d'acquérir à bon marché, ou des mise-bas de ses frères cadets, réparées pour cet usage. Ce genre d'accoutrement, si mal approprié à sa grande taille, qui l'étriquait dans une sorte de fourreau prêt à éclater, et qui laissait sortir des manches étroites de son frac vert plus de la moitié de l'avant-bras, avait quelque chose de tristement burlesque. Son haut-de-chausses, collé strictement à la cuisse, et soigneusement, mais inutilement tendu, rejoignait à grand-peine aux genoux les bas bleus dont Jean-François tirait son surnom populaire. Quant à son chapeau à trois cornes, coiffure fort ridicule pour tout le monde, la forme qu'il avait reçue de l'artisan et l'air dont Jean-François le portait en faisaient sur cette tête si poétique et si majestueuse un absurde contresens. Je vivrais mille ans que je n'oublierais ni la tournure grotesque ni la pose singulière du petit chapeau à trois cornes de Jean-François les Bas-Bleus.

Une des particularités les plus remarquables de la folie de ce bon jeune homme, c'est qu'elle n'était sensible que dans les conversations sans importance, où l'esprit s'exerce sur des choses familières. Si on l'abordait pour lui parler de la pluie, du beau temps, du spectacle, du journal, des causeries de la ville, des affaires du pays, il écoutait avec attention et répondait avec politesse; mais les paroles qui affluaient sur ses lèvres se pressaient si tumultueusement qu'elles se confondaient avant la fin de la première période en je ne sais quel galimatias inextricable, dont il ne pouvait débrouiller sa pensée. Il continuait cependant, de plus en plus inintelligible, et substituant de plus en plus à la phrase naturelle et logique de l'homme simple le babillage de l'enfant qui ne sait pas la valeur des mots, ou le radotage du vieillard qui l'a oubliée.

Et alors on riait; et Jean-François se taisait sans colère, et peut-être sans attention, en relevant au ciel ses beaux et grands yeux noirs, comme pour chercher des inspirations plus dignes de lui dans la région où il avait fixé toutes ses idées et tous ses sentiments.

Il n'en était pas de même quand l'entretien se résumait avec précision en une question morale et scientifique de quelque intérêt. Alors les rayons si divergents, si éparpillés de cette intelligence malade se resserraient tout à coup en faisceau, comme ceux du soleil dans la lentille d'Archimède, et prêtaient tant d'éclat à ses discours, qu'il est permis de douter que Jean-François eût jamais été plus savant, plus clair et plus persuasif dans l'entière jouissance de sa raison. Les problèmes les plus difficiles des sciences exactes, dont il avait fait une étude particulière, n'étaient pour lui qu'un jeu, et la solution s'en élançait si vite de son esprit à sa bouche, qu'on l'aurait prise bien moins pour le résultat de la réflexion et du calcul que pour celui d'une opération mécanique, assujettie à l'impulsion d'une touche ou à l'action d'un ressort. Il semblait à ceux qui l'écoutaient alors, et qui étaient dignes de l'entendre, qu'une si haute faculté n'était pas payée trop cher au prix de l'avantage commun d'énoncer facilement des idées vulgaires en vulgaire langage; mais c'est le vulgaire qui juge, et l'homme en question n'était pour lui qu'un idiot en bas bleus, incapable de soutenir la conversation même du peuple. Cela était vrai.

Comme la rue d'Anvers aboutit presque au collège, il n'y avait pas de jour où je n'y passasse quatre fois pour aller et pour revenir, mais ce n'était qu'aux heures intermédiaires, et par les jours tièdes de l'année qu'éclairait un peu de soleil, que j'étais sûr d'y trouver Jean-François, assis sur un petit escabeau, devant la porte de son père, et déjà le plus souvent enfermé dans un cercle de sots écoliers, qui s'amusaient du dévergondage de ses phrases hétéroclites. J'étais d'assez loin averti de cette scène par les éclats de rire de ses auditeurs, et quand j'arrivais, mes dictionnaires liés sous le bras, j'avais quelquefois peine à me faire jour jusqu'à lui; mais j'y éprouvais toujours un plaisir nouveau, parce que je croyais avoir surpris, tout enfant que j'étais, le secret de sa double vie, et que je me promettais de me confirmer encore dans cette idée à chaque nouvelle expérience.

Un soir du commencement de l'automne qu'il faisait sombre, et que le temps se disposait à l'orage, la rue d'Anvers, qui est d'ailleurs peu fréquentée, paraissait tout à fait déserte, à un seul homme près. C'était Jean-François assis, sans mouvement et les yeux au ciel, comme d'habitude. On n'avait pas encore retiré son escabeau. Je m'approchai doucement pour ne pas le distraire; et, me penchant vers son oreille, quand il me sembla qu'il m'avait entendu:

- Comme te voilà seul! lui dis-je sans y penser; car je ne l'abordais ordinairement qu'au nom de l'aoriste ou du logarithme, de l'hypoténuse ou du trope, et de quelques autres difficultés pareilles de ma double étude. Et puis, je me mordis les lèvres en pensant que cette réflexion niaise, qui le faisait retomber de l'empyrée sur la terre, le rendait à son fatras accoutumé que je n'entendais jamais sans un violent serrement de coeur.

- Seul! me répondit Jean-François en me saisissant par le bras. Il n'y a que l'insensé qui soit seul, et il n'y a que l'aveugle qui ne voie pas, et il n'y a que le paralytique dont les jambes défaillantes ne puissent pas s'appuyer et s'affermir sur le sol...

Nous y voilà, dis-je en moi-même, pendant qu'il continuait à parler en phrases obscures, que je voudrais bien me rappeler, parce qu'elles avaient peut-être plus de sens que je ne l'imaginais alors. Le pauvre Jean-François est parti, mais je l'arrêterai bien. Je connais la baguette qui le tire de ses enchantements.

- Il est possible, en effet, m'écriai-je, que les planètes soient habitées, comme l'a pensé M. de Fontenelle, et que tu entretiennes un secret commerce avec leurs habitants, comme M. le comte de Gabalis. Je m'interrompis avec fierté après avoir déployé une si magnifique érudition.

Jean-François sourit, me regarda de son doux regard, et me dit: "Sais-tu ce que c'est qu'une planète?".

- Je suppose que c'est un monde qui ressemble plus ou moins au nôtre.

- Et ce que c'est qu'un monde, le sais-tu?

- Un grand corps qui accomplit régulièrement de certaines révolutions dans l'espace.

- Et l'espace, t'es-tu douté de ce que ce peut être?

- Attends, attends, repris-je, il faut que je me rappelle nos définitions... L'espace? un milieu subtil et infini, où se meuvent les astres et les mondes.

- Je le veux bien. Et que sont les astres et les mondes relativement à l'espace?

- Probablement de misérables atomes, qui s'y perdent comme la poussière dans les airs.

- Et la matière des astres et des mondes, que penses-tu qu'elle soit auprès de la matière subtile qui remplit l'espace?

- Que veux-tu que je te réponde?... Il n'y a point d'expression possible pour comparer des corps si grossiers à un élément si pur.

- A la bonne heure! Et tu comprendrais, enfant, que le Dieu créateur de toutes choses, qui a donné à ces corps grossiers des habitants imparfaits sans doute, mais cependant animés, comme nous le sommes tous deux, du besoin d'une vie meilleure, eût laissé l'espace inhabité?...

- Je ne le comprendrais pas! répliquai-je avec élan. Et je pense même qu'ainsi que nous l'emportons de beaucoup en subtilité d'organisation sur la matière à laquelle nous sommes liés, ses habitants doivent l'emporter également sur la subtile matière qui les enveloppe. Mais comment pourrais-je les connaître?

- En apprenant à les voir, répondit Jean-François, qui me repoussait de la main avec une extrême douceur.

Au même instant, sa tête retomba sur le dos de son escabelle à trois marches; ses regards reprirent leur fixité, et ses lèvres leur mouvement.

Je m'éloignai par discrétion. J'étais à peine à quelques pas quand j'entendis derrière moi son père et sa mère qui le pressaient de rentrer, parce que le ciel devenait mauvais. Il se soumettait comme d'habitude à leurs moindres instances; mais son retour au monde réel était toujours accompagné de ce débordement de paroles sans suite qui fournissait aux manants du quartier l'objet de leur divertissement accoutumé.

Je passai outre en me demandant s'il ne serait pas possible que Jean-François eût deux âmes, l'une qui appartenait au monde grossier où nous vivons, et l'autre qui s'épurait dans le subtil espace où il croyait pénétrer par la pensée. Je m'embarrassai un peu dans cette théorie, et je m'y embarrasserais encore.

J'arrivai ainsi auprès de mon père, plus préoccupé, et surtout autrement préoccupé que si la corde de mon cerf-volant s'était rompue dans mes mains, ou que ma paume lancée à outrance fût tombée de la rue des Cordeliers dans le jardin de M. de Grobois. Mon père m'interrogea sur mon émotion, et je ne lui ai jamais menti.

- Je croyais, dit-il, que toutes ces rêveries (car je lui avais raconté sans oublier un mot ma conversation avec Jean-François les Bas-Bleus) étaient ensevelies pour jamais avec les livres de Swedenborg et de Saint-Martin dans la fosse de mon vieil ami Cazotte; mais il paraît que ce jeune homme, qui a passé quelques jours à Paris, s'y est imbu des mêmes folies. Au reste, il y a une certaine finesse d'observation dans les idées que son double langage t'a suggérées, et l'explication que tu t'en es faite ne demande qu'à être réduite à sa véritable expression. Les facultés de l'intelligence ne sont pas tellement indivisibles qu'une infirmité du corps et de l'esprit ne puisse les atteindre séparément. Ainsi l'altération d'esprit que le pauvre Jean-François manifeste dans les opérations les plus communes de son jugement peut bien ne s'être pas étendue aux propriétés de sa mémoire, et c'est pourquoi il répond avec justesse quand on l'interroge sur les choses qu'il a lentement apprises et difficilement retenues, tandis qu'il déraisonne sur toutes celles qui tombent inopinément sous ses sens, et à l'égard desquelles il n'a jamais eu besoin de se prémunir d'une formule exacte. Je serais bien étonné si cela ne s'observait pas dans la plupart des fous; mais je ne sais si tu m'as compris.

- Je crois vous avoir compris, mon père, et je rapporterais dans quarante ans vos propres paroles.

- C'est plus que je ne veux de toi, reprit-il en m'embrassant. Dans quelques années d'ici, tu seras assez prévenu par des études plus graves contre des illusions qui ne prennent d'empire que sur de faibles âmes ou des intelligences malades. Rappelle-toi seulement, puisque tu es si sûr de tes souvenirs, qu'il n'y a rien de plus simple que les notions qui se rapprochent du vrai et rien de plus spécieux que celles qui s'en éloignent.

- Il est vrai, pensai-je en me retirant de bonne heure, que les Mille et Une Nuits sont incomparablement plus aimables que le premier volume de Bezout; et qui a jamais pu croire aux Mille et Une Nuits?

L'orage grondait toujours. Cela était si beau que je ne pus m'empêcher d'ouvrir ma jolie croisée sur la rue Neuve, en face de cette gracieuse fontaine dont mon grand-père l'architecte avait orné la ville et qu'enrichit une sirène de bronze, qui a souvent, au gré de mon imagination charmée, confondu des chants poétiques avec le murmure de ses eaux. Je m'obstinai à suivre de l'oeil dans les nues tous ces météores de feu, qui se heurtaient les uns contre les autres, de manière à ébranler tous les mondes. - Et quelquefois, le rideau enflammé se déchirant sous un coup de tonnerre, ma vue plus rapide que les éclairs plongeait dans le ciel infini qui s'ouvrait au-dessus, et qui me paraissait plus pur et plus tranquille qu'un beau ciel de printemps.

"Oh! me disais-je alors, si les vastes plaines de cet espace avaient pourtant des habitants, qu'il serait agréable de s'y reposer avec eux de toutes les tempêtes de la terre! Quelle paix sans mélange à goûter dans cette région limpide qui n'est jamais agitée, qui n'est jamais privée du jour du soleil, et qui rit, lumineuse et paisible, au-dessus de nos ouragans comme au-dessus de nos misères! Non, délicieuses vallées du ciel, m'écriai-je en pleurant abondamment, Dieu ne vous a pas créées pour rester désertes, et je vous parcourrai un jour, les bras enlacés à ceux de mon père!"

La conversation de Jean-François m'avait laissé une impression dont je m'épouvantais de temps en temps; la nature s'animait pourtant sur mon passage, comme si ma sympathie pour elle avait fait jaillir des êtres les plus insensibles quelque étincelle de divinité. Si j'avais été plus savant, j'aurais compris le panthéisme. Je l'inventais.

Mais j'obéissais aux conseils de mon père; j'évitais même la conversation de Jean-François les Bas-Bleus, ou je ne m'approchais de lui que lorsqu'il s'alambiquait dans une de ces phrases éternelles qui semblaient n'avoir pour objet que d'épouvanter la logique et d'épuiser le dictionnaire. Quant à Jean-François les Bas-Bleus, il ne me reconnaissait pas, ou ne me témoignait en aucune manière qu'il me distinguât des autres écoliers de mon âge, quoique j'eusse été le seul à le ramener, quand cela me convenait, aux conversations suivies et aux définitions sensées.

Il s'était à peine passé un mois depuis que j'avais eu cet entretien avec le visionnaire, et, pour cette fois, je suis parfaitement sûr de la date. C'était le jour même où recommençait l'année scolaire, après six semaines de vacances qui couraient depuis le Ier septembre, et par conséquent le 16 octobre 1793. Il était près de midi et je revenais du collège plus gaiement que je n'y étais rentré, avec deux de mes camarades qui suivaient la même route pour retourner chez leurs parents et qui pratiquaient à peu près les mêmes études que moi, mais qui m'ont laissé fort en arrière. Ils sont vivants tous deux, et je les nommerais sans craindre d'en être désavoué, si leurs noms, que décore une juste illustration, pouvaient être hasardés sans inconvenance dans un récit duquel on n'exige sans doute que la vraisemblance requise aux contes bleus, et qu'en dernière analyse je ne donne pas moi-même pour autre chose.

En arrivant à un certain carrefour où nous nous séparions pour prendre des directions différentes, nous fûmes frappés à la fois par l'attitude contemplative de Jean-François les Bas-Bleus, qui était arrêté comme un terme au plus juste milieu de cette place, immobile, les bras croisés, l'air tristement pensif, et les yeux imperturbablement fixés sur un point élevé de l'horizon occidental. Quelques passants s'étaient peu à peu groupés autour de lui et cherchaient vainement l'objet extraordinaire qui semblait absorber son attention.

- Que regarde-t-il donc là-haut? se demandaient-ils entre eux. Le passage d'une volée d'oiseaux rares, ou l'ascension d'un ballon?

- Je vais vous le dire, répondis-je, pendant que je me faisais un chemin dans la foule, en l'écartant du coude à gauche et à droite. - Apprends-nous cela, Jean-François, continuai-je; qu'as-tu remarqué de nouveau ce matin dans la matière subtile de l'espace où se meuvent tous les mondes?

- Ne le sais-tu pas comme moi? répondit-il en déployant le bras, et en décrivant du bout du doigt une longue section de cercle depuis l'horizon jusqu'au zénith. Suis des yeux ces traces de sang, et tu verras Marie-Antoinette, reine de France, qui va au ciel.

Alors les curieux se dispersèrent en haussant les épaules, parce qu'ils avaient conclu de sa réponse qu'il était fou, et je m'éloignais de mon côté, en m'étonnant seulement que Jean-François les Bas-Bleus fût tombé si juste sur le nom de la dernière de nos reines, cette particularité positive rentrant dans la catégorie des faits vrais dont il avait perdu la connaissance.

Mon père réunissait deux ou trois de ses amis à dîner le premier jour de chaque quinzaine. Un de ses convives, qui était étranger à la ville, se fit attendre assez longtemps.

- Excusez-moi, dit-il en prenant place; le bruit s'était répandu, d'après quelques lettres particulières, que l'infortunée Marie-Antoinette allait être envoyée en jugement, et je me suis mis un peu en retard pour voir arriver le courrier du 13 octobre. Les gazettes n'en disent rien.

- Marie-Antoinette, reine de France, dis-je avec assurance, est morte ce matin sur l'échafaud peu de minutes avant midi, comme je revenais du collège.

- Ah! mon Dieu! s'écria mon père, qui a pu te dire cela?

Je me troublai, je rougis, j'avais trop parlé pour me taire.

Je répondis en tremblant: "C'est Jean-François les Bas-Bleus".

Je ne m'avisai pas de relever mes regards vers mon père. Son extrême indulgence pour moi ne me rassurait pas sur le mécontentement que devait lui inspirer mon étourderie.

- Jean-François les Bas-Bleus? dit-il en riant. Nous pouvons heureusement nous tranquilliser sur les nouvelles qui nous viennent de ce côté. Cette cruelle et inutile lâcheté ne sera pas commise.

- Quel est donc, reprit l'ami de mon père, ce Jean-François les Bas-Bleus qui annonce les événements à cent lieues de distance, au moment où il suppose qu'ils doivent s'accomplir? un somnambule, un convulsionnaire, un élève de Mesmer ou de Cagliostro?

- Quelque chose de pareil, répliqua mon père, mais de plus digne d'intérêt; un visionnaire de bonne foi, un maniaque inoffensif, un pauvre fou qui est plaint autant qu'il méritait d'être aimé. Sorti d'une famille honorable, mais peu aisée, de braves artisans, il en était l'espérance et il promettait beaucoup. La première année d'une petite magistrature que j'ai exercée ici était la dernière de ses études; il fatigua mon bras à le couronner, et la variété de ses succès ajoutait à leur valeur, car on aurait dit qu'il lui en coûtait peu de s'ouvrir toutes les portes de l'intelligence humaine. La salle faillit crouler sous le bruit des applaudissements, quand il vint recevoir enfin un prix sans lequel tous les autres ne sont rien, celui de la bonne conduite et des vertus d'une jeunesse exemplaire. Il n'y avait pas un père qui n'eût été fier de le compter parmi ses enfants, pas un riche, à ce qu'il semblait, qui ne se fût réjoui de le nommer son gendre. je ne parle pas des jeunes filles, que devaient occuper tout naturellement sa beauté d'ange et son heureux âge de dix-huit à vingt ans. Ce fut là ce qui le perdit; non que sa modestie se laissât tromper aux séductions d'un triomphe, mais par les justes résultats de l'impression qu'il avait produite. Vous avez entendu parler de la belle Mme de Sainte-A... Elle était alors en Franche-Comté, où sa famille a laissé tant de souvenirs et où ses soeurs se sont fixées. Elle y cherchait un précepteur pour son fils, tout au plus âgé de douze ans, et la gloire qui venait de s'attacher à l'humble nom de Jean-François détermina son choix en sa faveur. C'était, il y a quatre ou cinq ans, le commencement d'une carrière honorable pour un jeune homme qui avait profité de ses études, et que n'égaraient pas de folles ambitions. Par malheur (mais à partir de là je ne vous dirai plus rien que sur la foi de quelques renseignements imparfaits), la belle dame qui avait ainsi récompensé le jeune talent de Jean-François était mère aussi d'une fille, et cette fille était charmante. Jean-François ne put la voir sans l'aimer; cependant, pénétré de l'impossibilité de s'élever jusqu'à elle, il paraît avoir cherché à se distraire d'une passion invincible qui ne s'est trahie que dans les premiers moments de sa maladie, en se livrant à des études périlleuses pour la raison, aux rêves des sciences occultes et aux visions d'un spiritualisme exalté; il devint complètement fou, et renvoyé de Corbeil, séjour de ses protecteurs, avec tous les soins que demandait son état, aucune lueur n'a éclairci les ténèbres de son esprit depuis son retour dans sa famille. Vous voyez qu'il y a peu de fond à faire sur ses rapports, et que nous n'avons aucun motif de nous en alarmer."

Cependant on apprit le lendemain que la reine était en jugement, et deux jours après, qu'elle ne vivait plus.

Mon père craignit l'impression que devait me causer le rapprochement extraordinaire de cette catastrophe et de cette prédiction. Il n'épargna rien pour me convaincre que le hasard était fertile en pareilles rencontres, et il m'en cita vingt exemples, qui ne servent d'arguments qu'à la crédulité ignorante, la philosophie et la religion s'abstenant également d'en faire usage.

Je partis peu de semaines après pour Strasbourg, où j'allais commencer de nouvelles études. L'époque était peu favorable aux doctrines de spiritualistes, et j'oubliai aisément Jean-François au milieu des émotions de tous les jours qui tourmentaient la société.

Les circonstances m'avaient ramené au printemps. Un matin (c'était, je crois, le 3 messidor), j'étais entré dans la chambre de mon père pour l'embrasser, selon mon usage, avant de commencer mon excursion journalière à la recherche des plantes et des papillons.

- Ne plaignons plus le pauvre Jean-François d'avoir perdu la raison, dit-il en me montrant le journal. Il vaut mieux pour lui être fou que d'apprendre la mort tragique de sa bienfaitrice, de son élève, et de la jeune demoiselle qui passe pour avoir été la première cause du dérangement de son esprit. Ces innocentes créatures sont aussi tombées sous la main du bourreau.

- Serait-il possible! m'écriai-je... Hélas! je ne vous avais rien dit de Jean-François, parce que je sais que vous craignez pour moi l'influence de certaines idées mystérieuses dont il m'a entretenu... Mais il est mort!

- Il est mort! reprit vivement mon père; et depuis quand?

- Depuis trois jours, le 29 prairial. Il avait été immobile, dès le matin, au milieu de la place, à l'endroit même où je le rencontrai, au moment de la mort de la reine. Beaucoup de monde l'entourait à l'ordinaire, quoi qu'il gardât le plus profond silence, car sa préoccupation était trop grande pour qu'il pût en être distrait par aucune question. A quatre heures, enfin, son attention parut redoubler. Quelques minutes après, il éleva les bras vers le ciel avec une étrange expression d'enthousiasme ou de douleur, fit quelques pas en prononçant les noms des personnes dont vous venez de parler, poussa un cri et tomba. On s'empressa autour de lui, on se hâta de le relever, mais ce fut inutilement. Il était mort.

- Le 29 prairial, à quatre heures et quelques minutes? dit mon père en consultant son journal. C'est bien l'heure et le jour!... - Ecoute, continua-t-il après un moment de réflexion, et les yeux fixement arrêtés sur les miens, ne me refuse pas ce que je vais te demander! - Si jamais tu racontes cette histoire, quand tu seras homme, ne la donne pas pour vraie, parce qu'elle t'exposerait au ridicule.

- Y a-t-il des raisons qui puissent dispenser un homme de publier hautement ce qu'il reconnaît pour la vérité? repartis-je avec respect.

- Il y en a une qui les vaut toutes, dit mon père en secouant la tête. La vérité est inutile.

 

Baptiste Montauban ou l'idiot

- Je ne sortirai certainement pas de ces montagnes, dis-je à l'hôtesse en arrivant avec elle sur le pas de la porte, sans avoir vu ce bon M. Dubourg dont vous me parlez. C'était un des plus tendres amis de mon père. Il n'est que sept heures du matin; trois lieues sont bientôt faites quand le temps est beau à souhait, et je peux disposer d'un jour sans préjudice pour mes affaires. Il me saurait mauvais gré de n'avoir pas dîné avec lui en passant, n'est-il pas vrai?

- Il ne vous le pardonnerait pas, répondit-elle, puisqu'il n'y a pas de semaine qu'il n'envoie prendre des informations de votre arrivée.

- Je ne me pardonnerais pas davantage d'avoir manqué une occasion de vérifier ce que valent mes prophéties. J'ai prédit il y a cinq ans que sa fille Rosalie, qui n'en avait que douze, deviendrait une des piquantes beautés de la province, et je suis curieux de savoir si la petite brunette aux yeux bleus m'a fait mentir.

- Tenez-vous assuré du contraire, s'écria madame Gauthier. On irait à Besançon, et peut-être à Strasbourg (c'était pour madame Gauthier l'équivalent des antipodes), sans rencontrer sa pareille; et avec cela, élevée comme un charme et sage, comme une image; mais n'allez pas vous y laisser prendre, pour rentrer ici au désespoir, comme vous faisiez du temps de l'autre. Tout gentil que vous êtes, vous pourriez en être cette fois pour vos peines et pour vos soupirs, car voilà déjà bien des mois qu'il est bruit qu'on la marie.

- Diable, diable! madame Gauthier, vous me prenez toujours pour un jeune homme, quoique j'aie vingt-quatre ans passés, une fortune établie et une position sérieuse. Croyez-vous qu'un avocat stagiaire au barreau de Lons-le-Saulnier se passionne comme un légiste ou comme un clerc d'avoué?... Rassurez-vous, ma chère dame, et montrez-moi seulement le chemin qu'il faut que je tienne pour parvenir chez M. Dubourg, car j'ignorais même que sa maison de campagne fût si près d'ici.

- Vous ne serez pas embarrassé dans toute la première moitié de la route, répliqua-t-elle. Vous ne perdrez pas un moment le petit sentier bien frayé que vous voyez courir là dans les prés, le long de ce ruisseau bordé de saules; mais une fois arrivé au pied du coteau qui ferme le Val, ce sera une autre affaire; vous serez aux bois de Châtillon, qu'il faut traverser pour apercevoir le château, et comme ils ne sont pratiqués que par les bûcherons, qui y ont tracé dans leurs allées et venues bien des chemins qui se croisent, je me suis laissé dire que les gens du pays s'y égaraient quelquefois; mais il ne manque pas de huttes et de baraques à la rive du bois, et vous n'aurez qu'à hucher pour vous procurer un guide.

Fort pénétré de ces utiles renseignements, je saluai mon hôtesse de la main; je me mis en route, et je gagnai du pays en faisant des tirades pour le premier acte de ma tragédie, avec la délicieuse et immense préoccupation d'un homme qui se complaît dans ses vers. Aussi j'étais fort loin, au bout d'une heure, du petit sentier bien frayé qui court dans les prés le long d'un ruisseau bordé de saules, et je fus fort heureux, pour retrouver ma direction, que la colline ne se fût pas avisée de la fantaisie, à la vérité assez étrange, de se déranger de sa place.

Après avoir longtemps côtoyé la rive du bois, comme disait madame Gauthier, en suivant inutilement un fourré si épais que j'aurais à peine compris qu'il pût ouvrir passage à un lièvre poursuivi par les chiens, je fus frappé de la vue d'une petite maison toute blanche, c'est-à-dire assez fraîchement crépie, qui s'adossait au bois comme un oratoire couronné de feuillages, et autour de laquelle se fermait en carré une palissade à treillage fort serré d'où se répandaient de toutes parts des pampres de vignes, de flottantes guirlandes de liseron et de houblon, et des rameaux d'églantier chargés de fleurs. Je fis quelques pas et j'arrivai à l'entrée de ce joli réduit, qui ne paraissait guère propre qu'à loger deux ou trois personnes. Sur un bout de banc joint à la porte du logis, et qui était élevé comme elle d'une marche ou deux au-dessus d'un potager de quelques pieds de surface, il y avait un jeune homme assis. Je pris le temps de le regarder, parce que lui ne me regardait pas. Il était vraisemblablement trop occupé pour s'apercevoir de ma présence.

Je ne dirais pas facilement ce qui, dans ce jeune homme, excita soudainement ma curiosité, mon intérêt, mon affection. Je ne suis pas romanesque, on le sait bien; mais le lieu, la circonstance, la personne surtout, faisaient naître en moi une foule d'idées mélancoliquement poétiques, dont j'étais presque fâché de faire tort à ma composition. Je finis cependant par y prendre un plaisir très vif et par le goûter en silence.

Ce jeune homme, si absorbé dans ses pensées qu'un peu de bruit que j'avais fait étourdiment en m'approchant de lui n'avait pu un moment l'en distraire, était beau comme une de ces figures qu'on rêve quand on s'endort sur une bonne action, et du sommeil d'un homme qui se porte bien. (Ce sont décidément les deux seules manières d'être heureux que je connaisse.) Il semblait délicat et même faible, et cependant sa blanche et gracieuse figure, qu'inondaient les flots d'une chevelure blonde parfaitement bouclée, ne se serait peut-être pas refusée à l'expression d'une forte nature d'homme. A travers la suave douceur de ses traits languissants, on démêlait le caractère d'une méditation habituelle et d'une profonde résolution. Cela m'étonna.

- Eh quoi! pensai-je à part moi, envierais-tu dans ton coeur navré les avantages dont te privent les aveugles répartitions de la fortune? Regretterais-tu le droit qu'elle t'a ravi de prendre une part active aux agitations de la multitude, et de l'entraîner par l'amour ou de la soumettre par le génie? Dieu t'en préserve, pauvre ange! continuai-je en m'approchant encore de lui, car je l'aimais déjà beaucoup. Reste doux et pur comme te voilà dans ta force inutile, jouis de ta solitude, et laisse aux ridicules tyrans du vieux monde, conquérant déçu ou roi détrôné que tu es sur la terre, l'empire absurde qu'ils y exercent depuis tant de siècles!

Le jeune homme tourna les yeux de mon côté, et me regarda fixement pendant que je le saluais. Il fit un mouvement pour se lever, je me hâtai de le retenir sur son banc, parce qu'il m'avait semblé malade.

- Je vous demande pardon, mon ami, lui dis-je, d'avoir interrompu le cours de vos pensées; la rêverie est si belle à votre âge! Pourriez-vous m'indiquer, sans vous déranger davantage, le chemin du bois qui conduit à la maison de M. Dubourg? Elle ne doit pas être fort loin d'ici.

Il me regarda encore, mais sa physionomie avait subitement passé de l'expression d'une bienveillance timide à celle de l'inquiétude et de l'effroi. Cependant il parut réfléchir.

- La maison de M. Dubourg? répondit-il enfin comme s'il avait cherché à recueillir quelques souvenirs très confus; Dubourg? M. Dubourg? la maison de M. Dubourg?... Ah! ah! continua-t-il en riant, il y avait autrefois une belle maison de ce nom-là, que j'ai habitée quand j'étais jeune. C'est là que j'ai vu pour la première fois des anges qui avaient pris la figure de femmes, des fleurs de toutes les saisons, et des oiseaux de tous les ramages... Mais ce n'était pas dans ce monde-ci.

Ensuite il laissa tomber sa tête sur ses mains, et il oublia que j'étais là.

Je compris alors qu'il était idiot ou innocent, suivant le langage du pays. Merveilleuse société que la nôtre, où ces deux êtres d'élection, celui qui vit inoffensif envers tous, et celui qui vit solitaire, sont repoussés avec mépris jusqu'aux limites de la civilisation, comme de pauvres enfants morts sans baptême!

Au même instant, la porte s'ouvrit près de moi, et j'y vis paraître une femme d'une cinquantaine d'années, qui était mieux vêtue que ne le sont ordinairement les paysannes.

- Eh quoi! dit-elle, Baptiste, vous recevez un voyageur sans le presser d'accepter du lait et des fruits, et d'accorder à notre pauvre toit l'honneur de lui procurer un peu d'ombre et de délassement?

- Ah! madame! m'écriai-je, ne le grondez pas, de grâce! Il n'y a pas encore une minute que je suis à son côté, et son accueil m'a touché de manière à m'en souvenir toujours!

Baptiste n'avait pas même entendu sa mère. Il était retombé dans ses réflexions. Ses bras étaient croisés, sa tête pendait sur sa poitrine, et il murmurait des mots confus que je ne m'expliquais pas.

Je suivis la bonne femme dans une pièce assez vaste et d'une remarquable propreté, qui devait être la meilleure de la maison. Elle m'y fit asseoir sur une sorte de fauteuil

d'honneur, dont le siège était assez joliment tressé de paille jaune et bleue, pendant qu'elle congédiait dans la chambre suivante une volée tout entière de petits oiseaux de la montagne et des champs, qui s'étaient à peine effarouchés à mon approche, et qui lui obéissaient avec un empressement charmant à voir, tant ils étaient bien apprivoisés.

Elle renouvela ensuite les offres qu'elle venait de me faire, et s'assit, sur mon refus réitéré, en me demandant à quoi du moins on pourrait m'être bon dans la maison blanche des bois.

- Je le disais à votre fils quand vous êtes survenue, lui répliquai-je, mais il m'a tout à fait oublié. Le pauvre enfant, madame, est bien affligé! Le voyez-vous depuis longtemps dans cet état?

- Non, monsieur, répondit-elle en essuyant une grosse larme, et cela même n'est pas continuel. Il est toujours triste, aussi triste qu'il est bon, le pauvre Baptiste; mais il ne manque pas de suite dans ses idées et dans ses actions, quand de certains mots que je me garde bien, comme vous pouvez croire, de prononcer devant lui ne le rendent pas à ses accès. Comment ces mots le troublent, c'est ce que je ne sais pas. Je les évite, et voilà tout. Il était né si heureusement, ce cher enfant, qu'il faisait l'espoir et d'avance l'honneur de mes vieux jours; mais le bon Dieu a changé tout à coup ses intentions sur lui!...

Ses larmes abondèrent à ces derniers mots. Je lui pris la main, en lui demandant pardon de renouveler de telles douleurs.

- Il faut vous dire, puisque vous avez la bonté de vous intéresser à Baptiste, reprit-elle avec plus de calme, que Joseph Montauban, mon mari, était le meilleur ouvrier en bâtiment du Grand-Vau. Cela n'empêchait pas que nous ne fussions fort pauvres, parce que c'était un bien mauvais temps pour l'ouvrage, et que ma famille, d'une condition supérieure à celle de Joseph, avait payé un tribut plus pénible encore aux événements; mais cela ne fait rien à l'histoire. Nous ne savions trop à quel saint nous vouer, quand un riche et respectable particulier de la contrée chargea mon mari de la construction d'une maison superbe que vous verrez si vous traversez le bois, car je crois que vous venez d'aval. Quand la maison fut bâtie jusqu'aux combles, mon pauvre Joseph monta lui-même sur le faîte, comme chef d'ouvriers, pour y planter, selon l'usage, le bouquet et les banderoles d'honneur. Il était près d'y atteindre lorsqu'une pièce de la toiture, qu'on avait, à notre grand malheur, oublié de fixer, lui manqua sous le pied. C'est ainsi qu'il mourut. M. Dubourg, qui était et qui est encore le propriétaire du bâtiment, se montra vivement sensible à une si cruelle infortune. Il fit construire pour mon fils et moi ce petit logement sur un terrain assez productif, qui lui appartenait, et dont il nous accorda la jouissance, en y joignant même une pension, afin de subvenir à l'insuffisance du revenu, et de nous mettre à l'abri de tout besoin; enfin, non content de cela, il voulut encore se charger de l'éducation de Baptiste, qui avait alors cinq à six ans, et qui prévenait à la vérité tout le monde en sa faveur par son esprit précoce et sa jolie figure. Baptiste fut donc élevé chez M. Dubourg avec les mêmes soins et les mêmes maîtres qu'une aimable fille de son bienfaiteur, qui a trois ans de moins. Cela dura pendant dix ans, et Baptiste avait si bien profité, qu'il ne lui manquait presque rien, au dire des gens les plus savants, pour se faire un chemin honorable dans le monde. M. Dubourg prit la peine de me le venir assurer ici, en ajoutant d'un ton sérieux, mais doux: "Vous comprenez, mère Montauban, qu'il se fait temps d'ailleurs que je sépare Baptiste de ma Rosalie. Il a seize ans, elle en a treize et davantage. Ces jeunes gens touchent à l'âge où vient l'amour; quoique élevés comme frères et soeurs, ils savent bien qu'il en est autrement, et je n'ai peut-être que trop longtemps tardé à détourner ce piège de leur innocence. Il faut donc reprendre chez vous votre fils, ma bonne amie, en attendant que je lui aie procuré la position favorable dont il s'est rendu digne par ses études et par ses succès, dans quelque famille encore plus opulente que la mienne, ou dans quelque pensionnat en crédit. Il faut davantage, si vous m'en croyez: il faut que nos enfants s'accoutument à ne pas se voir, pour sentir moins péniblement cette privation quand ils seront séparés tout à fait. J'ai mes raisons pour cela, quoique rien ne m'ait indiqué entre eux d'autres rapports que ceux d'une pure et naturelle amitié. - Baptiste est un ange de tendresse et de soumission. Dites-lui que je ne cesserai jamais de l'aimer, et faites-lui entendre, avec votre coeur et votre esprit de mère, que j'ai quelques motifs de le tenir éloigné de moi. Vous ne manquerez pas de prétexte; et si vous parvenez à le convaincre que mon bonheur y est intéressé, je ne suis pas en peine de sa résolution. Cependant, s'il n'y avait pas d'autre moyen, rappelez-lui mes propres paroles. Dites-lui alors que la réputation des filles est le trésor le plus précieux des pères, et que la voix publique m'imposerait bientôt un sacrifice plus rigoureux pour nous tous, si je ne prenais prudemment un peu d'avance sur le temps. Exigez de lui qu'il ne revienne pas à Château-Dubourg; je l'en tiendrai pour reconnaissant, et non pour ingrat. - Un mot encore, continua-t-il. - Comme la vue de ma maison pourrait lui inspirer des regrets qui troubleraient son doux repos auprès de vous, obtenez de lui qu'il ne s'éloigne de la forêt de ce côté que jusqu'à cet endroit qu'on appelle la Bée, parce que le bois y prolonge à droite et à gauche deux longues ailes de futaies qui cernent la route des voitures, à l'endroit où elle est fermée en demi-cercle par le cours de l'Ain. Vous savez que les premières clôtures de mon parc ne se montrent qu'après qu'on a quelque temps suivi ce détour. - Quant à son obéissance, je vous le répète, ne vous en inquiétez pas! Il mourrait plutôt que de manquer à sa parole!..."

J'avais écouté M. Dubourg tout interdite, parce que mon esprit ne s'était jamais occupé du danger qui l'effrayait, et cependant ce qu'il disait me paraissait si raisonnable, que je me bornai, pour lui répondre, à des expressions de remerciement et de déférence.

"Je comprends, continua-t-il en se levant, que vos charges vont augmenter à mesure que les miennes diminueront, mais cela ne durera pas longtemps, car Baptiste est connu de mes amis sous les rapports les plus avantageux, et j'attends tous les jours la nouvelle qu'il est convenablement placé. En attendant, recevez de mon amitié ces cent louis d'or pour vous procurer à tous deux, dans votre petite solitude, quelques douceurs auxquelles il est accoutumé, et comptez toujours sur moi."

En parlant ainsi, M. Dubourg laissa la bourse et partit, sans vouloir, malgré mes instances, se déterminer à la reprendre.

C'était l'époque où Baptiste venait chaque année passer quelques semaines avec moi; il apportait alors ses livres, ses herbiers, ses ustensiles de science. J'étais bien heureuse! Il ne trouva donc pas étonnant son déplacement d'habitude; j'aime à croire qu'il l'aurait même désiré cette fois-là comme à l'ordinaire. Jamais il n'avait été plus beau, plus animé, plus satisfait de vivre, quoique naturellement porté à la tristesse depuis son enfance; et cela fut bien pendant quelques jours. Seulement je m'affligeais qu'il travaillât tant, de crainte, comme il n'était que trop vrai, que sa santé ne pût pas tenir à une si continuelle occupation. "Tu as bien le temps, lui dis-je, un soir, de feuilleter et de refeuilleter tes auteurs! Nous ne nous quitterons plus que lorsque tu auras une place, et on n'en trouve pas à volonté dans un pays où il y a tant de savants, surtout depuis la révolution." Là-dessus je lui racontai ce que m'avait dit M. Dubourg.

Quand j'eus fini, Baptiste sourit, ne répliqua pas, fit la prière, m'embrassa, et alla se coucher fort tranquille.

Le lendemain et les jours suivants, il me parut abattu. Il ne parla pas. Je ne m'en étonnai point; je l'avais vu souvent de cette manière.

Au bout d'une semaine cependant (il y a quatre ans de cela), je crus m'apercevoir que son esprit se troublait. Mère infortunée! c'était ce que j'avais prévu quand il s'opiniâtrait malgré moi dans ses études. Il renonça dès ce moment à ses livres, mais il était trop tard. Il disait des paroles qui n'avaient point de sens, ou qui signifiaient des choses que je ne comprenais plus. Il riait, il pleurait sans motif; il n'était bien que seul; il s'adressait aux arbres, aux oiseaux, comme s'il en avait été entendu; et ce qu'il y a d'extraordinaire, mais que je n'oserais vous raconter si vous ne veniez d'en voir la preuve, c'est qu'on croirait que les oiseaux le comprennent, à la facilité avec laquelle ils s'en laissent prendre. Ne serait-il pas possible, monsieur, que le bon Dieu, qui a donné un instinct à ces petits animaux pour éviter leurs ennemis, leur eût permis aussi de reconnaître l'innocent qui est incapable de leur vouloir du mal, et qui ne les aime que pour les aimer?...

Ce récit m'avait grandement ému, et je crois qu'il aurait produit le même effet sur vous, si je m'étais trouvé assez de puissance pour vous le rendre, ainsi que je l'ai entendu, dans son éloquente simplicité. Je passai ma main sur mon front comme pour en écarter les soucis qu'il y avait fait descendre, et puis j'en couvris mes yeux pour me dispenser d'une explication douloureuse et d'un entretien inutile.

- J'ai abusé trop longtemps de votre patience, reprit la mère de Baptiste. Revenons, je vous en prie, à ce que vous pourriez désirer de nous. Il n'y a rien ici qui ne soit à votre service.

- Rien, rien, lui répondis-je avec attendrissement. Je n'avais à vous demander que le chemin de la forêt qui conduit chez M. Dubourg et qui en ramène, car il faut absolument que je rentre ce soir.

- Vous êtes aussi bien tombé que possible pour vous en instruire, monsieur; nous y touchons, mais il n'est pas fort aisé. Baptiste va vous conduire. Il ne vit pas un jour sans aller à la Bée de l'Ain, jusqu'à un certain endroit que je lui ai défendu de passer, et voici justement l'heure où il se met en chasse. Je vous prie seulement de vouloir bien ne pas lui parler de cette maison, parce qu'il me semble que le souvenir de son ancien séjour chez son bienfaiteur n'est pas bon à la raison de mon enfant.

- Quel témoignage de ma reconnaissance pourrais-je vous offrir pour ce service?

- Oh! pour ce qui est de cela, répliqua-t-elle en sursaut, vous ne sauriez en parler sans me mortifier. Nous n'avons besoin de rien, et nous sommes au contraire en état de faire quelque chose pour des voyageurs peu favorisés de la fortune, qui se présentent rarement dans ces chemins écartés. Bien plus, - mais c'est une condition nécessaire, - l'unique grâce que j'attends de vous, c'est de n'avoir aucun égard aux sollicitations de ce genre que Baptiste oserait vous adresser, parce que leur objet accoutumé m'inquiète. Me le promettez-vous?

Je n'hésitai pas. - Au même instant, elle frappa deux fois des mains, et tous les petits oiseaux que j'avais vus un moment auparavant s'empressèrent à la porte avec des gazouillements confus.

- Eh! ce n'est pas encore vous, continua-t-elle, impatients que vous êtes! vos grains ne sont pas triés et vos mangeoires ne sont pas nettes.

Ensuite elle frappa un troisième coup.

A ce dernier signal, Baptiste entra, salua, s'approcha de sa mère, s'assit sur ses genoux, et lia un bras caressant autour de ses épaules.

- Vous voilà donc bien sage et bien beau! dit la mère de Baptiste en le baisant sur le front. Voyez, monsieur, si je n'ai pas un aimable enfant! un doux et docile enfant, qui sera mon enfant toute la vie, comme si je l'avais gardé au berceau? Pensez-vous que je sois à plaindre?

Elle pleurait pourtant.

- Ce n'est pas tout, Baptiste; il faut vous récréer un peu, car vous n'avez pas encore pris d'exercice aujourd'hui, bien que l'air fût si tiède et le soleil si riant! Jamais on n'a vu tant de papillons! Vous savez, d'ailleurs, que nous avons deux serins verts des dernières couvées qui n'ont point de femelles, et il y a longtemps que vous pensez à remplacer votre vieux chardonneret, qui est mort d'âge.

Baptiste fit entendre par des gestes et des cris de joie que sa mère allait au-devant de ses désirs.

- Allez donc mettre vos guêtres de ratine rouge et votre toque polonaise à gland d'or pour faire honneur à monsieur, et conduisez-le jusqu'auprès de la Bée de l'Ain, où vous l'attendrez en chassant à votre ordinaire. Je n'ai pas besoin de vous dire que vous me feriez de la peine en l'accompagnant plus loin.

Je regardais Baptiste avec un intérêt curieux pour savoir quel effet produisait sur lui cette défense, car je croyais avoir pénétré une partie de son secret dans le récit de sa mère. Je ne m'aperçus pas que le nom de la Bée d'Ain lui rappelât rien autre chose. Il alla mettre sa toque polonaise et ses guêtres de ratine rouge, revint, embrassa la bonne femme, et courut devant moi en sifflant, tandis que tous les oiseaux du bois se hâtaient à chanter et voleter autour de lui. J'imaginai sans peine qu'ils se seraient posés à l'envi sur la toque et sur les épaules de Baptiste, si son compagnon ne les eût effrayés.

Après une demi-heure de marche, nous traversâmes les baraques des bûcherons. Les enfants s'amassèrent sur notre passage.

- Oh! voilà, criaient-ils, l'innocent aux rouges guêtres, le fils à la mère Montauban, qui va chasser sans filets. - Bonne chasse, brave Bâti! rapportez-nous quelque oiseau, un gros geai bleu à moustaches, un beau compère-loriot noir et jaune, ou un de ces méchants piverts qui font des trous dans nos arbres; - et ne fût-ce qu'un verdier.

- Non, non, leur répondait Baptiste, vous n'aurez plus de mes oiseaux comme par le passé, et je me repens bien de vous en avoir donné quelquefois. Vous les emprisonnez dans des cages, au lieu de les retenir par des caresses. Vous leur coupez les ailes et vous les faites souffrir! Vous n'aurez plus de mes oiseaux. L'esprit de Dieu est dans l'oisillon qui vole; il n'est pas dans le cruel enfant qui le garrotte, qui le mutile, qui le tue et qui le mange. Vous êtes une race méchante, et les petits oiseaux du ciel sont mes frères.

Et Baptiste reprit sa course au milieu des éclats de rire de ces misérables enfants, qui s'étonnaient sans doute de le trouver tous les jours plus stupide et plus insensé!

Je les aurais volontiers frappés, car je ne pouvais me défendre d'aimer Bâti de plus en plus.

Quand nous fûmes arrivés à la Bée d'Ain, Baptiste s'arrêta comme si une barrière de fer s'était opposée à son passage; il recula même de quelques pas, et se retourna du côté de la forêt en appelant ses oiseaux.

- Oh! oh! dit-il, où êtes-vous, les jolis, les mignons, les bien-aimés?... Où êtes-vous, les jeunes serines du taillis? où êtes-vous, Rosette? où êtes-vous, Finette? Faut-il croire que vous ne m'aimiez plus, ingrates que vous êtes, et plus mauvaises que des femmes, si le hibou ne vous a mangées! Venez, petites, venez, mes belles! j'ai des maris à vous donner, deux serins verts d'une couvée!... - Tenez, continua-t-il en jetant sur le gazon sa toque polonaise, qui laissa ses grands cheveux blonds se répandre sur ses épaules; dormez là-dedans, mes filles, sans rien craindre des hommes, des oiseleurs et des serpents, car je veille sur vous comme une mère sur ses petits.

Pendant qu'il parlait ainsi, je m'étais un peu plus avancé. Je plongeais mes yeux dans cette belle eau si claire et si limpide qui baigne, mon cher Jura, le pied des nobles montagnes qui font ta gloire, et où il n'y a de trop que des villes et des habitants! L'Ain est un autre ciel dont l'azur n'a rien à envier à celui où nagent les soleils, et le Timave peut-être est le seul digne de lui être comparé sur la terre.

Le langage de Baptiste me tira de ma contemplation. Je m'approchai de sa toque à pas timides et suspendus, mais en souriant intérieurement de ma crédulité. - Les petites serines y étaient cependant. Elles s'accroupirent en se pressant l'une contre l'autre, hérissèrent et dressèrent leurs plumes pour s'en mieux couvrir, comme la phalange en tortue qui se cache sous ses boucliers, et laissèrent à peine briller au dehors un oeil inquiet qu'elles auraient bien voulu rendre menaçant. Je n'ai pas besoin de vous dire que je me retirai soudainement pour ne pas les effrayer davantage.

- Quoique votre chasse, dis-je à Baptiste, me paraisse heureuse et complète, il est probable que vous ne retournerez pas ce matin à la Maison-Blanche des Bois. Votre mère vous a recommandé de l'exercice, et j'espère encore vous trouver en revenant. En tout cas, j'ai assez bien remarqué mon chemin pour ne pas m'y tromper, et je serais fâché de vous retenir ici contre votre gré. Mais, si je ne dois pas vous revoir, Baptiste, j'aurais du regret de vous avoir quitté sans vous laisser quelque souvenir de mon amitié. Gardez en mémoire de moi cette montre d'argent, si vous n'aimez mieux une double pièce d'or pour acheter quelque chose qui vous convienne davantage. - Et ne me refusez pas!

- Une montre! dit l'innocent en me prenant la main... Croyez-vous donc que le soleil s'éteigne aujourd'hui? - De l'or? ma mère en a encore pour nos pauvres. Que saurais-je en faire au milieu de mes oiseaux?

- Vous n'avez donc rien à désirer, Baptiste?

- Rien, car ma mère ne m'a rien refusé... si ce n'est un méchant couteau!...

Cette idée me glaça le sang. Je me rappelai ce que m'avait dit sa mère.

- Dieu me garde, Baptiste, de vous donner un couteau. Ma bonne nourrice, qui vit encore, m'a répété cent fois que ce triste cadeau coupait les attachements. - Et d'ailleurs, les gens tels que vous et moi, mon ami, ne portent pas de couteau... Je ne me suis jamais muni de cette arme de l'homme carnassier, du boucher et de l'assassin.

Baptiste se rassit à côté de sa toque polonaise, et se remit à parler à ses serines.

Je l'observais un moment avant de poursuivre ma route, quand je m'entendis nommer par un groupe de cavaliers qui la suivaient dans la direction même que j'allais prendre.

- Maxime ici! dirent-ils, Maxime au bord des eaux bleues de l'Ain! Que le ciel en soit loué! Mais arrive donc! les amis de Dubourg ne doivent pas manquer à la bénédiction nuptiale de sa belle Rosalie, et il est déjà plus de midi!...

- Malheureux! pensai-je, et d'abord je ne répondis pas. Baptiste m'occupait trop. Il avait en effet tourné sur eux des yeux fixes, mais sans expression déterminée. J'attendis; je crus le voir sourire, et puis revenir à ses oiseaux. Je me flattai qu'il n'avait pas entendu ou qu'il n'avait pas compris, et je me joignis à mes nouveaux compagnons de voyage, sans le perdre tout à fait de vue. Il paraissait tranquille.

La noce fut gaie comme une noce. Les hommes n'ont jamais l'air si heureux que le jour où ils abdiquent leur liberté. Rosalie était charmante, plus charmante que je ne me l'étais faite, mais plus soucieuse encore que ne l'est ordinairement une jeune fille qui se marie. Son âme entretenait sans doute un souvenir vague de ces beaux jours de l'enfance où elle avait dû rêver d'autres amours et un autre époux. J'en ressentis un secret plaisir!...

Quant au marié, c'était le type complet du gendre de convenance dont les familles se glorifient, c'est-à-dire un grand garçon d'une constitution forte qu'aucune émotion n'avait jamais altérée; doué de cette assurance imperturbable que beaucoup de fortune et un peu d'usage donnent aux sots; parlant haut, parlant longtemps, parlant de tout, riant de ce qu'il disait; forçant les autres à prendre part en dépit d'eux à la satisfaction qu'il avait de lui-même; gros industriel, teint superficiellement de physique, de chimie, de jurisprudence, de politique, de statistique et de phrénologie; éligible par droit de patente et de capacité foncière; du reste, libéral, classique, philanthrope, matérialiste, et le meilleur fils du monde: - un homme insupportable!

Je partis aussitôt que j'en fus le maître, dissimulant adroitement mon évasion à travers la confusion des plaisirs et des fêtes. J'étais pressé de revoir Baptiste.

Lorsque j'arrivai à la pointe du bois, près de l'endroit où la Bée de l'Ain s'enfonce profondément dans les terres, je fus un moment surpris de voir la rivière parcourue par quelques petites barques fort agiles que je n'avais pas remarquées le matin. Je supposai qu'elles appartenaient à des gens du canton qui s'efforçaient d'approvisionner Château-Dubourg pour les festins du soir et du lendemain. Tout à coup les barques se rapprochèrent, les paysans descendirent, et un groupe assez épais se forma autour de quelque chose. Je ne suis pas curieux. Je ne sais pourquoi je courus.

- C'est bien lui, murmurait un vieux pêcheur, c'est le pauvre innocent aux rouges guêtres, c'est le garçon à la mère Montauban, qui se sera noyé en poursuivant une hirondelle au vol, sans se rappeler que la rivière fût là, - s'il ne l'a fait d'intention, ce que Dieu veuille épargner à son âme! Bâti, le bon, l'honnête Bâti! regardez ce qu'il est devenu. Le malheureux enfant ne me demandera plus de couteau!

- Attendez, attendez, dis-je en reprenant le sentiment et la pensée, et en me précipitant vers le cadavre... Il n'est peut-être pas encore mort!...

- Mais comment voulez-vous, mon brave jeune homme, repartit un autre pêcheur, qu'il ne soit pas encore mort, puisque c'est un de nos petits qui était où nous sommes, et qui a vu de loin quelqu'un se jeter dans l'Ain, à l'instant où la cavalcade des amis de M. Dubourg a commencé à déborder la pointe du bois? Nous sommes venus au cri du petit, nous avons mis sept heures à chercher l'homme, et voilà que nous le trouvons. Alors il est mort! et il n'est que trop mort à toujours!...

- Quel bonheur! s'écria un joli petit garçon d'une dizaine d'années en s'élançant dans le bois. - Je sais, moi, où il a laissé sa toque polonaise, qui est toute pleine, comme un nid, de jeunes serines vertes!...

J'ai repassé depuis dans le pays. Je n'ai pu obtenir aucun renseignement sur la mère de Baptiste; il faut qu'elle soit morte ou retournée dans son village.

La maison des bois a changé de forme. Elle est devenue fort grande, fort peuplée et fort bruyante. Aussi les petits oiseaux n'y viennent plus; ils s'en gardent bien. Le gendre de M. Dubourg y a établi une école d'enseignement mutuel, où les enfants apprennent à s'envier, à se haïr réciproquement, et puis à lire et à écrire, c'est-à-dire tout ce qui leur manquait pour être de détestables créatures. C'est un enfer.

 

Le Cycle du Dériseur sensé (1830-1836)

 

Hurlubleu. Grand Manifafa d'Hurlubière ou la perfectibilité

Histoire progressive

- Que le diable vous emporte! s'écria le Manifafa.

- Le grand loustic de votre sacré collège des mataquins en est-il? dit Berniquet.

- Non, Berniquet, reprit Hurlubleu. Je parlais à cette canaille de rois et d'empereurs qui m'assassinent tous les soirs de leurs salamalecs, et qui usent à force de la caresser de vils baisers la semelle de mes augustes pantoufles. Je t'aime, Berniquet; je t'aime, grand loustic du sacré collège des mataquins, parce que tu n'as pas le sens commun, et que tu ne manques point d'esprit sans qu'il y paraisse. Il faut même que j'aie fait une haute estime de ton mérite pour t'avoir conféré à la première vue une des plus éminentes dignités de mon empire, car je me souviens que tu tombas chez moi comme une bombe.

- Absolument, répondit Berniquet. J'arrivai en boulet ramé au pied du glorieux divan de votre incomparable Majesté, et le véhicule est encore là pour le dire, incrusté dans le marbre où elle daigne appuyer ses pieds sublimes, quand elle s'ennuie d'être couchée tout de son long.

- Tu ne dis pas tout, Berniquet! Ton arrivée inopinée et même un peu brutale passa pour miraculeuse, parce qu'elle délivra le pays d'un schisme effrayant qui avait déjà coûté la vie à cent millions de mes sujets, et dont je ne me remets plus le motif. Charge mon calumet pour me rafraîchir les idées.

- Eternel et immuable Manifafa, continua Berniquet en bourrant la pipe de son maître avec toutes les pratiques du cérémonial usité dans ce noble office, les mataquins attachés au culte de la divine chauve-souris dont votre dynastie impériale est descendue, et qui a l'infaillible complaisance de couvrir chaque nuit le soleil de ses ailes pour procurer à Votre Hautesse très parfaite et très adorée une fraîche obscurité favorable à son sommeil, s'étaient divisés en deux partis acharnés, commandés par deux loustics impitoyables, sur la question de savoir si la sacro-sainte chauve-souris était éclose d'un oeuf blanc, comme l'avance Bourbouraki, ou d'un oeuf rouge, comme le soutient Barbaroko, les deux plus grands philosophes, savoir Bourbouraki et Barbaroko, qui aient jamais illuminé le monde et autres dépendances de l'empire d'Hurlubière des clartés de la science.

- Que me rappelles-tu? répliqua le Manifafa en soupirant du profond de l'âme. Ce ne fut, pardieu, pas ma faute, si je ne pus accorder entre eux Bourbouraki et Barbaroko, ni ces damnés de loustics. J'avais inventé presque à moi tout seul dans le conseil de mes chibicous un système de conciliation par lequel on aurait reconnu à l'amiable que l'oeuf de la divine chauve-souris était blanc en dehors et rouge en dedans, ou vice versa, car je n'aurais pas donné un poil de ma moustache pour le choix; mais les mataquins rouges et les mataquins blancs n'en voulurent jamais passer par là, tant ils étaient obstinés et téméraires dans leurs résolutions; de manière que la chienne de question serait encore en suspens, si tu n'étais descendu des nues fort à propos pour la résoudre.

- Je répondis ingénument à Votre Sérénissime Hautesse que les deux loustics en avaient menti, et je prouvai par raison démonstrative que le tétrapode céleste ne pouvait être sorti d'un oeuf blanc, comme il ne pouvait être sorti d'un oeuf rouge, puisqu'il était de sa nature vivipare, mammifère et anthropomorphe, ni plus ni moins qu'un mataquin; sur quoi Votre Sérénissime Hautesse se hâta dans sa souveraine bonté de faire couper la tête aux deux loustics et à tous les chibicous, au grand contentement de son peuple qui en fit des feux de joie par toute la terre.

- Ce mémorable événement fut consigné en lettres d'or dans les annales de mon règne, avec l'ordonnance par laquelle je te nommais grand loustic. Tu vois que je m'en suis souvenu tout de suite; mais vivipare, mammifère et anthropomorphe, où diable étais-tu allé prendre ces fariboles?

- Je le savais abstractivement, en qualité de docteur juré de toutes doctrines infuses et de propagateur encyclique du monopole perfectionnel in omni re scibili; mais ceci appartient à une histoire trop longue pour qu'il me soit permis d'en occuper les loisirs précieux du grand, du très grand, de l'infiniment grand Manifafa.

- Dis-moi ton histoire, Berniquet. Si elle est longue et ennuyeuse, tant mieux. Je n'aime que les histoires qui m'endorment; mais tiens-moi quitte surtout de la moitié de tes formules d'obéissance et de respect. Ce que je suis au-dessus de toi, pauvre poussière de mes pieds, est une chose trop bien convenue entre nous pour que je l'oublie. De peur d'en perdre l'habitude, appelle-moi seulement de temps à autre: Divin Manifafa! Rien de plus, Berniquet. C'est court, c'est vrai, c'est clair; et quand je fume, les jambes commodément étendues sur mon divan, je ne regarde pas à l'étiquette. Parle, Berniquet! Parle, loustic!

- Votre Majesté saura donc, reprit Berniquet profondément ému, comme il devait l'être, de cette marque de bienveillante familiarité, que j'habitais il y a quelque dix mille ans une espèce de villace malpropre, fétide, sottement bâtie et disgracieuse en tout point, construite alors sur une partie de l'emplacement qui a été occupé depuis par les écuries de vos nobles icoglans, et qui se nommait Paris dans le patois de cette époque barbare. Elle ne craignait pas de se faire passer pour la reine des cités, bien qu'il en soit à peine mention dans les anciennes chroniques de l'empire d'Hurlubière, dont l'incomparable capitale d'Hurlu brille aujourd'hui comme un diamant resplendissant à la couronne du monde.

- J'ai entendu parler de ta bicoque, interrompit vivement le Manifafa; mais arrête-toi là un moment, et pour cause. Que viens-tu me chanter de tes dix mille ans de vie, avec cette face de mataquin qui en annonce tout au plus quarante-cinq? Si tu avais le secret de prolonger au-delà de dix siècles révolus seulement l'existence qu'ont accomplie en moins de cent pauvres années les plus vivaces de mes immortels aïeux, je t'ouvrirais sur-le-champ mon trésor et mon harem, et je te ferais prendre place à mes sacrés côtés, tout mataquin que tu es, sur le trône des manifafas. Apprends-moi à l'instant, loustic, si tu connais un moyen de vivre toujours! Je te l'ordonne, sous peine de mort!

- Pas plus que vous, divin Manifafa! Nous mourons tous à notre tour depuis que roule dans son étroite orbite notre misérable univers, et j'ai quelque raison de penser qu'il en sera ainsi jusqu'à nouvel ordre. Je compte réellement les quarante-cinq ans, ni plus ni moins, que Votre Hautesse vient de m'accorder de sa grâce spéciale; et si elle prend la peine d'en retrancher par la pensée les mois de nourrice, l'âge de la dentition, de la coqueluche et des lisières, le temps du collège et de la Sorbonne, la part énorme des maladies et du sommeil, les jours de garde et de revue, les visites faites et reçues, les mauvaises digestions, les rendez-vous manqués, les lectures de société, les concerts d'amateurs, les conversations des gens de lettres et les séances publiques des dix-huit académies, elle comprendra aisément dans sa sagesse qu'il me reste pour quotient définitif une chétive année de vie, comme à tout le monde. Foi de grand loustic des mataquins, je veux que la foudre m'écrase, s'il m'est avis d'avoir existé une heure de plus. Quant aux dix mille ans de surérogation dont il a été question ci-devant, j'en ferai grand marché à mes biographes. Ils ne m'ont pas duré en tout ce qu'il faut au mouvement du coeur pour passer de la systole à la diastole, et aux femmes pour changer de caprice.

- A la bonne heure, dit le Manifafa, car la longueur de ton histoire commençait à m'effrayer tout de bon, quoique j'aie grande habitude de lire tous les baliverniers d'Hurlubière pour me préparer à dormir. Poursuis donc, loustic!

Au geste impérieux et décisif du Manifafa, le loustic s'assit sur ses talons, et il poursuivit en ces termes:

- Il y avait donc à Paris, vers l'an de grâce 1833, ce que j'ai l'honneur de vous raconter n'est pas d'hier, une propagande universelle de perfectibilité dont je faisais partie, à cause de mon érudition polymathique, polytechnique et polyglotte, et qui recevait journellement des ambassadeurs patentés de tous les rhumbs de l'horizon. C'était marchandise un peu mêlée pour le choix, mais tout savants, de manière qu'on ne les aurait pas entendus, a moins d'être lutin profès. On convint cependant un soir d'hiver fort brumeux, avant de partager les jetons, qu'il serait assez malaisé de composer une société parfaite, si l'on ne découvrait un moyen préalable de se procurer l'homme parfait ou de le produire, l'agrégat étant toujours, suivant l'heureuse expression des péripatéticiens, à qui Dieu fasse paix, l'expression complexe des éléments agrégés, comme le divin Manifafa le comprend mille fois mieux que son humble esclave, à supposer qu'il ne dorme pas encore.

- Que la sainte chauve-souris m'offusque à perpétuité de ses ailes ténébreuses, s'écria Hurlubleu, si j'en ai compris un traître mot! Mais tâche de me tirer de l'agrégat des péripatéticiens, et va toujours!

- Il fut donc résolu qu'on se mettrait incessamment à la recherche de l'homme parfait, c'est-à-dire, aussitôt qu'on apprendrait où il pouvait être, et en admettant qu'il fût, pour en faire la souche de la propagande universelle et de la civilisation régénérée.

- Vous étiez trop modestes, reprit le Manifafa, car ta propagande et ta civilisation n'en manquaient pas, de souches. Tu me passeras volontiers cette saillie, quoiqu'elle ne soit pas d'un excellent goût. Mais qu'attendiez-vous de l'homme parfait, puisque vous voilà déjà parvenus au point suprême de la science, qui consiste à ne plus s'entendre?

- La perfection organique! répondit humblement Berniquet, le complément de ces facultés innombrables que Dieu a répandues entre ses créatures d'une main si prodigue, et qu'il a restreintes dans notre espèce avec une malicieuse parcimonie à l'exercice de cinq sens obtus et misérables, en y joignant plus malicieusement encore le sens intellectuel, qui ne nous sert qu'à faire des sottises.

- Il nous sert parbleu bien aussi, reprit le Manifafa, à les dire et à les imprimer. Ces considérations, en effet, devaient fournir à la propagande une ample matière à penser?

- Coussi, coussi, Monseigneur! la propagande ne pensait jamais que ce qu'elle avait pensé une fois. Il y avait là un petit manant de Chinois que vous auriez fait passer par le trou d'une aiguille, mais qui en savait aussi long qu'il était gros, et qui nous soutint mordicus que l'homme parfait avait été fabriqué par Zérétochthro-Schah près de quatre mille ans auparavant; mais qu'on ne savait ce qu'étaient devenus ni Zérétochthro-Schah, ni son automate.

- Je ne t'en donnerai pas de nouvelles. Qui a jamais entendu parler d'un animal de ce nom?

- Zérétochthro-Schah, divin Manifafa, était comme qui dirait, si res parvas licet componere magnis, une sorte de métis fort incongru entre le manifafa et le mataquin, lequel vécut du temps de Gustaps, et sortit de la Médie pour endoctriner la Bactriane. Outre le Zend-Avesta et quelques autres bouquins, on croit véritablement qu'il avait laissé une formule bien accommodée à l'intelligence la plus vulgaire pour la confection du grand oeuvre de la perfectibilité, qui est l'homme parfait; mais, au transport de ses bagages, elle fut malheureusement noyée dans la bouteille à l'encre, et il n'en a plus été question depuis. Il ne restait donc à la propagande universelle d'autre moyen d'en prendre connaissance que la tradition, en faisant exécuter aux frais de l'état un voyage sur les lieux; et nous aurions, selon toute apparence, obtenu quelque beau résultat de cette grande opération, s'il ne nous était survenu à la même époque une autre contrariété très sensible. C'est que la Bactriane fut engloutie entre deux de nos séances par un tremblement de terre, et avec elle Zérétochthro-Schah, ses traditions et sa formule.

- Adieu l'homme parfait et la perfectibilité. Je m'imagine que la propagande universelle fut bien camuse.

- J'ai déjà eu l'honneur de dire à Votre Divine Hautesse que l'impeccable propagande ne revenait jamais sur ses délibérations. Nous partîmes au nombre de douze, fermement résolus de chercher la Bactriane jusqu'au centre de la terre, où il y avait toute apparence qu'elle était descendue, par la loi de gravité, dans cet épouvantable remue-ménage.

- Tu me mets sur la voie, sage loustic. La députation s'en alla en puits artésiens?

- L'immense pénétration de Votre Majesté toujours auguste est soudaine comme le génie, mais nous ne fûmes pas si ingénieusement avisés. On convint que nous procéderions à l'exploration de la surface entière du globe, avant d'en visiter les entrailles.

- A merveille! Je vous vois d'ici dans les accélérés, comme des savants du commun. La propagande sur les grandes routes!

- Il n'y avait pas moyen, sire. On n'y passait plus qu'au péril de la vie, depuis l'invention des chemins de fer.

- Je l'oubliais. Continue donc; car je fais là, depuis un grand quart d'heure, des efforts d'esprit qui me réveillent.

- Nous nous embarquâmes sur le bateau à vapeur le Progressif, un joli bâtiment, je vous jure, à trois cheminées et à forte pression, qui cinglait si hardiment, triple sabord! que mon ami Jal n'aurait pas eu le temps de compter les lochs. Nous filâmes ainsi près de dix-huit cents lieues, à l'estime du charbonnier, jusqu'à ce que nous nous trouvâmes réduits, par défaut de combustibles, à jeter dans les chaudières nos meubles, nos outils, notre pacotille et même nos cartes hydrographiques, nos livres de science et nos patentes.

- Et sagement vous auriez fait de débuter par là, loustic, dit le Manifafa.

- Cela fit au premier abord un feu clair et brillant, dont nous eûmes le coeur tout réjoui, d'autant plus que le gardien des soupapes croyait déjà voir terre au bout de sa lunette achromatique (l'enragé aurait bien mieux fait d'être à ses soupapes); mais les trois machines à forte pression dont j'ai eu l'avantage de vous parler ci-devant profitèrent du moment pour éclater toutes ensemble avec une harmonie si parfaite qu'on aurait dit qu'elles s'étaient donné le mot.

- Au soubresaut près du bateau à vapeur, dont l'allure capricante et saccadée m'a incommodé maintes fois, il faut convenir, Berniquet, dit le Manifafa, que cette manière de naviguer montre furieusement d'esprit dans son inventeur, et qu'elle a beaucoup d'agrément.

- Quand on en est revenu, monseigneur. Nous fûmes lancés si rapidement à une hauteur incommensurable que je n'eus pas le temps de l'apprécier avec exactitude, parce qu'on manque essentiellement, en mer, d'objets de comparaison; mais nous nous aperçûmes bientôt, en accomplissant notre chute parabolique, suivant la condition des projectiles, que nous avions eu le bonheur d'être dirigés du côté de la terre; sans quoi notre mort était infaillible. Jamais une contrée plus délicieuse ne se présenta sans doute aux regards du voyageur surpris. L'île de Calypso, dont vous avez peut-être entendu parler, n'était, auprès de celle-ci, qu'un misérable écueil, indigne d'occuper l'imagination des poètes. A mesure que nous en approchions, nous pouvions voir se développer sous nos yeux, et cette locution figurée est ici parfaitement exacte, car nous tombions la tête la première, toutes les merveilles d'une végétation élyséenne, couronnée de fleurs et de fruits. Ce n'étaient qu'oranges aux pommes d'or, bananiers aux régimes flottants, et vignes aux grappes empourprées, qui liaient leurs bras opulents aux branches des mûriers et des ormeaux; ce n'étaient que cerisiers courbés sous le poids d'une multitude de rubis mobiles, balancés mollement par les zéphyrs à leurs flexibles rameaux; ce n'étaient que lauriers aux baies noires comme le jais, ou acacias aux girandoles parfumées, qui confondaient dans l'air leurs enivrantes odeurs avec celle des violettes, des oeillets, des héliotropes et des tubéreuses, dont la fraîche verdure des prés, entrecoupée de toutes parts de ruisseaux de cristal et d'argent, se parait comme d'une élégante broderie. Les roses étant assez rares dans le pays, nous n'en remarquâmes cependant pas au premier moment.

- Je suis seulement bien étonné que vous ayez pu remarquer tant de choses, reprit le Manifafa; mais je suppose que tu te décidas à prendre terre, après avoir louvoyé le temps que tu dis. Cela devait finir par là.

- En dégringolant de branche en branche, à la manière de Christophe Morin quand il dénicha le piau, divin Manifafa. Notre premier soin fut de nous compter. De huit cents personnes qui avaient composé l'équipage, nous ne restions que six; mais par un effet tout particulier de la providentielle sagesse qui veille aux progrès de l'humanité, nous étions tous six les députés d'élite de la propagande universelle.

- J'ai souvent ouï dire, ami loustic, que ces gens-là se retrouvaient toujours sur leurs pieds. Mais fais-moi le plaisir de m'apprendre si la providentielle sagesse dont tu parles vous avait conservé le petit Chinois?

- Le petit Chinois avait vécu, sublime Hautesse; et d'après sa minutissime exiguïté naturelle, on peut présumer avec beaucoup d'assurance qu'il était rendu, en atomes impalpables, au foyer perpétuel de la création.

- Tant mieux! s'écria le Manifafa. C'est lui qui t'a engagé, dans cet interminable récit, à la poursuite de Zérétochthro-Schah, et je ne me sens pas capable de le lui pardonner de ma vie.

- Nous étions un peu froissés: c'est le moins qui puisse arriver lorsqu'on tombe de haut sans y être préparé; mais notre plaisir n'en fut que plus vif, au milieu du peuple heureux qui dansait sous ces ombrages. Nous nous empressâmes de nous mêler à ses jeux innocents, aussi naivement que si nous avions été de simples bergers, et notre allégresse s'augmenta de beaucoup, vous pouvez le croire, quand nous apprîmes que cette fête pastorale avait lieu à l'occasion du départ d'un ballon frété pour des régions fort lointaines, où il devait nous conduire en peu de temps.

- Saviez-vous du moins, savants que vous étiez, et toi, savant loustic en particulier, où ce ballon vous conduirait?

- Qu'importe, seigneur, où peut conduire un ballon quand on ignore où l'on va? C'est le chemin que tiennent les savants, les empires et le monde.

- Arrime pour les airs, Berniquet! Va, mon fils, mon loustic, où le démon te pousse! Mais un aérostat qu'on ne peut diriger est tout au plus un jouet d'enfant, bon pour divertir les rois, les vieilles femmes et les académies.

- Bagatelle que cela! vous courez toujours par la subtile perspicacité de votre esprit, Manifafa de plus en plus extraordinaire, au-devant des découvertes de la civilisation ancienne, comme si vous les aviez devinées! La direction des ballons était devenue de tous les problèmes le plus facile à résoudre, depuis qu'on avait appliqué la vapeur à la navigation, la résistance des courants de l'air étant moins difficile à vaincre que celle des eaux. Nous montâmes donc résolument le ballon à vapeur le Bien-Assuré, qui était un bâtiment d'importance, parfaitement équipé en guerre pour cette grande expédition, à cause du nombre incalculable de corsaires aériens qui ravageaient depuis quelques années les parages que nous allions visiter, et qui causaient par là un immense préjudice au négoce atmosphérique, malgré toutes les précautions de la douane et de la maréchaussée. Nous étions munis de vingt-quatre bonnes pièces de canon de Siam, longues de cinquante-deux pieds et de cent quatre-vingt-deux livres de balles, qui portaient à sept lieues de but en blanc, et nous n'avions pas moins de six mille hommes de bataille en excellentes troupes de toute arme, sauf la cavalerie et les sapeurs, sans compter la chiourme et les gens d'abordage, qui étaient placés aux grappins, de sorte que nous mîmes au large, sans inquiétude et sans difficulté, suivis des acclamations de la multitude.

- Je te recommande, loustic, d'avoir l'oeil aux soupapes! Mais comment fîtes-vous, tes savants et toi, pour payer votre passage? Mit-on les propagandistes de la perfectibilité aux grappins, ou les mit-on à la chiourme?

- Eh! divin Manifafa, répondit Berniquet, remettez-vous de cet inutile souci! Dans toutes les conflagrations terrestres, maritimes et célestes qu'il vous serait possible d'imaginer, les savants de mon temps s'assuraient premièrement d'emporter leur bourse avec eux; et puis la parfaite considération dont ils jouissaient à ces époques reculées leur procurait bon crédit partout où le nom d'homme était parvenu. Leur diplôme valait or en barres.

- Je me suis laissé dire, Berniquet, qu'il n'en était pas de même aujourd'hui?

- Moi aussi, monseigneur. Quoi qu'il en soit, nous dûmes faire ainsi près de quatre mille lieues sans savoir précisément où nous étions, parce que Votre Majesté n'ignore pas que la boussole dérivait dès lors de quelques degrés, et qu'à cette hauteur elle devait faire gaillardement, comme elle le fit, le tour complet du cercle, sans autre moteur que l'oscillation capricieuse qui lui est propre, l'action attractive du pôle s'étant considérablement altérée dans ces régions élevées.

- C'était une belle occasion de graduer l'échelle du cyanisme du ciel, qui a donné tant de mal à M. de Saussure!

- Le ciel était noir comme de l'encre. Cependant nous nous consolions de notre isolement en donnant çà et là notre nom à quelque nuage. C'était un plaisir bien ingénu, une joie d'homme, qu'emportait le vent comme celles de la terre. Nous n'encourûmes d'ailleurs aucune espèce d'accident notable, si ce n'est que nous échappâmes, par une adroite manoeuvre, à l'éruption d'un volcan maudit, qui faillit mettre le Bien-Assuré en cannelle.

- Je ne te passe pas celle-là, interrompit Hurlubleu, et Dieu sait que depuis une heure tu m'en fais avaler de toutes les couleurs. Jamais, au grand jamais, éruption de volcan ne monta si haut!

- Il arrive souvent, Manifafa surhumain, que les éruptions des volcans de l'air descendent plus bas, à moins que le mouvement ambiant de la rotation atmosphérique ne les transforme en jolis petits satellites de poche, comme j'en ai tant vu dans mes voyages. L'explosion qui nous menaça de si près pourrait bien être celle qui détruisit Paris. C'était, pour vous dire vrai, celle d'une de ces méchantes planètes provinciales que la terre emporte, comme une étourdie, dans ses sottes évolutions, à la manière de la corbeille de prunes que les enfants font rouler autour d'une fronde sans en laisser tomber une seule, et qui, composées d'éléments inflammables, tourmentés d'un principe igné, finissent brutalement, au moment où les pauvres passants s'y attendent le moins, par se dissoudre en pluie d'aérolithes. A la considérer dans son diamètre apparent, nous jugeâmes qu'elle ne présentait guère que l'apparence d'une préfecture de troisième classe, dont le dernier de vos commis à la plume ne voudrait pas.

- Il aurait vraiment bien raison! répliqua le Manifafa; une préfecture composée d'éléments inflammables tourmentés d'un principe igné, cela ne serait pas gracieux. La description que tu m'as donnée de tes aérolithes m'a paru d'ailleurs fort instructive et fort divertissante, et je t'excuse, en sa faveur, d'avoir pris ce parti-là pour te rendre au centre de la terre, quoique, à examiner rationnellement la chose, ce ne fût pas le plus court.

- Ce n'était pas le seul inconvénient de notre voyage. Nous venions à peine de jeter la sonde pneumatique sur un assez beau fond d'atmosphère, dont elle avait rapporté, à notre entière satisfaction, un mélange d'oxygène et d'azote, formé selon les proportions dont les chimistes sont convenus pour le plus grand avantage de tout ce qui respire, quand nous eûmes le chagrin de nous apercevoir que le bâtiment faisait air par deux voies.

- En voici, ma foi, bien d'un autre, Berniquet! J'ai entendu parler de voies d'eau, mais des voies d'air, cela me passe.

- Il n'y a rien de plus aisé à comprendre. Cela veut dire que le gaz s'échappait en abondance par les fentes de la capsule à défaut de radoub. Votre Majesté pense bien que nous ne perdîmes pas de temps pour y envoyer les ouvriers du calfat; mais Castor et Pollux, protecteurs des mariniers, permirent qu'un garçon d'un âge tendre et sans expérience tînt le goudron enflammé si près de la brèche, que l'hydrogène prit feu soudainement, en décorant superbement le ballon d'une merveilleuse ceinture qui rayonnait d'aigrettes éblouissantes, et qui devait lui donner, d'en bas, car le soleil était depuis longtemps caché pour tout cet hémisphère, l'aspect de quelque brillant météore. Foi de loustic, j'aurais à revivre mes dix mille ans, si vite passés, et dix mille fois davantage, que le temps ne pourrait effacer de mon souvenir les sentiments d'admiration dont je fus rempli à l'aspect de ce globe en feu...

- Qui brûlait à plain-pied des planètes, interrompit Hurlubleu. Je me mets volontiers à ta place pour le moment actuel, et non autrement, par parenthèse. Mais l'admiration ne vous absorba peut-être pas tellement que vous ne vous occupassiez d'autre chose?

- Nous nous empressâmes de débarrasser le vaisseau de sa cargaison inutile; car il n'avait que trop de lest pour ce qui lui était réservé: la machine à vapeur d'abord, ensuite les canons de Siam! On n'en vit jamais de pareils dans l'excellence du travail et la richesse des ciselures! après cela, toute une encyclopédie par ordre de matières. Je n'y eus pas grand regret. Après cela, tout le Bulletin des lois, des décrets et des ordonnances, avec tous les procès-verbaux des deux chambres. C'était là une terrible perte! Après cela, quelqu'un eut l'impertinence de dire qu'on aurait dû commencer par les savants. Je sautai le pas comme les autres; mais je fus si heureusement favorisé par ma pesanteur spécifique, le ciel en soit loué toujours, que je rattrapai, dans sa chute perpendiculaire, une de nos chaloupes aériennes qui sombrait; et comme elle était faite en cheval marin, d'après la mode du temps, qui courait depuis le fameux cétacé de M. Lennox, je l'enfourchai aussi lestement que faire se pouvait en pareille circonstance, de façon à m'y trouver bien en selle, la main droite aux crins, ferme sur le arçons, et campé comme un Saint-Georges.

- Ensuite, Berniquet, tu piquas des deux, ainsi que ta position l'exigeait, et je te vois avec plaisir en chemin pou le pays de Zérétochthro-Schah, si le poids des masses est réciproquement multiplié par le carré de la vitesse.

- Je m'abattis, de fortune, dans une large fondrière qui était placée au juste milieu de la grande route, et où je m'enfonçai jusqu'au menton seulement, parce que j'eus l'avantage de trouver le tuf. J'étais un peu étourdi, mais j'eus bientôt repris courage en reconnaissant, à la nature du sol et à la configuration géologique des localités, que ma bonne étoile m'avait fait prendre pied dans une des contrées les plus civilisées de la terre.

- Prendre pied, c'est une manière de parler en façon d'hyperbate, à laquelle je souscrirai volontiers, si cela te fait plaisir; mais j'aurai plus de peine à convenir, je t'en avertis, du perfectionnement indéfini d'une contrée, où il y a des fondrières si larges et si profondes au juste milieu de la grand-route.

- Oh! c'est que les philosophes de ce pays-là, divin Manifafa, ont bien autre chose à faire que de boucher des fondrières!

- Et que font-ils donc? dit Hurlubleu.

- La cuisine, répondit Berniquet.

- A la bonne heure, reprit le Manifafa, et je ne saurais les en blâmer; mais commençons par le commencement, car nous venons de te laisser, à mon grand regret, loustic, dans une situation peu commode pour explorer le terrain.

- Elle était d'ailleurs assez favorable à la méditation; et quant au terrain, je le connaissais à fond, indépendamment de mon expérience personnelle, sur ce que j'en avais lu dans des cosmographies et des voyages qui ne mentent jamais. L'île des Patagons, autant que j'en avais pu juger à vue de pays, en plongeant dans cet empire médiatlantique, représente un cercle parfait de onze cent trente lieues de diamètre; ce qui lui donne trois mille cinq cent cinquante lieues de circonférence ou peu s'en faut, si Adrien Métius d'Alcmaer n'est pas un fat. Elle a cela de particulier, qu'elle n'a jamais rien produit qui ait eu vie, ce qui la rend bien effectivement propre à la civilisation.

- Et ce qui reste à démontrer, s'écria Hurlubleu en branlant la tête d'un air défiant; une île qui ne produit aucun être vivant et où il y a des philosophes! Il est vrai qu'ils se fourrent partout; mais, à ton compte, ils devaient faire une maigre cuisine.

- La plus parfaite qui se puisse savourer à une table royale. Il faudrait seulement prémettre, si prémettre était reçu en langue hurlubière, et cela dépend de l'Académie, que l'île des Patagons est le centre d'un archipel tout peuplé de philosophes, qui se sont casés méthodiquement dans leurs îlots, selon le système encyclopédique de Bacon, avec une si technique précision qu'il ne manque à ces langues de terre que des étiquettes pour figurer dans la topographie de la perfectibilité le compendium universale des connaissances humaines. Cette espèce peuplant beaucoup, parce qu'elle est fort oisive, elle s'avisa un jour de profiter du voisinage de l'île métropole, où je suis pour le moment dans l'état que vous savez, et où je vous prie de me permettre de rester quelque temps encore...

- Tant que cela pourra t'être agréable, loustic, dit le Manifafa. Prends tes aises.

- Elle s'avisa, dis-je, d'y transporter une colonie créatrice, et il ne lui fallait pour cela que des laboratoires, puisqu'elle savait produire par des combinaisons chimiques tout ce que la création produit. C'est ainsi que le consistoire philosophique de l'île des Patagons s'institua en manufacture culinaire, pour satisfaire à la nécessité commune des individus bien portants qui font avec plaisir deux repas par jour, quand ils sont en mesure de les payer. Je ne parle pas des pauvres auteurs, de ces innocents prolétaires de la parole, de ces tributaires disgraciés de la presse, gens de bien qui vivent de peu quand ils vivent, et qui ont perdu leur pension par la malice ou l'ineptie d'un chibicou; ceux-là n'y ont que voir. Mais je suppose, par exemple, que Votre Hautesse ait bonne envie de tâter demain, à son déjeuner, d'une excellente tête de veau en tortue, ce qui peut arriver à tout le monde; vous envoyez votre carte à la section de mammalogie, qui fait un veau et qui vous met la tête à part. L'architriclin de la section (c'est une grande dignité) mande incessamment votre carte à son confrère de la section d'ornithologie, qui vous fait un coq, et qui en dépêche au premier laboratoire la crête et les rognons: de même à la section de crustacéologie, qui confectionne supérieurement les écrevisses. Après cela tout se manipule comme à l'ordinaire, et on sert chaud. C'est un manger délicieux.

- A qui en parles-tu? dit le Manifafa. Tout cela me paraît ordonné en perfection, et je prendrais un grand plaisir à t'interroger sur quelques détails, si je ne me faisais scrupule de te retenir dans cette fondrière plus qu'il ne convient à un homme de ton âge et de ta qualité.

- J'y passai cent heures et je ne sais combien de minutes, divin Manifafa.

- Alors nous avons le temps. Amuse-toi donc à me répondre, cela te reposera. Comment ces philosophes, qui faisaient tant de choses, ne sont-ils pas parvenus à faire l'homme que tu cherchais avec une si rare intrépidité?

- Eh! tenez-vous pour assuré, seigneur, qu'ils faisaient fort bien l'homme tel quel. Un homme n'est pas plus difficile à fabriquer qu'un lapin de garenne, quand on sait de quoi cela se compose. La section d'anthropologie ne s'occupait d'autre chose du matin au soir, à l'opposé des pays arriérés et mécaniques où l'on s'en occupe volontiers plus spécialement du soir au matin; et il faut convenir qu'elle n'y épargnait pas la façon, puisqu'elle a fait les Patagons, dans le moindre desquels il y a de l'étoffe pour les douze tambours-majors des douze légions de votre capitale, en y joignant ceux de sa banlieue. Mais au-delà des cinq sens de nature, elle s'était trouvée bien embarrassée, la section d'idéologie n'ayant jamais pu lui fournir le sens intellectuel en bon état. Le sens intellectuel! Divin Manifafa, vous auriez retourné la section d'idéologie de fond en comble que vous n'en auriez pas obtenu de quoi faire un vaudeville, et quand cela est distribué par égales parts sur cinquante millions de géants, c'est bien à peu près comme s'il n'y en avait pas du tout. Voilà pourquoi cette malheureuse race des Patagons est si bête, si bête, qu'il était dès lors passé en usage proverbial parmi les nations de dire: Bête comme un Patagon.

- Le ciel nous soit en aide et la sainte chauve-souris aussi! dit le Manifafa. Avec quoi ces pauvres gens faisaient-ils les rois?

- C'est une grande pitié, répondit Berniquet en baissant humblement les yeux; ils les faisaient avec des Patagons.

- Cela prouve, loustic, qu'il n'y avait pas grand profit à cette charge, puisque les philosophes ne l'ont pas gardée pour eux.

- On se soucie bien des rois et des peuples, sire, quand on leur mesure les vivres! Les philosophes qui ont continué de se reproduire à la manière vulgaire, parce qu'elle est un peu plus amusante, sont d'ailleurs restés tout petits, ce qui leur interdit jusqu'à la chance de parvenir aux dignités publiques, dans ce pays de Patagonie où elles se donnent toutes à la taille, sans en excepter la couronne. Le roi mort, on fait passer la nation sous un hectomètre, et son successeur est pris au toisé.

- De sorte que le souverain régnant, reprit le Manifafa, peut à bon droit s'adjuger le titre de GRAND et le recevoir de sa cour sans que personne y trouve à redire, ce qui me paraît fort agréable. Mais qu'arriverait-il, Berniquet, si quelque petit manant de Patagon se mettait dans l'esprit de grandir démesurément tout à coup, et de passer son prince légitime d'une coudée ou deux, pendant que celui-ci trône paisiblement sur la foi de la toise, de la géométrie et des philosophes?

- Il serait reconnu héritier présomptif, seigneur, et proclamé César, en attendant qu'un autre vînt lui contester son rang. J'ai entendu dire que ceci leur avait épargné bien des révolutions et bien des guerres civiles, et qu'ils n'en sont pas plus mal gouvernés.

- Je le crois facilement, loustic; c'est le système électoral le plus raisonnable qu'on ait jamais inventé à ma connaissance, et j'en ferai avant peu l'essai sur mes chibicous. Quoi qu'il arrive, je serai presque toujours sûr de ne pas perdre au change. Mais, si ton rapport est fidèle, il me reste deux inquiétudes: ma première inquiétude, Berniquet, c'est de savoir ce que font les femmes patagones dans un pays où la section d'anthropologie prend la peine de faire les enfants?

- Oh! sire, les femmes sont fort occupées; elles discutent, elles gèrent, elles administrent, elles jugent, elles gouvernent, elles font des plans de campagne, des statistiques, des lois, des constitutions; et, de temps à autre, à leurs moments perdus, de petites brochures éclectiques, des traités d'ontologie, des poèmes épiques en trente-six chants. Elles ont bien du mal! Mais la seconde inquiétude de Votre Hautesse, sublime Manifafa?

- Ma seconde inquiétude, Berniquet, c'est de savoir comment tu t'y pris pour te dépétrer de cette diable de fondrière?

- Je ne passais pas tout mon temps à réfléchir sur ces notions confusément renouvelées de mes lectures. Je ne m'en tuais pas moins à crier du haut de ma tête et du fond de mon gosier que j'étais le seul membre de la propagande universelle qui se fût échappé de douze pour venir rendre hommage à la civilisation de l'île des Patagons. J'ajoutais, avec un attendrissement plus facile à concevoir qu'à exprimer, que je serais probablement le dernier propagandiste qui tentât d'aborder dans cette fondrière philosophique, surtout par le chemin où j'étais venu, à moins qu'un de mes camarades ne se fût arrangé pour rester en l'air plus longtemps que moi, et je n'y voyais aucune probabilité.

- Mon grand orateur n'aurait pas mieux dit, ami Berniquet, quoique ce soit son métier et que je lui paie à cet effet de gros honoraires qui ont fait quelquefois crier l'opposition; mais ce discours éloquent et naïf, à qui l'adressais-tu?

- A une poignée de vilains enfants, de vingt-cinq à trente pieds tout au plus, qui jouaient à la fossette, à la queue leleu, au cheval fondu et à d'autres manières de divertissements aussi puériles, en s'ébaudissant sur le rivage.

- Sur le rivage de la fondrière, c'est bien entendu. Et que survint-il après cela, loustic?

- Hélas! monseigneur, il survint ce que vous savez: une légion de philosophes en habits brodés, le bas de soie à la jambe, la main gantée, le parapluie sous le bras, qui s'assirent autour de moi sur de bons pliants pour subvenir au moyen de me tirer de là. Le premier jour, ils ne furent pas autrement embarrassés. Ils jugèrent à la presque unanimité que je paraissais être tombé accidentellement dans cette fondrière. Le second jour, ils décidèrent qu'il serait à propos de m'en tirer par quelque machine; le troisième jour, ils firent merveille.

- Ils te délivrèrent enfin!...

- Non, divin Manifafa. Ils nommèrent une commission, composée de savants très consommés dans la mécanique. Je me crus perdu cette fois; et, tendant vers eux mes mains palpitantes que j'étais parvenu à dégager de la fondrière jusqu'à la hauteur de ma tête, où elles m'étaient d'une grande utilité pour chasser les mouches, je renouvelai mes supplications inutiles avec une grande abondance de larmes. Les philosophes étaient déjà bien loin. Pour mon salut, parmi les incommensurables marmots dont j'ai eu l'honneur de vous parler ci-devant, il s'en trouvait deux qui s'étaient fait une monstrueuse balançoire du grand mât d'un vaisseau à trois ponts, et qui s'en donnaient à coeur joie de ce ridicule exercice, indigne en soi d'occuper une pensée humaine, comme j'avais bien su le leur dire. Un de ces petits brutaux que je venais de remarquer, prêtant une attention stupide et cependant quelque peu sournoise à la discussion des philosophes, se rapprocha de son mât quand ils eurent disparu, et après avoir soigneusement établi l'équilibre de ce grand mobile sur son point d'appui, se mit à en tourner l'extrémité vers l'endroit où mes mains convulsives s'agitaient encore en vain. Je m'en emparai machinalement, mais avec force, pour éviter entre ma tête et la solive gigantesque une collision qui n'aurait probablement pas été à mon avantage. Au même instant, ce pauvre malotru de Patagon s'élança d'une hauteur considérable pour atteindre le bout opposé, et le ramena vers lui de tout son poids, de sorte que je jaillis comme un trait de la fondrière, et qu'en me laissant glisser le long de la poutre dont je ne m'étais pas dessaisi, j'abordai fort commodément à un bon sol de roches et de galets qui ne se serait pas effondré sous une armée de Patagons. L'heureuse rencontre de cet expédient instinctif me fit réfléchir amèrement sur la misère de ces infortunés Patagons qui sont réduits par la privation du sens intellectuel à se renfermer bêtement dans l'exercice de leurs facultés animales, sans espoir de devenir savants, et dont la civilisation régulière et douce, à la vérité, mais montée comme un instrument, tourne à perpétuité sur les mêmes rouages. Cela fait mal.

- Je reconnais là ton bon coeur, dit le Manifafa; mais c'est la faute de la section d'idéologie, qui n'est pas en Patagonie pour rien, et qui redoit à ces insulaires, si je t'ai bien compris, une âme intelligente et perfectible. Cependant, Berniquet, puisque leur civilisation est douce et régulière, et qu'ils ne manquent pas d'expédients instinctifs pour se tirer d'embarras, eux et les autres, que pourrais-tu leur désirer de plus et de mieux?

- De mieux, je ne dis pas; mais de plus, de progrès; ou pour m'expliquer avec toute la correction et toute l'élégance requises en ces hautes matières, je voudrais qu'ils progressassent. Qu'est-ce que c'est, bon Dieu! qu'une nation qui ne progresse pas? La destinée essentielle de l'homme n'est pas de fournir avec simplicité sa courte carrière au milieu des siens, en remplissant fidèlement tous ses devoirs envers Dieu, l'Etat et l'humanité, comme ces méchants rabâcheurs de moralistes le prêchaient à l'antiquité ignorante. La destinée essentielle de l'homme est de progresser; et, bon gré, mal gré, il progressera, sur ma parole, ou il dira pourquoi il ne progresse pas... - Ces enfants patagons étaient au reste d'un bon naturel. Les pauvres petits s'empressèrent de me plonger dans une eau pure et d'une température assez amène qui me lava des souillures de la fondrière et rendit un peu de souplesse et d'élasticité à mes membres endoloris. Ils me firent sécher ensuite aux rayons d'un soleil ardent et réparateur, en éventant mon front de quelques feuilles balsamiques dont ils s'étaient munis à ce dessein; et sans tarder davantage, ils épluchèrent fort délicatement ce qui restait des miettes de leur déjeuner, pour me restaurer par un bon repas qui se trouva très copieux, car il y a de quoi vivre dans les miettes d'un Patagon. Je leur eus à peine témoigné ma reconnaissance par des démonstrations dont ils ne se souciaient guère, qu'ils retournèrent à leur balançoire, après m'avoir indiqué du doigt le chemin de la ville des philosophes, où je comptais trouver à qui parler. Comme j'étais assez près d'arriver, je vis sortir des murailles en grande pompe un cortège innombrable qui faisait route de mon côté, et je reconnus sur-le-champ l'objet de cette excursion scientifique à l'attirail des voyageurs. C'étaient des planches, des perches, des échelles, des cordes, des poulies, des barres, des leviers, des poids, des contrepoids, des roues, de cabestans, des moufles, des grues, des dragues, des griffes, des grappes, des tracs, des pics, des crocs, des crics, et tout le mobilier du Conservatoire des Arts et Métiers, à l'exception d'une bascule. Je fus bien flatté de la prévenance de ces grands hommes, et je tâchai de leur manifester mes sentiments en quelque vingt langues dont ils ne parurent pas avoir connaissance. De mon côté, je n'entendais rien du tout à la leur, ce qui me fit penser avec admiration qu'ils pourraient bien avoir inventé la langue universelle, ou pour le moins découvert la langue primitive. Ce petit embarras, qui jetait naturellement quelque obscurité dans notre conversation, m'empêcha de leur faire comprendre distinctement comment j'étais parvenu à sortir du mauvais pas où ils m'avaient vu; mais ils me semblèrent si disposés à se faire honneur de cette opération difficile, et j'y vis si peu d'inconvénients, que je me remis volontiers à eux du soin d'en faire la description autoptique. J'en avais ainsi opiné aux acclamations frénétiques d'une grande canaille de Patagons qui bordaient toutes les rues sur leur passage, et à la bienveillance fièrement modeste avec laquelle ils daignaient les accueillir, en souriant gracieusement de droite et de gauche; tellement que je fus tout près de croire moi-même à l'efficacité du secours qu'ils m'avaient porté; mais, dans tous les cas, j'étais trop exercé de vieille date aux us et coutumes des académies pour n'en pas faire le semblant. Je fus donc conduit de cette sorte, et pour ainsi dire triomphalement, jusqu'au palais du consistoire suprême, où l'on me déposa, comme un objet de curiosité à démontrer, sur le tapis vert de l'architriclin; solennité d'autant plus flatteuse pour celui qui en est l'objet qu'on est toujours sûr de l'approbation d'un auditoire patagon, parce que ce peuple est essentiellement admiratif, à cause de sa grande innocence.

- Passe pour l'innocence des Patagons; mais je ne suis pas sans inquiétude sur la section d'anthropologie. Elle pourrait bien te faire empailler.

- Il n'en fut pas question pour le moment, divin Manifafa! - Le grand architriclin prononça un discours taillé à la mesure de l'auditoire patagon dont les tribunes étaient inondées, et qui ne m'éclaircit pas au premier abord les difficultés de cette langue philosophique; j'avais beau m'y débattre entre l'aphérèse, la diérèse et la synthèse, passer de l'apocope à la syncope, lutter contre la contraction, faire bon marché des syllabes à l'euphonie, invoquer la paragogie si conciliante ou me réfugier dans l'anagogie si ténébreuse, je ne pouvais, quoi que je fisse, rattraper mes radicaux. Sage et savant Edwards, que n'étiez-vous là? Enfin, le retour fréquent d'une locution dont j'avais surpris en passant la métathèse mystique me révéla tout à coup que ce bel et docte idiome était tout bonnement le patois naïf de Villeneuve-la-Guyard, où je suis né; mais pris élégamment dans l'ordre inverse de la disposition des lettres, à la manière du boustrophédon, auquel j'ai eu le bonheur de m'initier dès ma plus tendre jeunesse, en lisant les enseignes par la fin; ce qui fut cause qu'en un moment je possédai aussi bien que le linguiste le plus expérimenté toutes les délicatesses du langage hiératique dont on se sert en Patagonie. Je pris donc la parole après l'architriclin avec une confiance aisée qui étonna tout le monde, et la juste réserve que la modestie impose aux historiens qui parlent d'eux-mêmes ne saurait me résoudre à garder bouche close sur l'effet prodigieux de mon discours, puisque les résultats de cette séance inaugurale se sont fait sentir pendant dix mille ans de ma courte vie. Le tonnerre d'applaudissements qui suivirent ma harangue m'interloqua de telle sorte, que j'en demeurai comme pâmé entre les quatre bougies de la table des démonstrations; si bien qu'un niais de savant, qui faisait là les fonctions de majordome, fut dépêché à la section de chimie pour en rapporter un breuvage spiritueux très confortable dont ils usent entre eux dans de pareilles occasions, en guise d'eau sucrée, pour rasséréner les sens d'un orateur durant la chaleur de l'enthousiasme et l'éclat du brouhaha. Je n'en laissai pas une goutte, mais j'achevais à peine d'épuiser la potion, qu'au lieu d'exprimer sur ma physionomie l'influence tonique et hilarante d'une liqueur salutaire, je fus surpris d'un épouvantable bâillement spasmodique qui fit juger sur-le-champ à tous les spectateurs, comme il n'était que trop vrai, que je venais d'être la victime d'un quiproquo de philosophe, et il est bon de vous dire que les quiproquos de philosophe sont encore plus dangereux que les quiproquos d'apothicaire. L'architriclin s'étant empressé de faire la vérification de la fiole suspecte, il n'eut pas besoin d'aller plus loin que son étiquette pour dire avec expansion:

"Fatale et irréparable méprise, ce n'est pas l'eau de réjouissance et de santé qu'on vient d'administrer à notre confrère bien-aimé! c'est l'eau de l'éternel sommeil!..."

De l'éternel sommeil! m'écriai-je autant qu'on peut crier quand on bâille, et que cet hiatus assidu vient entrecouper toutes vos paroles! - De l'éternel sommeil! architriclin maudit, que la foudre t'écrase avec toute l'île des Patagons!

"Eternel n'est pas le mot propre! interrompit bénignement l'architriclin. La dose n'est pas assez forte pour cela. Vous n'en avez pas pour plus de dix mille ans, suivant la recette qui est graduée en perfection, et vous retirerez un grand avantage de cette légère interruption dans vos travaux académiques, puisque vous avez consacré votre vie à la recherche de l'homme parfait. Qui sait? vous le trouverez peut-être en vous réveillant."

Là-dessus je bâillai de toutes mes forces. - Une légère interruption! répliquai-je dans le plus violent accès d'emportement où puisse tomber un homme qui s'endort! Dix mille ans, une légère interruption! Vous ne pensez donc pas, impitoyable architriclin, que j'ai des affaires chez moi, que ma pension sur la liste civile périclite, à défaut de certificat de vie, et que j'étais en situation de faire un bon établissement avec une jeune fille riche et jolie qui ne m'attendra probablement pas!

"Je n'oserais vous le promettre pour elle, reprit l'architriclin. Si elle était ici, et qu'elle en fût d'accord, je pourrais vous offrir de l'endormir avec vous; il ne m'en coûterait pas davantage; mais ce n'est guère qu'à cette condition que les jeunes filles atendent un futur qui a dix mille ans à dormir. C'est d'ailleurs un petit inconvénient. Bien fait comme vous êtes, vous retrouverez facilement d'autres maîtresses, et dix mille ans sont si vite passés quand on dort!

En parlant ainsi, des messieurs m'emportaient, sans que je fisse beaucoup de résistance, vu l'état soporeux où m'avait mis leur infernal spécifique. De galerie en galerie, j'arrivai, bâillant toujours, à la salle des onéirobies. C'est une secte de sages de ces régions-là qui passent presque toute leur vie à dormir.

- Ils ne sont pas dégoûtés, dit le Manifafa.

- J'y aperçus en clignotant, sous des cloches de verre numérotées d'une encre indélébile, nombre d'honnêtes gens qui avaient spontanément embrassé cette vocation de sommeil multiséculaire, soit par dégoût du monde où ils vivaient, soit par l'impatience assez naturelle d'en voir un autre. C'était, je vous le certifie, une société parfaitement choisie. Il y en avait qui grouillaient déjà, tant ils étaient près de ressusciter. Comme je n'avais plus besoin que de dormir...

- Ni moi non plus, dit le Manifafa.

- Comme je dormais à demi, continua Berniquet...

- Moi aussi, dit le Manifafa.

- Je leur souhaitai intérieurement bien du plaisir, poursuivit le loustic; j'entrai sans cérémonie sous ma cloche qui couvrait un lit fort commode, au moins pour un homme qui a sommeil, et je m'endormis tout d'un trait.

- Bonne nuit! Berniquet, dit le Manifafa en laissant tomber sa pipe. Dors bien, et ne fais point de mauvais rêves.

- La première chose que je fis, à mon réveil, fut de regarder à ma montre; elle était arrêtée. - Quand je fus réveillé...

- Eh bien! mordieu! reprit le Manifafa en s'arrangeant sur son divan, quand tu fus réveillé, j'avais dormi peut-être! A moins que le diable ne s'en mêle, je puis bien dormir une heure ou deux pendant les dix mille ans de sommeil que j'ai la complaisance de t'octroyer entre le commencement et la fin de ta longue histoire. Ce n'est pas, Berniquet, que je n'y prenne un certain plaisir, et que je ne me sois particulièrement amusé au combat naval des chevaux marins et à la gentille sarabande des quatre petites guenuches bleues. C'est vraiment fort divertissant.

Berniquet, qui avait l'esprit extrêmement pénétrant, comme on a pu le remarquer en divers endroits de sa narration, vit bien que le Manifafa ne l'avait pas écouté jusque-là sans prendre le temps de faire par-ci par-là quelque somme.

- Il faut que les rois soient bien bêtes ou qu'ils soient bien mal intentionnés, murmura-t-il tout bas. En voici un que j'entretiens depuis une heure des questions les plus transcendantes et les plus abstruses de la morale, de la philosophie et de la politique, et qui met de si précieux moments à profit pour rêver combats de chevaux marins et sarabandes de guenuches!

- Que grommelles-tu entre tes dents, Berniquet? s'écria le Manifafa. Tu as l'air de me faire la moue!

- Je pensais, divin Hurlubleu, que mon expédition valait bien la peine d'être racontée jusqu'à la fin, et j'y tenais d'autant plus qu'elle fait la tierce partie d'une trilogie dont le titre importe beaucoup à mon éditeur. C'est ce qui fera le succès.

- Tant de scrupule entre-t-il dans l'âme d'un loustic, Berniquet? Les gens pour qui tu écris se sont si bien accommodés du monogramme en trois lettres que tu ne risques rien, sur ma parole de Manifafa, de leur lancer une trilogie en quatre parties. On leur en ferait voir bien d'autres! Mais, pour Dieu, dors, Berniquet, et laisse-moi dormir!

- Une trilogie en quatre parties par le temps qui court? Pourquoi pas? dit à part soi Berniquet.

Pendant qu'il réfléchissait, les poings aux dents, sur ce nouveau genre de composition, le sublime souverain d'Hurlubière avait déjà ronflé trois fois. Il dormait.

Le loustic se coucha tout de son long sous les pieds de son maître, pour méditer plus à son aise sur la dignité de l'espèce et son perfectionnement progressif. Il s'endormit.

Moi qui écris péniblement ceci, d'après les manuscrits de Berniquet, trois heures du matin sonnant d'horloge en horloge, et à la mourante lueur d'une huile dont mon épicier réclame le prix avec des instances malhonnêtes, je sens la plume échapper à mes doigts. Je m'endors.

- Et vous, madame?...

 

Léviathan le Long. Archikan des Patagons de l'île savante ou la perfectibilité pour faire suite à Hurlubleu Histoire progressive

A six heures quarante-cinq minutes du matin, Hurlubleu éternua trois fois de suite.

C'était le signal auquel ses icoglans attentifs avaient coutume de lui porter son chocolat.

Berniquet, qui était couché sur le dos, comme c'est l'usage quand on dort, à moins qu'on ne se soit couché sur le côté droit, et même sur le côté gauche, s'aperçut que le Manifafa ne daignait plus dormir, et il se coucha sur le ventre.

Cela fait, il se releva justement sur son séant d'un seul bond et il reprit ainsi la parole:

- Quand je fus réveillé, divin Manifafa, et je dois convenir que j'avais la tête un peu lourde...

- Est-ce toi, loustic? Voilà tantôt dix mille ans qu'on ne t'avait pas vu! Achève donc, si cela te dit, de me raconter le reste de tes aventures par le menu; elles me rendormiront peut-être.

- Je fus d'abord penaud comme un fondeur de cloches de me retrouver seul sous ma cloche. Tous les autres Onéirobies avaient déniché sans tambour ni trompette, ce qui m'était d'ailleurs assez indifférent; car, du sommeil dont je dormais, je ne les aurais pas entendus. Il me vint à l'esprit qu'on pourrait bien m'avoir oublié pendant ma sieste, et je me précipitai si impatiemment contre les parois de ma prison transparente que nous roulâmes, l'un dans l'autre, sur le parquet. Bien m'en prit qu'elle fût faite d'un verre malléable, élastique et infrangible de l'invention de ces Patagons, puisque je ne me fis non plus de mal qu'un homme qui tombe en sursaut de son lit dans une excellente robe de chambre ouatée. Le savant de service accourut au bruit, suivi de ses aides, et après avoir reconnu sur mon dossier que j'avais consciencieusement dormi mes dix mille ans avec un peu de surplus, il me délivra obligeamment un passeport pour aller où je voudrais. Il n'exigea pas même la déclaration requise des témoins d'identité, que je me serais procurée difficilement. Je lui signai en échange, pour l'ordre de sa comptabilité, un bon reçu de ma personne, constatant qu'elle m'avait été remise loyalement et intégralement, in ossibus et cute, au temps préfix de dix mille ans échus, saine, sauve et bien conservée, c'est-à-dire sans lésion, avarie ni déchet, comme il appert, ainsi que de droit, par l'expertise de messieurs les juréspriseurs; le tout à sa grande satisfaction et à la mienne. - Et je me disposai à le quitter.

- Attendez-donc là un moment, mon brave homme, dit-il me retenant par la manche; vous autres docteurs européens, vous devez savoir presque tout, ou peu s'en faut.

- Je sais plus que tout, lui répondis-je, puisque je suis député de la propagande intellectuelle de perfectibilité.

- Voilà qui est bien, reprit-il. On ne vous demande pas tant. Savez-vous seulement la médecine? Ce n'est pas la mer à boire.

- Autant qu'il en faut, répliquai-je, pour guérir fort proprement un homme qui n'a pas la mauvaise volonté de s'obstiner à mourir. Je vous jure que les médecins de mon temps n'en savaient pas davantage.

- Alors, vous êtes mon homme. Figurez-vous que Léviathan le Long, qui est un prince fort imposant (il a plus de quarante coudées), s'est promis in petto de nous faire écarteler tous avant le coucher du soleil si nous ne lui avons pas fourni un médecin capable de le guérir; et de quoi? je ne saurais vous le dire: d'une babiole, de l'ennui d'un discours d'apparat, du dépit d'une ordonnance mal reçue, d'une maladie de cour, mais cela nous tient fort à coeur, parce que les rois sont capables de tout.

- Prends garde, Berniquet, dans cette académie de philosophes, il n'y avait point de médecins! Où diable s'étaient-ils fourrés, ce jour-là?

- Ils étaient peut être à la distribution des cordons de Saint-Michel, divin Manifafa. J'ai d'ailleurs eu l'honneur de vous prévenir, si je ne me trompe, que l'île des Patagons était fort civilisée.

- Cela est, parbleu, vrai, mais je n'y pensais plus. Malheureux Léviathan le Long, un roi de quarante coudées, et pas un seul petit médecin qui vienne lui adoucir les angoisses de la mort du récit de la dernière représentation à bénéfice!

- Je n'eus pas plutôt exploré le colossal archikan des Patagons qu'il me parut affecté, sauf meilleur avis, d'un mal d'aventure fort grief au bout de l'index de la main droite.

- Ne va pas t'y tromper, Berniquet; le mal d'aventure au bout de l'index de la main droite cause une douleur poignante et à faire damner un mataquin. J'y était fort sujet dans mon enfance, et c'est même ce qui m'a empêché d'apprendre à écrire.

- Le diagnostic étant suffisamment démontré, selon moi, par une sévère autopsie...

- Malédiction! s'écria Hurlubleu, as-tu bien eu le courage féroce d'éventrer ce Léviathan pour un mal d'aventure?

- Eh! non, monseigneur, je ne parle ici que de cette autopsie clinique sur l'être malade, mais vivant, dont les investigations s'arrêtent à l'épiderme, en attendant mieux. Je me hâtai donc de me faire livrer par la section d'helmintologie quatre-vingt mille sangsues de grand appétit, et de les appliquer à mon sujet.

- A ton sujet, je le veux bien; ce n'était ni plus ni moins que l'archikan des Patagons. Mais je parie que tu as oublié une chose.

- Je ne dis pas le contraire. On en oublie souvent quelques-unes en médecine pratique. Cependant, laquelle donc, divin Manifafa?

- Une bagatelle: de faire donner avis au prince héritier de se tenir tout prêt pour son intronisation. Deux mille sangsues par coudée! Tubleu, quelle saignée! Je serais bien étonné, loustic, si l'archikan des Patagons allait loin.

- Bah! un archikan, c'est fort comme un buffle; et, au bout de six mois, je vous réponds qu'il ne se sentait guère de son mal d'aventure. Il ne pouvait remuer ni pied ni patte.

- Voilà un malade qui t'aura de grandes obligations, sage Berniquet. J'aime à croire qu'il est mort guéri.

- Vous êtes arrivé, divin Hurlubleu, à la partie la plus extraordinaire de mon histoire. Mon malade ne mourut point. Après dix-huit autres mois de convalescence, et autant de tonnes d'analeptiques dont la moindre excédait en capacité le foudre géant d'Heidelberg, j'eus la satisfaction de le rendre sain et gaillard, sauf une sorte d'hémiplégie qui lui embarrassait fort les mouvements d'une moitié du corps, et une espèce de claudication assez désagréable, qui l'empêchait totalement de marcher.

- C'est-à-dire que tu l'avais tiré d'affaire jusqu'à nouvel ordre au soixante et quinze pour cent. Pauvre archikan!

- Le plus honnête homme du monde. Il m'envoya chercher pour me faire ses remerciements en personne.

- Il avait donc perdu l'esprit, l'archikan des Patagons?

- Impossible, monseigneur. Jamais archikan des Patagons n'a perdu l'esprit ni rien qui y ressemblât.

"Docteur européen, me dit-il, nous te voyons avec plaisir de celui de nos yeux dont nous avons conservé quelque usage. En l'intention où nous sommes de te décerner une récompense proportionnée à tes services, et notre conseil entendu, nous avons résolu, dans notre sagesse et pour ton bien, de te rendormir à discrétion. Qu'en penses-tu, aimable et savant étranger?"

A ces paroles formidables, je tressaillis de tous mes membres et mes cheveux se hérissèrent de terreur.

- Je le conçois, Berniquet, observa le Manifafa. Tu te prosternas devant lui et tu embrassas ses genoux.

- Je l'aurais bien voulu, mais il n'y avait pas moyen. J'embrassai tout bonnement ses malléoles.

- Etonnante lumière du monde, m'écriai-je, mon émotion vous dit assez combien je suis sensible aux grâces dont il vous plaît de combler le dernier de vos esclaves; mais celle-ci s'accorderait mal avec les devoirs de ma mission, qui n'ont été que trop longtemps en langueur, et nuiraient à la propagation d'une multitude de découvertes qui doivent tourner à la gloire et au profit du genre humain. Il est indispensable que je me réveille de temps en temps pour corriger mes épreuves.

- C'est une louable et digne occupation dont je te sais un gré infini pour ma part, répliqua Léviathan le Long; mais que puis-je donc pour toi, et par quels bienfaits ferai-je éclater ma reconnaissance et tes mérites? Parle, veux-tu être quasikan?

- Le nom de cette charge est beau, répondis-je, mais je n'en connais pas les attributions.

- Elles s'expliquent assez d'elles-mêmes, reprit-il. Le quasikan est la seconde personne de mon empire, et il a droit en cette qualité de m'adorer perpétuellement, de m'amuser quand je m'ennuie, et de faire tout ce que je veux.

- J'entends bien, lumière du monde, moyennant quoi il est logé, nourri, habillé...

- Rasé, tondu, enterré, entretenu de tous les besoins de la vie, et jouissant par surplus de la disposition de mes trésors.

Je mordis ma langue à propos. - Ce qui m'étonne, dis-je adroitement, c'est qu'une si belle place soit vacante.

- Par accident, dit-il en haussant une épaule (je l'aurais bien défié de remuer l'autre); imagine-toi qu'ils sont quatorze de suite que j'ai fait empaler inutilement pour les corriger de leurs distractions! Il n'y en a pas un qui ait pu se souvenir que ma babouche gauche doit m'être présentée de la main droite, et ma babouche droite de la main gauche. C'est la condition la plus expresse du cérémonial, et elle est enregistrée à ce titre dans les lois fondamentales de l'Ile Savante.

Je suis fort distrait aussi, et je conviens naïvement que la loi fondamentale me fit peur.

- Puissant soleil des Patagons, murmurai-je d'une voix tremblante, le rang sublime de quasikan est fort au-dessus de mon indignité. Vous aurez trop noblement payé mes faibles offices en me renvoyant chez moi, plutôt aujourd'hui que demain, par le chemin le plus court, pourvu que ce ne soit ni dans un bateau à triple pression, ni dans un ballon à vapeur armé en guerre, parce que j'ai ces deux véhicules en exécration pour des raisons qui me sont particulièrement connues.

- Comment! repartit l'archikan, je t'octroie sans difficulté la permission de t'en retourner à pied si tu en as le secret. C'est un moyen dont mes insulaires ont fort rarement usé à ma connaissance pour se transporter sur les continents; mais puisque tu te proposes de retourner d'où tu es venu, fais-moi le plaisir de m'apprendre d'où tu viens. Tu me trouveras sur ce chapitre d'une érudition foudroyante. Après la vénerie et le blason, ce qu'on nous enseigne de plus spécial à nous autres, rois patagons, c'est la géographie, parce qu'elle ouvre merveilleusement l'esprit aux jeunes gens, et l'appétit des conquêtes aux souverains. Il n'en faut pas plus pour gouverner, au moins comme nous gouvernons.

- Mon intention, répondis-je, est de me rendre dans la capitale des sciences, dans la métropole des arts, dans le chef-lieu de la civilisation, dans l'inépuisable arsenal de la perfectibilité, à Paris, près Villeneuve-la-Guyard. Il n'y a qu'une demi-journée de diligence.

- A Paris! s'écria-t-il avec un rire assourdissant. Il y a dix mille ans et plus que Paris a été détruit par une pluie d'aérolithes.

- Je m'en suis toujours douté, dis-je en me frappant le front de la main; j'y étais.

- Cela m'étonnerait beaucoup, docteur. Si tu avais été à Paris ce jour-là, tu n'aurais pas dormi dix mille ans depuis en Patagonie.

- Eh! sire, je n'étais pas à Paris; j'étais dans la pluie d'aérolithes, que je ne jugeai pas à propos de suivre jusqu'en bas.

- Ce fut sagement fait à toi, car au point contingent, je n'aurais pas donné un fétu de la différence. Tu sauras donc, pauvre savant, que la place où fut Paris est occupée aujourd'hui par la superbe ville d'Hurlu, qui fut fondée par Hurluberlu, et qui a le bonheur inappréciable de vivre sous les lois du plus gracieux, du plus spirituel et du plus illustre de tous ses descendants, le magnanime Hurlubleu, grand Manifafa d'Hurlubière. Tu peux vérifier cela sur-le-champ dans l'Almanach royal.

- Halte-là, Berniquet, interrompit le Manifafa. Est-il bien vrai que le Léviathan ait tenu ce discours?

- Je veux n'être jamais allé chez les Patagons, répondit Berniquet, si j'y ai changé un seul mot.

- J'ai peine à comprendre alors que tu fasses si peu de cas de l'esprit de l'archikan, car cette phrase me paraît supérieurement tournée.

- Tout est relatif, divin Manifafa; il y a telle phrase d'un sot dont un homme de génie pourrait se faire honneur; et l'expression d'un sentiment si naturel et si facile n'est que faible et vulgaire dans la proportion d'une éloquence et d'un style de quarante coudées.

- C'est égal, loustic; je ne suis pas médiocrement flatté d'être placé à cette hauteur dans l'estime de ce grand personnage. Continue.

Léviathan continuait lui-même à parler. - Je ne vois donc pas le moindre inconvénient, dit-il, à te renvoyer à Hurlu, mais j'ai peur que tu ne trouves le voyage long si tu répugnes obstinément aux moyens expéditifs. C'est un terrible écheveau à dévider.

- Il me semble, repartis-je, que sur un globe donné de neuf mille lieues de circonférence, nous n'avons guère plus de trois mille lieues par l'axe, et de quatre mille cinq cents lieues par le demi-cercle pour arriver à l'antipode. Or nous entendons communément par antipode ces deux points opposés de la sphère par lesquels on peut faire passer la plus grande perpendiculaire possible.

- Je ne te prouverai pas le contraire pour le quart d'heure, me répondit l'archikan; mais j'ai quelque soupçon que tu pourrais te tromper sur la dimension actuelle de la terre, et ce serait une hallucination bien naturelle après un sommeil de dix mille ans. Observe d'abord, savant, que tu ne tiens pas compte de l'accroissement graduel du monde géologique et minéral par juxtaposition. L'arbre exhausse insensiblement le nid de l'oiseau pendant qu'il dort un moment, la tête rentrée sous son aile; et tu supposeras, docteur, que tu as passé dix mille ans sous ta cloche de verre sans changer de position respective dans l'espace!

- Non vraiment, répondis-je à l'archikan. Il doit en être quelque chose, ou je n'y entends rien.

- Encore un peu de réflexion, poursuivit Léviathan le Long; tu as vu des satellites se dissoudre et tomber en pluie d'aérolithes sur la terre. Tu les as vus ensevelir des villes et couvrir de vastes régions sans rien détruire dans la matière indestructible qu'une forme passagère. Que dis-tu des géolithes que les volcans vomissent en approfondissant leurs cratères, phénomène vulgaire qui se reproduira peut-être jusqu'à ce que le globe vide se réduise à une écorce immense qui doit gagner nécessairement en surface tout ce qu'il aura perdu en solidité?

Je pensai en moi-même que cet accident serait très favorable à l'exhumation de Zérétochthro-Shah et de son homme, et qu'il serait assez prudent de remettre à cette époque l'avènement définitif de la perfectibilité.

- Que dis-tu de tous les êtres organiques, vivants et sensibles, qui s'accumulent en humus, qui s'étendent en faluns, qui se dressent en falaises, qui gisent en ossuaires? Des montagnes qui tombent et qui, en aplanissant leurs aspérités anormales, relèvent de plus en plus le sol qui leur sert de base? Qu'en dis-tu?

- Qu'en dis-tu, Berniquet? s'écria le Manifafa. Je n'entends pas beaucoup mieux le patagon que le propagandiste et le propagandiste que le patagon; mais il me semble qu'ils ne s'en doivent guère. Quand tu imprimeras ton histoire, ne fais pas ce gros Léviathan si bête; il parle tout au moins aussi bien que les livres des mataquins.

- Instinctivement, monseigneur; il n'y a rien d'accablant comme la simple raison d'un ignorant; mais Votre Majesté ne se souvient probablement plus que ces pauvres gens n'ont pas le sens intellectuel?...

- Je me souviens à merveille, loustic, que la section d'idéologie ne paraît pas l'avoir trouvé; mais si elle le trouve jamais, contre toute espérance, et que tu aies encore du crédit dans ce pays-là, je t'engage à la prier de le garder pour elle. Cela ne peut pas nuire à une section d'idéologie, et j'aime autant pour leur bien que nos Patagons s'en passent.

- Enfin, dit toujours l'archikan, tu ne t'est pas avisé de certaines agrégations fortuites comme celle qui résulta de la chute de la lune pendant que tu dormais si bien. Voilà une protubérance qui allonge un peu ton diamètre.

- Comment! ripostai-je aussitôt, la lune, égarée par une de ces perturbations auxquelles elle était si sujette, serait venue se souder à sa métropole? Cette rencontre a dû produire en effet une loupe assez remarquable sur la sphère.

- Ne parle plus de sphère, mon cher docteur; le monde que ton siècle appelait ainsi ressemble maintenant à une de ces toupies aux rhombes irréguliers et inégaux que les enfants font voltiger sur des lanières; ou, si tu l'aimes mieux, il a exactement la figure d'une de ces cucurbites dont les pèlerins font des gourdes. Ce qu'il y eut de plus fâcheux dans cette collision, c'est qu'elle percuta d'une horrible manière ce beau royaume des diamants où le Régent n'aurait passé que pour une misérable retaille, tant on y avait heureusement réussi à fabriquer dans d'énormes dimensions la plus riche des oeuvres de la nature. Nous en avons bien conservé la recette, mais on a toujours cherché inutilement depuis la proportion et le procédé.

- C'était ce qui nous manquait aussi, dis-je à Léviathan le Long; mais il est bon d'ajouter que nous n'avions pas la recette.

- Elle se réduisait, dit-il, à deux principes assez vulgaires: un poussier de charbon passé par le tamis, qu'on tirait de l'arbre aux baguenaudes, et un élément végétal nommé la fagotine que la section de physiologie botanique avait découvert dans les cotrets.

Ici le Manifafa impatienté rompit encore brusquement l'intéressante narration du loustic.

- Je voudrais bien savoir, Berniquet, de quoi se mêlait la section de physiologie botanique. Le diamant perdit toute sa valeur.

- Comment! monseigneur, les polissons n'en voulaient plus pour jouer aux billes. Mais le cotret fut hors de prix.

- Je ne vois pas alors, continua-t-il en se croisant frileusement les mains, quel avantage on peut retirer, en économie politique, d'avilir un sot bijou dont la rareté seule fait tout le mérite inutile, et de rendre inaccessible aux bonnes gens l'acquisition du cotret réjouissant qui charme les veillées d'hiver?

- Il faut bien distinguer, Manifafa divin; je ne vous ai pas dit que ce fût un avantage, puisque c'est un progrès.

- Tu as, ma foi, raison, Berniquet. Cette distinction m'avait échappé. Reprends sur-le-champ ton histoire, loustic, car j'en tire beaucoup d'instruction.

L'archikan poursuivant donc son discours où nous l'avons laissé: - Tu vois, dit-il, docteur, que le monde avait inopinément grandi en ton absence. Il te serait difficile d'arriver à la bonne ville d'Hurlu, par la voie la plus directe, en moins d'une dizaine d'années, auxquelles il faut joindre dix ans que tu dois nécessairement à la douane, au lazaret et à la police, et dix ans de plus pour attendre le visa de tes passeports. Quant à la fatigue, aux accidents et surtout aux infirmités qui s'accroîtront tous les jours avec ton âge, tu en ferais bon marché si tu ne leur donnais que trente ans. Avec la maturité virile que tu annonces, une résolution forte, une intrépidité à toute épreuve, bon pied, bon oeil et un peu de bonheur, tu pourrais bien en soixante ans ou plus faire ton entrée dans la splendide capitale d'Hurlubière, sauf à subir l'inspection préalable de la gendarmerie, des sergents de ville et des employés de l'octroi.

- Vous n'y pensez pas, répondis-je au Léviathan d'un ton d'humeur. Cela ferait au moins un siècle à mon extrait de baptême.

- Tu n'en serais que plus respectable. D'un autre côté, si tu t'obstinais à prendre le chemin excentrique (il est infiniment plus commode), nous aurions à t'offrir, à la vérité, les ponts suspendus qui aboutissent aux huit cents planètes.

- Huit cents planètes, grand Dieu! et des planètes à ponts suspendus! Que d'entrepreneurs ruinés!...

- C'est ce qui te trompe. Tous les hommes qui s'ennuient dans une planète passent leur pauvre vie à en aller chercher une autre. C'est une navette perpétuelle, mais cette manière de voyager présente bien quelques inconvénients, au dire de la section de mécanique céleste. Le premier serait de prendre sur tes sages loisirs, suivant ainsi en trajets instructifs et cependant infructueux deux ou trois cents milliers de cycles solaires; je te fais grâce des petits chiffres, parce que je ne me les rappelle pas.

- Eh! monseigneur, m'écriai-je lamentablement, je vous dispense volontiers des petits chiffres et des autres inconvénients. Après un chiffre et un inconvénient comme celui-là, je suis bien décidé à ne jamais revoir Hurlu.

- Tu y seras en dix minutes, si cela peut t'être agréable, reprit en riant l'archikan.

- En dix minutes, deux ou trois milliers de cycles solaires, et l'espace que leurs révolutions embrassent! Il me semble que je rêve.

- Ce n'est pas ce que tu ferais de plus mal, continua-t-il. Tout le temps où l'on ne rêve pas est du temps perdu.

- Je ne saurais disconvenir, ruminai-je de manière à être entendu, que l'or fulminant nous promettait dans ma jeunesse un fort joli projectif; mais ces milliers de cycles solaires réduits en minutes, cela doit avoir passé la portée de la propagande.

- De l'or! belle pauvreté vraiment. Mets-toi bien dans l'esprit que nous avons découvert dix métaux supérieurs à l'or pour une seule planète, et dix mille projectifs pour l'or fulminant. Le bas peuple n'en ferait pas des allumettes.

- C'est étrange! repartis-je, L'or était assez bon de mon temps, si j'en peux juger par ouï-dire.

- Avec la charge d'autant de rhinocéros, d'hippopotames et de chameaux que tu as dormi d'années, somnolent docteur, avec la charge d'autant de mammouths, tu ne serais pas assez riche pour en acheter plein ta main de riz, d'orge ou de sésame.

- Oh! que j'aurais voulu, dit le Manifafa, voir ce double fou de Crésus ressuscité au milieu de ses trésors dans l'île des Patagons, pour rire de son béjaune! Cette mystification ferait grand honneur à la gaieté de la Providence.

- Allez, reprit Léviathan d'une voix impérative, couvrez ce fameux docteur d'une pelisse d'apparat qui ne lui sera pas inutile dans les froides régions qu'il va parcourir, et dépêchez-le, pour Hurlu, à projection forcée, dût-elle faire éclater les mortiers. Vous m'en répondez sur votre tête! - A propos, ajouta-t-il comme on m'emportait, n'oublie pas, philosophe européen, de présenter à ton maître les assurances de mon estime et de mon amitié fraternelles.

- Je lui baise les mains, dit le Manifafa, et je lui sais gré de ses procédés avec toi, parce qu'ils sont fort galants. Te voilà donc en voiture.

- C'était une chaise commode, élégante, légère, bien suspendue, mais sans roues et sans brancards, ces moyens vulgaires de véhation lui étant parfaitement inutiles. Elle était seulement fixée en devant à une barre métallique horizontale (ayez la bonté de vous représenter ceci car je n'ai pas eu le temps en route d'en dessiner la figure) dont les extrémités aboutissaient à deux boulets de calibre sur l'orifice de deux pièces à feu, lesquelles se trouvaient à des distances exactement égales, parallèles à mon tilbury, de sorte que j'y étais enchâssé comme dans une espèce de fer à cheval.

- Cela est assez ingénieux, interrompit Hurlubleu; je t'attends au projectif.

- Derrière moi, les lumières de deux canons étaient garnies de deux conducteurs convergents qui aboutissaient nécessairement en angle au sommet commun, la géométrie n'ayant rien changé jusqu'ici à cette disposition. On ne me fit pas attendre. J'étais à peine arrangé sur mes coussins pour dormir qu'un grand flandrin de postillon survint...

- Mèche allumée!

- Non, divin Manifafa, la bouteille de Leyde à la main. L'étincelle électrique a été préférée à cause de son isochronisme. Il présenta le bouton au point de convergence des conducteurs; et je partis avec une rapidité dont il serait difficile de se former l'idée, surtout si l'on n'était venu de Villeneuve-la-Guyard que par la correspondance des Messageries.

- Les mortiers éclatèrent-ils, Berniquet?

- Je n'ai jamais pu m'en informer, monseigneur. Le son ne parcourant guère plus de deux cents toises par minute, je l'aurais bien mis au défi de me rattraper.

- Cette manière de voyager, Berniquet, doit être assez gênante pour les gens qui ont la respiration courte.

- Pas tant que vous le pensez, divine Hautesse, parce que la raréfaction de l'air, qui est incalculable à ces hauteurs, fait compensation, tant bien que mal, et que la rapidité de la course pourvoit à peu près au défaut de densité atmosphérique. Le plus grand danger que pût courir un voyageur serait de rencontrer un corps plus solide que le milieu qu'il pénètre.

- Un aérolithe, par exemple, honnête loustic, ce serait une dure concurrence!

- Très dure, divin Manifafa. Je faillis me rompre la tête contre un petit brouillard gris de lin qui n'était pas plus gros que le poing, et qui arrivait en se dandinant au juste milieu de mes deux boulets avec un air d'insouciance. Tudieu! quelle percussion.

- Tu soufflas dessus.

- Je ne pouvais pas; mais il eut la complaisance de prendre sa droite à propos, comme une voiture de place.

- Ce que je trouve de plus ennuyeux dans cette méthode, loustic, c'est la monotonie du coup d'oeil, car rien ne doit être aussi désagréablement uniforme qu'une route où les petits brouillards gris de lin sont comptés pour des événements, quand on a l'habitude d'observer en voyageant, et de lire les enseignes par la fin.

- De la monotonie, monseigneur? Gardez-vous bien de le croire. Je prenais un plaisir inexprimable à contempler ces huit cents ponts suspendus des planètes qui se lançaient et se croisaient à l'horizon en arcs merveilleux, tout chargés de trophées, d'obélisques, de statues d'un aussi bon goût et d'une aussi jolie proportion pour le moins que celles du pont de la Concorde. Je n'en revenais pas.

- Un autre que toi n'en serait pas revenu non plus, Berniquet. Tu me parles, ici, d'une admirable perspective.

- J'en jouissais de tout mon coeur quand la rame de mes boulets, probablement échauffée outre mesure par le frottement, et fort calorifère de sa nature, se dilata subitement en criant et se rompit en deux parties exactement égales, à cause de l'homogénéité de sa matière et de l'équipollence parfaite des deux impulsions projectives.

- D'après l'équipollence et l'homogénéité, dit le Manifafa en bâillant à se démantibuler la mâchoire, cela ne pouvait pas arriver autrement. Tu es maintenant en beau chemin pour me peindre encore une fois le monde à l'envers, car je ne te crois pas homme à te désister de l'habitude de tomber la tête la première, comme l'exigerait la variété de ton récit.

- Je supplie Votre Majesté de se rappeler, reprit Berniquet, que je suis tombé par les pieds dans la fondrière.

- Il est ma foi vrai, loustic, répliqua Hurlubleu, et j'en ai eu quelquefois un certain regret; car si tu avais trouvé le tuf avec la tête, je me flatte que nous serions déjà quittes de l'histoire de tes voyages.

- Il n'y a plus que patience, divin Manifafa, et nous touchons à la fin, si vous n'aimez mieux que je recommence. Comme j'étais appuyé sur la barre à l'instant ou elle éclatait, ce qui est une posture fort naturelle quand on se promène pour voir le monde, j'eus le bonheur de me retenir au côté que je tenais, et de suivre mon boulet de volée pendant que la chaise royale de Léviathan s'en allait à tous les diables. Maintenant votre sublime Hautesse est au fait du reste. Je traversai les hautes murailles du palais, la décuple enceinte de vos gardes, où je fis une terrible trouée, et jusqu'aux petits appartements, d'où je fus porté tout naturellement à vos sacrés genoux, ce qui parut vous causer une légère surprise, vu la rareté du fait.

Le Manifafa ronfla comme un orgue. Berniquet en conclut logiquement qu'il s'était endormi.

C'est ici que paraîtraient devoir s'arrêter les aventures du loustic, mais il n'était pas au bout de ses peines. Ce grand homme tenait à l'homme par quelques faiblesses d'organisation auxquelles on n'avait pas encore porté remède de son temps. Il s'était aperçu plusieurs fois, pendant qu'il contait, d'un certain frémissement des portières de soie qui fermaient de leurs légères tentures les communications du harem avec la chambre du divan, et il l'attribuait avec raison à un corps ambiant plus intellectif que l'air extérieur, car il était sûr d'avoir entendu parler. Les femmes du Manifafa, étonnées en effet de l'absence inaccoutumée de leur royal époux, et curieuses peut-être aussi d'examiner plus à loisir le philosophe inconnu qui avait passé si soudainement au milieu d'elles à la suite du boulet ramé, sans prendre le temps de se laisser regarder, s'étaient furtivement glissées peu à peu à toutes les issues, et Berniquet croyait même y avoir vu apparaître deux ou trois fois la figure brune et madrée d'une odalisque tant soit peu mûre qui préoccupait singulièrement son esprit. C'était de mâle fortune la sultane favorite.

L'aiguille des heures n'avait pas tout à fait parcouru le quart du cadran que le Manifafa fut réveillé en sursaut par je ne sais quel rêve cornu. On devine peut-être qu'il ne retrouva pas le loustic près de lui; mais en revanche il eut à peine passé la portière la plus voisine qu'il le trouva extrêmement près de la sultane favorite, où le savant chef des mataquins, surpris d'une douce et trompeuse torpeur, s'était laissé aller aux charmes d'un sommeil peu semblable à celui de l'innocence.

Berniquet, l'infortuné Berniquet, rouvrit ses yeux aux lueurs du yatagan.

- Reconnais-tu le maître de ton corps et de ton âme, hypocrite détestable? s'écria Hurlubleu.

- Grâce, grâce pour le corps de votre humble et dévoué loustic! sanglota Berniquet d'une voix étouffée. Quant à son âme, la philosophie l'a préparée à n'en pas faire plus de cas que la racine pivotante, charnue, douceâtre et comestible du brassica napus, qui est la troisième variété de l'asperifolia de Linné.

- Voilà bien des façons pour dire un navet, sous prétexte que tu es savant, reprit le Manifafa. C'est égal, continua-t-il en rengainant son fer dans le fourreau, il ne sera pas dit que j'ai privé la perfectibilité d'une si haute espérance pour satisfaire aux vengeances de mes folles jalousies. Je peux tirer de lui un parti plus avantageux pour ma gloire. Je t'enverrais volontiers visiter de ma part en boulet ramé cet honnête Léviathan qui t'a dit tant de bien de moi, si j'avais le procédé; mais tu me feras grand plaisir de retourner en attendant plus tôt que plus tard à la quête de Zérétochthro-Schah par le puits sans fond qui s'est nouvellement ouvert au milieu de la grande place d'Hurlu. J'y avais souvent pensé pendant ton récit, et je suis heureux et fier de pouvoir t'offrir dans mes propres Etats une voie favorable à l'accomplissement de tes grandes destinées. Fais donc un codicille amiable où tu auras soin de me donner tout ce que tu possèdes, comme le requiert notre amitié mutuelle, et tiens-toi prêt, séduisant loustic, à partir ce soir pour la Bactriane. Je suis curieux de savoir si tu reviendras aussi aisément du noyau de la terre que des points les plus excentriques de son tourbillon.

Berniquet, qui était discret, respectueux et homme de cour, n'avait pas répondu un mot à cette allocution paternelle. On l'enterra le soir.

Le loustic des mataquins était foncièrement aussi sage qu'on peut l'être quand on est philosophe, et aussi bonhomme qu'on peut l'être quand on est philanthrope. Quoique fort entêté de lubies systématiques, ses voyages aventureux et sa longévité négative l'avaient un peu détrompé du perfectionnement indéfini, et on avait remarqué qu'il n'en parlait le plus souvent qu'en riant de côté. Il est probable qu'il n'arriva pas au grand Vade in pace de la place d'Hurlu, sans désirer intérieurement de le voir fermé à jamais sur la propagande, Zérétochthro-Schah, Hurlubleu et la sultane favorite; mais il fit bonne contenance, et les gens sensés, qui tiennent quelquefois compte aux puissances qui s'en vont du mal qu'elles ne leur ont pas fait, l'accompagnèrent du témoignage de sympathie et de regret le plus énergique dont le peuple soit capable envers les nobles malheurs. Ils ne dirent rien du tout.

La cérémonie fut pompeuse et magnifique. Tous les Hurlubiers y étaient, à dix millions de personnes, sans compter les femmes et les petits enfants. Le loustic, une lanterne au pourpoint, une corbeille de provisions à la main, et un album volumineux sous le bras, pour ses notes et ses dessins, prit place dans le panier de mineur avec toute la dignité d'un ambassadeur bien pénétré de l'importance de sa mission.

- Homme irréparable, lui dit le chibicou qui l'accompagnait au moment de prendre congé, si votre retour était longtemps refusé à nos voeux, comme cela n'est que trop à craindre, quels renseignements désirez-vous nous laisser dans votre prudence infinie sur ce qu'il faut penser de l'utilité de la science et du but de la sagesse?

- Je veux bien vous communiquer tout ce que j'ai appris en plus de dix mille ans d'existence, répondit le Curtius de la perfectibilité, sauf à ratifier mon jugement par de nouvelles découvertes. La science consiste à oublier ce qu'on croit savoir, et la sagesse à ne pas s'en soucier.

Sur cette sentence où toute la philosophie humaine se résume, et qui me suffit, à moi, pour achever, insouciant, mon laborieux pèlerinage dans cette vallée de misère, inexplicable Josaphat des vivants, on expédia Berniquet, à grands renforts de câbles, vers les entrailles de la terre. Une semaine accomplie, la corde du vaguemestre ramena un joli paquet de raretés géologiques, dont la plus curieuse était un hanneton fossile qui avait huit pattes et le corselet à l'envers. Le ci-devant loustic faisait savoir à ses confrères, par une missive jointe à cet envoi souterrain, que le puits s'élargissait en cône immense à mesure qu'on approchait du fond, ce qui augmentait singulièrement les difficultés du retour, au moins par les voies de déambulation ordinaire, mais qu'il avait le bonheur de l'écrire d'une posade assez propre où il lui convenait de fixer à l'avenir le point central de ses excursions.

D'après cela, on retira tous les câbles et on couvrit le puits philosophique d'un monolithe énorme en forme de meule, dans le goût de celles qu'on fabrique à la Ferté-sous-Jouarre, entre Meaux et Château-Thierry. Un régiment de Patagons ne l'aurait pas soulevée.

Je regrette maintenant de ne pas avoir la plume de Tacite, - ou une meilleure si vous en savez, - pour décrire les événements terribles qui suivirent le départ de Berniquet. Ses partisans, qui voyaient naturellement dans son message inattendu et soudain une façon d'exil déguisé, soulevèrent peu à peu les cruelles émotions civiles qui donnèrent lieu depuis à la sanglante guerre des mataquins: La Guerre des Mataquins, il vous en souvient comme à moi, qui a fourni de si belles pages à l'histoire, et sur laquelle la muse tragique a répandu tant de larmes! Les premiers avantages furent pour l'auguste dynastie d'Hurlubleu; mais ils tournèrent bientôt d'une manière funeste, et ce fut l'effet d'une particularité trop mémorable pour que je la passe ici sous silence, quoique ce radoteur solennel d'Attus Navius n'en ait pas touché un seul mot dans ses chroniques. Il paraît, comme le dit assez l'étymologie qui est la véritable lumière des faits, que les congratulations officielles consistaient, à la cour d'Hurlubière, en véritables chatouillements portés jusqu'au spasme du triomphateur: et on croit généralement que le magnanime Hurlubleu passa de vie à trépas dans une de ces glorieuses épilepsies. Il faut convenir au moins que la critique serait bien embarrassée de prouver le contraire; et j'adopte d'autant plus volontiers cette leçon qu'elle me fournit l'exemple précieux d'un roi mort à force de rire, ce qui n'était peut-être jamais arrivé, et ce qui n'arrivera certainement plus, au train que prennent les monarchies.

Hurlubleu étant mort sans enfants, la grande charte du royaume rendait nécessairement le pouvoir absolu aux mataquins, qui l'auraient bien pris sans cela, suivant leur immémoriale habitude; car à toutes les révolutions de ce déplorable empire, on ne voyait surgir que des mataquins, mataquins contre mataquins, mataquins sur mataquins, une nuée de mataquins.

Mais mataquins blancs, mataquins rouges, mataquins de toutes les couleurs, mataquins à robe longues et mataquins à robe courte, mataquins à cothurnes et mataquins à brodequins, mataquins togés et mataquins cuirassés, mataquins de la plume et mataquins de l'épée, mataquins de naissance, mataquins d'aventure, mataquins d'argent, mataquins de doctrine, mataquins d'industrie, le peuple avait pris son parti là-dessus: c'étaient toujours mataquins. Les misérables Hurlubiers étaient chose innée des mataquins, produite pour les mataquins, et perpétuellement dévolue aux mataquins. Bien fin qui la reprendrait aux mataquins, s'il n'était pas mataquin!

Les mataquins souverains comme de raison, ils firent élever, sur la pierre qui fermait le puits où était descendu Berniquet, un socle de granit en dodécaèdre inégal, pour figurer les douze parties du monde connu. Si on en découvre jamais une treizième, je déclare sincèrement que je ne sais pas où la mettre; mais le ciel me préserve d'un plus grand souci!

Berniquet avait laissé son testament populaire comme César, aux trois cents sesterces près que le Romain avait légués par tête à chaque citoyen, et qui se montaient, selon le calcul de M. Letronne, à 59 francs 61 centimes; c'est là ce qui s'appelle un bon prince! Mais le pauvre bonhomme de loustic ne pouvait pas disposer d'une uncia sextula en métal de cloche; et c'est de toute sa vie ce qui inspire le plus profond attendrissement à ses biographes. On écrivit donc, sur la plus large face du socle, en style lapidaire non revu par l'Académie des inscriptions, les dernières lignes de son codicille:

Que Dieu daigne vous donner a tous,

Mes bons amis,

Tout ce qu'il faut de patience

Pour supporter la vie,

D'amour et de bienveillance

Pour la rendre douce et utile,

Et de gaieté

Pour s'en moquer.

La statue du loustic fut inaugurée le lendemain sur le monument; et, comme la sculpture de ce temps perfectionné était naïve et bourgeoise, l'habile artiste le représenta en pet-en-l'air, en bonnet de nuit et en pantoufles.

C'est une belle pièce.

 

Zerothoctro-Schah. Proto-Mystagogue de bactriane

 

Hypotase

Mon Dieu! mon Dieu! que la vie est une chose instructive et amusante, quand on en est revenu!

Il n'y avait guère plus de dix mille et quelques centaines d'années que j'étais mort, quand un beau lendemain de la Toussaint, bon jour bonne oeuvre, il m'arriva au chant du coq ce que je vais avoir l'honneur de vous raconter.

Quoique j'eusse pris le temps de cuver le jurançon de notre hôtesse, j'étais, foi de Breloque, un tantinet étourdi, comme un homme qui a perdu l'usage de la société et l'habitude du grand air. Je cheminais, cheminais depuis je ne sais combien de temps, par monts, vaux, avenues, terrasses, parvis, cours, vestibules et degrés, quand je m'arrêtai tout à coup devant un immense portail d'ordre hétéroclite au-dessus duquel était écrit en lettres phosphoriques:

Non plus ultra

Ici on enseigne la pure vérité

Les sciences transcendantes

Et l'art de dormir debout en toutes langues

N.B. Vous êtes priés de laisser les chiens dehors.

Après m'être bien assuré que je n'étais pas compris dans l'exception, j'avisai un homme de taille colossale qui paraissait être là pour garder la porte. Il me l'ouvrit avec de grandes marques de courtoisie en se découvrant afin de me faire honneur d'un turban sesquipedal dont il était coiffé fort galamment, et qui avait toute la forme d'un éteignoir gigantesque. Je cherchai de la main mon bonnet de nuit, dans l'intention de lui rendre politesse pour politesse, comme cela se pratique entre les personnes bien élevées, et je ramenai un éteignoir qui n'était pas moins remarquable que le sien par sa dimension grenadière. Ce brave homme me témoigna de nouveau sa fervente sympathie à la mode du temps et du pays, en saisissant son nez du pouce et de l'index de la main gauche, et je vous prie de croire que vous n'avez jamais vu un pareil nez. Je ripostai d'urbanité en cherchant le bout du mien, mais il était si long que j'eus toutes les peines du monde à y atteindre. Après ces miévretés courtisanesques auxquelles on attache peut-être un peu trop d'importance dans la bonne compagnie, nous entrâmes dans une loge fort obscure qui se referma sur nous, et dont nous nous partageâmes l'unique banquette. On n'y voyait pas pour se mettre le doigt dans l'oeil, et mon nez m'aurait d'ailleurs fort embarrassé si je m'étais laissé aller à cette ridicule fantaisie. Par un singulier bonheur, elle ne me passa point dans l'esprit.

 

Proscène

Nous tombâmes aussitôt en conversation de la manière ordinaire, à notre attitude près qui devait être un peu maniérée, nos nez respectifs ne nous permettant pas de parler autrement que de profil.

- Me pardonnerez-vous, Monsieur, me dit le possesseur de l'un des deux plus grands nez de la terre (c'était moi qui avais l'autre), de m'être assis sans façon à vos côtés, en vertu des induits, attributions et privilèges que me donne ma charge sur tous les individus résurrectifs?

- Non seulement je n'y forme aucune opposition, répondis-je, mais je vous ai une obligation infinie de vouloir bien me rassurer par votre aimable présence dans le temple des lumières. Il y fait noir comme dans un four. Vos expressions, qui sont singulièrement choisies, me prouvent d'ailleurs que je ne saurais me trouver en meilleure société.

- Que sera-ce donc, répliqua-t-il en souriant sans doute, quand vous entendrez Messieurs? Ce sont ceux-là qui ont à leur disposition la fine fleur du pathos, qui se jouent agréablement de syllepse, d'hypallage et d'hypotypose, et qui trient comme on dit la parole sur le volet. - Mais je ne suis pas encore informé de l'époque et des circonstances de votre mort?

- C'était le 6 octobre 1834, d'une inflammation d'entrailles, pour vous servir si j'en étais capable; ou, pour peu que cela vous duise davantage, d'une phlegmasie entérite, ce qui signifie absolument la même chose. Les médecins de mon temps étaient si décriés en langue vulgaire qu'ils ne parlaient plus que grec.

- Il y avait progrès, reprit l'homme au long nez, et la civilisation en profite. Vos médecins, qui parlaient pour n'être pas entendus, et qui ne s'entendaient pas toujours eux-mêmes en parlant, avaient pris une grande initiative sur leur siècle; et c'est parce que vous n'avez pas su jeter comme eux votre pensée, si vous pensiez, à travers des synonymes baroques et des argots impénétrables, que votre carrière a été fort bornée, mon pauvre camarade, et votre vie fort absurde. On ne savait pas alors la route de Corinthe, où l'on arrive d'emblée maintenant avec un logogriphe double qui n'a souvent pas de mot. C'est là une belle industrie! Quoi qu'il en soit, il faut se résoudre. Nous voilà aujourd'hui pied à pied, condamnés à subir le châtiment de nos moeurs, aux limbes du paradis des adroits, dans le spectacle éternel des merveilles inouïes de la perfectibilité. Tel est, afin que vous le sachiez, le texte littéral de notre jugement.

- Horrible, horrible, m'écriai-je! car je commence à comprendre, d'après ce que vous avez pris la peine de me dire, que l'affreux supplice de ces résurrectifs imperfectibles dont nous avons le malheur de faire partie consiste à entendre perpétuellement des dissertations et des discours; et quels discours, Monsieur! et quelles dissertations! Oh! l'imagination atrabilaire du vieux Dante avait oublié ce genre de torture dans le Code pénal des damnés! Il n'avait été prévu ni dans les menaces de Dieu, ni dans les fulminations de l'Eglise, ni dans les aménités ambrosiennes d'Antoine Rusca, qui sentent si fort le roussi, ni dans la belle topographie du Purgatoire de Barthelemi Valverde, qui parle de ce pays-là comme s'il en était nouvellement revenu. Ce serait une trahison sanglante, un enfer pipé.

- Hélas, Monsieur, les savants sont capables de tout. Mais de quoi vous plaignez-vous pour une petite séance d'obligation après tant de siècles de repos, car je ne crois pas avoir eu jusqu'ici l'avantage de vous recevoir? Messieurs ont des moments d'indulgence dans les jours de jubilé comme celui où nous sommes, et si vous y mettez de bonnes façons, ils pourront bien vous permettre de remourir à votre aise après la clôture du procès-verbal, pour prendre un peu de bon temps jusqu'à la première convocation. Vous venez expier probablement quelque drôlerie philosophique, un doute sur la moralité sociale de l'enseignement mutuel, une objection saugrenue contre l'orthographe de M. de Voltaire, de l'Académie française, perfectionnée par M. Marle, de la société grammaticale, une réticence irrespectueuse dans l'analyse de la méthode Jacotot? Vous avez peut-être parlé témérairement du magnétisme, de la phrénologie, de l'éclectisme, des sangsues, ou de la panification par la sciure de bois, jeunesse est toujours présomptueuse. Ce n'est pas bien, mais tous mauvais cas sont reniables, et toute ignorance mérite grâce. Allons, allons, un peu de courage!

- Vous êtes furieusement aguerri, mon voisin, répliquai-je brusquement, si vous supposez qu'on se fait de prime abord au malheur de ressusciter à tous les siècles de siècles pour entendre ce que vous savez! Diable, diable! il faut que vous ayez quelque énorme péché sur la conscience, qui vous force à prendre votre parti avec tant de résignation!

- Comme vous dites, Monsieur, j'étais portier de la tour de Babel le jour de la confusion des langues, et je me donnai la licence très grande de rire à gorge déployée au nez de Messieurs, quand ils ne s'entendaient plus. Je fus en cela fort mal inspiré, à vous parler net, puisqu'ils ont enfin réussi.

- Réussi? à quoi donc, portier, s'il vous plaît? à bâtir la tour de Babel, peut-être?

- Je croyais que vous le saviez. Vous êtes arrivé comme de plain-pied au six-cent soixante-sixième étage au-dessus de l'entresol, qui est le lieu où se réunissent les membres de la six-cent soixante-sixième section...

- Eh mon Dieu! assez d'étages et de sections comme cela! Je sais bien ce que vous voulez dire, et je retiendrai votre chiffre de reste par raison mnémonique. C'est le nombre de la bête, ou il y a lapsus calami dans le manuscrit autographe de l'Apocalypse. Enfin, vous étiez portier de cela, et vous êtes portier de ceci?

- Hélas oui, Monsieur!

- La peine vaut bien le crime, infortuné que vous êtes!... Ce qui m'étonne, c'est qu'en arrivant à la perfectibilité, ils n'aient pas appris la bienveillance, et qu'ils nous traitent encore en ennemis, puisque nous sommes, selon vous, condamnés à les écouter.

- Monsieur, reprit le portier, je vais vous dire... C'est que la perfectibilité complète n'est pas précisément trouvée. Nous avons Babel et les langues, tout juste comme quand j'y étais; le maximum de la perfectibilité, nous ne l'aurons guère qu'aujourd'hui ou demain.

- On le disait de mon temps, et j'ai assez patiemment attendu jusqu'à l'inflammation d'entrailles.

- Jusqu'à la phlegmasie entérite...

- Je le veux bien; j'ai attendu, mon cher ami, et je me suis toujours laissé dire que la perfectibilité était pour le lendemain ce qui m'a laissé sur son compte une profonde défiance.

- Vous n'en aurez probablement plus ce soir, car je peux vous dire le programme, c'est tout à l'heure que le congrès doit entendre l'important rapport du savant docteur Berniquet, lequel a été mandé il y a près de cinquante ans à la recherche de l'homme parfait que les philosophe nous annoncent depuis si longtemps, et personne ne doute qu'il le rapporte dans ses collections, au moins empaillé. Il est probable que votre retour palingénésique sur la terre a été calculé en raison de ce grand événement dont la connaissance vous navrera de remords éternels.

- En vérité, vous me faites tort de supposer que je porte la ténacité à ce point dans mes opinions. Quatre mille ans d'un sommeil sans agitations et sans rêves, la probabilité, pour ne pas dire la certitude, que je ne retrouverai dans l'auditoire de vos sages ni les journalistes, ni les créanciers qui m'ont fait autrefois une rude guerre, ce doux repos enfin des nerfs, des humeurs et des passions que procure le bénéfice de la mort, m'ont désarmé de toutes mes vanités belliqueuses. Je verrai l'homme parfait avec beaucoup de satisfaction, et je me ferai un véritable plaisir de lui présenter mes hommages.

- Ce désir ne tardera pas à être rempli, répondit le portier. Le voile sacré se déchire. Préparez vos yeux à l'éclat des feux qui vont les éblouir. La lumière est faite.

Pendant qu'il parlait ainsi, éclairages, quinquets et on leva la toile.

 

Oramie

Cela était éblouissant. Je rabaissai mon éteignoir sur mes sourcils, et je mis mes yeux à l'abri d'une sensation trop vive, en les tournant à droite et à gauche avec l'ombre propice du nez dérisoire dont j'étais muni, pour les habituer lentement à cette profusion de clartés.

Le congrès universel ne se composait pas de moins de quarante mille hommes, sur mille de front, à ce qu'on me dit, et sur quarante de profondeur, nombre déjà symbolique, qui fut pour moi une singulière révélation de perfectibilité. Chacun de ces messieurs était coiffé d'une magnifique lanterne cylindrique éclairée au gaz, et sa poitrine resplendissait d'un soleil enflammé des mêmes lumières, de sorte qu'à travers les intervalles étroits de leurs fauteuils, et dans la disposition amphithéâtre de leurs rangs, on n'y voyait que du feu.

Le trône où s'élevait le président au milieu de ses quatre acolytes offrait un spectacle encore plus remarquable. La tiare dont le pontife de la civilisation était couronné s'élevait à trois étages pyramidaux et coupés à triangles infinis, qui tournaient les uns sur les autres par un mouvement propre à leur construction en faisant jouer des feux nombreux et diversement colorés sous les regards de l'auditoire comme un miroir d'alouettes, pendant que le transparent qui formait le fond de la scène roulait sur un axe perpétuel à la manière de ces feux si bêtement nommés pyriques dont vous avez eu la représentation chez Séraphin. Je ne sais comment je parvins à me familiariser avec ces merveilles.

Tout à coup le président se redressa de son siège avec une miraculeuse solennité, et tira de son ephod igné trois muscades philosophiques qu'il plaça dans la concavité supérieure de trois gobelets d'or qu'on avait placés devant lui:

"Voilà, dit-il, une muscade, deux muscades, trois muscades. Sous le premier gobelet, il n'y a rien. Sous le second gobelet, il n'y a rien. Sous le troisième gobelet, il n'y a rien".

Et il en fit la démonstration.

"Tout le monde sait, continua-t-il, que ce premier gobelet est l'emblème de l'âge d'appréhension, ce second gobelet l'emblème de l'âge de compréhension, et ce troisième gobelet l'emblème de l'âge de perfection que nous allons atteindre si heureusement. Les trois muscades viennent d'y passer. Une, deux, trois... voilà les muscades."

"Maintenant les muscades n'y seront plus. Partez, muscades!

Et j'en reçus une sur la seule partie de mon visage qui pût se développer hors de la loge des résurrectifs.

Les muscades n'y sont plus, ajouta-t-il (je le savais, parbleu, très bien); que demandez-vous à la place?"

- Père suprême, dit un des quarante mille, je voudrais voir à la place de la première le symbole de l'âge d'appréhension!

Le Père suprême renversa le premier gobelet, et nous montra un joli loup de sept ans dont un lapin sciait les dents avec une plume d'oie, à la lueur des yeux d'une chouette.

- Père suprême, dit un autre, je voudrais voir à la place de la seconde le symbole de l'âge de compréhension.

Le Père suprême renversa le second gobelet et nous vîmes un vilain singe au derrière pelé, qui puisait depuis le temps de Pythagore l'eau d'un puits dans un seau sans fond, sans avoir pu en ramener une goutte.

- Père suprême, dit un autre encore, je voudrais voir à la place de la troisième tout ce qui existe du symbole actuel de la perfection, puisque nous n'avons pas encore le bonheur d'en jouir complètement.

Le Père suprême renversa le troisième gobelet, et découvrit un petit homme hideux de laideur et rabougri de vieillesse, plié sur ses genoux croisés à la manière des tailleurs, et qui paraissait s'amuser à faire crever des baguenaudes pour en entendre le bruit.

- Victoire, victoire! s'écria toute l'assemblée. C'est notre digne confrère Berniquet, le grand chercheur de la perfection, l'homme de l'éternel savoir, le xénomane des terres intellectuelles, celui qui nous rapporte de loin la science et la vérité!...

 

Antistrophe

Seul pour accomplir la noble mission dont vous m'aviez chargé, Messieurs, je n'hésitai pas à me jeter dans la nouvelle crypte qui s'ouvrait à mes regards; je m'y élançai d'un bond, mais le fond de ce puits circulaire se formait d'une trappe en chapechute qui tourna brusquement sur son axe et se referma au-dessus de ma tête, pendant que je descendais dans le gouffre sans fond avec la précipitation accoutumée des corps gravitants. Cet accident m'inspira d'abord, je ne saurais le dissimuler, quelques réflexions sérieuses, d'autant plus que je n'avais pas fait cinq cents lieues de cette manière sans m'apercevoir que je tendais directement au centre de notre globe que j'avais toujours été fort curieux d'explorer, mais ou je désespérais de parvenir sans avaries. La philosophie me soutint, non pas en l'air, mais dans l'âme; l'amour des sciences vint consoler, affermir, égayer mes esprits, et changer mes terreurs abjectes en douces méditations. Je m'accoutumai peu à peu à contempler assidûment les différentes couches telluriennes dont les coupes distinctes se dessinaient à mes regards, et desquelles la rapidité de mon passage ne m'a pas permis à mon grand regret de vous rapporter des échantillons. Je comptai ainsi par grandes zones les âges du globe et la révolution de la nature, spectacle sublime et enchanteur pour un philosophe qui aurait la respiration facile, mais j'avais malheureusement gagné un asthme en gravissant le Chimborago. Enfin, au bout de quatorze heures et demie, montre à la main, j'arrivai au point milieu de nos choses terraquées, avec de grièves angoisses, car il est difficile de vous faire concevoir, Messieurs, ce que pèse une atmosphère de quatre ou cinq mille lieues de plus, quoique ce ne soit qu'une bagatelle relativement à l'espace; et je ne vous parle pas de la chaleur volcanique, sur laquelle les philosophes ignéens n'ont rien exagéré. Je ne vous en dirai pas non plus le degré juste, à cause de la brusquerie de cette investigation, et du mauvais état de mon thermomètre de Fahrenheit.

Mes pieds avaient touché le sol, non sans une légère foulure. Je me remis; je repris haleine, et j'en avais grand besoin. Mon rat-de-cave flambait encore sous sa capsule vitrée, par le bénéfice de la raréfaction atmosphérique. J'éclairai de toutes parts l'enceinte où j'étais parvenu. C'était un caveau, et j'avais quelques raisons de m'en douter. Le milieu de ce milieu universel était occupé par un cippe qui portait une bobèche qui ne portait rien, au moins en apparence. A force de tourner les cendres d'une mèche usée sur laquelle avaient passé trente ou quarante siècles, je parvins cependant à en extraire une petite figure d'homme si pâle, si cassée, si ridée, si ratatinée, si mesquine et si rabougrie que ma première pensée fut de la mettre dans les manchettes. Un petit cri m'avertit qu'il restait je ne sais quel souffle de vie dans cet embryon; je le saisis, je le réchauffai de mon haleine, je le frottai d'une goutte d'eau-de-vie retrouvée dans ma gourde de voyage, et je le replantai au milieu de sa bobèche, plus allègre que je m'y étais attendu. Comme il s'y tint ferme et la main sur la hanche avec toute la dignité que pouvait comporter sa taille de deux pouces et demi, je ne pensai plus qu'à remonter par où j'étais venu pour retrouver mes confrères et mon équipage. Cela me parut difficile.

"Arrête, Berniquet, me dit le nain, et ne sors pas d'ici sans me rendre tout à fait la vie que j'attendais de toi depuis des siècles sans nombre!"

Je me prosternai d'admiration en voyant que cela parlait. Vous l'auriez fait comme moi, Messieurs. Il est si rare qu'une idée articulée, et qui s'énonce en bons termes, jaillisse d'un chandelier, surtout quand la bougie est morte!

"Arrête, continua-t-il d'une voix persuasive, et si tu trouves quelque part une petite cruche de grès où je renfermai autrefois l'élixir vital, donne-m'en, je te prie, un bain de pied abondant jusqu'à l'orle de mon bougeoir; mais prends garde sur ta tête d'en passer les bords d'une goutte, car nous serions noyés tous les deux dans un fleuve de science dont nous ne pourrions plus nous tirer, et qui engloutirait ton académie avec le reste du genre humain."

J'avais la main sur la cruche, mais je me défiais de ma main tremblante, et, la lunette enchâssée dans l'orbite de l'oeil, je laissai tomber goutte à goutte la liqueur sacrée, en suivant ses progrès à la lumière de mon rat-de-cave affranchi de sa prison. Tout à coup, le feu flottant du lumignon s'abaissa comme par magie, et vint lécher de sa langue rose et bleue le liquide inconnu, qui s'enflamma subitement et se roula en ondes brûlantes, à la manière d'un bon bol de punch au rhum de la Jamaïque. Je vous demande avec quelle terreur je cherchai alors, au milieu de cet incendie récréatif au regard, mais effrayant pour le sentiment, la figurette solennelle que je venais de dérober à tant de siècles de mort pour la rôtir toute vive sur une bobèche. "Atome organisé, penseur et parlant, m'écriai-je! monade archéologique, microcosme vivant qui auriez fait, même empaillé, les honneurs du plus beau musée de la terre, créature sublime et rare que le sages de mon pays auraient été si fiers et si heureux de posséder dans un bocal, par quelle fatalité faut-il que je vous aie réduit en cendres, avant de vous disséquer?

- Tu te trompes, Berniquet, répondit le petit fantôme; je suis vivant, et je me porte comme un charme. Ce déluge de feux dont tu m'as inondé, c'est mon atmosphère et mon élément. Sa chaleur me ragaillardit, et je m'y sens rayonner de toute mon ancienne splendeur philosophique. Je te dois ma palingénésie et je t'en tiendrai compte, si je puis, sur les progrès éventuels d'un monde à venir."

Il s'était en effet campé plein d'assurance, et sa physionomie naturellement imposante ressortait merveilleusement sous les cendres et la fumée. Son chaperon aux couleurs ardentes, qui s'arrondissait comme un champignon bercé sur son pédoncule, lui donnait seul l'apparence d'une mèche mal coupée. Au-dessous, ses yeux étincelaient comme le coton d'une bougie mouillée, ou comme deux petits cratères qui viennent de s'ouvrir sur le front d'un volcan en miniature.

"Ne saurai-je pas, lui dis-je, à qui j'ai l'honneur de parler?

- C'est bien le moins que je te doive pour les services que tu m'as rendus, répondit-il. Je suis Zoroastre."

 

Voyage pittoresque et industriel dans le Paraguay-Roux et la Palingénésie Australe

par Tridace-Nafé-Théobrome de Kaout't'Chouk, etc.

Il y a des gens qui se persuadent que le métier de journaliste est une des sinécures les plus fainéantes de ce monde, et ils se trompent grandement, si j'ose en juger par l'ennui que j'éprouve à trouver, dans le cercle de mes petites attributions, quelque sujet nouveau qui soit digne de distraire le lecteur de la politique, ou de l'amuser du rien-faire. J'étais tout prêt à me noyer de désespoir dans un fatras de brochures narcotiques et absorbantes, quand ma main s'est retenue par hasard (ou par cet instinct merveilleux de conservation qui ne manque jamais à l'homme) aux Voyages de Kaout't'Chouk, savant étranger, dont le nom traduit sensiblement l'origine. Comme il n'y a, entre Kaout't'Chouk et moi, aucune de ces mornes et sonores harmonies qui entretiennent l'accord parfait des auteurs et de leurs critiques, je puis vous faire en secret une révélation bien précieuse pour l'histoire littéraire, et dont il faut que mon jeune et savant ami, M. Quérard, prenne acte le plus tôt possible dans le bel ouvrage où il dit tant de mal de moi. C'est que cet écrivain souple, élastique et moelleux qu'on appelle Kaout't'Chouk n'est autre qu'un jeune Chinois fort connu, que les mandarins de la Chine avaient eu la complaisance d'envoyer à Paris pour y apprendre la perfectibilité, et qui s'en retourne à Pékin, bachelier ou maître ès arts, la tête pleine de sciences, de découvertes et de nomenclatures. Je ne sais où il a écrit son voyage, mais je pose en fait qu'on ne le raconterait pas mieux à Paris, quand on a dû à la prudente largesse de ses parents l'inappréciable bonheur d'y passer quelques années dans les bonnes écoles.

J'avais souvent entendu parler de Kaout't'Chouk, et qui n'a pas entendu parler de Kaout't'Chouk? Je le connaissais même sous ses prénoms de Tridace et de Théobrome, parce qu'il est bien difficile de ne pas les lire inscrits en gros caractères au second verso du journal, si distrait que l'on soit d'ailleurs de l'occupation essentielle d'une journée régulière par la visite d'un médecin ou par celle d'un créancier. Quant au Paraguay-Roux, j'ai toujours désiré de recevoir quelques renseignements positifs sur cette contrée célèbre, depuis qu'elle occupe infailliblement un paragraphe officieux ou officiel de toutes les feuilles publiques où le compositeur lui réserve une rubrique inamovible, comme à l'article Espagne et à l'article Angleterre; mais les voyageurs n'y pensaient pas. Vous trouviez à tout bout de champ d'intrépides explorateurs des régions inconnues qui revenaient de Tombouctou sans y être allés; mais du Paraguay-Roux, point de nouvelles. Et j'étais dans ces dispositions d'esprit quand je reçus franc de port le charmant livret exotique dont j'ai l'agrément de vous entretenir aujourd'hui, c'est-à-dire le Voyage pittoresque et industriel de Kaout't'Chouk dans le Paraguay-Roux.

La première chose qui frappe les yeux et l'esprit dans ce délicieux spécimen des arts du nouveau monde, c'est la perfection de son exécution typographique, égale, si plus ne passe, à tout ce qu'Elzévir et Didot ont produit de plus achevé. La presse à la vapeur, qui est déjà en usage aux sources du Meschacébé, ne nous avait pas accoutumés dans notre vieille Europe à l'élégance et à la pureté de ce tirage. Le papier est ferme, retentissant et susceptible d'être soumis à l'action d'un air un peu chargé d'humidité sans se décomposer en bouillie comme celui de nos fabriques, ce qui offre un certain avantage aux consommateurs de livres, si multipliés de nos jours par les progrès de l'instruction. Quant aux lettres fantaisistes ou ornées, on ne peut se dissimuler que le graveur meschacébite a laissé fort en arrière les ingénieux artistes parisiens qui se sont proposé, comme un agréable sujet d'émulation, le travestissement de l'alphabet en petites capitales étiques, obèses ou bancroches, d'une riante difformité. La ligne imprimée en ce genre au frontispice de Kaout't'Chouk a le mérite incontestable d'être complètement illisible, ce qui n'avait jamais été tenté jusqu'ici et ce qui prouve bien de l'esprit et bien du goût. Malgré la longue habitude que je me suis faite de ces utiles difficultés dans l'étude des hiéroglyphes, et surtout dans la correspondance autographe du docte M. Michel Berr, je déclare avec franchise que cette ligne serait restée en blanc dans mon article, si l'éditeur n'avait eu l'attention délicate de la traduire en lettres humaines à la page de l'avant-titre. Publiée il y a quelques années, sans cette aimable attention, elle aurait hâté nécessairement la mort déjà trop précoce de mon illustre confrère M. Champollion. Voilà ce qu'on peut appeler un progrès intelligent et moral de l'imprimerie, et c'est ainsi qu'il faudrait imprimer presque tous les livres.

Kaout't'Chouk s'embarqua le 31 février 1831 (style chinois) sur la fameuse corvette La Calembredaine, au port de Saint-Malo. Nouvellement initié alors aux mystères de la langue romantique et de la littérature maritime, il en prodigue la terminologie avec toute la confiance d'un néophyte qui s'attache moins à la valeur des expressions qu'à leur effet. Après avoir cargué les amarres et déferlé les haubans, on part, toutes voiles dedans, sous un ciel de sud-est-nord-ouest. Il vente frais sous un ciel bleu; les lames clapotent en silence; les brisants se jouent aux flancs du bâtiment qui file son noeud, et qui a bientôt doublé le cap Finistère, endroit où commence la fin du monde, ainsi que l'indique son nom. Je le laisserai voguer sans moi aux premières explorations scientifiques de son voyage, quoiqu'il y ait beaucoup de choses à apprendre dans son histoire de la fabrication du madère sec, et dans sa profonde théorie des raisons physiologiques en vertu desquelles le serin des Canaries a les plumes jaunes, ce qui n'empêche pas un méthodiste de l'appeler vert et un autre de l'appeler brun. Ces considérations ne manquent certainement pas d'intérêt; mais elles touchent de trop près à nos habitudes, à nos besoins ou à nos plaisirs, pour mériter d'occuper sérieusement l'intelligence d'un homme qui sait faire bon usage de son éducation, le but principal de la science étant, comme tout le monde sait, d'approfondir les choses inutiles, surtout quand elles ne valent pas la peine qu'on les explique.

Je ne peux pas me dispenser cependant de m'arrêter un moment avec Kaout't'Chouk sur le sommet du pic de Ténériffe, où il fait la rencontre d'un des industriels les plus avancés de notre époque. Ce grand homme est parvenu à convertir la neige en sel marin par dessication, sans autre apprêt que le mélange d'un alcali volatil bien compact, et le plus dur que l'on peut trouver. La neige, enveloppée hermétiquement par la flamme, se cristallise à l'instant et se retire toute rouge de la fournaise; on la jette alors dans des baquets remplis d'une légère dissolution d'alun et de salpêtre animal, et c'est dans cette préparation qu'elle reprend sa blancheur primitive. "Nous goûtâmes ce sel merveilleux, ajoute Kaout't'Chouk, il était très sapide, agaçant légèrement les houppes nerveuses de la langue, et superbe à l'oeil."

Le particulier si éminemment recommandable qui a établi cette précieuse manufacture était depuis longtemps en possession de tirer une huile exquise de certains cailloux de Ténériffe, qui contiennent l'oléagine pure et pour ainsi dire native; mais cette opération est trop connue aujourd'hui pour qu'il soit nécessaire d'insister sur ces procédés. On comprend avec quelle facilité les végétaux ligneux de la montagne lui fournissent le seul vinaigre dont nous faisons usage à Paris; et comme l'humus qui la couvre est prodigieusement fertile en plantes saladiformes, il est aisé de conclure de cette heureuse combinaison de circonstances que le pic de Ténériffe est l'endroit de la terre où l'on mange les salades les mieux confectionnées, au poivre près qu'il faut encore tirer de Cayenne. Il y aurait un moyen fort simple de remédier à cet inconvénient, ce serait de trouver la pipérine dans quelque racine ou dans quelques herbes propres aux localités, comme la laitue ou la betterave, et notre chimiste agronome trouvera infailliblement la pipérine, si elle n'est déjà trouvée. Après cela, il n'y aura plus rien à trouver, grâce au ciel, si ce n'est la salade toute faite.

Nous ne ferons pas une relâche plus longue au cap de Bonne-Espérance, où Kaout't'Chouk remarque fort spirituellement que tous les indigènes du pays sont Anglais ou Hollandais, ce qui donne à cette population autochtone une physionomie sauvage très particulière, dont on ne peut guère se former une idée que dans les tavernes de Londres et les musicos d'Amsterdam. Les voyageurs ne manquèrent pas de visiter la fameuse montagne de la Table, qui était alors couverte d'une nappe d'eau parce qu'il y avait eu de l'orage. Ils n'en présentèrent pas moins leurs hommages, au célèbre M. Herschell, "digne neveu d'un père illustre", et je demande grâce en faveur de Kaout't' Chouk pour ce lapsus linguae d'érudit. C'est le nepos des Latins que nous traduisons par neveu dans la langue poétique, en parlant de nos petits-enfants dans la ligne directe de la descendance. Au reste, il doit être bien rare, quand on possède tous les idiomes de la terre, de ne pas commettre, par-ci par-là, quelques légers spropositi dans celui dont on prend la peine de se servir pour la commodité du public, et c'est ce qui explique suffisamment pourquoi les savants ont en général un style si baroque.

Je reviens à M. Herschell: "Il s'est installé pour trois ans à la Table du cap de Bonne-Espérance, dit Kaout't'Chouk, afin de vérifier si l'envers des étoiles dont il avait observé le côté opposé, à Greenwich, en Angleterre, est identiquement semblable à leur endroit." Personne n'ignore que M. Herschell se sert pour cette belle investigation empyréenne d'un télescope géant dont la portée échappe à tous les calculs, car il a la propriété inexprimable en chiffres de rapprocher les corps célestes douze fois plus près qu'ils ne sont loin. L'admirable exactitude avec laquelle M. Herschell et ses élèves reproduisent journellement le prospect, le profil et le plan des mouvements de la Lune, est par conséquent un garant bien sûr de la fidélité de leurs dessins, dans la topographie si impatiemment attendue de Saturne et surtout d'Uranus où ils discernent les moindres objets plus nettement qu'ils ne pourraient le faire dans leur chambre en plein midi, c'est-à-dire à l'heure où ces messieurs ont contracté l'habitude immémoriale de nous faire voir les étoiles.

Beaucoup de gens auront dit jusqu'ici du voyage de mon Chinois ce que disait le vieux Fontenelle d'un amphigouri de Collé: "Je n'ai garde de m'étonner de ce que j'entends tous les jours." Voilà réellement d'étranges merveilles pour qu'elles vaillent qu'on les raconte! Pendant que voyageait Kaout't'Chouk, la science courait devant lui. Le boulet souterrain qui se propose de nous arriver en vingt-deux minutes et demie, par un tunnel pratiqué de Bruxelles à Paris, est encore plus fort que le télescope d'Herschell, et plus difficile à digérer que la salade du pic de Ténériffe. Le jeune découvreur que je suis religieusement à la trace a commencé, comme le souriceau de La Fontaine, qui n'avait rien vu, par s'amuser innocemment aux bagatelles de la porte. Il faut le retrouver dégagé de ses intuitions naïves, s'associant ou plutôt s'assimilant progressivement aux aperceptions les plus éclectives de son sens intellectif, pour jouir esthétiquement des acquisitions de sa compréhensivité. Il suffit pour cela de l'accompagner jusqu'aux îles de la Polynésie, où il a eu le temps de parvenir, selon toute apparence; pendant que j'écrivais les mots ci-dessus.

Vanvua-Leboli ne retint pas longtemps Kaout't'Chouk, cette île étant tellement déserte qu'on y rencontre souvent des villages immenses où il serait impossible de trouver une seule maison. Notre Kaout't'Chouk, animé de cet esprit de philanthropie qui impose aux gens de savoir le devoir impérieux d'éclairer le genre humain et de lui apprendre à connaître à fond toutes les choses dont il ne se soucie pas, sentait ce besoin généreux de discourir et de disputer qui demande ordinairement un auditoire! C'est ce qui décida le choix de l'estimable voyageur en faveur d'une autre île déserte où il y avait beaucoup de monde, et où les moindres bourgades lui parurent convenablement peuplées, surtout le jour. Il eut la politesse délicate d'en prendre possession au nom de la France, mais sans en faire part aux habitants, car il était un peu diplomate, et il l'appela par instinct l'île de la Civilisation. Kaout't'Chouk ne croyait pas si bien dire. Si l'on s'en rapportait à ses Mémoires (et à quoi s'en rapporterait-on, je me le demande, dans la littérature actuelle et dans l'histoire contemporaine, si on ne s'en rapportait pas aux Mémoires de Kaout't'Chouk?), la civilisation de ce pays est en effet la plus complexe qu'une nation extraordinairement perfectionnée puisse désirer pour son usage particulier, au moins jusqu'à nouvel ordre. Il ne faut jurer de rien avec la perfectibilité.

Je n'ai presque pas besoin de vous dire que l'île de la Civilisation a des chemins de fer, la civilisation ne marche plus sans cela; mais elle a depuis longtemps abandonné notre procédé à cause de la lenteur des résultats. Le moteur actuel, qui est incomparablement plus rapide, puisqu'il est physiquement impossible de distinguer le moment de l'arrivée de celui du départ, et vice versa, par la plus minime des divisions du temps, est le fluide électrique. "La minime locomotive, entièrement en métal, dit Kaout't'Chouk, a la grandeur et la forme d'un pistolet d'arçon, ce qui lui a fait donner le nom de pistolet de Volta. On attache le wagon par un anneau de fer à une caisse de voiture en verre dans laquelle se place le voyageur, et cet appareil vole avec une rapidité incalculable sur un fil de fer qui lui sert de conducteur, ce système de diligences rendant tout autre conducteur inutile." On voit qu'à l'avantage de la célérité la méthode ingénieuse dont nous parlons réunit l'avantage plus précieux encore pour la population stationnaire, qui est assez nombreuse dans tous les pays, de n'entraîner ni expropriations vexatoires, ni violation permanente du sol sacré de l'agriculture au bénéfice de quelques spéculateurs pressés de gagner. L'heure du départ expirée, une manivelle mue par quelque moyen analogue rappelle le fil d'archal sur sa bobine immense, et le laboureur paisible peut retourner à ses travaux avec autant de sécurité que s'il avait pris naissance dans la pastorale Arcadie, dans la gracieuse Tempé, ou dans toute autre île arriérée et barbare de l'archipel des Bucoliques.

Le service des postes se fait par ces routes, et Kaout't'Chouk assure qu'il n'est pas rare de recevoir la réponse d'une lettre qu'on n'a pas encore fait partir; mais il est difficile de ne pas supposer là une petite exagération.

Ce qui est certain, c'est que nous n'irons guère plus avant sur la route des sciences ou dans la science des routes, à moins que nous ne retrouvions le secret inappréciable de l'île d'Odes où les chemins cheminaient, et dont il nous est resté des traditions assez authentiques dans la Véritable histoire de Pantagruel et dans les souvenirs du peuple, comme en témoignent ces locutions si connues: Ce chemin vient de tel endroit; ce chemin doit aller à tel autre; celui-ci va vous égarer. Heureux temps où une voiture s'appelait encore une chaise parce qu'on n'avait pas besoin de sortir de la sienne pour parcourir le monde, pourvu qu'on l'eût placée sur le pavé du roi dans une voie bien tracée! C'est de cette grande époque de notre civilisation. (Dieu nous la rende!) que date la coutume de commencer tous les voyages d'instruction par celui de Rome où tous les chemins allaient, selon le proverbe antique, et il faut avouer que c'était une grande commodité. On assure qu'elle est encore à l'usage d'un grand nombre de voyageurs qui composent leurs relations sans quitter la place, mais c'est ce qu'on ne pourra pas dire du voyage de La Calembredaine, où l'Europe avait tant de députés. Quelques-uns soutiennent même qu'elle portait à son bord le Congrès scientifique, et c'est probablement pour cela qu'on n'en parle plus à Paris.

On imagine aisément que les caisses d'épargne sont parvenues à l'île de la Civilisation, à moins qu'on n'aime mieux penser qu'elles en viennent. Kaout't'Chouk eut la satisfaction d'en trouver jusque dans les plus misérables hameaux et de voir l'ouvrier sans travail, le prolétaire indigent, l'infortuné vaincu par la misère et par le désespoir, verser avec empressement dans ces trésors providentiels l'excédent de leurs besoins, le superflu de leur nécessaire et le fruit de leurs économies. C'est une chose commune dans ces pays-là, et qui n'en est que plus touchante, que de refuser à cinq ou six pauvres enfants affamés leur maigre repas quotidien, afin de se ménager un morceau de pain pour la vieillesse. Le sentiment moral de cette sublime institution a tellement prévalu parmi le peuple, qu'une multitude d'individus ont pris le parti de vivre d'emprunt pour épargner davantage, et ce moyen assez plausible est déjà connu à Paris. Il est résulté de cette magnifique invention de la philosophie australe que le numéraire a totalement disparu de la circulation, car il n'y a millionnaire assez traître aux intérêts imprescriptibles et sacrés de son argent pour s'en réserver de quoi faire chanter un aveugle. Il aura beau, le déplorable Homère de la borne, faire gonfler sous un archet qui n'a plus que le bois les deux cordes rauques qui vibrent encore à son crincrin! En retour du plaisir que ses mélodies monotones procurent à l'oreille des passants, son oreille, à lui, ne sera plus égayée par le son joyeux de sou mal marqué qui bondit seul et à l'aise dans sa timbale de fer-blanc. Le sou de l'aveugle est la caisse d'épargne, où il ne le porterait pas, si on le lui avait donné, car il n'a pas mangé d'aujourd'hui. Mais c'est un des inconvénients inévitables de notre civilisation fiscale et financière qui n'est pas faite pour les aveugles, et qui l'est bien moins encore pour les manchots.

Il y a des esprits hargneux ou malintentionnés qui allégueront à ce sujet l'intérêt du commerce, de l'industrie et des arts, branches essentielles de prospérité qui s'appauvrissent en raison directe du progrès de l'avarice publique; sources abondantes de la richesse nationale qui promettaient de ne pas tarir, et qu'on déforme habilement par un canal secret pour les faire tomber dans l'océan du monopole et de l'usure. On ne s'occupe guère de ces paradoxes dans l'île de la Civilisation. Toutes les pensées y sont tournées vers les caisses d'épargne, qui gagnent journellement en embonpoint celui que perdent leurs clients; mais il est vrai de dire qu'elles offriront un jour une ressource bien opportune aux personnes qui auront l'agrément de ne manquer de rien.

J'avais juré de ne plus parler de politique, parce que la politique est assez parlière d'elle-même pour se passer de truchement; mais il est bien difficile d'oublier cette science exorbitamment progressive, quand on s'est engagé, à ses risques et périls, dans la discussion d'une question de progrès. La politique est en voie de perfectionnement, dans l'île de la Civilisation comme partout, et j'oserais même assurer qu'elle n'y laisse rien à désirer, s'il n'était de sa nature de désirer toujours quelque chose. L'île de la Civilisation jouit comme nous des douceurs d'un gouvernement représentatif, c'est-à-dire d'une constitution aussi libérale qu'on a pu l'imaginer, dans laquelle la soixante-millième partie de la nation représente la cent-cinquantième en présence des cent quarante-neuf autres et à leur satisfaction unanime.

La parcimonie philosophique et sentimentale sur laquelle sont fondées les caisses d'épargne est l'âme des gouvernements représentatifs, qui savent qu'ils ont longtemps à vivre, et qui éprouvent le besoin d'économiser pour l'époque de décadence où ils retomberont, par la force des choses, dans l'imbécillité puérile du premier âge. C'est un accident qui peut arriver cependant d'un jour à l'autre, à cause de l'extrême rapidité avec laquelle la civilisation développe, le wagon social allant si vite que l'étincelle électrique a peine à le suivre. Aussi la fixation des honoraires du roi ne manquait pas autrefois d'exciter dans l'île de la Civilisation, à tous les couronnements, de violents orages parlementaires dont la constitution du pays a été souvent ébranlée. Le victus et le vestitus monarchiques y étaient tombés à un tel degré de rabais, que les industriels politiques étaient sur le point de se déclarer en carence de matière royale et propre à trôner, depuis qu'une dynastie de grande espérance avait eu le malheur de s'éteindre par excès de régime. On recourut inutilement d'abord à la condamnation judiciaire et à l'appréhension par corps pour se procurer des souverains à la diète, les infortunés se retranchaient sur leur liberté individuelle, et les délais de la justice leur permettaient ordinairement de se sauver, ou du moins de se pendre. La monarchie en était là, quand un de ces prodigieux génies qui se rencontrent communément dans l'opposition s'avisa d'un expédient qui a pourvu bien spirituellement à cette difficulté. Le royaume florit maintenant sous les lois d'un charmant petit monarque de palissandre incrusté qui est mû par des rouages fort simple, comme une horloge de bois. Quand les bois sont remontés et les ressorts mis en mouvement, cet autocrate débonnaire peut signer de sa main droite, en superbe courante anglaise, vingt ou trente belle pièces gouvernementales qui ne coûtent que le timbre; et ce qu'il y a d'infiniment remarquable dans cette merveilleuse machine constitutionnelle, c'est qu'il signerait également de la gauche, si tel avait été le bon plaisir du mécanicien. L'opération terminée, on replace le roi dans le garde-meuble jusqu'à la session suivante, après avoir pris toutes les précautions convenables pour le préserver des atteintes de certains insectes malveillants qui sont très friands de palissandre, mais les seuls ennemis d'ailleurs que ce prince heureux et paisible ait à redouter dans son Louvre de carton. Cette ingénieuse invention réduit la liste civile à une modeste somme de 17 francs 52 centimes, qui sont cotés au budget pour fourniture des liniments onctueux nécessaires à l'entretien de la branche régnante; et il en résulte qu'il n'y a presque pas de révolution à craindre dans l'île de la Civilisation d'ici au premier renchérissement des huiles d'olive.

Tout en rendant librement justice à ce qu'il y a d'éminemment grandiose dans ce procédé, je dois peut-être me défendre contre le reproche trop commun aujourd'hui d'avoir eu en vue quelque insinuation perfide ou quelque allusion séditieuse. M. le procureur du roi, que j'honore parfaitement, quoique je n'aie pas l'honneur de le connaître, n'aura jamais à me reprendre, j'espère, sur un délit de presse, moi qui tournerais plus volontiers pendant toute l'éternité autour de ma pensée, comme le chien de garde autour de sa chaîne, que de franchir ses limites légales de l'épaisseur d'un atome, ou de la simple portée d'une idée nouvelle. Vieux tory de naissance et d'inclination, je suis connu pour préférer à tous les rois de palissandre du monde les rois du bois dont on les fait.

J'ai du reste par-devers moi, pour mettre ma responsabilité à l'abri, la relation véridique des Voyages de Kaout' t'Chouk, qui sont un livre fort rare, comme il convient dans ces matières des hautes et substantielles études, mais qui ne sont pas un livre de raison, et je suppose qu'on a dû s'en apercevoir de temps en temps en parcourant cette analyse. On parviendrait peut-être encore à s'en procurer chez Crozet ou chez Techener, les libraires favoris des amateurs, quelque précieux exemplaire, imprimé sur peau de promerops, et relié en cuir de griffon, d'ixion, de licorne ou de béémoth, avec des dentelles fantastiques sur le plat, par le Bauzonnet de la Polynésie, ce qui veut dire au moins son Thouvenin, mais cela coûterait bon.

Gloire soit rendue à l'écrivain par qui cet excellent livre nous est venu de loin! Ce qui nous manque en France, ce n'est pas cette fine gaieté de l'esprit qui effleure en passant, avec l'adresse de l'à-propos, un ridicule superficiel: nous en avons à revendre. C'est cette ironie pénétrante et profonde qui fouille et creuse autour de lui (et qui ne laisse de l'ébranler sur ses racines que lorsqu'elle l'a extirpé). Voyez Cervantes, voyez Butler, voyez Swift, voyez Sterne, ces gens-là ne se contentent pas d'émonder luxuriem foliorum; ils sapent l'arbre et le jettent mort sur la terre, sans semences et sans rejetons. Ce genre de critique, dont Voltaire et Beaumarchais ont fait un funeste abus en l'appliquant par étourderie ou par méchanceté à tout ce qui nous restait d'idées sociales, avait chez des modèles, malheureusement fort difficiles à imiter, dans Molière et dans Rabelais; et il faut que je l'avoue, au préjudice de mes idées philosophiques, si la littérature a ses causes finales, comme toutes choses, Rabelais et Molière ne sont pas arrivés à leur jour, ou bien la providence des vérités nous ménage un Rabelais, un Molière, qui tardent beaucoup à venir. Qu'était-ce, grand Dieu! que le jargon des Précieuses et des Femmes savantes auprès de celui qu'on nous a fait, et qui n'a plus de nom dans aucune langue? Tartufe lui-même, que le poète a dessiné à si grands traits, serait un méchant écolier dans ce siècle d'hypocrisie et de mensonge, où le faux seul jouit des privilèges du vrai. La postérité aura sans doute beaucoup de choses à nous reprocher, au cas que nous ayons une postérité qui daigne s'occuper de nous; mais ce qu'elle remarquera de plus caractéristique dans notre époque, c'est l'absence presque totale du dériseur sensé qui a le bon esprit de se moquer des autres, et de protester par un mépris judicieux contre l'ignorance et la folie de ses contemporains. Eh quoi! sera-t-il dit que nous ayons vécu pendant soixante ans sous l'empire des mystifications les plus impertinentes dont la fausse philanthropie, la fausse science et la fausse littérature aient jamais affronté le genre humain (et je ne dis pas trop, je donne le choix, dans tous les âges, à un homme de bonne foi!), faudra-t-il que cette nation en cheveux blancs, qui a été représentée par Rabelais dans sa jeunesse et par Molière dans sa virilité, épuise jusqu'au marc le calice d'ignominie où l'abreuvent des charlatans de toute sorte et de toute couleur, dont Tabarin n'aurait pas voulu pour laquais, sans qu'une voix vengeresse ait imposé à ces infâmes jongleries l'opprobre qu'elles ont mérité? Que font cependant les hommes d'un talent vrai, les hommes dignes d'une haute importante mission, qui viennent prendre tour à tour un rang distingué dans la comédie, dans le roman, dans la satire? Et il y en a vraiment beaucoup! Ils épluchent minutieusement dans leur laboratoire de petits ridicules de salon, de petits travers d'intérieur, à peine perceptibles à ce télescope d'Herschell dont nous parlions tout à l'heure. Ils livrent une guerre de pygmées à de petites turpitudes, niaisement scandaleuses, qui peuvent indifféremment être ou n'être pas, car les esprits sérieux et raisonnables n'auraient jamais conçu l'idée de l'existence de ces originaux, s'ils ne s'étaient amusés des portraits; ils ramassent des miettes dédaignées à la desserte de Marivaux et de Crébillon. Le temps où nous vivons nous a cependant compté des jours dans lesquels Aristophane et Juvénal ne seraient pas de trop; où cet effronté d'Archiloque décocherait peut-être inutilement son jambe insolent sur le triple airain dont le vice heureux est cuirassé; où ce n'est pas assez de stigmatiser les fous et les méchants des pastels de l'esprit et des pochades de la fantaisie; où ce serait peu, je le crains, de l'acide et du fer chaud; et nous attendons encore, non pas Molière qu'il ne faut plus attendre, mais un Lesage ou un Dancourt! La poésie morale et la poésie satirique, ces grandes institutions du genre humain, procèdent précisément aujourd'hui comme le médecin ridicule qui appliquerait des cosmétiques à un pestiféré pour le guérir de quelque tache à la peau. Quand on a reçu de son talent le ministère d'éclairer les hommes, de les corriger et quelquefois de les punir, il faut le comprendre autrement; c'est plus qu'un métier, c'est plus qu'un art, c'est un sacerdoce.

Je déclare que si l'auteur des Voyages de Kaout't'Chouk était dans les conditions du concours, c'est-à-dire Français, je l'aurais désigné à l'Académie française comme très digne, à mon avis, de concourir au prix Montyon, pour l'ouvrage le plus utile aux moeurs, quoique son ingénieuse bluette n'appartienne en réalité qu'à la critique littéraire et scientifique; les moeurs sont l'expression manifeste de la raison publique. Elles se développent et se purifient, s'altèrent et périssent avec elles. Montrez-moi un peuple qui ait de la raison, et je vous réponds de ses moeurs. L'impunité des pervers a le même point de départ que le crédit des sophistes. Ce qu'il y a de plus glorieux pour la vertu, ce qui atteste le mieux la divinité de son origine, c'est qu'elle ne cesse d'être en crédit parmi les nations que pendant l'absence du sens commun.

 

Fantaisies et légendes (1830-1838)

 

Les aveugles de Chamouny

Je voyais pour la seconde fois cette belle et mélancolique vallée de Chamouny que je ne dois plus revoir!

J'avais parcouru avec un plaisir nouveau cette gracieuse forêt de sapins qui enveloppe le village des Bois. J'arrivais à cette petite esplanade, de jour en jour envahie par les glaciers, que dominent d'une manière si majestueuse les plus belles aiguilles des Alpes, et qui aboutit par une pente presque insensible à la source pittoresque de l'Arveyron. Je voulais contempler encore son portique de cristal azuré qui tous les ans change d'aspect, et demander quelques émotions à ces grandes scènes de la nature. Mon coeur fatigué en avait besoin.

Je n'avais pas fait trente pas que je m'aperçus, non sans étonnement; que Puck n'était pas près de moi. - Hélas! vous ne l'auriez pas décidé à s'éloigner de son maître, au prix du macaron le plus friand, de la gimblette la plus délicate; - il tarda même un peu à se rendre à mon appel, et je commençais à m'inquiéter, quand il revint, mon joli Puck, avec la contenance embarrassée de la crainte, et cependant avec la confiance caressante de l'amitié, le corps arrondi en demi-cerceau, le regard humide et suppliant, la tête si basse, si basse, que ses oreilles traînaient jusqu'à terre comme celles du chien de Zadig... Puck était aussi un épagneul.

Si vous aviez vu Puck dans cette posture, vous n'auriez pas eu la force de vous fâcher.

Je ne me fâchai point; mais il repartit, puis il revint encore, et à mesure que ce jeu se renouvelait, je me rapprochais sur sa trace du point d'attraction qui l'appelait, jusqu'à ce qu'également attiré par des sympathies parfaitement isogènes ou, si comme moi vous l'aimez mieux, par deux puissances tout à fait semblables, il resta immobile comme le battant aimanté entre deux timbres de fer placés à égale distance.

Sur le banc du rocher dont Puck me séparait avec une précision si exacte que le compas infaillible de Laplace n'aurait trouvé, ni d'un côté ni de l'autre, le moyen d'insérer un seul point géométrique; était assis un jeune homme de la figure la plus aimable, de la physionomie la plus touchante, vêtu d'une blouse bleu de ciel en manière de tunique, et la main armée d'un long bâton de cytise recourbé par le haut, ajustement singulier qui lui donnait quelque ressemblance avec les bergers antiques du Poussin. Des cheveux blonds et bouclés s'arrondissaient en larges anneaux autour de son cou nu et flottaient sur ses épaules. Ses traits étaient graves sans austérité, tristes sans abattement; sa bouche exprimait plus de déplaisir que d'amertume; ses yeux seuls avaient un caractère dont je ne pouvais me rendre compte. Ils étaient grands et limpides, mais fixes, éteints et muets. Aucune âme ne se mouvait derrière eux.

Le bruit des brises avait couvert celui de mes pas. Rien n'indiquait que je fusse aperçu. Je pensai qu'il était aveugle.

Puck avait étudié toutes mes impressions, et au premier sentiment de bienveillance qu'il vit jaillir de mes regards, il courut à ce nouvel ami. - Qui nous expliquera l'entraînement de l'être le plus généreux de la nature vers l'être le plus infortuné, du chien vers l'aveugle? O Providence! je suis donc le seul de vos enfants que vous ayez abandonné!...

Le jeune homme passa ses doigts dans les longues soies de Puck, en lui souriant avec candeur. - D'où me connais-tu, lui dit-il, toi qui n'es pas de la vallée? J'avais un chien aussi folâtre et peut-être aussi joli que toi; mais c'était un barbet à la laine crépue, - il m'a quitté comme les autres, mon dernier ami, mon pauvre Puck!...

- Hasard étrange! votre chien s'appelait comme le mien...

- Ah! monsieur, me dit le jeune homme en se soulevant penché sur son bâton de cytise, pardonnez à mon infirmité...

- Asseyez-vous, mon ami! Vous êtes aveugle?

- Aveugle depuis l'enfance.

- Vous n'avez jamais vu?

- J'ai vu, mais si peu! J'ai cependant quelque souvenir du soleil, et quand j'élève mes yeux vers la place qu'il doit occuper dans le ciel, j'y crois voir rouler un globe qui m'en rappelle la couleur. J'ai mémoire aussi du blanc de la neige et de l'aspect de nos montagnes.

- C'est donc un accident qui vous a privé de la lumière?

- Un accident qui fut, hélas! le moindre de mes malheurs! J'avais à peine deux ans qu'une avalanche descendue des hauteurs de la Flégère écrasa notre petite maison. Mon père, qui était guide dans ces montagnes, avait passé la soirée au Prieuré. Jugez de son désespoir quand il trouva sa famille engloutie par l'horrible fléau! Secondé de ses camarades, il parvint à faire une trouée dans la neige et à pénétrer dans notre cabane, dont le toit se soutenait encore sur ses frêles appuis. Le premier objet qui se présenta à lui fut mon berceau; il le mit d'abord à l'abri d'un péril qui s'augmentait sans cesse, car les travaux mêmes des mineurs avaient favorisé l'éboulement de quelques masses nouvelles et augmenté l'ébranlement de notre fragile demeure. Il y rentra pour sauver ma mère évanouie, et on le vit un moment, à la lueur des torches qui brûlaient à l'extérieur, la rapporter dans ses bras, - mais alors tout s'écroula. - Je fus orphelin, et on s'aperçut le lendemain qu'une goutte sereine avait frappé mes yeux. J'étais aveugle.

- Pauvre enfant! ainsi vous restâtes seul, absolument seul!

- Un malheureux n'est jamais absolument seul dans notre vallée. Tous nos bons Chamouniers se réunirent pour adoucir ma misère. Balmat me donna l'abri, Simon Coutet la nourriture, Gabriel Payot le vêtement. Une bonne femme veuve, qui avait perdu ses enfants, se chargea de me soigner et de me conduire. C'est elle qui me sert encore de mère, et qui m'amène à cette place tous les jours de l'été.

- Et voilà tous vos amis?

- J'en ai eu plusieurs, répondit le jeune homme en imposant un doigt sur ses lèvres d'un air mystérieux, mais ils sont partis.

- Pour ne pas revenir?

- Selon toute apparence. J'ai cru pendant quelques jours que Puck reviendrait et qu'il n'était qu'égaré... mais on ne s'égare pas impunément dans nos glaciers. Je ne le sentirai plus bondir à mes côtés... je ne l'entendrai plus japper à l'approche des voyageurs...

(L'aveugle essuya une larme.)

- Comment vous nommez-vous?

- Gervais.

- Ecoutez, Gervais, - ces amis que vous avez perdus... - expliquez-moi...

(Au même instant, je fis un mouvement pour m'asseoir auprès de lui, mais il s'élança vivement à la place vide.)

- Pas ici, monsieur, pas ici!... c'est la place d'Eulalie, et personne ne l'a occupée depuis son départ.

- Eulalie? repris-je en m'asseyant à la place qu'il venait de quitter; parlez-moi de cette Eulalie et de vous. Votre histoire m'intéresse.

Gervais continua.

- Je vous ai dit, monsieur, que ma vie n'avait pas manqué de quelque douceur, car le ciel a placé une douce compensation à l'infortune dans la pitié des bonnes âmes.

Je jouissais de cette heureuse ignorance des maux, quand la présence d'un nouvel hôte au village des Bois vint occuper toutes les conversations de la vallée. On ne le connaissait que sous le nom de M. Robert, mais c'était, suivant l'opinion générale, un grand seigneur étranger que des pertes irréparables et de profondes douleurs avaient décidé à cacher ses dernières années dans une solitude ignorée de tous les hommes. Il avait perdu bien loin, disait-on, une épouse qui faisait presque tout son bonheur, puisqu'il ne lui restait de leur union qu'un sujet d'éternel chagrin, une fille aveugle-née. On vantait cependant à l'égal des vertus de son père l'esprit, la bonté, les grâces d'Eulalie. Mes yeux n'ont pu juger de sa beauté; mais quelle perfection aurait ajouté en moi au charme de son souvenir? je la revois dans mon esprit plus charmante que ma mère!

- Elle est morte? m'écriai-je.

- Morte? reprit-il d'un accent où se confondaient l'expression de la terreur et celle de je ne sais quelle inconcevable joie. - Morte? qui vous l'a dit?

- Pardonnez, Gervais, je ne la connais point: je cherchais à m'expliquer le motif de votre séparation.

- Elle est vivante! dit-il en souriant amèrement. Et il garda un moment le silence. - Je ne sais si je vous ai dit, ajouta-t-il à demi-voix, qu'elle s'appelait Eulalie. C'était Eulalie, et voici sa place.

Il s'interrompit encore. - Eulalie! répéta Gervais en déployant sa main sur le rocher comme pour la chercher à côté de lui.

Puck lui lécha les doigts, et, reculant d'un pas, il le regarda d'un air attendri. - Je n'aurais pas donné Puck pour un million.

- Remettez-vous, Gervais. Pardonnez-moi encore une fois d'avoir ébranlé dans votre coeur une fibre si vive et si douloureuse. Je devine presque tout le reste de votre histoire. L'étrange conformité du malheur d'Eulalie et du vôtre frappa le père de cette jeune fille. L'intérêt que vous inspirez si bien, pauvre Gervais, ne pouvait manquer de se faire sentir sur une âme exercée à ce genre d'impressions. Vous devîntes pour lui un autre enfant?

- Un autre enfant, répondit Gervais, et notre Eulalie fut pour moi une soeur. Ma bonne mère adoptive et moi, nous allâmes loger dans cette maison neuve qu'on appelle le château. Les maîtres d'Eulalie furent les miens. Nous apprîmes ensemble ces arts divins de l'harmonie qui ravissent l'âme vers une vie céleste. Nous lûmes avec les doigts sur des pages imprimées en relief les sublimes pensées des philosophes et les charmantes inventions des poètes. J'essayais de les imiter et de peindre comme eux ce que je ne voyais pas; car la nature du poète est une seconde création dont les éléments sont mis en oeuvre par son génie, et avec mes faibles réminiscences je parvenais quelquefois à me refaire un monde. Eulalie aimait mes vers, et que me fallait-il davantage? Quand elle chantait, on aurait cru qu'un ange était descendu de la cime des monts terribles pour charmer la vallée. Tous les jours de la belle saison, on nous amenait à cette pierre, qu'on appelle ici le rocher des aveugles, et où le meilleur des pères nous suivait de tous les soins de l'amitié. Il y avait alors autour de nous des touffes de rhododendron, des tapis de violettes et de marguerites, et quand notre main avait reconnu une de ces dernières fleurs à sa tige courte, à son disque velouté, à ses rayons soyeux, nous nous amusions à en effeuiller les pétales, en répétant cent fois ce jeu qui sert d'interprète aux premiers aveux de l'amour. - Si la fleur menteuse se refusait à l'expression de mon unique pensée, je savais bien le dissimuler à Eulalie par une tromperie innocente. Elle en faisait peut-être autant de son côté. Et aujourd'hui, cependant, il ne me reste rien de tout cela.

En parlant ainsi, Gervais était devenu de plus en plus sombre. Son front si pur s'obscurcit d'un nuage de colère; il garda un morne silence, frappa du pied au hasard et alla briser une rose des Alpes depuis longtemps desséchée sur sa tige; je la recueillis sans qu'il s'en aperçût et je la plaçai sur mon coeur.

Quelque temps s'écoula sans que j'osasse adresser la parole à Gervais, sans qu'il parût s'occuper de poursuivre son récit. Tout à coup il passa sa main sur ses yeux, comme pour chasser une vision désagréable, et, se retournant de mon côté avec un rire plein de grâce: - Ah! ah!... continua-t-il, prenez pitié, monsieur, des faiblesses d'un enfant qui n'a pas su commander jusqu'ici aux troubles involontaires de son coeur. Un jour viendra peut-être où la sagesse descendra dans mon esprit, mais je suis si jeune encore...

- Je crains, mon ami, lui dis-je en pressant sa main, que cette conversation ne vous fatigue. Ne demandez pas à votre mémoire des souvenirs qui la tourmentent. Je ne me pardonnerai jamais d'avoir troublé une de vos heures d'un regret que vous sentez si profondément!

- Ce n'est pas vous qui me le rappelez, répondit Gervais. Il ne m'a pas quitté un instant, et j'aimerais mieux que mon âme s'anéantît que de le perdre. Tout mon être, monsieur, c'est ma douleur. Ma douleur, c'est ma dernière amitié. Nous n'étions plus qu'elle et moi. Il a bien fallu nous accoutumer à vivre ensemble; et je la trouve plus facile à supporter, quand un peu de bienveillance en allège, en m'écoutant, le poids si tristement solitaire. Ah! ah! reprit-il en riant encore, les aveugles sont causeurs, et on m'entend si rarement!

Je n'avais pas quitté la main de Gervais. Il comprit que je l'entendais.

- D'ailleurs, dit-il, tout n'est pas amertume dans mes souvenirs. Quelquefois, ils me rendent tout à fait le passé: je m'imagine que mon malheur actuel n'est qu'un songe, et qu'il n'y a de vrai dans ma vie que le bonheur que j'ai perdu. Je rêve qu'elle est assise à cette place, un peu plus éloignée de moi qu'à l'ordinaire, et qu'elle se tait, parce qu'elle est plongée dans une méditation à laquelle notre amour n'est pas étranger. Oh! si l'éternité que Dieu réserve aux âmes bienveillantes n'est que la prolongation infinie du plus doux sentiment qui les ait émues, quel bonheur d'être surpris par la mort dans cette pensée et de s'endormir ainsi!

Un jour nous étions assis sur ce rocher, comme tous les jours... et nous jouissions, dans une extase si douce, de la sérénité de l'air, du parfum de nos violettes, du chant de nos oiseaux, et surtout de celui de notre fauvette des Alpes, - car tous les oiseaux des bois nous étaient connus, et ils volaient souvent à notre voix, - nous prêtions l'oreille avec tant de charme au bruit de la glace détachée par la chaleur, qui glisse en sifflant le long des aiguilles et au balancement des eaux de l'Arveyron qui venaient mourir presque à nos pieds, que je ne sais quel pressentiment confus de la rapidité et de l'incertitude du bonheur nous remplit en même temps d'inquiétude et d'effroi. Nous nous pressâmes vivement l'un contre l'autre, nous entrelaçâmes nos bras comme si on avait voulu nous séparer, et nous nous écriâmes ensemble: Toujours! toujours! - Je sentis qu'Eulalie respirait à peine, et qu'elle avait besoin d'être rassurée par toutes les forces que me donnaient mon caractère et mon courage d'homme: - Toujours, Eulalie, toujours! - Le monde, qui nous croit si malheureux, peut-il juger de la félicité que j'ai goûtée dans ta tendresse, que tu as trouvée dans la mienne? Que nous importe le mouvement ridicule de cette société turbulente où vont se heurter tant d'intérêts qui nous seront toujours étrangers, car la nature a fait pour nous mille fois plus que n'auraient fait les longs apprentissages de la raison! Nous sommes pour eux des êtres imparfaits et cela est tout simple; ils ne sont pas encore parvenus à apprendre que la perfection de la vie consistait à aimer, à être aimé. Ils osent nous plaindre, parce qu'ils ne savent pas que nous les plaignons. Cette dangereuse fascination que les passions exercent par le regard n'agira du moins jamais sur nous. Le temps même a perdu son empire sur deux aveugles qui s'aiment. Nous ne changerons jamais l'un ou l'autre, puisque aucune altération ne peut nous rebuter, aucune comparaison nous distraire. Le sentiment qui nous unit est immuable comme le bruissement de notre Arveyron, comme le chant de nos oiseaux favoris, comme l'enceinte éternelle de ces rochers exposés au midi, au pied desquels on nous conduit quelquefois dans les jours incertains du mois de mai. Ce n'est pas le prestige de la beauté passagère d'une femme qui m'a séduit en toi, c'est quelque chose qui ne peut ni s'exprimer quand on le sent, ni s'oublier quand on l'a senti. C'est une beauté qui appartient à toi seule, et que j'écoute dans ta voix, que je touche dans tes mains, dans tes bras, dans tes cheveux, que je respire dans ton souffle, que j'adore dans ton âme! J'ai bien étudié leurs amours dans les livres qu'on nous a lus, ou sur lesquels mes doigts ont pu chercher des pensées; et je te proteste que leurs avantages sur nous consistent en des choses de peu de valeur. Le soleil, que j'ai vu autrefois, fût-il dans tes yeux, je n'effleurerais pas de mes lèvres avec plus de volupté ces longs culs qui les ombragent, et sur lesquels ma bouche a recueilli deux ou trois larmes, quand tu étais plus petite, et qu'on se refusait, contre l'usage, à satisfaire un de tes caprices. Je ne sais si ton cou est aussi blanc que les neiges de la grande montagne, mais il ne m'en plairait pas davantage - et cependant voilà tout. - Oh! si je jouissais de la vue, je supplierais le Seigneur d'éteindre mes yeux dans leur orbite, afin de ne pas voir le reste des femmes; afin de n'avoir de souvenir que toi, et de ne laisser de passage vers mon coeur qu'à ces traits que j'aurais vus sortir des tiens! Voir un monde, le parcourir, l'embrasser, le conquérir, le posséder d'un rayon du regard - étrange merveille! - Mais pourquoi?... pour étourdir mon âme d'impressions inutiles, pour l'égarer hors de toi, loin de toi, dans de frivoles admirations, à travers ce qu'ils appellent les miracles de la nature et de l'art! et qu'aurais-je à y chercher, si ce n'est une impression qui me rendît quelque chose de toi? Elle est bien meilleure et bien plus complète ici! Inconcevable misère des vanités de l'homme! de ces arts dont ils font tant de bruit, de ces prodiges du génie qui les éblouissent, nous en connaissons ce que le grand nombre apprécie le plus, la musique, la poésie. - On convient que nous avons des organes pour les goûter, une âme pour les sentir; et crois-tu cependant que jamais les chants divins de Lamartine aient retenti aussi délicieusement à mon oreille que le cri d'appel que tu me jettes de loin, quand on t'amène ici la dernière? Si Rossini ou Weber me saisissent d'un prestige plus puissant, c'est que c'est toi qui les chantes. Les arts, c'est toi qui les embellis, et tu embellirais ainsi la création dont ils ne sont que l'expression ornée; mais je puis me passer de ces richesses superflues, moi qui possède le trésor dont elles tireraient le plus de prix; car, enfin, ton coeur est à moi, ou tu n'es pas heureuse! - Je suis heureuse, répondit Eulalie, la plus heureuse des filles! - O mes enfants, dit M. Robert en unissant nos mains tremblantes, j'espère que vous serez toujours heureux, car ma volonté ne vous séparera jamais! - Accoutumé à nous suivre partout des soins de cette tendresse attentive que rien ne rassure assez, il s'était rapproché de nous sans être entendu et nous avait entendus sans nous écouter. Je ne me croyais pas coupable, et j'étais cependant consterné. - Eulalie tremblait. - M. Robert se plaça - là - entre nous deux, car nous nous étions un peu éloignés, l'un de l'autre... - Pourquoi pas, dit M. Robert, en nous enveloppant de ses bras et en nous pressant tous les deux avec plus de tendresse encore qu'à l'ordinaire: - Pourquoi pas, en vérité! ne suis-je pas assez riche pour vous acheter des serviteurs - et des amis? - Vous aurez des enfants qui remplaceront votre vieux père, car votre infirmité n'est pas héréditaire. Embrasse-moi, Gervais; embrasse-moi bien, Eulalie; remerciez Dieu et rêvez à demain, car le jour qui luira demain sera beau, même pour les aveugles!

Eulalie passa des bras de son père dans les miens. Pour la première fois, mes lèvres trouvèrent les siennes. Ce bonheur était trop complet pour être du bonheur. Je crus que ma poitrine allait se briser. Je souhaitai de mourir. Hélas! je ne mourus pas!

Je ne sais, monsieur, comment est le bonheur des autres. Le mien manquait de calme et même d'espérance. Je ne pus obtenir le sommeil, ou plutôt je ne le cherchai point, car il me semblait que je n'aurais pas assez d'une éternité pour goûter les félicités qui m'étaient promises, et plus je cherchais à en jouir, plus elles échappaient à toutes mes pensées sous une foule d'apparences confuses. Je regrettais presque ce passé sans ivresse, mais sans craintes, où je ne redoutais rien parce que je n'avais compté sur rien. J'aurais voulu ressaisir des pures voluptés de l'âme qui se passent de l'avenir dans un coeur d'enfant, où l'avenir, du moins, ne va pas plus loin que le lendemain. Enfin, j'entendis le bruit ordinaire de la maison; je me levai, je m'habillai sans attendre ma mère, je priai Dieu, et je gagnai la croisée qui donne sur l'Arve pour y rafraîchir ma tête brûlante aux vapeurs des brumes matinales. Ma porte s'ouvrit. Je reconnus un pas d'homme. Ce n'était point M. Robert. Une main saisit la mienne. Monsieur Maunoir! m'écriai-je. Il y avait plusieurs années qu'il n'était venu, mais le bruit de sa démarche, le contact de sa main, je ne sais quoi de franc, d'aisé et de tendre qui ne se juge en particulier par aucun sens, mais qui s'éprouve par tous, m'était resté de lui dans la mémoire. C'est bien lui, dit-il en parlant à quelqu'un d'un son de voix un peu altéré, c'est mon pauvre Gervais. Vous savez ce que je vous en dis dans le temps! - Après cela il imposa ses doigts sur mes paupières et les retint quelque temps élevées. - Ah! dit-il, la volonté de Dieu soit faite! Au moins, te trouves-tu heureux? - Bien heureux, lui répondis-je. M. Robert dit que j'ai profité de ses bontés. Je sais lire comme un voyant, et je suis aimé d'Eulalie. - Elle t'aimera davantage si elle te voit un jour, reprit M. Maunoir... - Si elle me voit, dites-vous? - Je pensai à ce séjour éternel où l'oeil des aveugles s'ouvre à une clarté qui n'a plus de nuit. - Je ne compris pas.

Ma mère m'amena ici suivant l'usage, mais Eulalie tarda beaucoup. Je cherchais à m'expliquer pourquoi. Mon pauvre Puck allait à sa rencontre, et puis il revenait, et puis il retournait toujours; et quand il était bien loin, bien loin, il aboyait avec impatience, et quand il était près de moi, il pleurait. Enfin, il se mit à japper avec des éclats si bruyants et à sauter sur ce banc avec tant de pétulance, que je reconnus bien qu'elle devait être près de nous, quoique je ne l'entendisse pas encore; je me penchai vers le côté d'où je l'attendais, et mes bras étendus trouvèrent les siens. M. Robert n'avait pas cette fois accompagné ses domestiques, et j'en sentis sur-le-champ la raison, qui devait être celle aussi du retard inaccoutumé d'Eulalie: j'avais oublié qu'il y eût des étrangers au château.

Ce qu'il y a de bien étrange, monsieur, c'est que son arrivée, si vivement désirée, me remplit de je ne sais quelle inquiétude que je ne connaissais point encore. Je n'étais plus à mon aise avec Eulalie comme la veille. Depuis que nous devions tout l'un à l'autre, je n'osais plus rien demander. Il me semblait que son père, en me donnant un nouveau droit, m'avait imposé mille privations. Je craignais d'exercer le pouvoir d'un mot, les séductions d'une caresse. Je sentais bien mieux qu'elle était à moi et je redoutais bien plus de la toucher. J'aurais craint de la profaner, en écoutant son souffle, en effleurant sa robe, en saisissant de ma bouche un de ses cheveux flottants. Elle éprouvait peut-être le même sentiment, car notre conversation fut quelque temps celle de deux personnes qui se sont peu connues. Cela ne pouvait pas durer longtemps. Les illusions de la dernière journée n'étaient pas encore vieillies. Puck avait soin de nous les rappeler en bondissant de l'un à l'autre, comme s'il avait souffert de nous voir si éloignés et si froids. Je me rapprochai d'Eulalie, et mes lèvres cherchèrent ses yeux, le seul endroit de son visage qu'elles eussent touché jusqu'à la veille de ce jour-là. Elles y touchèrent un bandeau. Tu es blessée, Eulalie!... - Un peu blessée, répondit-elle, mais bien légèrement, puisque je passe avec toi la journée comme à l'ordinaire, et qu'il n'y a entre ta bouche et mes yeux qu'un ruban vert de plus.

- Vert! vert! ô mon Dieu! et qu'est-ce qu'un ruban vert?

- J'ai vu, me dit-elle... je vois... - Et sa main tremblait dans la mienne, comme si elle m'avait avoué une faute ou raconté un malheur.

- Tu as vu, m'écriai-je!... tu verras!... infortuné que je suis!...

Tu verras!... le miroir, qui n'était pour toi qu'une surface froide et polie, te montrera ta vivante image. Sa conversation, muette mais animée, te répétera tous les jours que tu es belle, et quand tu reviendras au malheureux aveugle, il ne t'inspirera plus qu'un sentiment. Tu le plaindras d'être aveugle, parce que tu concevras que le plus grand des malheurs est de ne pas te voir. Que dis-je! tu ne reviendras plus! pourquoi reviendrais-tu? quelle est la belle jeune fille qui aimerait un pauvre aveugle!

Ah! malheur sur moi! je suis aveugle!

En disant cela, je tombai sur la terre, mais elle me suivit en me pressant de ses mains, en liant ses doigts dans mes cheveux, en effleurant mon cou de ses lèvres, en gémissant comme un enfant. - Non, jamais, jamais je n'aimerai que Gervais. - Tu te félicitais hier d'être aveugle pour que notre amour ne s'altérât jamais! je serai aveugle s'il le faut pour ne point laisser de souci à ton coeur. Veux-tu que j'arrache cet appareil? Veux-tu que je brise mes yeux?...

- Horrible souvenir! j'y avais pensé!...

- Arrête, lui dis-je en saisissant violemment le rocher pour user sur lui l'excès de force qui me tourmentait.

- Nous parlons un langage insensé parce que nous sommes malades; toi, de ton bonheur, et moi, de mon désespoir. - Ecoute:

Je repris ma place, elle la sienne. Mon coeur était près de se rompre.

- Ecoute, continuai-je, - il est fort bien que tu voies parce que maintenant tu es parfaite, - il est indifférent que je ne voie pas et que je meure - abandonné - parce que c'est le destin que Dieu m'a fait! - mais jure-moi de ne jamais me voir, de ne jamais chercher à me voir! Si tu me vois, tu seras forcée malgré toi à me comparer aux autres, à ceux qui ont leur esprit et leur âme dans leurs yeux, à ceux qui parlent du regard et qui font rêver les femmes avec un des traits qui jaillissent de leur prunelle ou un des mouvements qui soulèvent leurs sourcils. Je ne veux pas que tu puisses me comparer! je veux rester pour toi dans le vague de la pensée d'une petite fille aveugle, comme un rêve, comme un mystère. Je veux que tu me jures de ne revenir ici qu'avec ce bandeau vert - d'y revenir toutes les semaines - ou au moins tous les mois, tous les ans une fois!... d'y revenir une fois encore! Ah! jure-moi d'y revenir une fois encore et de ne pas me voir!...

- Je jure de t'aimer toujours, dit Eulalie en pleurant.

Tous mes sens avaient défailli. J'étais retombé à ses pieds. M. Robert me releva, me fit quelques caresses et me remit dans les mains de ma mère. Eulalie n'était plus là.

Elle revint le lendemain, le surlendemain, plusieurs jours de suite, et mes lèvres n'avaient pas cessé de trouver ce bandeau vert qui entretenait mon illusion. Je m'imaginais que je serais le même pour elle tant qu'elle ne m'aurait pas vu. Je croyais apprécier dans mes réminiscences les impressions d'un sens dont j'ai à peine joui, et il me semblait qu'elles ne suffiraient pas à la distraire du prestige délicieux dans lequel nous avions passé notre enfance. Je me disais avec une satisfaction insensée: Elle est restée aveugle pour moi, mon Eulalie! elle ne me verra point! elle m'aimera toujours!...

Et je couvris son ruban vert de baisers, car je n'aimais plus ses yeux.

Il arriva un jour, après bien des jours, et si cela était à recommencer je les compterais, - il arriva, je ne sais comment vous le dire, que sa main s'était unie à la mienne avec une étreinte plus vive, que nos doigts entrelacés s'humectèrent d'une sueur plus tiède, que son coeur palpitait ici à remuer mon sarrau, et que ma bouche, à force d'errer, retrouva de longs cils de soie sous son bandeau vert.

- Grand Dieu! m'écriai-je, est-ce une erreur de ma mémoire? Non, non! je me souviens que, lorsque j'étais tout enfant, j'ai vu flotter des lumières sur les cils de mes yeux, qu'ils portaient des rayons, des feux arrondis, des taches errantes, des couleurs, et que c'était par là que le jour se glissait avec mille étincelles aiguës pour venir m'éveiller dans mon berceau... Hélas! si tu allais me voir!

- Je t'ai vu, me dit-elle en riant, et à quoi m'aurait servi de voir si je ne t'avais pas vu? Orgueilleux! qui prescris des limites à la curiosité d'une femme dont les yeux viennent de s'ouvrir au jour!

- Cela n'est pas possible, Eulalie... - Vous m'aviez juré!...

- Je n'ai rien juré, mon ami, et quand tu m'as demandé ce serment, je t'avais déjà vu. Du plus loin que l'esplanade permit à Julie de te découvrir... Le vois-tu? lui disais-je. - Oui, mademoiselle; il a l'air bien triste. - Je compris cela; je venais si tard! Zeste, le ruban n'y était plus. On m'avait dit que cela m'exposerait à perdre la vue pour toujours, mais après t'avoir vu, je n'avais plus besoin de voir. Je ne remis mon bandeau vert qu'en m'asseyant auprès de toi.

- Tu m'avais vu, et tu continuas à venir. Cela est bien. Qui avais-tu vu d'abord?

- M. Maunoir, mon père, Julie, - et puis ce monde immense, les arbres, les montagnes, le ciel, le soleil, la création dont j'étais le centre, et qui semblait de toutes parts prête à se précipiter sur moi au fond de je ne sais quel abîme où je me croyais plongée.

- Et depuis que tu m'as vu?

- Gabriel Payot, le vieux Balmat, le bon Terraz, Cachat le géant, Marguerite...

- Et personne de plus?

- Personne.

- Comme l'air est frais ce soir! abaisse ton bandeau; tu pourrais redevenir aveugle.

- Qu'importe! je te le répète, je n'ai gagné à voir que de te voir, et à te voir que de t'aimer par un sens de plus. Tu étais dans mon âme comme tu es dans mes yeux. J'ai seulement un nouveau motif de n'exister que pour toi. Cette faculté qu'ils m'ont donnée, c'est un nouveau lien qui m'attache à ton coeur, et c'est pour cela qu'elle m'est chère! Oh! je voudrais avoir autant de sens que les belles nuits ont d'étoiles pour les occuper tous de notre amour! je pense que c'est par là que les anges sont heureux entre toutes les créatures.

C'étaient ses propres paroles, car je ne puis les oublier. La conquête de la lumière avait encore exalté cette vive imagination, et son coeur s'était animé de tous les feux que ses yeux venaient de puiser dans le soleil.

Mes jours avaient retrouvé quelque charme. On s'accoutume si facilement à l'espérance! L'homme est si faible pour résister à la séduction d'une erreur qui le flatte! Notre existence avait pris d'ailleurs un nouveau caractère, je ne sais quelle variété mobile et agitée qu'Eulalie me forçait à préférer au calme profond dans lequel nous avions vécu jusque-là. Ce banc de rocher sur lequel vous êtes assis n'était plus pour nous qu'un rendez-vous et qu'une station, où nous venions nous délasser en doux entretiens du doux exercice de la promenade. Le reste du temps se passait à parcourir la vallée, où Eulalie seule me servait de guide, enchantant mon oreille des impressions qu'elle recueillait à l'aspect de tous ces merveilleux tableaux que la vue découvre à la pensée. Il me semblait quelquefois que son imagination, comme une fée puissante, commençait à dégager mon âme des ténèbres du corps, et à la ravir, éclairée de mille lumières, dans les espaces du ciel, en lui prodiguant des images gracieuses comme des parfum, des couleurs vives et pénétrantes, comme les sons d'un instrument; mais bientôt mes organes se refusaient à cette perception trompeuse, et je retombais tristement dans la morne contemplation d'une nuit éternelle. Ce funeste retour sur moi-même échappait rarement à la sollicitude de sa tendresse; et alors elle n'épargnait rien pour m'en distraire. Quelquefois, c'étaient des chants qui me ramenaient par la pensée au temps où nous étions aveugles tous deux, et où elle charmait ainsi notre solitude; plus souvent, c'était la lecture qui était devenue pour nous une acquisition nouvelle et singulière, quoique nous en eussions possédé le secret sous d'autres formes et par d'autres procédés, car la bibliothèque des aveugles est extrêmement bornée. Mon attention entraînée dans l'essor de sa parole perdait son action intérieure, et je croyais vivre dans une nouvelle vie que je n'avais encore ni devinée ni comprise; dans une vie d'imagination et de sentiment, où je ne sais quels êtres d'invention, moins étrangers à moi que moi-même, venaient surprendre et charmer toutes les facultés de mon coeur. Quelle vaste région de pensées magnifiques et de méditations touchantes s'ouvre à l'être favorisé qui a reçu du ciel des organes pour lire, et une intelligence pour comprendre! Tantôt c'était un passage de la Bible, comme le discours du Seigneur à Job, qui me confondait d'admiration et de respect; ou comme l'histoire de Joseph et de ses frères, qui plongeait mon coeur dans une tendre émotion de pitié; tantôt c'étaient les miracles de l'épopée, avec la naïveté presque divine d'Homère, ou avec la religieuse solennité de Milton. Nous lisions aussi des romans, parmi lesquels un instinct bien vague, bien confus, que je n'ai jamais cherché à m'expliquer, me faisait affectionner Werther. Eulalie préféra d'abord ceux dont le sujet s'appropriait à notre situation. Une passion vivement exprimée, une séparation douloureusement sentie, les pures joies d'une chaste union, la simplicité d'un ménage rustique, à l'abri de la curiosité intéressée et de la fausse affection des hommes, voilà ce qui troublait sa voix, ce qui mouillait ses paupières; et quoiqu'on parlât moins souvent dès lors de notre mariage, quand l'ordre de la lecture du soir amenait quelque chose de pareil, elle m'embrassait encore devant son père.

Au bout de quelque temps, je crus remarquer qu'il s'était fait un peu de changement dans le goût de ses lectures. Elle se plaisait davantage à la peinture des scènes du monde; elle insistait sans s'en apercevoir sur la vaine description d'une fête; elle aimait à revenir sur les détails de la toilette d'une femme ou de l'appareil d'un spectacle. Je ne supposai pas d'abord qu'elle eût entièrement oublié que j'étais aveugle, et ces distractions froissaient mon coeur sans le rompre. J'attribuais ce léger caprice au mouvement extraordinaire qui se faisait sentir dans le château, depuis que M. Maunoir en avait renouvelé l'aspect par un des miracles de son art. M. Robert, plus heureux, sans doute, plus disposé à jouir des faveurs de la fortune et des grâces de la vie, du moment où sa fille lui avait été redonnée avec toute la perfection de son organisation et tout l'éclat de sa beauté, aimait à réunir ces nombreux voyageurs que la courte saison d'été ramène tous les ans dans nos montagnes. Le château, on peut encore vous le dire, était devenu en effet un de ces manoirs hospitaliers d'un autre âge dont le maître ne croyait jamais avoir fait assez pour embellir le séjour de ses hôtes. Eulalie brillait dans ce cercle toujours nouveau, toujours composé de riches étrangers, de savants illustres, de voyageuses coquettes et spirituelles; elle brillait parmi toutes les femmes, et de cet attrait de la parole, qui est, pour nous infortunés, la physionomie de l'âme, et de mille autres attraits que je ne lui connaissais pas. Quel incroyable mélange d'orgueil et de douleur soulevait ma poitrine jusqu'à la faire éclater, quand on vantait près de moi le feu de ses regards, ou quand un jeune homme, niaisement cruel, nous complimentait sur la couleur de ses cheveux!...

Ceux qui étaient venus pour voir la vallée y prolongeaient volontiers leur séjour pour voir Eulalie. Je comprenais cela. Je n'avais pas à regretter son affection, qui semblait ne pouvoir s'altérer jamais, et cependant j'éprouvais qu'elle vivait de plus en plus hors de moi, de nous, de cette intimité de malheur qu'on n'ose pas réclamer, et qui coûte le bonheur quand on la perd. Je souhaitais l'hiver plus impatiemment que je n'avais jamais souhaité le souffle tiède et les petites ondées du printemps. L'hiver désiré arriva, et M. Robert m'apprit, non sans quelques précautions, non sans m'assurer qu'on se séparait de moi pour quelques jours tout au plus, et qu'on ne mettrait à m'appeler que le temps nécessaire pour se faire à Genève un établissement commode; il m'apprit qu'il partait avec elle, qu'ils allaient passer l'hiver à Genève, - l'hiver si vite passé!... l'hiver passé si près!...

Vous entendez bien: - si vite!... un hiver des Alpes!... - si près!... à Genève, à l'extrémité des montagnes maudites! - une route que le chamois n'oserait tenter en hiver, - et j'étais aveugle!

Je restai muet de stupeur. Les bras d'Eulalie s'enlacèrent autour de mon cou. Je les trouvai presque froids, presque lourds. Elle m'adressa quelques paroles tendres et émues, si ma mémoire ne me trompe pas, mais ce bruit passa comme un rêve. Je ne revins complètement à moi qu'au bout de quelques heures. Ma mère me dit: Ils sont partis, Gervais, mais nous resterons au château!

- Damnation! m'écriai-je, notre cabane a donc disparu sous une autre avalanche! - Non, Gervais, la cabane est là, et les bienfaits de M. Robert m'ont permis de l'embellir. - Eh bien! lui répondis-je en me jetant tout en pleurs dans ses bras, jouissez des bienfaits de M. Robert! je n'ai pas le droit de les refuser pour vous... mais, au nom du ciel, allons-nous-en!

J'avais eu le temps de réfléchir à notre position. Je savais qu'elle n'épouserait pas un aveugle, et je me serais refusé à l'épouser moi-même depuis qu'elle avait cessé d'être aveugle sans cesser d'être riche. C'était le malheur qui nous rendait égaux; et, du moment où cette sympathie s'était rompue, je perdais tous les droits que le malheur m'a donnés. Qui pourrait remplir l'intervalle immense que Dieu a jeté entre la merveille de la création, un ange ou une femme, et le dernier de ses rebuts, un orphelin aveugle? Mais, que le ciel me pardonne ce jugement s'il est téméraire! je croyais qu'elle ne m'abandonnerait pas tout à fait, et qu'elle me réserverait, près d'elle, le bonheur d'entendre, dans un endroit où elle passerait quelquefois, ou flotter sa robe de bal, ou crier le satin de ses souliers, ou tomber de sa bouche ces mots plus doux au moins qu'un éternel adieu: Bonsoir, Gervais!

Depuis ce temps-là, je n'ai plus rien à raconter, presque plus rien.

Au mois d'octobre, elle m'envoya un ruban, à caractères imprimés en relief, et qui portait: CE RUBAN EST LE RUBAN VERT QUE J'AVAIS SUR MES YEUX. - Je ne l'ai pas quitté. Le voilà.

Au mois de novembre, le temps était encore assez beau. Un des gens de la maison m'apporta quelques présents de son père. Je ne m'en suis pas informé.

Au mois de décembre, les neiges recommencèrent. Dieu! que cet hiver fut long! Janvier, février, mars, avril, des siècles de désastres et de tempêtes! et au mois de mai les avalanches qui tombaient partout, excepté sur moi!

Quand deux ou trois rayons de soleil eurent adouci l'air et égayé la contrée, je me fis conduire sur la route des Bossons, à la rencontre des muletiers; mais ils ne venaient pas encore. Je supposai que l'Arve se débordait, qu'une autre montagne menaçait la vallée de Servoz, que le Nant-Noir n'avait jamais été si large et si terrible, que le pont de Saint-Martin s'était rompu, que tous les rochers de Maglan couvraient les bosquets de leurs ruines suspendues depuis tant de siècles, que l'enceinte formidable de Cluse se fermait enfin à jamais, car j'avais entendu parler de ces périls par les voyageurs et par les poètes. Cependant il arriva un muletier, il en arriva deux. Quand le troisième fut venu, je n'attendis plus rien. Je pensai que toute ma destinée était accomplie. Huit jours après, on me lut une lettre d'Eulalie; elle avait passé l'hiver à Genève; elle allait passer l'été à Milan!

Ma mère tremblait pour moi. Je ris. Je m'y étais attendu, et c'est une grande satisfaction que de savoir jusqu'à quel point on peut porter la douleur.

Maintenant, monsieur, vous connaissez toute ma vie. C'est cela. Je me suis cru aimé d'une femme, et j'ai été aimé d'un chien. Pauvre Puck!

Puck s'élança sur l'aveugle. - Ce n'est pas toi, lui dit-il, mais je t'aime puisque tu m'aimes.

- Cher enfant, m'écriai-je, il en viendra une aussi qui ne sera pas elle, et que tu aimeras parce que tu en seras aimé!

- Vous connaissez une jeune fille aveugle et incurable? reprit Gervais.

- Pourquoi pas une femme qui te verra et qui t'aimera?

- Vous a-t-on dit qu'Eulalie reviendrait?

- J'espère qu'elle reviendra; mais tu aimes Puck parce qu'il t'aime. Tu aimeras une femme qui te dira qu'elle t'aime.

- C'est bien autre chose. Puck ne m'a pas trahi. Puck ne m'aurait pas quitté. Puck est mort.

- Ecoute, Gervais, il faut que je m'en aille. J'irai à Milan - je la verrai - je lui parlerai, je le jure - et puis, je reviendrai - mais j'ai aussi des douleurs à distraire, des blessures à cicatriser - tu ne le croirais pas, et cependant, cela est vrai! pour échanger contre ton coeur qui souffre mon coeur avec toutes ses angoisses, je voudrais pouvoir te donner mes yeux!...

Gervais chercha ma main et la pressa fortement. Les sympathies du malheur sont si rapides!

- Au moins, continuai-je, il ne te manque rien de ce qui contribue à l'aisance. Les soins de ton protecteur ont fait fructifier ton petit bien. Les bons Chamouniers regardent ta prospérité comme leur plus douce richesse. Ta beauté te fera une maîtresse; ton coeur te fera un ami!

- Et un chien!... dit Gervais.

- Ah! je ne donnerais pas le mien pour ta vallée et pour tes montagnes, s'il ne t'avait pas aimé! - Je te donne mon chien...

- Votre chien! s'écria-t-il, votre chien!... Non! non!... monsieur, cela ne se donne pas!

Voyez comme Puck m'avait entendu! il vint me combler de douces caresses mêlées d'amour et de regret et de joie. C'était la tendresse la plus vive, mais une tendresse d'adieu; et quand d'un signe qu'il attendait je lui montrai l'aveugle, il s'élança fièrement sur ses genoux et, une patte appuyée sur le bras de Gervais, me regarda de l'air assuré d'un affranchi.

- Adieu, Gervais! - Je ne nommai pas Puck, il m'aurait suivi. Quand je fus au détour de l'esplanade, je l'aperçus, honteux, sur la lisière de la forêt. Je m'approchai doucement, il recula d'un seul pas, et puis étendit sur ses deux pattes une tête humiliée. Je passai ma main sur les ondes flottantes de sa longue soie et, avec un serrement du coeur, mais d'une voix sans colère, je lui dis: Va...

Il partit comme un trait, se retourna encore une fois pour me regarder et rejoignit Gervais.

Du moins il ne sera plus seul.

Quelques jours après, j'étais à Milan.

J'étais à Milan sans dessein. Il arrive une époque de la vie où l'on cesse d'user de ses jours. On les use.

Le récit même de Gervais ne m'avait laissé qu'une impression touchante et triste, mais vague et légère comme celle d'un songe dont je ne sais quelle inexplicable liaison d'idées réveille de temps en temps le souvenir.

J'étais bien loin de rechercher la fréquentation du grand monde. Qu'y aurais-je fait? mais je ne l'évitais pas. C'est aussi une solitude, - à moins toutefois, et alors malheur à vous, que vous n'y fassiez la rencontre d'un de ces brillants et hardis touristes que vous avez aperçus du boulevard sur le perron de Tortoni, ou près desquels vous avez bâillé une heure à Favart, - poupées apprêtées par un goût frivole pour l'étalage du tailleur, - à la cravate fashionable, aux cheveux en coup de vent, au claque rond doublé de satin cerise, au gilet mandarin de Valencia, aux bas gris de perle brodés de coins à jour, au lorgnon scrutateur, à l'imperturbable assurance, à la voix haute.

- C'est toi! s'écria Roberville.

- C'est vous! répondis-je...

Et il n'avait pas cessé de parler; mais pendant que ses phrases venaient mourir à mon oreille comme le bourdonnement confus d'un insecte importun, mes yeux s'étaient arrêtés sur une jeune femme de la plus rare beauté et de la parure la plus éclatante, qui était là, seule, rêveuse, mélancolique, appuyée contre un des attiques de la colonnade.

- Ah! je comprends, me dit-il; c'est par là que tu veux commencer; mais cela n'est réellement pas mal! je reconnais ce goût exercé qui te distinguait parmi tous les amateurs; c'est une affaire à essayer. Dans sa position on est au premier venu, et un homme qui arrive avec tes avantages!... J'y avais pensé, mais j'ai été pris plus haut.

- En vérité, repartis-je en le mesurant. C'est possible!

- Allons! Le coeur est occupé! Tu n'as d'attentions que pour elle! Conviens qu'il serait fâcheux que ces beaux yeux noirs ne se fussent jamais ouverts à la lumière?...

- Que voulez-vous dire?

- Ce que je veux te dire? C'est qu'elle est née aveugle. C'est la fille d'un riche négociant d'Anvers qui n'avait eu que cet enfant d'une femme qu'il perdit jeune et qui lui laissa de profonds regrets.

- Vous croyez?

- Il le faut bien, puisqu'il quitta sa maison qui était, dit-on, plus florissante que jamais, et s'éloigna d'Anvers, après avoir distribué de magnifiques présents à ses employés et des pensions à ses domestiques.

- Et puis, que devint-il? repris-je avec l'impatience d'une curiosité qui s'accroissait par degrés.

- Oh! c'est un roman... qui t'ennuierait... Et puis, que sais-je, moi? Ce bonhomme alla où nous allons tous une fois, pour dire que nous y sommes allés; dans cette froide vallée de Chamouny dont je n'ai jamais compris les tristes merveilles, et, chose étonnante! il s'y fixa pendant quelques années. N'as-tu pas entendu parler de lui? Un nom bourgeois... M. Robert... C'est cela.

- Enfin? repris-je...

- Enfin, continua-t-il, un oculiste rendit la vue à cette petite fille. Son père la conduisit à Genève... et à Genève elle devint amoureuse d'un aventurier qui l'enleva, parce que son père le refusa pour gendre.

- Son père avait jugé ce misérable.

- Il l'avait d'autant mieux jugé qu'à peine arrivé à Milan l'aventurier disparut avec tout l'or et tous les diamants qu'il était parvenu à soustraire. On assure que ce galant homme était déjà marié à Naples, et qu'il avait encouru une condamnation capitale à Padoue. La justice le réclamait.

- Et M. Robert?

- M. Robert mourut de chagrin, mais cet événement ne fit pas grande impression. C'était une espèce de visionnaire, un homme à idées bizarres, qui, entre autres extravagances, avait conçu pour sa fille l'établissement le plus ridicule. Croirais-tu qu'il voulait la marier à un aveugle?

- La malheureuse!

- Pas si malheureuse, mon cher! Peu considérée à la vérité; c'est la conséquence d'une faute chez ces pauvres créatures: mais la considération, cela ne sert qu'aux pauvres.

- Est-il vrai!

- Comme je te le dis. Regarde plutôt! Ah! mon ami! On a bien des privilèges avec deux cent mille francs de rentes, et des yeux comme ceux-là!

- Des yeux! des yeux! malédiction sur ses yeux! ce sont eux qui l'ont donnée à l'enfer!

Il y a dans mon coeur un levain horrible de cruauté.

Je voudrais que ceux qui ont fait souffrir les autres souffrissent une fois tout ce qu'ils ont fait souffrir...

Je voudrais que cette impression fût déchirante, et profonde, et atroce, et irrésistible; je voudrais qu'elle saisît l'âme comme un fer ardent; je voudrais qu'elle pénétrât dans la moelle des os comme un plomb fondu; je voudrais qu'elle enveloppât tous les organes de la vie comme la robe dévorante du centaure.

Je voudrais cependant qu'elle durât peu, et qu'elle finît avec un rêve.

J'avais fixé sur Eulalie un de ces regards arrêtés qui font mal aux femmes quand ils ne les flattent pas. - Je ne sais plus où je l'avais appris. - Elle se releva du socle qu'elle embrassait si tristement, et se tint devant moi, immobile et presque effrayée.

Je m'approchai lentement: - Et Gervais! lui dis-je...

- Qui?

- Gervais!

- Ah! Gervais! reprit-elle en appuyant sa main sur ses yeux.

Cette scène avait quelque chose d'étrange qui étonnerait l'âme la plus assurée. J'apparaissais là comme un intermédiaire inconnu, la pénitence, ou le remords.

- Gervais! repris-je avec véhémence en la saisissant par le bras, qu'en as-tu fait?

Elle tomba... Je ne me suis pas informé de ce qu'elle devint depuis.

Je rentrai en Savoie par le mont Saint-Bernard. Je traversai la Tête-Noire. Je revis la vallée.

C'était l'heure - c'était la place - et c'était le rocher. Seulement Gervais n'y était pas.

Le soleil y donnait en plein, et toutes les pâquerettes étaient fleuries, et toutes les violettes parfumaient l'air. Il n'y avait pas jusqu'à la rose des Alpes qui n'eût repoussé.

Mais Gervais n'y était pas.

Je m'approchai de son banc. Il y avait oublié son long bâton de cytise recourbé, noué d'un ruban vert avec des caractères imprimés en relief. Cette circonstance m'inquiéta.

J'appelai Gervais. - Une voix répéta: Gervais. Je crus que c'était l'écho.

Je me tournai de ce côté, et je vis venir Marguerite qui menait un chien en laisse. Ils s'arrêtèrent. Je reconnus Puck, et Puck ne parut pas me reconnaître; il était tourmenté d'une autre idée, d'une idée indéfinissable. Il avait le nez en l'air, les oreilles soulevées, les pattes immobiles, mais tendues, pour se préparer à la course.

- Hélas! monsieur, me dit Marguerite, auriez-vous vu Gervais?

- Gervais? répondis-je. Où est-il?

Puck se tourna de mon côté comme pour me regarder, parce qu'il m'avait entendu. Il s'approcha de moi de toute la longueur de sa laisse. Je le flattai de la main, il la lécha - et puis il reprit sa station.

- Monsieur, me dit-elle, je vous remets bien maintenant; c'est vous qui lui avez donné cet épagneul qu'il aime tant, pour le consoler de la perte de son barbet qu'il avait tant aimé. Le pauvre animal n'a pas été huit jours dans la vallée qu'il a été frappé d'une goutte sereine comme son maître. Il est aveugle.

Je relevai les soies du front de Puck; il était aveugle. - Puck détourna la tête, lécha encore ma main, et puis hurla.

- C'est pour cela, continua dame Marguerite, que Gervais ne l'avait pas amené hier.

- Hier, Marguerite! il n'est pas rentré depuis hier!

- Ah! monsieur! c'est une chose incompréhensible, et qui étonne tout le monde. Imaginez-vous que nous eûmes dimanche un grand orage, et qu'il arriva chez nous un seigneur, je jurerais que c'était un mylord anglais, qui descendait du Buet avec un chapeau de paille tout enrubanné, et un bâton à glacier, embecqué de corne de chamois, mais mouillé, mouillé, mouillé!...

- Qu'importe cela?

- Pendant que j'étais allé chercher des fagots pour la sécher, M. de Roberville resta seul avec Gervais.

- M. de Roberville!...

- C'est son nom; et je ne sais ce qu'il lui dit; mais hier Gervais était si triste! Cependant il paraissait plus pressé que jamais de venir à l'esplanade, si pressé que j'eus à peine le temps de jeter sa mante bleue sur ses épaules, parce qu'il avait beaucoup plu la veille, comme je vous ai dit, et que le temps était encore froid et humide. "Mère, me dit-il quand nous sortîmes, je vous prie de retenir Puck et d'en avoir soin. Sa pétulance m'incommode un peu, et si la laisse m'échappait, nous ne pourrions pas nous retrouver l'un l'autre." Je l'amenai ici, et quand je vins le rechercher, je ne le trouvai pas.

- Gervais! m'écriai-je, mon bon Gervais!

- O Gervais! mon fils Gervais! mon petit Gervais! disait cette pauvre femme.

Et Puck! il mordait sa laisse, et il bondissait d'impatience autour de nous.

- Si vous lâchiez Puck, lui dis-je, il retrouverait peut-être Gervais?

Je ne sais si j'avais réfléchi à ce moyen; mais la laisse était coupée.

J'eus à peine le temps de m'en apercevoir. Puck prit son élan, fit quatre bonds, et j'entendis un bruit comme celui d'un corps qui tombe, dans le gouffre de l'Arveyron.

- Puck! Puck!

Quand je fus là, le petit chien avait disparu, et je ne vis surnager qu'un manteau bleu sur le gouffre qui tourbillonnait.

 

Histoire du chien de Brisquet

En notre forêt de Lions, vers le hameau de la Goupillière, tout près d'un grand puits-fontaine qui appartient à la chapelle Saint-Mathurin, il y avait un bonhomme, bûcheron de son état, qui s'appelait Brisquet, ou autrement le fendeur à la bonne hache, et qui vivait pauvrement du produit de ses fagots, avec sa femme qui s'appelait Brisquette. Le bon Dieu leur avait donné deux jolis petits enfants, un garçon de sept ans qui était brun, et qui s'appelait Biscotin, et une blondine de six ans qui s'appelait Biscotine. Outre cela, ils avaient un chien bâtard à poil frisé, noir par tout le corps, si ce n'est au museau qu'il avait couleur de feu; et c'était bien le meilleur chien du pays, pour son attachement à ses maîtres.

On l'appelait la Bichonne, parce que c'était une chienne.

Vous vous souvenez du temps où il vint tant de loups dans la forêt de Lions. C'était dans l'année des grandes neiges, que les pauvres gens eurent si grand-peine à vivre. Ce fut une terrible désolation dans le pays.

Brisquet, qui allait toujours à sa besogne, et qui ne craignait pas les loups, à cause de sa bonne hache, dit un matin à Brisquette: - Femme, je vous prie de ne laisser courir ni Biscotin ni Biscotine, tant que M. le grand-louvetier ne sera pas venu. Il y aurait du danger pour eux. Ils ont assez de quoi marcher entre la butte et l'étang, depuis que j'ai planté des piquets le long de l'étang pour les préserver d'accident. Je vous prie aussi, Brisquette, de ne pas laisser sortir la Bichonne, qui ne demande qu'à trotter.

Brisquet disait tous les matins la même chose à Brisquette. Un soir, il n'arriva pas à l'heure ordinaire. Brisquette venait sur le pas de la porte, rentrait, ressortait, et disait, en se croisant les mains: - Mon Dieu, qu'il est attardé!...

Et puis elle sortait encore, en criant: - Eh! Brisquet!

Et la Bichonne lui sautait jusqu'aux épaules, comme pour lui dire: - N'irai-je pas?

- Paix! lui dit Brisquette. - Ecoute, Biscotine, va jusque devers la butte pour savoir si ton père ne revient pas. - Et toi, Biscotin, suis le chemin au long de létang, en prenant bien garde, s'il n'y a pas de piquets qui manquent. - Et crie fort, Brisquet! Brisquet!...

- Paix! la Bichonne!

Les enfants allèrent, allèrent, et quand ils se furent rejoints à l'endroit où le sentier de l'étang vient couper celui de la butte: - Mordienne, dit Biscotin, je retrouverai notre pauvre père, ou les loupes m'y mangeront.

- Pardienne, dit Biscotine, ils m'y mangeront bien aussi.

Pendant ce temps-là, Brisquet était revenu par le grand chemin de Puchay, en passant à la Croix-aux-Anes sur l'abbaye de Mortemer, parce qu'il avait une hottée de cotrets à fournir chez Jean Paquier. - As-tu vu nos enfants? lui dit Brisquette.

- Nos enfants? dit Brisquet. Nos enfants? mon Dieu! sont-ils sortis?

- Je les ai envoyés à ta rencontre jusqu'à la butte et à l'étang, mais tu as pris par un autre chemin.

Brisquet ne posa pas sa bonne hache. Il se mit à courir du côté de la butte.

- Si tu menais la Bichonne? lui cria Brisquette.

La Bichonne était déjà bien loin.

Elle était si loin que Brisquet la perdit bientôt de vue. Et il avait beau crier: - Biscotin, Biscotin! on ne lui répondit pas.

Alors, il se prit à pleurer, parce qu'il s'imagina que ses enfants étaient perdus.

Après avoir couru longtemps, longtemps, il lui sembla reconnaître la voix de la Bichonne. Il marcha droit dans le fourré, à l'endroit où il l'avait entendue, et il y entra, sa bonne hache levée.

La Bichonne était arrivée là, au moment où Biscotin et Biscotine allaient être dévorés par un gros loup. Elle s'était jetée devant en aboyant, pour que ses abois avertissent Brisquet. Brisquet d'un coup de sa bonne hache renversa le loup raide mort, mais il était trop tard pour la Bichonne. Elle ne vivait déjà plus.

Brisquet, Biscotin et Biscotine rejoignirent Brisquette. C'était une grande joie, et cependant tout le monde pleura. Il n'y avait pas un regard qui ne cherchât la Bichonne.

Brisquet enterra la Bichonne au fond de son petit courtil sous une grosse pierre sur laquelle le maître d'école écrivit en latin:

C'EST ICI QU'EST LA BICHONNE,

LE PAUVRE CHIEN DE BRISQUET.

Et c'est depuis ce temps-là qu'on dit en commun proverbe: Malheureux comme le chien à Brisquet, qui n'allit qu'une fois au bois, et que le loup mangit.

 

Le bibliomane

Vous avez tous connu ce bon Théodore, sur la tombe duquel je viens jeter des fleurs, en priant le ciel que la terre lui soit légère.

Ces deux lambeaux de phrase, qui sont aussi de votre connaissance, vous annoncent assez que je me propose de lui consacrer quelques pages de notice nécrologique ou d'oraison funèbre.

Il y a vingt ans que Théodore s'était retiré du monde pour travailler ou pour ne rien faire: lequel des deux, c'était un grand secret. Il songeait, et on ne savait à quoi il songeait. Il passait sa vie au milieu des livres, et ne s'occupait que de livres, ce qui avait donné lieu à quelques-uns de penser qu'il composait un livre qui rendrait tous les livres inutiles; mais ils se trompaient évidemment. Théodore avait tiré trop bon parti de ses études pour ignorer que ce livre est fait il y a trois cents ans. C'est le treizième chapitre du livre premier de Rabelais.

Théodore ne parlait plus, ne riait plus, ne jouait plus, ne mangeait plus, n'allait plus ni au bal, ni à la comédie. Les femmes qu'il avait aimées dans sa jeunesse n'attiraient plus ses regards, ou tout au plus il ne les regardait qu'au pied; et quand une chaussure élégante de quelque brillante couleur avait frappé son attention: "Hélas! disait-il en tirant un gémissement profond de sa poitrine, voilà bien du maroquin perdu!"

Il avait autrefois sacrifié à la mode: les Mémoires du temps nous apprennent qu'il est le premier qui ait noué la cravate à gauche, malgré l'autorité de Garat, qui la nouait à droite, et en dépit du vulgaire qui s'obstine encore aujourd'hui à la nouer au milieu. Théodore ne se souciait plus de la mode. Il n'a eu pendant vingt ans qu'une dispute avec son tailleur: "Monsieur, lui dit-il un jour, cet habit est le dernier que je reçois de vous, si l'on oublie encore une fois de me faire des poches in-quarto".

La politique, dont les chances ridicules ont créé la fortune de tant de sots, ne parvint jamais à le distraire plus d'un moment de ses méditations. Elle le mettait de mauvaise humeur, depuis les folles entreprises de Napoléon dans le Nord, qui avaient fait enchérir le cuir de Russie. Il approuva cependant l'intervention française dans les révolutions d'Espagne. "C'est, dit-il, une belle occasion pour rapporter de la Péninsule des romans de chevalerie et des Cancioneros." Mais l'armée expéditionnaire ne s'en avisa nullement, et il en fut piqué. Quand on lui parlait Trocadero, il répondait ironiquement Romancero, ce qui le fit passer pour libéral.

La mémorable campagne de M. de Bourmont sur les côtes d'Afrique le transporta de joie. "Grâce au ciel, dit-il en se frottant les mains, nous aurons les maroquins du Levant à bon marché", ce qui le fit passer pour carliste.

Il se promenait l'été dernier dans une rue populeuse, en collationnant un livre. D'honnêtes citoyens, qui sortaient du cabaret d'un pied titubant, vinrent le prier, le couteau sur la gorge, au nom de la liberté des opinions, de crier: Vivent les Polonais! "Je ne demande pas mieux, répondit Théodore, dont la pensée était un cri éternel en faveur du genre humain, mais pourrais-je vous demander à quel propos? - Parce que nous déclarons la guerre à la Hollande qui opprime les Polonais, sous prétexte qu'ils n'aiment pas les jésuites, repartit l'ami des lumières, qui était un rude géographe et un intrépide logicien. - Dieu nous pardonne, murmura notre ami, en croisant piteusement les mains. Serons-nous donc réduits au prétendu papier de Hollande de M. Montgolfier!"

L'homme éminemment civilisé lui cassa la jambe d'un coup de bâton.

Théodore passa trois mois au lit à compulser des catalogues de livres. Disposé comme il l'a toujours été à prendre les émotions à l'extrême, cette lecture lui enflamma le sang.

Dans sa convalescence même son sommeil était horriblement agité. Sa femme le réveilla une nuit au milieu des angoisses du cauchemar. "Vous arrivez à propos, lui dit-il en l'embrassant, pour m'empêcher de mourir d'effroi et de douleur. J'étais entouré de monstres qui ne m'auraient point fait de quartier.

- Et quels monstres pouvez-vous redouter, mon bon ami, vous qui n'avez jamais fait de mal à personne?

- C'était, s'il m'en souvient, l'ombre de Purgold dont les funestes ciseaux mordaient d'un pouce et demi sur les marges de mes aldes brochés, tandis que celle d'Heudier plongeait impitoyablement dans un acide dévorant mon plus beau volume d'édition princeps, et l'en retirait tout blanc; mais j'ai de bonnes raisons de penser qu'ils sont au moins en purgatoire."

Sa femme crut qu'il parlait grec, car il savait un peu le grec, à telles enseignes que trois tablettes de sa bibliothèque étaient chargées de livres grecs dont les feuilles n'étaient pas fendues. Aussi ne les ouvrait-il jamais, se contentant de les montrer à ses plus privées connaissances, par le plat et par le dos, mais en indiquant le lieu de l'impression, le nom de l'imprimeur et la date, avec une imperturbable assurance. Les simples en concluaient qu'il était sorcier. Je ne le crois pas.

Comme il dépérissait à vue d'oeil, on appela son médecin, qui était, par hasard, homme d'esprit et philosophe. Vous le trouverez si vous pouvez. Le docteur reconnut que la congestion cérébrale était imminente, et il fit un beau rapport sur cette maladie dans le Journal des Sciences médicales, où elle est désignée sous le nom de monomanie du maroquin, ou de typhus des bibliomanes; mais il n'en fut pas question à l'Académie des sciences, parce qu'elle se trouva en concurrence avec le choléra-morbus.

On lui conseilla l'exercice, et comme cette idée lui souriait, il se mit en route l'autre jour de bonne heure. J'étais trop peu rassuré pour le quitter d'un pas. Nous nous dirigeâmes du côté des quais, et je m'en réjouis, parce que j'imaginai que la vue de la rivière le récréerait; mais il ne détourna pas ses regards du niveau des parapets. Les parapets étaient aussi lisses d'étalages que s'ils avaient été visités dès le matin par les défenseurs de la presse, qui ont noyé en février la bibliothèque de l'archevêché. Nous fûmes plus heureux au quai aux Fleurs. Il y avait profusion de bouquins; mais quels bouquins! Tous les ouvrages dont les journaux ont dit du bien depuis un mois, et qui tombent là infailliblement dans la case à cinquante centimes, du bureau de rédaction ou du fonds de libraire. Philosophes, historiens, poètes, romanciers, auteurs de tous les genres et de tous les formats, pour qui les annonces les plus pompeuses ne sont que les limbes infranchissables de l'immortalité, et qui passent, dédaignés, des tablettes du magasin aux margelles de la Seine, Léthé profond d'où ils contemplent, en moisissant, le terme assuré de leur présomptueux essor. Je déployais là les pages satinées de mes in-octavo entre cinq ou six de mes amis.

Théodore soupira, mais ce n'était pas de voir les oeuvres de mon esprit exposées à la pluie, dont les garantit mal l'officieux balandran de toile cirée.

"Qu'est devenu, dit-il, l'âge d'or des bouquinistes en plein vent? C'est ici pourtant que mon illustre ami Barbier avait colligé tant de trésors qu'il était parvenu à en composer une bibliographie spéciale de quelques milliers d'articles. C'est ici que prolongeaient, pendant des heures entières, leurs doctes et fructueuses promenades, le sage Monmerqué en allant au Palais, et le sage Labouderie en sortant de la métropole. C'est d'ici que le vénérable Boulard enlevait tous les jours un mètre de raretés, toisé à sa canne de mesure, pour lequel ses six maisons pléthoriques de volumes n'avaient pas de place en réserve. Oh! qu'il a de fois désiré, en pareille occasion, le modeste angulus d'Horace ou la capsule élastique de ce pavillon des fées qui aurait couvert au besoin l'armée de Xerxès, et se portait aussi commodément à la ceinture que la gaine aux couteaux du grand-père de Jeannot! Maintenant, quelle pitié! vous n'y voyez plus que les ineptes rogatons de cette littérature moderne qui ne sera jamais de la littérature ancienne, et dont la vie s'évapore en vingt-quatre heures, comme celle des mouches du fleuve Hypanis: littérature bien digne en effet de l'encre de charbon et du papier de bouillie que lui livrent à regret quelques typographes honteux, presque aussi sots que leurs livres! Et c'est profaner le nom de livres que de le donner à ces guenilles barbouillées de noir qui n'ont presque pas changé de destinée en quittant la hotte aux haillons du chiffonnier! Les quais ne sont désormais que la Morgue des célébrités contemporaines!"

Il soupira encore, et je soupirai aussi, mais ce n'était pas pour la même raison.

J'étais pressé de l'entraîner, car son exaltation qui croissait à chaque pas semblait le menacer d'un accès mortel. Il fallait que ce fût un jour néfaste, puisque tout contribuait à aigrir sa mélancolie.

"Voilà, dit-il en passant, la pompeuse façade de Ladvocat, le Galiot du Pré des lettres abâtardies du dix-neuvième siècle, libraire industrieux et libéral, qui aurait mérité de naître dans un meilleur âge, mais dont l'activité déplorable a cruellement multiplié les livres nouveaux au préjudice éternel des vieux livres; fauteur impardonnable à jamais de la papeterie de coton, de l'orthographe ignorante et de la vignette maniérée, tuteur fatal de la prose académique et de la poésie à la mode; comme si la France avait eu de la poésie depuis Ronsard et de la prose depuis Montaigne! Ce palais de bibliopole est le cheval de Troie qui a porté tous les ravisseurs du palladium, la boîte de Pandore qui a donné passage à tous les maux de la terre! J'aime encore le cannibale, et je ferai un chapitre dans son livre, mais je ne le verrai plus!

Voilà, continua-t-il, le magasin aux vertes parois du digne Crozet, le plus aimable de nos jeunes libraires, l'homme de Paris qui distingue le mieux une reliure de Derome l'aîné d'une reliure de Derome le jeune, et la dernière espérance de la dernière génération d'amateurs, si elle s'élève encore au milieu de notre barbarie; mais je ne jouirai pas aujourd'hui de son entretien dans lequel j'apprends toujours quelque chose! Il est en Angleterre où il dispute, par juste droit de représailles, à nos avides envahisseurs de Soho Square et de Fleet Street les précieux débris des monuments de notre belle langue, oubliés depuis deux siècles sur la terre ingrate qui les a produits! Macte animo, generose puer!...

Voilà, reprit-il en revenant sur ses pas, voilà le Pont des Arts, dont l'inutile balcon ne supportera jamais, sur son garde-fou ridicule de quelques centimètres de largeur, le noble dépôt de l'in-folio triséculaire qui a flatté les yeux de dix générations de l'aspect de sa couverture en peau de truie et de ses fermoirs de bronze; passage profondément emblématique, à la vérité, qui conduit du château à l'Institut par un chemin qui n'est pas celui de la science. Je ne sais si je me trompe, mais l'invention de cette espèce de pont devait être pour l'érudit une révélation flagrante de la décadence des bonnes lettres.

Voilà, dit toujours Théodore en passant sur la place du Louvre, la blanche enseigne d'un autre libraire actif et ingénieux; elle a longtemps fait palpiter mon coeur, mais je ne l'aperçois plus sans une émotion pénible, depuis que Techener s'est avisé de faire réimprimer avec les caractères de Tastu, sur un papier éblouissant et sous un cartonnage coquet, les gothiques merveilles de Jehan Bonfons de Paris, de Jehan Mareschal de Lyon, et de Jehan de Chaney d'Avignon, bagatelles introuvables qu'il a multipliées en délicieuses contrefaçon. Le papier d'un blanc neigeux me fait horreur, mon ami, et il n'est rien que je ne lui préfère, si ce n'est ce qu'il devient quand il a reçu, sous le coup de barre d'un bourreau de pressier, l'empreinte déplorable des rêveries et des sottises de ce siècle de fer."

Théodore soupirait de plus belle; il allait de mal en pis.

Nous arrivâmes ainsi dans la rue des Bons-Enfants, au riche bazar littéraire des ventes publiques de Silvestre, local honoré des savants, où se sont succédé en un quart de siècle plus d'inappréciables curiosités que n'en renferma jamais la bibliothèque des Ptolémées, qui n'a peut-être pas été brûlée par Omar, quoi qu'en disent nos radoteurs d'historiens. Jamais je n'avais vu étaler tant de splendides volumes.

"Malheureux ceux qui les vendent! dis-je à Théodore.

- Ils sont morts, répondit-il, ou ils en mourront."

Mais la salle était vide. On n'y remarquait plus que l'infatigable M. Thour, fac-similant avec une patiente exactitude, sur des cartes soigneusement préparées, les titres des ouvrages qui avaient échappé la veille à son investigation quotidienne. Homme heureux entre tous les hommes, qui possède dans ses cartons, par ordre de matières, l'image fidèle du frontispice de tous les livres connus! C'est en vain, pour celui-là, que toutes les productions de l'imprimerie périront dans la première et prochaine révolution que les progrès de la perfectibilité nous assurent. Il pourra léguer à l'avenir le catalogue complet de la bibliothèque universelle. Il y avait certainement un tact admirable de prescience à prévoir de si loin le moment où il serait temps de compiler l'inventaire de la civilisation. Quelques années encore, et on n'en parlera plus.

"Dieu me pardonne! brave Théodore, dit l'honnête M. Silvestre, vous êtes trompé d'un jour. C'était hier la dernière vacation. Les livres que vous voyez sont vendus et attendent les porteurs."

Théodore chancela et blêmit. Son front prit la teinte d'un maroquin citron un peu usé. Le coup qui le frappa retentit au fond de mon coeur.

"Voilà qui est bien, dit-il d'un air atterré. Je reconnais mon malheur accoutumé à cette affreuse nouvelle! Mais encore, à qui appartiennent ces perles, ces diamants, ces richesses fantastiques dont la bibliothèque des de Thou et des Grolier se serait fait gloire?

- Comme à l'ordinaire, monsieur, répliqua M. Silvestre. Ces excellents classiques d'édition originale, ces vieux et parfaits exemplaires autographiés par des érudits célèbres, ces piquantes raretés philologiques dont l'Académie et l'Université n'ont pas entendu parler, revenaient de droit à sir Richard Heber. C'est la part du lion anglais auquel nous cédons de bonne grâce le grec et le latin que nous ne savons plus. Ces belles collections d'histoire naturelle, ces chefs-d'oeuvre de méthode et d'iconographie sont au prince de ..., dont les goûts studieux ennoblissent encore, par son emploi, une noble et immense fortune. Ces mystères du moyen âge, ces moralités phénix dont le ménechme n'existe nulle part, ces curieux essais dramatiques de nos aïeux vont augmenter la bibliothèque modèle de M. de Soleine. Ces facéties anciennes, si sveltes, si élégantes, si mignonnes, si bien conservées, composent le lot de votre aimable et ingénieux ami M. Aimé-Martin. Je n'ai pas besoin de vous dire à qui appartiennent ces maroquins frais et brillants, à triples filets, à larges dentelles, à fastueux compartiments. C'est le Shakespeare de la petite propriété, le Corneille du mélodrame, l'interprète habile et souvent éloquent des passions et des vertus du peuple, qui, après les avoir un peu déprisés le matin, en a fait le soir emplette au poids de l'or, non sans gronder entre ses dents, comme un sanglier blessé à mort, et sans tourner sur ses compétiteurs son oeil tragique ombragé de noirs sourcils."

Théodore avait cessé d'écouter. Il venait de mettre la main sur un volume d'assez bonne apparence, auquel il s'était empressé d'appliquer son elzéviriomètre, c'est-à-dire le demi-pied divisé presque à l'infini, sur lequel il réglait le prix, hélas! et le mérite intrinsèque de ses livres. Il le rapprocha dix fois du livre maudit, vérifia dix fois l'accablant calcul, murmura quelques mots que je n'entendis pas, changea de couleur encore une fois, et défaillit dans mes bras. J'eus beaucoup de peine à le conduire au premier fiacre venu.

Mes instances pour lui arracher le secret de sa subite douleur furent longtemps inutiles. Il ne parlait pas. Mes paroles ne lui parvenaient plus. "C'est le typhus, pensai-je, et le paroxysme du typhus."

Je le pressais dans mes bras. Je continuais à l'interroger. Il parut céder à un mouvement d'expansion. "Voyez en moi, me dit-il, le plus malheureux des hommes! Ce volume, c'est le Virgile de 1676, en grand papier, dont je pensais avoir l'exemplaire géant, et il l'emporte sur le mien d'un tiers de ligne de hauteur. Des esprits ennemis ou prévenus pourraient même y trouver la demi-ligne. Un tiers de ligne, grand Dieu!"

Je fus foudroyé. Je compris que le délire le gagnait.

"Un tiers de ligne!" répéta-t-il en menaçant le ciel d'un poing furieux, comme Ajax ou Capanée.

Je tremblais de tous mes membres.

Il tomba peu à peu dans le plus profond abattement. Le pauvre homme ne vivait plus que pour souffrir. Il reprenait seulement de temps à autre: "Un tiers de ligne!" en se rongeant les mains. Et je redisais tout bas: "Foin des livres et du typhus!"

"Tranquillisez-vous, mon ami; soufflais-je tendrement à son oreille, chaque fois que la crise se renouvelait. Un tiers de ligne n'est pas grand-chose dans les affaires les plus délicates de ce monde!

- Pas grand-chose, s'écriait-il, un tiers de ligne au Virgile de 1676! C'est un tiers de ligne qui a augmenté de cent louis le prix de l'Homère de Nerli chez M. de Cotte; un tiers de ligne! Ah! compteriez-vous pour rien un tiers de ligne du poinçon qui vous perce le coeur?"

Sa figure se renversa tout à fait, ses bras se raidirent, ses jambes furent saisies d'une crampe aux ongles de fer. Le typhus gagnait visiblement les extrémités. Je n'aurais pas voulu être obligé d'allonger d'un tiers de ligne le court chemin qui nous séparait de sa maison.

Nous arrivâmes enfin. "Un tiers de ligne!" dit-il au portier.

"Un tiers de ligne!" dit-il à la cuisinière qui vint ouvrir.

Un tiers de ligne!" dit-il à sa femme, en la mouillant de ses pleurs.

- Ma perruche s'est envolée! dit sa petite-fille qui pleurait comme lui.

- Pourquoi laissait-on la cage ouverte? répondit Théodore. Un tiers de ligne!

- Le peuple se soulève dans le Midi et à la rue du Cadran, dit la vieille tante qui lisait le journal du soir.

- De quoi diable se mêle le peuple! répondit Théodore. Un tiers de ligne!

- Votre ferme de la Beauce a été incendiée, lui dit son domestique en le couchant.

- Il faudra la rebâtir, répondit Théodore, si le domaine en vaut la peine. Un tiers de ligne!

- Pensez-vous que cela soit sérieux? me dit la nourrice.

- Vous n'avez donc pas lu, ma bonne, le Journal des Sciences médicales? Qu'attendez-vous d'aller chercher un prêtre?"

Heureusement, le curé entrait au même instant pour venir causer, suivant l'usage, de mille jolies broutilles littéraires et bibliographiques, dont son bréviaire ne l'avait jamais complètement distrait, mais il n'y pensa plus quand il eut tâté le pouls de Théodore.

"Hélas! mon enfant, lui dit-il, la vie de l'homme n'est qu'un passage, et le monde lui-même n'est pas affermi sur des fondements éternels. Il doit finir comme tout ce qui a commencé.

- Avez-vous lu, sur ce sujet, répondit Théodore, le Traité de son origine et de son antiquité?

- J'ai appris ce que j'en sais dans la Genèse, reprit le respectable pasteur; mais j'ai ouï dire qu'un sophiste du siècle dernier, nommé M. de Mirabeau, a fait un livre à ce sujet.

- Sub judice lis est, interrompit brusquement Théodore. J'ai prouvé dans mes Stromates que les deux premières parties du Monde étaient de ce triste pédant de Mirabeau, et la troisième de l'abbé Le Mascrier.

- Eh! mon Dieu, reprit la vieille tante en soulevant ses lunettes, qui est-ce donc qui a fait l'Amérique?

- Ce n'est pas de cela qu'il est question, continua l'abbé. Croyez-vous à la Trinité?

- Comment ne croirais-je pas au fameux volume De Trinitate de Servet, dit Théodore en se relevant à mi-corps sur son oreiller, puisque j'en ai vu céder, ipsissimis oculis, pour la modique somme de deux cent quinze francs, chez M. de Maccarthy, un exemplaire que celui-ci avait payé sept cents livres à la vente de La Vallière?

- Nous n'y sommes pas, exclama l'apôtre un peu déconcerté. Je vous demande, mon fils, ce que vous pensez de la divinité de Jésus-Christ.

- Bien, bien, dit Théodore. Il ne s'agit que de s'entendre. Je soutiendrai envers et contre tous que le Toldosjeschu, où cet ignorant pasquin de Voltaire a puisé tant de sotte fables, dignes des Mille et une Nuits, n'est qu'une méchante ineptie rabbinique, indigne de figurer dans la bibliothèque d'un savant!

- A la bonne heure! soupira le digne ecclésiastique.

- A moins qu'on n'en retrouve un jour, continua Théodore, l'exemplaire in chartâ maximâ dont il est question, si j'ai bonne mémoire, dans le fatras inédit de David Clément."

Le curé gémit, cette fois, fort intelligiblement, se leva tout ému de sa chaise, et se pencha sur Théodore pour lui faire nettement comprendre, sans ambages et sans équivoques, qu'il était atteint au dernier degré du typhus des bibliomanes, dont il est parlé dans le Journal des Sciences médicales, et qu'il n'avait plus à s'occuper d'autre chose que de son salut.

Théodore ne s'était retranché de sa vie sous cette impertinente négative des incrédules qui est la science des sots; mais le cher homme avait poussé trop loin dans les livres la vaine étude de la lettre, pour prendre le temps de s'attacher l'esprit. En plein état de santé, une doctrine lui aurait donné la fièvre, et un dogme le tétanos. Il aurait baissé pavillon en morale théologique devant un saint-simonien. Il se retourna vers la muraille.

Au long temps qu'il passa sans parler, nous l'aurions cru mort, si, en me rapprochant de lui, je ne l'avais entendu sourdement murmurer: "Un tiers de ligne! Dieu de justice et de bonté! mais où me rendrez-vous ce tiers de ligne, et jusqu'à quel point votre omnipotence peut-elle réparer la bévue irréparable de ce relieur?"

Un bibliophile de ses amis arriva un instant après. On lui dit que Théodore était agonisant, qu'il délirait au point de croire que l'abbé Le Mascrier avait fait la troisième partie du monde, et que depuis un quart d'heure il avait perdu la parole.

"Je vais m'en assurer, répliqua l'amateur. A quelle faute de pagination reconnaît-on la bonne édition du César Elzévir de 1635? demanda-t-il à Théodore.

- 153 pour 149.

- Très bien. Et du Térence de la même année?

- 108 pour 104.

- Diable! dis-je, les Elzévirs jouaient de malheur cette année-là sur le chiffre. Ils ont bien fait de ne pas la prendre pour imprimer leurs logarithmes!

- A merveille! continua l'ami de Théodore. Si j'avais voulu écouter ces gens-ci, je t'aurais cru à un doigt de la mort.

- A un tiers de ligne, répondit Théodore dont la voix s'éteignait par degrés.

- Je connais ton histoire, mais elle n'est rien auprès de la mienne. Imagine-toi que j'ai manqué, il y a huit jours, dans une de ces ventes bâtardes et anonymes dont on n'est averti que par l'affiche de la porte, un Boccace de 1527, aussi magnifique que le tien, avec la reliure en vélin de Venise, les a pointus, des témoins partout, et pas un feuillet renouvelé."

Toutes les facultés de Théodore se concentraient dans une seule pensée: "Es-tu bien sûr au moins que les a étaient pointus?

- Comme le fer qui arme la hallebarde d'un lancier.

- C'était donc, à n'en pas douter, la vintisettine elle-même!

- Elle-même. Nous avions ce jour-là un joli dîner, des femmes charmantes, des huîtres vertes, des gens d'esprit, du vin de Champagne. Je suis arrivé trois minutes après l'adjudication.

- Monsieur, cria Théodore furieux quand la vintisettine est à vendre, on ne dîne pas!"

Ce dernier effort épuisa le reste de vie qui l'animait encore, et que le mouvement de cette conversation avait soutenu comme le soufflet qui joue sur une étincelle expirante. Ses lèvres balbutièrent cependant encore: "Un tiers de ligne!" mais ce fut sa dernière parole.

Depuis le moment où nous avions renoncé à l'espoir de le conserver, on avait roulé son lit près de la bibliothèque, d'où nous descendions un à un chaque volume qui paraissait appelé par ses yeux, en tenant plus longtemps exposés à sa vue ceux que nous jugions les plus propres à la flatter. Il mourut à minuit, entre un Deseuil et un Padeloup, les deux mains amoureusement pressées sur un Thouvenin.

Le lendemain, nous escortâmes son convoi, à la tête d'un nombreux concours de maroquiniers éplorés, et nous fîmes sceller sur sa tombe une pierre chargée de l'inscription suivante qu'il avait parodiée pour lui-même de l'épitaphe de Franklin:

CI-GIT

SOUS SA RELIURE DE BOIS

UN EXEMPLAIRE IN-FOLIO

DE LA MEILLEURE EDITION

DE L'HOMME

ECRITE DANS UNE LANGUE

DE L'AGE D'OR

QUE LE MONDE

NE COMPREND PLUS.

C'EST AUJOURD'HUI

UN BOUQUIN

GATE

MACULE

DEPAREILLE

IMPARFAIT DU FRONTISPICE

PIQUE DES VERS

ET FORT ENDOMMAGE

DE POURRITURE.

ON N'OSE ATTENDRE POUR LUI

LES HONNEURS TARDIFS

ET INUTILES

DE LA REIMPRESSION.

 

L'amour et le grimoire ou comment je me suis donné au diable Conte fantastique

Ne vous effrayez pas, âmes débonnaires et pieuses, du titre incendiaire de cette historiette. Je vous atteste que je ne me crois pas damné, et qu'il s'agit tout au plus ici d'un cas de conscience que le moindre absolvo du curé de votre village réglerait à l'amiable; mais enfin je vieillis vite et bien vite, puisque le monde ne m'amuse plus; et je ne suis pas fâché d'avoir le coeur net du dernier de mes scrupules.

Je confesse donc que j'ai eu deux grandes et puériles passions dans ma vie, et qu'elles l'ont absorbée tout entière.

La première des deux grandes et puériles passions que j'ai eues dans ma vie, c'était l'envie de me trouver le héros d'une histoire fantastique, de coiffer le chapeau de Fortunatus, de chausser la botte de l'Ogre, ou de percher sottement sur le Rameau d'or, à côté de l'Oiseau bleu. Vous me direz que ce goût n'est pas excusable dans une créature intelligente qui a fait d'assez bonnes études; mais c'était ma manie.

La seconde des deux grandes et puériles passions que j'ai eues dans ma vie, c'était l'ambition de faire, avant de mourir, quelque bonne histoire fantastique, bien extravagante et bien innocente, dans le goût de Mlle de Lubert ou de Mme d'Aulnoy, parce que M. Perrault me paraissait trop fort, et d'en amuser, au moins pendant quelques générations, une petite postérité d'enfants badins et joufflus, aux joues roses, à l'oeil éveillé, qui se souviendrait joyeusement de mes inventions pendant les heures les plus rebutantes du travail, et même aux heures délicieuses où l'on ne fait rien!

Quant à l'autre postérité que vous savez, figure pâle, efflanquée, insignifiante, stupide, qu'on vous montrera au prochain salon, et qui tient suspendues, au bout de deux vilains bras, deux vilaines couronnes de lauriers en plâtre, je vous jure sur l'honneur que je n'y ai jamais pensé.

Quoi qu'il en soit, je ne saurais me dissimuler que ces deux frénésies ont singulièrement déteint sur ma vie réelle et sur mon triste métier de conteur de fariboles. Il faut bien qu'il en aille ainsi. Défense à moi de réciter un fait patent, un événement qui s'est passé coram populo, senatu et patribus, une de ces histoires sur la sincérité desquelles on se donnerait au diable sans qu'on crie à la fantaisie. Je parle de trois femmes charmantes que j'ai aimées en tout bien, tout honneur, et que j'ai vues mourir en quinze ans. - Trois femmes mortes en quinze ans! mais c'est une fable à dormir debout! fantastique! - Attendez, monsieur, s'il vous plaît! c'est que j'en ai aimé sept cents pendant ce temps-là, et cela rend un peu moins hyperbolique le chiffre de la mortalité. D'ailleurs, je vous ai parlé à dessein et très exclusivement de mes amours posthumes, parce qu'un autre genre de confidences aurait été de mauvais goût dans ma jeunesse, et que je ne suppose pas qu'on ait rien changé aux bienséances. La pudeur de ces mystères ne s'affranchissait de ses voiles qu'en prenant ceux du deuil et du veuvage, et c'est alors seulement qu'on permettait à la douleur du survivant l'effusion respectueuse et délicate d'un sentiment longtemps caché! - Eh bien, raison de plus! fantastique, morbleu! fantastique s'il en fut jamais!

Fantastique si vous le voulez: fantastique, puisqu'il le faut! Hélas! je ne demanderais pas mieux; je voudrais bien en trouver dans mes souvenirs, du fantastique! Eh! que n'aurais-je pas échangé contre un peu de fantastique, surtout quand j'ai connu le vrai de ce monde, quand l'expérience me l'a fait percevoir et absorber par tous les pores? Du fantastique, mon Dieu! mais j'aurais donné dix ans de ma vie, et j'aurais fait un grand marché, pour la rencontre d'un sylphe, d'une fée, d'un sorcier, d'une somnambule qui sût ce qu'elle disait; d'un idéologue qui se comprît; pour celle d'un gnome aux cheveux flamboyants, d'un revenant à la robe de chambre de brouillards, d'un follet grand comme rien, du diablotin le plus succinct de corps et le plus pauvre d'esprit qui ait jamais grêlé sur le persil depuis le diable de Papefiguière. Pas possible, monsieur! s'il y avait eu du fantastique à trois mille lieues à la ronde, il aurait été pour moi; mais il n'y en avait pas!

Et je ne sais ce qui serait arrivé de ma foi poétique dans le monde merveilleux, si je n'avais cédé un jour à l'étrange idée que je vous disais, celle de me donner au diable. C'est à parler franchement une résolution un peu dure, mais elle simplifie admirablement la question.

A l'époque dont je parle, j'aurais été bien fâché de ne pas passer pour un mauvais sujet; d'abord parce que c'était la mode, et puis parce qu'il est agréable d'occuper les femmes qui ne s'occupaient jamais que des mauvais sujets. Je m'étais donc fait mauvais sujet, et j'en avais pris les licences au grand regret de mon excellent père, qui payait chèrement mes professeurs pour me faire prendre des licences plus honorables; mais je dois le dire tout de suite, afin de prémunir le lecteur contre l'infaillible dégoût qui s'attache à la renommée de Lovelace et de M. le chevalier de Faublas, oh! je n'étais rien de pareil; j'en avais bien garde, vraiment. Vous ne trouveriez pas dans toute mon histoire trois pages qui pussent faire envie aux bonnes fortunes de votre valet de chambre, si vous en avez un, ce que je ne vous souhaite pas, car c'est un grand embarras. J'étais mauvais sujet sans préjudice de la morale et du sentiment, mauvais sujet timoré pour tout ce qui peut imposer le respect, pour tout ce qui peut effaroucher la bienséance, un de ces conquérants à l'amiable qui ne tentent leurs invasions que dans les pays de bonne volonté. Cependant on savait que j'étais mauvais sujet, parce que j'étais mauvais sujet à découvert, libertin affiché, séducteur en titre de tout ce qui voulait être séduit, et cela pour me faire honneur. A cet énorme défaut près, j'ose dire que personne n'avait des principes plus arrêtés sur les moeurs, et que je les portais en tout et partout à un degré d'observance judaïque, dont la combinaison, incroyable avec mes désordres expansifs, n'avait pas de nom de mon temps. On pourrait appeler cela maintenant de la débauche éclectique, un libertinage doctrinaire, mais ce n'est pas la peine, parce que cela ne se rencontrera plus; les jours sont devenus trop mauvais.

Pour faire comprendre ma philosophie, car c'était une philosophie si on veut, il faut mettre l'exemple à côté de la définition, et j'ai peur encore qu'on ne me comprenne pas. L'idée de porter un moment de trouble dans un coeur innocent que la société me refusait, l'idée de relâcher le moins du monde, par un effort criminel, un lien que la société avait formé, aurait suffi à me faire subir une anticipation très réelle des maux de l'enfer. Je me serais sauvé de Clarens au premier sourire significatif de Julie d'Etanges, de peur de ses âcres baisers. J'aurais laissé mon manteau dans les mains de la jolie épouse de Putiphar, eût-il valu celui d'Elie, par qui on devenait prophète, mais rien ne m'arrêtait pour goûter un fruit qui avait perdu sa fleur, et qui était tombé de sa branche nourricière sans être recueilli par la main dédaigneuse du jardinier. - Ma foi, disais-je, il est agréable et doux, et je le savoure sans en faire tort à personne. - De sorte que si le maître s'était trouvé là de fortune, j'aurais pu répondre à ses reproches: "Pardon, maître! je ne maraude pas; c'est que je glane."

Et cette conviction m'avait procuré l'inappréciable sécurité de coeur, qui est la première récompense de la vertu.

Voilà précisément pourquoi j'étais alors un mauvais sujet, et ce qui m'avait fait appeler mauvais sujet par excellence, comme un véritable prototype de l'espèce.

Je viens de dire de moi des choses si flatteuses, que j'ai quelque pudeur d'y ajouter encore. Cependant, je me le dois à moi-même, comme on dit, pour l'exactitude de ce récit qui est presque la seule chose du genre merveilleux que j'aie écrite: la seule chose merveilleuse, c'est une autre affaire, et cela dépend des goûts. Le plus extraordinaire des résultats de mon système, c'est que j'avais fait des élèves parmi de bons et dignes jeunes gens de mon âge, nés avec une singulière aptitude à la perfectibilité, et que j'étais heureusement parvenu à détourner du crime par la facilité du vice, en attendant que mes leçons portassent de meilleurs fruits et les convertissent tout à fait. Une vingtaine d'années après, c'étaient des hommes modèles. Le temps n'y a pas nui, mais c'est peut-être à moi qu'ils doivent de n'avoir point de remords, douce et précieuse allégeance pour leur vieillesse. Je ne sais pourtant comment cela se faisait, mais les femmes de bonne compagnie nous avaient en exécration.

Le premier de mes acolytes s'appelait Amandus. C'était mon lieutenant en pied, mon ménechme, mon alter ego dans toutes ces affaires de coeur où le coeur n'est pas intéressé, qui se multiplient par le seul acte de la volonté, qui se compliquent par les moindres condescendances de la politesse, et qui réduiraient un pacha sans auxiliaire à se rendre de guerre lasse en huit jours. Amandus était à la vérité un joli garçon complet. Avec une tournure à peindre, un jargon à étourdir, une suffisance accablante, il jouait tous les jeux dans la perfection, et ne jouait jamais sans perdre; montait à cheval comme un centaure, et se rompait quelque membre tous les mois; tirait des armes comme Saint Georges, et sortait régulièrement de ses duels avec un bras en écharpe. Héritier d'une assez belle fortune, il l'avait dissipée en six mois, ce qui prouve beaucoup d'esprit, et il trouvait encore des dettes à faire, ce qui en prouve bien davantage. Enfin il n'y avait qu'un cri sur son compte quand il traversait un salon; c'est qu'Amandus était charmant. Amandus n'avait pas le sens commun.

L'excellente éducation d'Amandus avait été négligée sur un point que certains esprits routiniers tiennent pour capital. Il y a des taches dans le soleil. Soit incapacité, soit préoccupation, Amandus n'avait jamais pu apprendre à écrire. J'incline à croire que c'est parce qu'il n'en sentait pas la nécessité, et ce dédain cache une idée bien philosophique. Ce n'est pas qu'Amandus n'eût écrit s'il avait voulu, mais il aurait mieux valu qu'il n'écrivît point. Ce n'est pas qu'Amandus n'eût une orthographe à lui, tant s'en faut! Elle était si bien à lui que personne n'avait rien à y prendre: à y reprendre, je ne dis pas. Si je vous disais que c'était l'orthographe de M. Marle qui sera l'an prochain celle de l'Académie, vous me répondriez sans doute qu'il n'y a pas grand mal à écrire comme l'Académie, surtout si vous êtes de l'Académie, comme cela peut arriver à tout le monde; mais ce n'était pas l'orthographe de l'Académie, c'était l'orthographe d'Amandus, une orthographe miraculeuse! Amandus s'était avisé, au contraire de M. Marle, que le génie de l'écriture consistait à déguiser le mot parlé sous toutes les figures qu'il avait vues éparses dans son syllabaire. A lui, sur tous les articles, sur tous les pronoms, sur toutes les particules, toutes les lettres parasites de la dernière personne du pluriel des verbes; à lui l'accent sur les lettres muettes ou atoniques, à lui le tréma sur les diphtongues, à lui l'apostrophe au milieu des mots, à lui de belles majuscules ornées, et des virgules, bon Dieu, des virgules partout! jamais on n'a vu tant de virgules! - Dans les habitudes de l'amour vulgaire dont j'ai parlé, cela ne tirait pas à conséquence; la plupart de nos héroïnes ne savaient pas lire, mais si elles avaient su lire, elles auraient été dans un cruel embarras! Il y avait cependant des occasions difficiles, des chances de notabilités galantes dans lesquelles je devenais d'un immense secours avec mon orthographe triviale que je n'avais pas jugé à propos d'enrichir de toutes ces magnificences. Le seul des amis d'Amandus qui lui fût resté fidèle depuis qu'il était ruiné, je me dévouai bravement à l'interprétation de ces hiéroglyphes dont l'impénétrable obscurité ferait tressaillir l'ombre savante de Champollion. Je venais de quitter l'hébreu, je me mis à l'Amandus, je réussis à le lire assez couramment au bout de trois ou quatre mois, et je me hasardai enfin à mettre mes propres idées à la place, quand un texte scabreux et rebelle déroutait mon érudition ou fatiguait ma patience. Les traducteurs prennent souvent le même parti quand ils n'entendent plus leur auteur. Amandus, dépouillé de son luxe grammatical, copiait ensuite mot pour mot et lettre pour lettre, comme l'Homère de l'anthologie sous la dictée d'Apollon. La comparaison est un peu fière, mais elle n'est pas trop disproportionnée. Ce temps, je l'avouerai, ne fut pas perdu pour mes études, car j'appris ainsi à tourner convenablement une lettre d'amour, et je m'étais obstiné jusqu'alors à n'en pas écrire une seule. Les écrits restent.

Nous ne fréquentions pas ce qu'on appelle la mauvaise société, mais la nature de nos occupations nous conduisait rarement dans ce qu'on appelle la bonne. Voyageurs nomades au milieu de la vie, nous plantions tous les soirs notre tente aventurière entre deux mondes auxquels nous participions également, retenus au premier par les liens de l'éducation et de l'habitude, rappelés à tout moment vers le second par des plaisirs commodes et des conquêtes sans alarmes. Si la topographie de ce double hémisphère ne vous est pas exactement connue, j'aurai l'avantage de vous apprendre que le point contingent en est occupé par le théâtre, et pour mieux caractériser la localité, par la galerie des premières dans les bonnes villes de province. A peine la toile était levée d'une part, qu'une douzaine d'yeux noirs ou bleus (je parle des scènes d'ensemble) venaient nous chercher sur notre divan, et nous accueillir de délicieux reproches ou de séduisantes promesses. Le regard furtif d'une beauté qui soupirait à la cantonade avant de faire son entrée nous épiait en tapinois derrière le manteau d'Arlequin, ou jaillissait par éclairs à travers les énormes bâillements d'un châssis mal ajusté, entre deux touffes de roses en toile peinte. Elle entrait enfin en déployant les richesses d'un gosier de rossignol, ou de tout autre gosier qu'il vous plaira de mettre à la place de celui-là. Elle entrait aux murmures flatteurs d'une assemblée qui semblait n'applaudir que pour nous, car nous remportions la moitié de toutes les ovations. Il me semble que nous avions aussi quelquefois notre part dans les sifflets, mais il faut savoir s'accommoder aux circonstances. Je me crois même sûr que j'étais de nous deux le plus intéressé dans les disgrâces, parce que mon caractère impatient et mobile me rendait fort chanceux; mais nous partagions en frères, Amandus et moi, et nous ne comptions pas. Il me souvient, sans aller plus loin, que ma mauvaise destinée m'avait imposé ce mois-là une Dugazon de cinq pieds sept pouces et d'un embonpoint à l'avenant, mieux taillée pour le frac surdoré du tambour-major des Suisses que pour le corset des bergères. Quand elle jouait Babet (tudieu, quelle Babet!) et qu'il lui arrivait de me foudroyer d'une oeillade aimable, en fouillant un panier de vilaines fleurs avec de grosses mains, et en chantant d'une voix heureusement plus déliée que sa formidable personne,

C'est pour toi que je les arrange,

oh! vous pouvez m'en croire! j'aurais béni le poignard bienfaisant qui serait venu me percer le sein! Mais qu'y faire? C'était une des conditions essentielles de mon bonheur, parce que c'était une des sauvegardes inexpugnables de mon innocence. J'ai oublié de dire qu'elle était fort laide, mais elle louchait horriblement.

L'autre partie du monde était dans les loges, et ceci est fort clair si l'on a eu la complaisance de suivre ma métaphore. Les loges, notre moralité nous défendait d'y regarder, mais non pas d'y voir, et à force d'avoir vu ce qui est bon à voir, on y regarde. C'est qu'il y avait alors dans une des loges de ce petit théâtre d'une petite ville, et je ne vous dirai pas au juste quelle ville c'était, sinon que vous êtes parfaitement libre de la chercher à l'ouest, il y avait, dis-je, dans la troisième loge de droite une de ces figures d'ange qui font damner les hommes et rêver les saints. Je ne sais pas peindre, mais vous peignez à merveille quand vous avez une palette. Mettez seize ans, une taille de roseau, une peau blanche et cependant animée, sous laquelle le sang circule comme un esprit de vie, colorant tout et ne rougissant rien, des cheveux blonds qui se floconnent comme une vapeur sur des épaules où le regard coule comme ferait la main; relevez cela de je ne sais quoi de pur et de céleste qui ne peut pas se décrire, de traits qui auraient forcé le sculpteur de la Vénus à se couper la gorge avec son ciseau, et d'un regard large et bleu qui enchante comme le ciel et qui brûle comme le soleil, vous n'aurez pas d'idée de la millième partie des perfections de Marguerite.

Marguerite avait perdu fort jeune son père et sa mère. La pauvre petite était restée avec quatre-vingt mille francs de rentes aux soins d'une tante maternelle, veuve encore agaçante, qui passait de si peu la quarantaine que ce n'est pas la peine d'en parler, et qu'on n'accusait pas d'être insensible aux soupirs d'un coeur bien épris. Je m'en étais trouvé très vivement et même très significativement amoureux un ou deux ans auparavant (c'est de la tante que je parle), et cela m'avait coûté je ne sais combien de mortelles heures de projets, d'angoisses et d'espérances, mais sans autre résultat, parce que cette passion m'était justement survenue la veille du jour auquel remonte l'ère mémorable de mes amours philosophiques. Depuis je n'y avais pas pensé une fois, même dans ces moments extatiques où l'âme se berce entre deux sommeils, et mon imperturbable mémoire, si fidèle au nom des mouches et des papillons, aurait peut-être perdu jusqu'au nom de la tante, si la tante n'avait pas eu de nièce. Je n'ai pas besoin de dire que l'âge et l'innocence de cette charmante enfant (c'est de la nièce qu'il est maintenant question) jetaient entre elle et moi un espace infranchissable. Quatre-vingt mille francs de rentes, c'était bien pis! j'en avais à peine le capital en passif.

- Tu manques à nos conditions, me dit un jour Amandus, tu regardes aux loges!

- Comme les enfants morts sans baptême regardent le ciel depuis les limbes, lui répondis-je, et sans appeler de si haut un regard pour un regard. D'ailleurs j'ai mes raisons, et je ne t'en fais pas mystère. Le temps marche impitoyablement, pendant que nous croyons éterniser le présent dans quelques heures de folie; et tout joli garçons que nous voilà, nous risquons fort de vieillir aussi bien que les sept sages de la Grèce. Tu as encore en perspective une assez douce vie à couler entre les aimables loisirs de la paresse et le galant exercice de la chasse au renard dans les halliers de la Vulpinière, si ton oncle, désarmé par une conduite plus exacte, veut bien te laisser à sa mort, qui ne se fera pas attendre longtemps, son castel délabré, son colombier et ses broussailles. Moi, je n'ai ni oncle, ni castel, ni colombier, ni broussailles, ni renards en espérance: trop heureux, quand mes créanciers se seront partagé mes tristes dépouilles, de trouver un public d'assez bonne composition pour lire mes romans, et surtout pour les acheter! J'ai donc besoin de m'inspirer de quelque type qui vive à jamais dans les souvenirs, de rêver, de caresser, de nourrir dans ma pensée quelque adorable figure, et quand je la rencontre, je la prends.

- La petite Marguerite, dit Amandus en épanouissant son binocle et en le tournant effrontément sur cette figure divine devant laquelle ma paupière s'abaissait d'admiration et de respect. - C'est quelle est vraiment fort bien. Je te remercie de me l'avoir fait remarquer. Il y a là quelque chose, comme tu dis, qui exalte l'imagination, et qui cependant repose le coeur, - une morbidesse raphaëlesque, ne trouves-tu pas? - On se sent plus pur de la voir; on se sent meilleur d'y penser. Ravissant privilège de l'innocence! étrange sympathie des belles âmes! Hélas, mon vertueux ami! quelle perle, quel diamant dans un comptoir de modistes ou dans un groupe de figurantes! La fortune aveugle a tout gâté, mais elle n'en fait jamais d'autres. Il faut avouer que la destinée est d'une sottise bien amère de jucher ce minois délicieux dans un carrosse, au lieu de nous le montrer ce soir entre deux quinquets dans la coulisse des soupirs.

Je frissonnai d'indignation... - La coulisse des soupirs était la quatrième à gauche.

- Eh bien, inspire-toi, reprit Amandus en appuyant sa tête sur mon épaule, et en étalant, sur la banquette, à mon grand scandale, car Marguerite pouvait nous voir. - Inspire-toi de Marguerite, si cela te convient, car j'ai plus affaire que jamais de tes inspirations. Fais des romans, Maxime, fais des romans! Le mien, si je ne me trompe, touche à un dénouement heureux. Mon oncle ne manque pas de bonne volonté pour moi, et je le sais décidé à m'assurer sa mince fortune le jour où je ferai mon premier acte de sagesse en me mariant honorablement.

- Te marier honorablement! m'écriai-je. Y penses-tu, Amandus? penses-tu à te marier?

- Pourquoi pas? continua-t-il avec un éclat de rire. Me crois-tu incapable d'une idée grave et d'une ferme résolution? - Mon Dieu, qu'Aglaé est mal faite aujourd'hui, et que sa toilette de mauvaise grâce est convenablement assortie à ses minauderies d'éléphant! - Il faut faire une fin, Maxime, une fin raisonnable, une fin sérieuse et très sérieuse, quand on n'a plus d'argent. C'est l'avis de mon oncle et celui de la sagesse. Tu ne sais pas, toi, ce que c'est que la sagesse; mais cela te viendra. - Tiens, voilà qu'elle chante faux maintenant! - Inspire-toi donc pour me tourner une petite déclaration bien expresse, bien passionnée, bien sincère - là, un aveu sans détour de mes faiblesses, de mes erreurs, de tout ce que tu voudras; je n'y regarde pas. Taille, tranche, augmente si tu peux, retranche si tu l'oses! Tu es ma conscience, tu es mon coeur, tu sais tout ce qui repose de tendresse et de bons sentiments dans ce sein fraternel qui bat contre le tien! - Remarques-tu cette possédée de Laure qui ne m'a pas perdu de vue de la soirée... mais elle a beau se pincer les lèvres! il lui manque deux dents.

- Encore serait-il à propos, repris-je sans avoir égard à ses digressions, que j'eusse quelque idée de l'heureuse fille qui a fixé ton choix, pour assortir ma correspondance aux convenances de ta proposition. Est modus in rebus; sunt certi denique fines. - Et puis je ne devine pas...

- Il n'y a ni finesse ni rébus, Maxime; et si tu devinais, tu en saurais vraiment plus que moi sur l'avenir où je me précipite la tête baissée pour me sauver du présent. Si tu devinais, je te prierais de me dire à qui je pense, et quel est l'objet auquel le premier de mes amours raisonnables s'est attaché. Je ne te demande pas de deviner, de par tous les diables! je te demande une circulaire gracieuse et formaliste en beaux termes, comme Télémaque ou la Princesse de Clèves; qui puisse s'introduire sous l'adresse de tout le monde: un passe-partout épistolaire, un extrait de ton invention que je me hasarde à jouer à la loterie du mariage. Parle de candeur, de vertu, de beauté; ne te mêle pas de la couleur des cheveux, parce que cela pourrait nous faire tomber dans quelques méprises. Je copierai tout avec exactitude; la poste et mon étoile se chargeront de mes espérances, et mon digne oncle, qui veut que je prenne une femme, n'aura rien à me reprocher quand je pourrai lui démontrer que j'ai été refusé par cinquante. - Ou bien il en viendra deux, trois, une douzaine, je ne sais combien; et alors tu choisiras tout de suite après moi, mieux que moi peut-être! tu as la main si heureuse!

Le traître! Aglaé chantait cependant!

- Moi! laisse donc, répondis-je avec aigreur, je n'ai pas le domaine de la Vulpinière!

- Eh quoi! cette faible espérance te tiendrait-elle à coeur? je vais la jouer contre ton cheval ou contre Aglaé, à la première rafle.

- J'ai vendu mon cheval hier; je te donne Aglaé ce soir, si tu la veux; quant à la lettre, je la ferai si j'y pense.

La correspondance alla son train, car, à ma grande surprise et à celle d'Amandus sans doute, il n'en fut pas pour les frais de son initiative. Je ne jugeais pourtant de ses progrès que par ses importunités, car il était devenu discret, et je n'ai jamais été curieux. Quand nous en fûmes aux grands-parents, je tombai de mon haut. Les difficultés ne procédaient plus que d'eux, et je m'abîmais dans l'idée qu'il se fût trouvé une femme assez intrépidement résolue pour croire aux incroyables serments d'Amandus.

Nous allions encore au spectacle, mais très rarement; Amandus surtout, qui commençait à garder, suivant sa promesse, un certain quant-à-soi fort respectable. J'étais malheureusement retenu comme on sait par un autre lien; ma colossale bergère n'avait pas encore enfoncé les planches, et il ne s'était pas rencontré d'homme assez hardi pour me débusquer, quoique ce fût un beau temps de passage pour la cavalerie. Je ne me sentais pas d'aise à l'arrivée d'un régiment de dragons, tout brillant d'épaulettes, de poussière et de gloire, dont les chevaux piaffaient sous sa fenêtre. Vaine espérance! les hussards les suivirent, et ces papillons de plaisir et de guerre qui butinent partout ne daignèrent pas effleurer Aglaé d'un coup d'aile. Je comptai inutilement sur le courage éprouvé des cuirassiers: Aglaé conserva dans cette longue épreuve tous les honneurs d'une fidélité sans nuage et en fit valoir tous les droits. C'était une femme inexpugnable, une constance à faire mourir. Sa vertu est de toutes les contrariétés que j'ai subies en amour celle qui m'a donné le plus d'envie de me brûler la cervelle.

Je ne cherchais qu'un prétexte pour m'exiler à jamais du monde, et ce fut le plus pur de mes sentiments moraux qui me le fournit, au moment où je m'y attendais le moins. J'avais déjà remarqué que Marguerite faisait plus d'attention à nous que je ne l'aurais voulu. Cette préoccupation avait même pris depuis quelque temps un caractère qui m'inquiétait, l'expression d'un intérêt affectueux, d'une sensibilité rêveuse, de ce je ne sais quoi de vague, de tendre et d'idéal qui annonce au front pudique d'une jeune fille le développement d'un penchant secret. - "Infortune et désolation, me dis-je en moi-même! serais-tu condamnée par ta mauvaise étoile, pauvre et gracieuse enfant, à aimer l'un de nous deux? Ah! je ne serai du moins pas complice de sa rigueur! Le temps des examens va venir, et je n'ai pas ouvert un livre pour m'y préparer. Eh bien! je renonce pour le travail à toutes ces déceptions passagères qu'on appelle des voluptés! Je lirai, s'il le faut, les dix volumes de Jacobus Cujacius dans l'édition d'Annibal Fabroti, cum promptuar11s; je les lirai (horresco referens) avant de m'occuper d'une femme, et j'en prends à témoin l'ombre de Justinien! - Là-dessus, je sortis de la salle, et je rentrai chez moi pour expédier un congé définitif à Aglaé. Je n'ai pas besoin de vous dire que cette résolution m'affranchit d'un grand fardeau.

Il y avait probablement une assurance persuasive dans la communication que je fis le lendemain à mon père de ce nouveau plan de vie, car il me fit présent à l'instant, pour reconnaître mes sacrifices, de sa bibliothèque tout entière et du joli pavillon qui la contenait. C'étaient les deux choses qu'il aimait le mieux après moi. Je passai le jour à y disposer tout ce qui pouvait servir à mes études ou embellir mon exil volontaire, et je m'aperçus, à la satisfaction dont me comblèrent ces soins agréables, que le bonheur avait plus d'un aspect. Que dis-je! le bonheur pur d'une âme contente d'elle-même l'emporte sur nos bonheurs imaginaires par sa durée comme par son objet. Je fus heureux jusqu'au soir: il ne m'en était jamais tant arrivé.

Le soir je bâillai; je regardai vingt fois à ma montre dans dix minutes; le premier coup d'archet de l'orchestre me poursuivait; le bruit presque aussi discord des loges ouvertes et fermées retentissait dans mon oreille; mes narines sollicitaient en vain dans un air, hélas! trop pur, le maussade arome qui se compose de la vapeur des lampes fumantes et de l'exhalaison des essences. Je demandais le délicieux regard de Marguerite à tous les attiques, à tous les lambris; je le demandais à toutes les tablettes de ma bibliothèque, et mes yeux ne rencontraient que le Jacobus Cujacius d'Annibal Fabroti.

"Je serais curieux, m'écriai-je enfin, de savoir si ses regards étaient pour lui - ou s'ils étaient pour moi, - et comme il a emprunté ce matin une chaise de poste, il faut bien qu'il soit en voyage. Une meilleure occasion d'éclaircir mes doutes ne se présentera jamais, et je n'en serai que mieux confirmé, quel que soit le résultat de cette épreuve, dans les raisonnables desseins que j'ai formés. Je travaillerai demain!"

Cette fois-là je n'eus pas à m'y tromper; je vous le déclare avec toute la suffisance que peut inspirer à un sot la plus inespérée des aubaines de l'amour: ces regards, ils étaient pour moi, pour moi seul! Vous me direz que j'étais seul, et que semblable à ce fossile merveilleux dont les pores amoureux de la lumière en recèlent encore quelques pâles atomes longtemps après le coucher du soleil, je n'étais peut-être pour Marguerite que la pierre de Bologne d'Amandus. Cette idée ne me vint pas; et puis, d'ailleurs, si je m'y connaissais, et quel homme ne croit pas s'y connaître, il y avait dans l'expression intelligente et significative de cette physionomie céleste une pensée qui ne pouvait se rapporter qu'à moi, et qui n'attendait que de moi l'échange d'une pensée. J'essayai, je frémis de comprendre, je m'armai d'un courage héroïque, et je m'enfuis la mort dans le coeur, à force de me croire heureux!

- Non, non, Marguerite! je ne violerai pas le sanctuaire de ton âme innocente pour y allumer ou pour y entretenir une passion qui nous perdrait tous les deux! Non, je ne transplanterai pas dans le stérile désert de ma vie ta tige si fraîche et si délicate avec ses fleurs embaumées. Et cependant quel autre que moi t'aimera comme tu dois être aimée! J'aurais été l'autel de tes pieds, la harpe de tes soupirs, le vase de tes parfums! j'aurais brûlé devant toi comme l'encens! je me serais anéanti dans un rayon de tes yeux comme une goutte de rosée dans les feux du midi! Oh! je ne crois pas que j'eusse dénoué les cordons de ta robe virginale avec des mains d'homme! je me serais purifié au cratère d'un volcan avant d'approcher de toi, et mes lèvres elles-mêmes ne se seraient collées à ton sein qu'à travers un voile, de crainte de le profaner... Mais tu es riche, Marguerite, et il n'y a point d'événement possible qui puisse te dépouiller assez complétement de tant de biens inutiles pour te réduire à l'égal de ma fortune! Tu ne serais encore que trop au-dessus d'elle et trop digne des rois!... - Non, Marguerite, non, je ne vous reverrai jamais... - à moins que le diable ne s'en mêle.

En finissant cette apostrophe poétique, dont la fin triviale gâte un peu le commencement, je tombai d'accablement dans mon fauteuil, qui était par bonheur souple, élastique et profond. Dine alluma sur mon bureau trois bougies, luxe inaccoutumé de mes nuits, qui me témoignait par une preuve de plus la satisfaction de ma famille, et je restai livré à ma studieuse solitude.

Je me penchai un moment sur mon balcon. Le ciel était limpide comme un lac, émaillé comme une prairie. On entendait à peine le souffle de l'air dans les rameaux de mes jeunes arbres, et il semblait ne les traverser, en se jouant, que pour en rapporter des émanations suaves. Le rossignol chantait dans le lointain; les phalènes bruissaient doucement en voletant sous les feuilles. C'était une belle soirée pour un autre amour que celui qui m'était connu, un magnifique empyrée dont j'aurais voulu parcourir les sphères innombrables avec la rapidité des feux qui s'y croisaient de toutes parts, mais dont mon âme ne pouvait pas plus sonder la profondeur que mes yeux. Je fermai tout pour me délivrer de ces distractions immenses, et je m'assis, dans l'intention de me mettre tout de bon à la besogne, après avoir laissé tomber un dernier sourire de satisfaction sur l'admirable ordonnance de mon cabinet. Sa description n'est pas moins nécessaire ici que la carte du Latium à l'Enéide de Virgile.

Mon père avait fait construire ce pavillon, dans des temps plus heureux, entre sa cour et son jardin, au-dessus d'une vaste allée cochère, qui aurait pu aisément remiser dans ses flancs spacieux le cabriolet que je n'eus jamais. Tout le bâtiment ne contenait qu'une longue chambre en parallélogramme, éclairée à l'est et à l'ouest par des fenêtres ogives, et qui s'ouvrait au midi sur un jardin de peu d'étendue, mais assez bien conçu dans sa distribution. Ce point était le seul par lequel on pût arriver à ma chambre, soit qu'on y vînt de la cour, soit qu'on y entrât du jardin, ce qui n'était pas difficile, son étroite enceinte communiquant de toutes parts et par des portes toujours ouvertes aux larges enclos de nos voisins. C'était entre d'excellents vieillards, accoutumés à se voir depuis l'enfance, le rendez-vous philosophique d'Académus et de ses amis. Le double escalier tournant qui conduisait au balcon n'avait pas plus de six degrés, parce qu'il s'élevait d'une terrasse. Le second des côtés étroits du carré long qui faisait face à l'entrée était occupé par mon lit, couchette modeste de l'étudiant, autour de laquelle s'arrondissait en cloche le rideau aux longs plis, passé sur une flèche dorée. Tout le reste de l'intérieur des murailles n'offrait rien à l'oeil qui ne fût le dos d'un vieux livre. Ma table noire, taillée dans une plus petite proportion sur la même figure que ce petit édifice monoïque dont le souvenir me charme encore, en formait le juste milieu; mais il restait toute la place nécessaire pour circuler commodément autour d'elle, et pour en mesurer les quatre faces en vingt-quatre ou vingt-cinq pas, dans un espace de temps qui se précipite et se ralentit tour à tour, au gré des émotions du promeneur. J'y fis bien du chemin ce jour-là.

Toutefois je m'assis, et, jetant négligemment la main derrière moi à la tablette où s'appuyait mon fauteuil, j'essayai d'en tirer le premier volume du beau Traité de la procédure civile, par Robert-Joseph Pothier, et je ramenai devant moi l'Histoire des apparitions de D. Calmet, qui est, comme tout le monde le sait, un des meilleurs recueils de facéties infernales qu'on puisse lire. La page était curieuse. Je tournai six fois le feuillet. "Quelle misère, pensai-je enfin, qu'un homme aussi docte ait pu donner à plein collier dans de pareilles balivernes, comme une vieille femme de village qui rêve esprits et démons en ramassant des feuilles mortes et quelques bouts de ramées à la lisière des bois! Je voudrais bien vraiment que le diable m'apparût, et il ne tient qu'à moi de l'évoquer, puisque j'ai ici la Clavicule du roi Salomon et l'Enchiridion de Léon pape en manuscrit authentique, héritage précieux d'un dominicain de notre famille, qui s'est servi mille fois de ce grimoire pour la délivrance des possédés. La conversation du diable en personne naturelle serait aussi amusante et aussi instructive, si je ne me trompe, que celle de Pothier et de Cujas; et s'il est difficile d'obtenir de lui cette faveur qu'Agrippa et Cardan payèrent un peu cher, elle mérite au moins d'être tentée par un esprit résolu."

Cela dépendait en effet d'un simple acte de ma volonté; car j'avais justement ce méchant grimoire sous les yeux, entre mon écritoire et mon sablier. Je ne sais qui diable l'avais mis là.

J'allongeai sur lui des doigts tremblants, comme si le seul contact du parchemin éraillé avait dû faire passer dans mes sens quelque influence de malédiction. Il n'était que froid, sale et grippé. Je développai ses huit plis sans qu'il s'en exhalât le moindre atome de soufre ou de bitume brûlant. La terre ne tressaillit point; la flamme de mes bougies continua de reposer calme et blanche sur ses lumignons bleus; mes volumes inébranlables restèrent endormis sous les doctes tissus de leurs araignées bibliophiles. Je m'enhardis, j'essayai de lire, je lançai à haute voix dans l'air les formules solennelles de l'esprit de Python, dont je commençais à être animé, jusqu'à en faire résonner mes vitres innocentes, qui n'avaient jamais vibré sous de telles paroles. - Mais c'était bien un autre grimoire que je ne l'avais pensé. Je n'avais pas parcouru douze lignes du livre fatal que je me trouvai arrêté par des signes inintelligibles et vraiment diaboliques, par des symboles impénétrables et par des lettres innommées dans les alphabets de la terre, qui me coupèrent la parole.

Un autre aurait perdu courage à l'aspect de ces monogrammes hétéroclites, de ces hiéroglyphes de l'autre monde, qui pouvaient bien n'être, au bout du compte, que le caprice d'un charlatan de copiste. Imprudent, mais décidé, je me campai fièrement parmi mes bougies, en m'écriant d'une voix énergique: "Venez à moi, saint et crédule Sperberus, savant Khunrath, immortel Knorr von Rosenroth! et toi, bon Gabriel de Collange, qui usas jadis une si digne vie à te rendre l'indéchiffrable traducteur de l'indéchiffrable Trithème! Venez, et développez-moi ces mystères dont l'ignorance seule peut s'effrayer!..."

Le diable ne bougea pas plus qu'auparavant; car il faut que j'en avertisse mes lecteurs: ce ne sont pas des noms de démons que je viens de prononcer; ce sont tout bonnement des noms de cabalistes.

Pour la première fois peut-être, ces braves auteurs virent flotter leurs signets jaunis sur des pages exposées au jour des flambeaux, et dont les angles rompus avaient vieilli sur la poussière. Je ne me sentis pas de surprise en comprenant, à travers ce long labyrinthe d'une folle science, tout ce qu'il avait fallu de loisir, de patience et surtout de bonne volonté pour retrouver tant de langues perdues; sans en excepter celle des anges, qui est la plus sûre; mais la besogne ne m'épouvante pas quand elle m'amuse. Je vins à bout de celle-là en vingt minutes, qui suffiraient pour savoir tout ce qu'il y a d'utile à savoir si on les employait bien. Je déclamai le grimoire nettement et, j'ose le dire, sans fautes. Minuit sonna comme je finissais, et le diable, qui est essentiellement rebelle, le diable ne vint pas. Le diable vient fort rarement; il ne vient même plus sous la figure que vous savez, et cependant il ne faut pas s'y fier; car il a tout l'esprit nécessaire pour en prendre de plus séduisantes, quand il est bien sûr d'avoir quelque chose à y gagner.

- Il faut convenir, dis-je en me replongeant dans mes coussins, que j'ai joué gros jeu à cette expérience d'étourdi. Quel embarras pour moi s'il m'était apparu en me demandant, suivant l'usage, d'une voix creuse et terrible, ce que j'exigeais de lui? On ne l'appelle pas impunément. Ses questions veulent des réponses, et c'est une adverse partie dont on ne se débarrasse pas comme d'un plaideur maladroit, avec quelque méchante fin de non-recevoir. Quelle grâce aurais-je essayé d'impétrer de sa noire puissance, en échange de ma pauvre âme que j'avais jetée sur le tapis de la damnation, ainsi qu'un enjeu de peu de valeur? De l'argent? A quoi bon? Les cartes m'ont été si favorables cette semaine, que le prix de mon cheval s'est presque décuplé dans ma bourse; une pièce d'or de plus n'y tiendrait pas, et je paierais trois de mes créanciers, si je le voulais. Du savoir? J'en ai plus qu'il ne m'en faut, sans vanité, pour mon usage particulier, et les honnêtes gens qui ont la bonté de prendre un peu d'intérêt à mes succès à venir ne se gênent pas de prédire qu'il répandra sur mes ouvrages, si j'en fais jamais, un vernis pédantesque d'assez mauvais goût. Du pouvoir? Dieu m'en préserve! on n'arrive à en obtenir qu'au prix du repos et du bonheur. Le don de prévision, peut-être? Avantage fatal, qu'il faut payer de toutes les douceurs de l'espérance et de toutes les délices de l'incertitude! le vague de la vie, voilà ce qui en fait le charme! Des femmes et des aventures? Ce serait abuser de sa complaisance; le pauvre diable ne s'est que trop bien exécuté sur ce chapitre-là. - Et cependant, continuai-je en sommeillant à demi, s'il m'avait présenté cette jeune Marguerite, si fraîche, si déliée, si blonde, si rosée... Diable! c'est une autre paire de manches, comme disait M. de Buffon... - Si Marguerite, émue, palpitante, un peu décoiffée, une mèche de cheveux pendant sur le sein et le sein presque affranchi d'un fichu mal attaché... - Si Marguerite, la belle Marguerite, avait tout à coup monté mon escalier d'un pas furtif; si, arrivée à ma porte, elle y avait frappé d'une main timide, qui désire et qui craint d'être entendue, trois petits coups discrets... tac, tac, tac!..."

Je dormais à moitié, comme on sait, et je répétais vaguement... tac, tac, tac... en m'endormant tout à fait.

- Tac, tac, tac... - Ceci, ô merveille incompréhensible! ne se passait plus dans les ténébreuses régions de ma pensée assoupie. Je le crus cependant un moment; je me mordis les doigts jusqu'au sang pour m'assurer que je veillais.

- Tac, tac, tac... - On a frappé, m'écriai-je en grelottant de tous mes membres. - Ma pendule sonna une heure.

- Tac, tac, tac... - Je me levai, je marchai précipitamment; je rappelai, je recueillis mes esprits épouvantés.

- Tac, tac, tac... - Je m'armai d'une de mes bougies; je m'avançai résolument du côté du balcon; j'ouvris le volet... O terreur! jamais la nature n'a rien montré de plus ravissant aux yeux de l'amour; je crus que je mourrais de peur.

C'était Marguerite, appuyée aux glaces de la porte, plus belle mille fois que je ne l'avais vue, plus belle qu'on ne peut la rêver; Marguerite, émue, palpitante, un peu décoiffée, une mèche de cheveux pendante sur le sein et le sein presque affranchi d'un fichu mal attaché. - Je me signai; je me recommandai à Dieu, et j'ouvris.

C'était bien elle; c'était sa main douce, veloutée, délicate; c'était sa main tremblante que je touchai sans me brûler. Je la conduisis, tout interdite, jusqu'à mon fauteuil, et j'attendis un signe de ses yeux pour m'asseoir à quelques pas de là sur un pliant. Elle appuya son bras sur un des bras du fauteuil, sa tête sur sa main, et voilà son front de ses jolis doigts. J'attendais qu'elle parlât; elle ne parla point; elle soupira.

- Oserais-je vous demander, mademoiselle (c'est moi qui commençai), à quel inconcevable hasard je suis redevable d'une démarche si faite pour m'étonner?...

- Eh quoi! monsieur, reprit-elle vivement, ma démarche vous étonnerait! n'était-ce pas une chose convenue?

- Convenue, mademoiselle, convenue, cela est vrai, quoique la convention n'ait pas été stipulée selon toutes les formes requises en pareil cas, et qu'elle soit loin d'être aussi positive et aussi valable en bonne justice que vous paraissez le croire. Il survient des idées si étranges dans un esprit malade qu'un amour imprudent a égaré... Enfin, pour vous dire vrai, je ne comptais pas du tout sur le bonheur... qui m'accable...

Je ne savais plus ce que je disais.

- Je vous comprends, monsieur, le dénouement vous rebute de l'entreprise. Accoutumé à des plaisirs brillants, mais faciles, vous n'aviez jamais mesuré la portée des sacrifices du véritable amour...

- Arrêtez, Marguerite, et n'outragez pas mon coeur. La portée des sacrifices du véritable amour, je la connais... je m'en flatte.

(Je trouvais pourtant celui-là un peu fort.)

Mais encore, pourquoi n'est-il pas venu? pourquoi ne vous a-t-il pas accompagnée! Il fallait au moins entre nous cet échange de paroles qui est la première condition du contrat synallagmatique. Je ne sais pas si vous le savez.

- Après m'avoir enlevée, il m'a quittée au bas de l'escalier, et il ne viendra me prendre qu'au point du jour.

- Vous prendre? ma chère enfant; mais je vous prie de croire que je n'ai traité que pour moi... si j'ai traité. Je le lui dirais bien s'il était là.

- Il n'a pas osé monter auprès de vous, parce qu'il prévoyait vos scrupules.

- Il n'a pas osé monter, dites-vous? Pas possible! je ne le croyais pas si timide.

- Je suppose qu'il a pu s'effrayer de l'irritabilité de vos sentiments, de la délicatesse de vos principes...

- Je lui en suis bien obligé; cela fait toujours plaisir; mais il faudra enfin que je le voie...

- Au lever du soleil, dans trois ou quatre heures d'ici.

- Trois ou quatre heures, dis-je avec expansion en me rapprochant d'elle... Trois ou quatre heures, Marguerite!

- Et pendant ce temps-là, Maxime, reprit-elle avec douceur en se rapprochant de moi, je n'ai d'abri et de protecteur que vous, puisqu'il faut que les portes soient ouvertes pour laisser passer sa chaise de poste...

- Ah! il faut que les portes soient ouvertes pour laisser passer sa chaise de poste, répliquai-je en me frottant les yeux comme un homme qui se réveille.

- Il vous aurait épargné l'inquiétude et la responsabilité du service que vous nous rendez à tous deux, si sa respectable mère n'était morte l'année dernière d'une fluxion de poitrine.

- Attendez, mademoiselle, m'écriai-je en repoussant mon pliant d'un coup de pied jusqu'à l'autre extrémité de mon cabinet, sa mère est morte d'un fluxion de poitrine! mais de qui me parlez-vous donc?

- Je vous parle d'Amandus, bon Maxime, d'Amandus, qui vous est si attaché et que vous aimez tant. Puisque vous ignorez ces détails, vous apprendrez qu'il est venu me chercher ce soir à l'heure indiquée entre nous pour m'enlever de la maison de ma tante, parce qu'elle s'obstinait à lui refuser ma main. C'était le seul moyen, vous en conviendrez, d'obtenir d'elle une résolution plus favorable; mais comme il y avait soirée, la cour était pleine d'allants, de venants et de domestiques qui auraient épié notre fuite, et nous nous sommes sauvés par les jardins. A peine a-t-il vu votre croisée éclairée qu'il m'a dit avec joie: "Vois-tu, Marguerite, le sage et studieux Maxime travaille encore; Maxime qui est mon frère, mon confident, ma providence; Maxime qui n'ignore aucun de mes secrets, et qui sera trop heureux, je connais son coeur, de te donner un asile jusqu'au jour. Monte et frappe avec assurance, Marguerite, pendant que je vais tout disposer pour notre départ." Là-dessus, il m'a quittée; j'ai monté, j'ai frappé plusieurs fois sans reproche... et vous savez tout.

- Je n'en sais que trop; mais à tout prendre j'aime encore mieux cela qu'autre chose. Le principal, c'est que vous puissiez être heureuse. Vous avez donc une passion bien décidée pour Amandus? C'est pour lui, n'est-il pas vrai?

- Pour qui donc? Je ne lui ai parlé que trois fois; mais il écrit avec une chaleur si pénétrante, avec une tendresse si persuasive! il exprimait avec une énergie si passionnée les sentiments qu'il éprouvait pour moi, Amandus, mon cher Amandus!

- Attendez, attendez! C'est de ses lettres que vous parlez? - Et au même instant je m'arrêtai tout court, parce que j'allais dire, selon toute apparence, une sottise énorme. Je méditai ma pensée; je me réfugiai comme un personnage de mélodrame dans un a parte mystérieux. "Non, non, mon ami, dis-je au démon; vous n'êtes pas entré par le côté faible de l'amour; vous n'entrerez pas, je vous le signifie, par celui de la vanité."

- Vous trouvez donc qu'Amandus écrit bien? murmurai-je avec une insouciance affectée en clouant ma langue entre mes dents. - C'est qu'en vérité, pensai-je tout bas, elle est aussi spirituelle que jolie!

- Vous étiez distrait par une autre idée, Maxime, et ce n'était pas cela que vous vouliez me répondre.

- Votre observation est juste, mademoiselle. Je faisais ce que vous auriez dû faire, souffrez que je vous le dise, avant de prendre une résolution aussi hasardée.

- Et quoi donc?

- Je réfléchissais. Amandus perdait la tête et il y a bien de quoi, quand il s'est avisé de vous faire passer une nuit, belle et sage Marguerite, dans la chambre d'un écervelé de mon espèce, d'un homme sans principes, qui n'a ni foi ni loi, et qui a failli se donner au diable il y a une demi-heure, - d'un mauvais sujet enfin.

- Vous parler trop rigoureusement, par ironie peut-être, de deux ou trois étourderies de jeune homme qui ne compromettent pas le caractère, et qui ne vous ont rien fait perdre dans l'estime des honnêtes gens. Amandus, qui a quelques fautes du même genre à se reprocher, s'en justifie dans ses lettres avec une éloquence dont ma tante elle-même a été touchée, quoiqu'elle soit extraordinairement rigoriste. - Un mauvais sujet, Maxime! oh! vous n'en avez pas l'air!

- Je vous remercie, mademoiselle, de la bonne opinion que vous daignez avoir de moi. - Mais cette entrevue longue, mystérieuse, embarrassante à l'excès, tranchons le mot, pour la vertu que vous voulez bien me supposer, est au moins de nature à rendre votre innocence suspecte devant ce misérable vulgaire qui porte un jugement moins favorable de ma pureté juvénile; et je frémis pour vous d'y penser. Permettez, au nom de votre réputation, et par compassion pour la mienne, que je vous cherche une autre retraite jusqu'au matin. Je reviens à vous dans un moment, et je vous laisse maîtresse souveraine de toutes vos actions, si ce n'est de sortir seule et d'ouvrir à quelqu'un.

J'attendais son consentement; je l'obtins et je fis mieux. Je m'en assurai, ne varietur, en fermant la porte à double tour.

Ma résolution était prise, car j'avais les idées vives et soudaines du jeune âge. C'était soirée chez la tante de Marguerite, je venais de l'apprendre, et les soirées sont d'une longueur démesurée sous tous les rapports. Quand j'approchai, les derniers équipages s'éloignaient; je me glissai, leste et subtil comme un oiseau, entre deux laquais qui allaient fermer.

- Où va monsieur?

- Chez madame.

- Tout le monde est parti.

- J'arrive.

- Madame se couche.

- C'est égal.

A cette réponse décisive il n'y avait point d'objection, et dix secondes après j'étais dans la chambre à coucher de madame, où je n'avais jamais mis le pied ni si tard ni si matin, quoique j'y eusse pensé quelquefois.

Le bruit que je fis la força à se détourner, comme elle allait détacher, Dieu me pardonne! l'avant-dernière de ses agrafes.

- Quelle horreur!... s'écria-t-elle. Vous, monsieur! - chez moi! - à cette heure! - dans ma chambre à coucher!!! sans être annoncé, sans égard pour les plus communes bienséances!...

- Comme vous dites, madame; je n'en connais point quand j'obéis à l'impulsion de mon coeur.

- Eh! monsieur, allez-vous en revenir à vos anciennes frénésies? Gardez, je vous en supplie, tout cet étalage de sentiments qui s'expriment avec tant de véhémence et qui s'oublient si vite pour un moment plus convenable.

- Il serait difficile, madame, de le mieux choisir, si j'avais à vous entretenir du sujet auquel vous attribuez ma visite; mais je suis appelé chez vous par des motifs plus sérieux et qui ne souffrent aucun retard. - Au nom du ciel, continuai-je en saisissant vivement sa main, Clarice, écoutez-moi!

- Des motifs plus sérieux, quelque résolution désespéré dont vous n'êtes que trop capable!... Vous m'épouvantez, monsieur, vous me faites une peur affreuse! Je connais vos emportements, j'ai des violences à redouter, monsieur, je vais sonner.

- Gardez-vous-en bien, madame, repris-je en m'emparant de celle de ses mains qui était encore libre et en la contraignant assez brusquement à s'asseoir sur son canapé. - Ceci doit se passer entre nous, madame, dans le mystère le plus profond, loin de toutes les oreilles et de tous les yeux; et c'est à vos genoux que je vous conjure de m'écouter un seul instant! Nous n'avons point de temps à perdre!

- Malheur à moi, sanglota-t-elle d'une voix étouffée; il faut que j'aie renvoyé mes femmes!

- Elles seraient de trop, encore une fois; et si elles étaient ici, j'exigerais qu'elles sortissent; le moindre éclat vous perdrait.

- Mais c'est un guet-apens, c'est un assassinat, c'est un crime inimaginable. Monstre, qu'exigez-vous donc?

- Presque rien; et si vous m'aviez écouté, vous sauriez déjà ce que c'est. Faites-moi la grâce de me dire où est Marguerite?

- Marguerite? ma nièce? quelle étrange question! Qu'a Marguerite à démêler avec la scène outrageante que vous me faites? Marguerite se retire de bonne heure, surtout quand j'ai du monde. C'est une des pratiques scrupuleuses de l'éducation tendre mais régulière que je lui ai donnée. Marguerite est dans sa chambre, Marguerite est dans son lit, Marguerite dort; j'en suis sûre comme de ma propre existence!

- Dieu, qui est le maître de tout, pourrait l'avoir permis, comme tant de choses inexplicables qu'il est impossible de nier, mais cela serait bien curieux! Au reste, voilà sa porte, si j'ai bonne mémoire: il vous est facile de vous convaincre qu'elle n'est pas sortie de chez elle, si elle n'en est réellement pas sortie, et de nous tirer tous les deux d'un doute affligeant qui intéresse de plus près la responsabilité d'une tante que celle d'un voisin...

- Eveiller cette enfant! Maxime, et l'éveiller quand il y a un homme dans mon appartement!

- Oh! que vous ne l'éveillerez pas, répondis-je en m'assurant que ma clef n'était pas absente de ma poche. - Elle est, parbleu, bien éveillée, je vous en réponds, éveillée s'il en fut jamais; et si vous la trouvez endormie dans son lit, le diable en sait plus long aujourd'hui que du temps de D. Calmet.

Elle prit une bougie, entra, fit quelques pas, et revint juste à point pour s'évanouir sur le canapé.

Comme je m'attendais à l'événement, je m'étais muni sur sa toilette d'un flacon de sel. Je détachai l'agrafe retardataire, je frappai légèrement sur dix doigts potelés qui se crispaient sous les miens, et j'en baisai l'extrémité plus légèrement encore avec toute la modestie dont je suis capable.

J'avais à coeur d'éviter l'attaque de nerfs, parce que l'attaque de nerfs tire en longueur.

- Nous n'avons pas le temps de nous livrer à des émotions inutiles, trop belle et trop adorable Clarice (où diable va-t-on prendre ces choses-là?)! les circonstances nous demandent une prompte résolution.

- Hélas! je le sais bien! mais à qui s'adresser, si ce n'est à vous qui avez pénétré dans cet horrible mystère, à vous, Maxime, le complice de cet attentat!... le coupable peut-être!

- Ma foi non, dis-je en soupirant.

- Vous savez où elle est, Maxime! vous le savez, mon ami! vous ne pouvez le nier!... rendez-la-moi!

- Ceci, madame, est interdit à ma loyauté: j'ai son secret, mais il ne sortira pas de mon coeur, et vous me mépriseriez si j'en abusais. Ce que j'atteste, c'est qu'elle est sous la garde d'un homme d'honneur, qui ne la remettra que dans vos mains, quand vous aurez consenti à la laisser passer dans celles d'un époux, comme vous le devez, Clarice! Hier c'était question, aujourd'hui c'est nécessité: voilà ce que j'avais à vous dire.

- Un époux! Amandus, sans doute! un fou, un débauché, un dissipateur! beau mariage, en vérité!

- On ne se marie pas comme on veut, madame, quand on a été enlevée; et l'homme qui passe à la légère sur ce scrupule, en considération d'une dot opulente, est mille fois pire qu'un fou: c'est un misérable. Amandus n'est pas un personnage fort exemplaire, j'en conviens, mais un noble amour doit le corriger. Mon coeur n'a jamais mieux compris qu'aujourd'hui la facilité de cette métamorphose.

- Je ne crois pas ses dettes considérables; c'est un homme d'ordre: depuis qu'il n'a plus rien il est fort réglé sur sa dépense. - Je sais de bonne part, car c'est lui qui me l'a dit, que la fortune de son oncle lui sera assurée au contrat de mariage. Le domaine n'est pas très productif, mais c'est un beau pays de chasse. - Quant à la dot de la mineure, il est aisé de l'assurer contre les dilapidations d'un mari extravagant, par cinquante précautions que je me ferai un devoir de vous indiquer, aussitôt que j'aurai achevé mes immenses travaux sur Cujas, et cela ne sera pas long; j'y passe les jours et les nuits; il y a quelques minutes que je travaillais encore. - L'alliance est, sous tout autre rapport, aussi convenable qu'on puisse le désirer, et les défauts même d'Amandus n'obscurcissent pas en lui des qualités brillantes et honorables: il est franc, loyal, obligeant, brave!

- Et il écrit à merveille, il tourne une lettre dans la perfection, c'est une justice qu'il faut lui rendre.

- Comment, madame, vous daignez penser... c'est un effet de votre indulgence!

- Ne seriez-vous pas de cette opinion? j'ai peur, Maxime, que vous n'en parliez par envie.

- Au contraire, madame, je m'en rapporte aveuglément à votre goût, répliquai-je en me reprenant: je souhaite seulement que vous ne lui trouviez pas, par la suite, le style un peu inégal. Mais son style ne fait rien à l'affaire, si j'entends quelque chose aux bienséances matrimoniales: il s'agit ici d'autres précautions et d'autres convenances que les convenances et les précautions oratoires. Vous jugerez en dix minutes de réflexion, et l'urgence de la position actuelle ne vous en laisse pas davantage, de la nature des moyens à prendre pour détourner de votre maison le scandale qui la menace. D'abord ceci ne change rien à l'état de votre fortune. Marguerite se formait, comme vous voyez; elle est très avancée, mais extrêmement avancée pour son âge! Il aurait bien fallu tôt ou tard vous décider à la marier, quand vous la verriez fille à se marier toute seule. Oh! c'est une aimable enfant! c'est grand bonheur qu'elle soit devenue amoureuse d'un étourdi que sa vie passée soumet d'avance à toutes les concessions, au lieu de se jeter à la tête d'un homme d'argent ou d'un homme de loi. Le procès serait entré chez vous par la même porte que le sacrement, si elle avait eu le guignon de se passionner d'un avocat: vous auriez été obligée d'y mettre du vôtre. Je ne vous dis pas pour cela qu'on puisse se passionner d'un avocat: c'est une supposition. - Avec Amandus, pas un embarras à subir! il est si coulant en affaires, ce digne Amandus, qu'il y a des jours où il vous donnerait acquit de toute la succession pour un rouleau de louis rognés; encore serait-il homme à payer le notaire et à faire une grosse gratification au maître clerc: un caractère sublime! - D'un autre côté, la petite grandissait. Sa beauté d'enfant, qui est très remarquable, aurait fini par afficher l'impertinente prétention de rivaliser avec la vôtre, et j'ai déjà entendu des sots se crier d'une loge à l'autre: "Cette jolie personne a dû se marier bien jeune!..." - Ils vous prenaient pour la mère!

- Fi donc! Maxime, je n'étais pas encore en pension quand elle vint au monde!

- A qui le dites-vous! - Enfin l'événement prononcé, et je lui sais gré de mettre un terme à vos irrésolutions.

- Vous en parlez à votre aise! l'événement, l'événement! il ne sera pas connu si elle revient, et je compte assez sur votre discrétion...

- Ma discrétion, madame, est à toute épreuve; - mais Marguerite ne reviendra pas, et l'événement sera ébruité demain. - Et si Marguerite revenait, et que l'événement ne fût pas ébruité demain par hasard, il le serait probablement d'ici à... Permettez, continuai-je en feignant de supputer sur mes doigts, car ce n'était ici qu'un effort d'imaginative, l'argument captieux de la péroraison, recommandé par les rhéteurs...

Je me penchai ensuite à son oreille et j'y chuchotai deux ou trois mots.

- Quelle horrible idée! s'écria-t-elle en se laissant presque défaillir sur son coussin.

- C'est comme j'ai pris la liberté de vous le dire: le monde marche d'un pas effrayant!

- Monsieur, reprit-elle en se levant avec dignité, vous connaissez la retraite de Marguerite: allez la chercher, et promettez-lui sur ma foi qu'elle sera dans quinze jours la femme d'Amandus, puisqu'elle l'a voulu. - Eh bien! vous n'êtes pas parti?

- Sur votre foi, madame?... Que ne peut-on y compter pour son bonheur comme pour celui des autres!

- Allez, allez, Maxime, baisez ma main, - et ramenez ma nièce. - Eh bien! ne sortez-vous pas sans rattacher mon agrafe? je paraîtrais à ses yeux dans un bel état!

Je reconduisis Marguerite après l'avoir convaincue par un nouveau plaidoyer de la sincérité des promesses que je venais de recevoir pour elle. La tante fut austère mais raisonnable, la petite respectueuse mais résolue. Les choses se passèrent dans la perfection de part et d'autre; Marguerite m'embrassa, je l'en aurais volontiers dispensée.

- Vous avez accommodé bien des difficultés en peu de temps, me dit la tante en me reconduisant; vous êtes un homme admirable pour terminer les débats de famille; j'espère que nous vous verrons à la noce?

- Oui, madame, et nous y reprendrons la conversation de cette nuit au moment où elle a commencé.

- Si vous le voulez... mais vous ne perdrez rien à la reprendre où elle a fini.

Cela était fort joli, mais il y a des mots délicieux qui perdent beaucoup de leur agrément à n'être pas mimés.

"Il faut convenir, dis-je en regagnant mon pavillon, que j'ai en effet accompli dans quelques heures des entreprises d'intelligence et des oeuvres d'héroïsme qui n'ont pas beaucoup à céder aux travaux d'Hercule: - D'abord j'ai appris le Grimoire sans y manquer un mot ni une lettre, un esprit ni un séphiroth; secondement, j'ai marié avec son amant, contre toute espérance, une jeune fille dont j'étais passionnément amoureux, et qui ne paraissait pas trop mal disposée de son côté à me vouloir du bien, puisqu'elle me faisait la grâce de venir passer la nuit sans façon dans ma chambre à coucher; troisièmement, j'ai fait la cour à une femme de quarante-cinq ans, si plus ne passe; - quatrièmement, je me suis donné au diable, ce qui est à peu près le seul moyen d'expliquer comment je suis venu à bout de tant de merveilles." - Cette dernière idée me chiffonnait tellement l'esprit au moment où j'achevais de tourner ma clef dans la serrure, que je n'eus pas la force de faire deux pas sur le tapis: je trouvai à propos à l'intérieur de la porte le pliant que j'y avais brutalement lancé en recevant la confidence inopinée de Marguerite, et je m'y assis les jambes croisées, les mains croisées, la tête pendante sous le poids d'une méditation chagrine, en soupirant de temps à autre comme une âme en peine qui attend son jugement.

Mes paupières fatiguées de veilles et de soucis ne se soulevèrent que lentement. Deux de mes trois bougies étaient éteintes; la dernière se mourait en jetant çà et là des lueurs blafardes et vacillantes qui prêtaient à tous les objets des mouvements étranges et des couleurs ou des ombres inaccoutumées. Tout à coup je sentis mes cheveux se hérisser sur ma tête et mon sang se figer d'horreur! Mon fauteuil était occupé comme celui de Banquo dans la tragédie de Macbeth; il n'y avait pas à en douter. - Ma première pensée fut de courir directement à l'apparition; mais mes membres enchaînés par la peur refusèrent leur office à ma volonté impuissante. Je fus réduit à mesurer d'un regard effaré le spectre grêle, décharné, livide, qui était venu prendre la place de Marguerite, comme pour me punir du péché par une hideuse parodie des illusions qui l'avaient produit. - Ce devait être effectivement un fantôme de femme, à en juger par les longues barbes de sa noire coiffure, sous laquelle se dessinait confusément je ne sais quoi de vague et d'épouvantable qui tenait à peu près la place d'un visage. De l'endroit où l'on aurait dû chercher les épaules dans la conformation d'une créature régulière, descendaient sur les deux bras du fauteuil deux espèces de bras minces et inarticulés qui se cramponnaient de part et d'autre à leur extrémité par une paire de griffes pâles dont l'éclat du maroquin relevait la blancheur; l'accoutrement de cette larve funèbre consistait d'ailleurs dans le simple appareil

D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

- Protection du Seigneur! m'écriai-je en élevant les mains au ciel, m'abandonnerez-vous dans cette terrible extrémité! Ne daignerez-vous pas descendre par pitié sur l'infortuné Maxime qui a, sans le savoir et sans le vouloir, ô mon Dieu! appelé le diable en personne dans la maison de son père!

- Voilà précisément ce que j'imaginais, répondit le fantôme d'une voix aigre en se dressant de toute sa hauteur et en retombant comme foudroyé sur le dossier! Que le ciel ait pitié de nous!

- Eh quoi! Dine, est-ce vous qui avez parlé? Par quel miracle êtes-vous ici, à l'heure qu'il est?

Dine, que j'ai nommée ailleurs sans la faire connaître, avait été, un demi-siècle auparavant, la nourrice de ma mère et, du vivant de ma mère, elle ne l'avait jamais quittée. Depuis sa mort, elle était restée dans la famille, à titre de femme de charge et de gouvernante absolue. J'aimais Dine tendrement.

- Je ne suis pas entrée ici par miracle, reprit Dine en grommelant; j'y suis entrée avec la double clef qui me sert à veiller à tous les soins de la maison, et à faire faire l'appartement de monsieur, dans son absence.

- Voilà qui est bien, ma bonne amie; mais on ne s'occupe guère de faire les appartements à deux heures du matin, et vous me permettrez de dire, ajoutai-je en souriant, car cette péripétie m'avait rendu un peu de confiance, qu'avec votre physionomie encore fraîche et votre air encore égrillard, l'instant est singulièrement pris pour s'introduire chez un jeune homme qui a fait ses preuves de témérité.

- Il le fallait bien, mauvais plaisant, puisque vous ne m'avez pas laissée dormir de la nuit! et quelle veille, sainte Vierge! un bruit d'imprécations à faire frémir! plus de mots et de noms diaboliques qu'il n'y a de saints dans les litanies! des lumières errantes qui se promènent, des esprits noirs et blancs qui tombent des nues dans le jardin, les esprits noirs qui s'en vont des deux côtés, les esprits blancs qui ouvrent vos croisées, comme pour prendre l'air, en fredonnant des romances de comédie, et le plus terrible de tous, qui vous emporte enfin sous mes yeux dans quelque purgatoire dont mes prières vous ont probablement tiré! - Maxime! qu'avez-vous fait?

- Tout cela s'explique à merveille, ma pauvre Dine, et D. Calmet lui-même n'aurait cependant pas représenté ces hallucinations infernales avec plus d'énergie et de naïveté. - Mais puisque vous voilà réveillée, il faut que vous entendiez ma réponse, car vous êtes une femme pleine d'esprit, de jugement et d'expérience, et il n'y a que vous qui puissiez m'affranchir de mes scrupules. Ecoutez-moi donc avec attention, si vous ne dormez pas.

Je lui racontai là-dessus tout ce que je viens de raconter (et je suppose que vous ne seriez pas curieux de l'entendre raconter deux fois). Je le lui racontai, dis-je, avec une componction si pénétrante et une inquiétude si sincère sur les résultats de ma faute, que le diable lui-même en aurait été touché s'il m'avait entendu.

Quand j'eus fini, j'attendis en tremblant la réponse de Dine, comme mon arrêt suprême. Elle tarda si longtemps que je craignis que Dine ne se fût endormie pendant que je racontais. Cela pouvait arriver.

Enfin elle détacha solennellement ses lunettes, qu'elle avait mises préalablement pour suivre le jeu de ma physionomie, à la clarté des bougies, renouvelées par ses soins depuis mon retour. Elle en frotta un à un les verres à sa manche, les fit rentrer dans leur étui, et les remit dans sa poche (les dignes femmes de ménage qui se piquent de précaution et d'exactitude ne se séparent jamais de leurs poches). Ensuite elle se leva et marcha en ligne droite au pliant où j'étais encore assis.

- Va te coucher, badin, me dit-elle en frappant doucement mes deux joues d'un petit coup du revers de sa main.

- Va te coucher, Maxime, et dors tranquillement, mon enfant. - Non vraiment, tu n'es pas encore damné cette fois, mais ce n'est pas la faute du diable!

 

La combe de l'homme mort

Il s'en fallait de beaucoup en 1561 que la route de Bergerac à Périgueux fût aussi belle qu'aujourd'hui. La grande forêt de châtaigniers qui en occupe encore une partie était bien plus étendue et les chemins bien plus étroits; et dans l'endroit où elle est comme suspendue sur une gorge profonde qu'on appelait alors la Combe du reclus, la pente de la montagne qui aboutissait à cette vallée était si âpre et si périlleuse que les plus hardis osaient à peine s'y hasarder en plein jour. Le Ier novembre de cette année-là, propre jour de la Toussaint, elle aurait pu passer à huit heures du soir pour tout à fait impraticable, tant la rigueur prématurée de la saison ajoutait de dangers à ses difficultés naturelles. Le ciel, obscurci dès le matin par une bruine rude et sifflante, mêlée de neige et de grêlons, ne se distinguait en rien, depuis le coucher du soleil, des horizons les plus sombres; et comme il se confondait par ses ténèbres avec les ténèbres de la terre, les bruits de la terre se mêlaient aussi avec les siens d'une manière horrible qui faisait dresser les cheveux sur le front des voyageurs. L'ouragan, qui grossissait de minute en minute, se traînait en gémissements comme la voix d'un enfant qui pleure ou d'un vieillard blessé à mort qui appelle du secours; et l'on ne savait d'où provenaient le plus ces affreuses lamentations, des hauteurs de la nue ou des échos du précipice, car elles roulaient avec elles des plaintes parties des forêts, des mugissements venus des étables, l'aigre criaillement des feuilles sèches fouettées en tourbillons par le vent, et l'éclat des arbres morts que fracassait la tempête; cela était épouvantable à entendre.

La combe noire et creuse dont je parlais tout à l'heure opposait à ceci, sur un des ses points, un contraste frappant, une clarté fixe, mais large et flamboyante, qui s'épanouissait d'en bas comme le panache d'un volcan; et, de la porte ouverte à deux battants qui lui donnait passage, montaient des bouffées de rires capables d'égayer le désespoir. C'est que c'était la forge de Toussaint Oudard, le maréchal-ferrant, qui était parvenu à l'âge de quarante ans sans se connaître un seul ennemi, et qui solennisait joyeusement l'anniversaire de sa fête à la lueur de ses fourneaux et au milieu de ses ouvriers, étourdis par le plaisir et par le vin.

Ce n'est pas que Toussaint eût jamais violé la solennité des saints jours pour armer la sole d'un cheval ou pour ferrer une roue, à moins qu'il n'y fût contraint par quelques accidents inopinés survenus à des étrangers en voyage, et alors il ne tirait aucun salaire de son labeur; mais sa forge ne cessait d'ardre en aucun temps dans les fêtes les plus scrupuleusement fériées, parce qu'elle servait de fanal, surtout pendant la mauvaise saison, aux pauvres passants égarés, qui y étaient toujours les bienvenus; et quand on voulait indiquer parmi les paysans de la combe la maison de Toussaint Oudard, fils de Tiphaine, on l'appelait communément l'auberge de la Charité.

Toussaint entra tout à coup dans une grande cuisine contiguë à la forge, où quelques pièces de gibier et de boucherie achevaient de rôtir devant un feu clair et bien nourri qui aurait fait envie à la forge même, sous l'ample manteau d'une de ces cheminées du vieux temps que l'aisance semblait avoir inventées pour l'hospitalité.

"Voilà qui va bien, dit-il en s'adressant gaiement à une vieille femme qui était assise sur un pliant à l'angle de la cheminée, et dont le visage grave et doux brillait, vivement éclairé par une lampe de cuivre à trois becs, posée sur une console de plâtre historié, mais fort noircie par la fumée et par le temps; il m'est avis que tous les petits sont couchés et que le joli troupeau des jeunes filles de la combe vous fait aussi bonne compagnie qu'à l'ordinaire pour la veillée qui commence. Dieu me garde de la laisser troubler par les éclats de mes garçons que le bruit de l'enclume a depuis longtemps assourdis, et qui ne sauraient s'entendre entre eux s'ils ne hurlent comme des loups. Je viens de les dépêcher dans ma chambre à coucher d'où leurs cris n'arriveront plus jusqu'à vous, et où vous aurez la bonté, ma mère, de nous envoyer le reste de ces béatilles par une de vos servantes, la plus mûre et la plus rechignée qu'il ait, si faire se peut, et pour cause. Conservez cependant quelque bon lopin pour les pauvres diables que le mauvais temps pourrait nous amener; et quant à vos gentes amies, tâchez de les bien régaler à leur gré de châtaignes dorées sous la braise, en les arrosant largement de vin blanc doux, frais sorti de la cuvée, et qui mousse comme un charme. Quand il y en aura plus, il y en aura encore... Je ne vous laisserais pas toutes ces peines, mère bien-aimée, continua Toussaint en essuyant une larme et en embrassant la vieille si ma chère Scholastique vivait encore; mais Dieu a permis qu'il ne restât que vous de mère à mes enfants, et de providence visible à leur père!

- Tout sera fait comme vous le désirez, mon digne Toussaint, dit la bonne Huberte, aussi émue que son fils du souvenir qu'avaient réveillé ses dernières paroles. Donnez-vous un peu de bon temps pour ce qui reste de votre fête, car les heures passent vite. Quand la cloche du moutier aura sonné les premières prières des morts nous serons de loisir pour y penser. Egayez-vous donc bellement, et ne soyez pas en souci sur vos hôtes. En voici déjà deux, le ciel en soit loué, que nous nous efforçons de bien recevoir, et qui seront assez indulgents pour faire grâce à la petitesse de nos moyens, si notre accueil ne répond pas à notre bonne volonté.

- Que le Seigneur soit avec eux, reprit Toussaint en saluant les étrangers qu'il n'avait pas remarqués jusque-là, et qu'ils se regardent chez nous comme dans leur propre famille! Faites-leur d'agréables histoires qui leur adoucissent l'ennui des heures, et ne ménagez pas les provisions, car dans la maison de l'ouvrier chaque jour amène son pain."

Ensuite il embrassa encore une fois sa mère, et il se retira.

Les deux hommes dont venait de parler la vieille Huberte s'étaient levés un moment comme pour répondre à la politesse de Toussaint, et puis ils s'étaient rassis immobiles et en silence à l'autre bout du foyer.

Le premier avait l'apparence d'un personnage de quelque distinction; il portait un justaucorps noir à aiguillettes, sur lequel se rabattait une large fraise blanche à gros plis bien empesés et bien godronnés; ses jambes étaient enveloppées jusqu'au-dessus du genou, vers l'endroit où descendait sa cape de drap, d'une bonne paire de guêtres de cuir bouclées en dehors, et son chapeau rabattu était ombragé d'une plume flottante qui retombait devant ses yeux. Sa barbe pointue et grisonnante n'annonçait qu'une robuste vieillesse, et son attitude brave et discrète lui donnait l'air d'un docteur.

L'autre, à en juger par sa petite taille, devait être un enfant du commun; mais son accoutrement extraordinaire avait attiré d'abord l'attention d'Huberte et des jeunes filles de la combe, qui regrettaient de ne pas discerner ses traits à travers les touffes énormes de cheveux roux dont sa figure était couverte presque tout entière; il était vêtu d'un haut-de-chausses et d'un pourpoint rouge cramoisi, extrêmement serrés, et le sommet de sa tête se cachait seul sous une calotte de laine de même couleur, d'où s'échappait en boucles crépues cette chevelure d'un blond ardent qui lui prêtait une physionomie si étrange. Cette espèce de bonnet était fixé sous le menton par une forte courroie, comme la muselière d'un chien hargneux.

"Vous nous excuserez d'autant mieux, messire, de mal nous acquitter de notre devoir, continua Huberte en reprenant son propos et en s'adressant au plus vieux des étrangers, que notre pays pauvre et peu fréquenté n'a pas souvent l'honneur d'être visité par des voyageurs tels que vous. Il faut que ce soit le hasard qui vous y ait conduits.

- Le hasard ou l'enfer, répondit l'homme noir d'une voix rauque, dont l'aigre son fit tressaillir les jeunes filles.

- Cela s'est vu quelquefois", interrompit le nain en se renversant en arrière avec un éclat de rire étourdissant, mais de manière à ne laisser voir de son visage qu'une bouche immense, garnie de dents innombrables, pointues comme des aiguilles et blanches comme de l'ivoire.

Après quoi il rapprocha brusquement sa sellette des landiers brûlants et déploya devant le brasier deux mains très longues et très décharnées, à travers lesquelles la flamme transparaissait, comme si elles avaient été de corne.

L'homme noir fit peu d'attention pour lors à cette gausserie brutale.

"Mon damné de cheval, poursuivit-il, emporté par la crainte de l'orage ou poussé d'un mauvais esprit, m'a égaré pendant trois heures de forêts en forêts et de ravins en ravins, jusqu'à ce qu'il ait pris le parti de me culbuter dans un précipice où je l'ai laissé pour mort. Je compte bien avoir fait trente lieues, et je ne me suis dirigé en ce pays inconnu qu'à la lueur de votre forge et par la grâce de Dieu.

- Sa sainte volonté soit accomplie en toutes choses, dit mère Huberte en se signant.

- La grâce de Dieu ne pouvait rien moins, reprit le méchant petit homme, en faveur de très illustre et très révérend seigneur maître Pancrace Chouquet, ancien promoteur du monastère des filles de Sainte-Colombe, ministre du Saint-Evangile, recteur de l'Université de Heidelberg, et docteur en quatre Facultés."

Et cette phrase fut suivie d'un éclat de rire plus bruyant que le premier.

"De quel droit, s'écria le docteur en grinçant les dents, un malotru de votre espèce ose-t-il se mêler à ma conversation pour m'attribuer des noms et des titres que je n'ai peut-être point? Où m'avez-vous rencontré?

- Pardon, pardon, mon doux maître, ne vous emportez pas, répondit le petit garçon en flattant de sa main démesurée la cape et les manches du vieux docteur. Je vous vis à Cologne en faisant mon tour d'Europe afin de m'instruire ès bonnes lettres, suivant les premières intentions de mon père, et j'assistai à une des leçons où vous nous traduisiez Plutarchus en latin très excellent, lorsque vous vous arrêtâtes subitement, aussi empêché que si Satan vous avait tenu à la gorge, sur le traité: De serâ Numinis vindictâ. C'est belle et savante matière. Il est vrai que vous aviez ce jour-là quelque chose à voir à vos affaires, car on commençait à vous chauffer, derrière le tombeau des trois rois, une couchette plus ardente que ne l'est l'âtre de dame Huberte. L'histoire en est assez bouffonne, et je la conterai volontiers, si cela duit à l'aimable et joyeuse compagnie.

- Et moi, dit le docteur à basse voix, si tu reviens sur ce propos, je te le ferai rentrer dans l'âme avec ma dague! Il est surprenant, ajouta-t-il en grondant, qu'on reçoive de pareils garnements en si honnête maison!

- Je le prenais pour votre serviteur, repartit madame Huberte, et je ne le connais pas autrement.

- Ni moi, ni moi, dirent les jeunes filles en se pressant les unes contre les autres ainsi que de petites fauvettes prises au nid.

- Moi non plus, dit Cyprienne en cachant sa tête entre les genoux de Maguelonne.

- Oh! les mièvres d'enfants! cria le voyageur à la calotte rouge, du coin du feu où il s'était accroupi pour retirer à belles griffes les châtaignes toutes brûlantes. Vous verrez qu'elles auront la malice de ne pas me reconnaître en habit de dimanche! Regardez cependant s'il est changé, mère Huberte, le petit maquignon de céans, Colas Papelin, jadis clerc, aujourd'hui valet d'écurie pour vous servir. L'honnête maître Toussaint n'a pas posé un fer à une de nos cavales que je n'eusse auparavant lavée, frottée, étrillée, lissée, cirée, brunie, rendue plus polie qu'un miroir, et dont je n'aie à toute heure, au moins de nuit, peigné les crins de mes doigts. Voilà pourquoi je suis toujours bien reçu à la forge, car entre le palefrenier et le maréchal il n'y a, comme on dit, que la main."

En tenant ce discours, il écarta de droite et de gauche les boucles épaisses de ses cheveux flamboyants, pour mettre sa face à découvert, et il montra, en riant à ébranler les murs, une figure assez hideuse, blême et jaunie, comme la cire d'une vieille torche, sillonnée de rides bizarres, et au front de laquelle brillaient deux petits yeux rouges, plus éclatants que des charbons sur lesquels joue incessamment le vent du soufflet. Tout le monde fit un mouvement de terreur.

Dame Huberte connut bien qu'elle ne l'avait jamais vu; mais un sentiment secret l'avertit qu'il n'était pas bon de le dire.

"Si j'ai jamais aperçu ce fantôme, grommela Pancrace, il faut que ce soit au grand diable d'enfer!

- Ce pourrait bien être là, reprit Colas Papelin en riant toujours, et j'aurais lieu de m'étonner comme vous du hasard qui nous fait trouver ici. Qui se serait avisé de chercher maître Pancrace Chouquet à la combe du Reclus?

- A la combe du Reclus! dit Pancrace d'une voix tonnante... Ah! ah! reprit-il se mordant le poing.

- Ah! ah! répéta Colas Papelin du ton d'un ricanement infernal; mais ne pensez-vous pas comme moi, docteur, qu'il serait assez curieux pour nous autres gens d'étude, chez qui l'amour de l'instruction s'unit à celui de l'or et du plaisir, de pénétrer pourquoi on appela ainsi cette misérable vallée? L'histoire doit en être singulière, et il m'est avis que dame Huberte, qui sait toutes les belles histoires du monde, nous apprendra volontiers celle-ci entre deux brocs de vin doux.

- Je me soucie fort peu d'histoires, bonhomme, repartit Pancrace en faisant un mouvement pour se lever.

- Si ce n'est celle-là, ce sera la mienne, s'écria Colas Papelin en le retenant assis dans l'étreinte de son bras nerveux qui le serrait comme un étau. Oh! que nous prendrons grand plaisir, dame Huberte, à vous ouïr conter cela!

- Je l'avais promis à mes filles, répondit la vieille, et le récit n'en est pas long. Il faut donc vous dire que ce pays était bien plus sauvage et plus triste que vous ne le voyez, quand un saint homme vint, il y a plus de cent ans, y fonder un petit ermitage sur une des saillies du rocher qui borde le précipice. On dit que c'était un jeune et riche seigneur, et qu'il s'était rebuté de la cour par la crainte de n'y pouvoir faire son salut; mais il ne se fit jamais connaître que par le nom d'Odilon, sous lequel notre très Saint-Père l'a béatifié, en attendant qu'on le canonise.

- Diable! dit Colas Papelin.

- Tant y a, continua Huberte, qu'on ne saurait douter qu'il eût apporté beaucoup d'argent avec lui, car en moins de rien toute la combe changea de face. Il fit cultiver les terres propres au labour, construire des usines sur les courants d'eau, bâtir un petit hospice, un presbytère, un moutier, et ses libéralités attirèrent dans la combe des gens de tous les métiers utiles aux voyageurs, dont les familles existent encore dans une commode médiocrité, et ne cessent de glorifier le nom du bienheureux saint Odilon, qui les laissa pour héritières. C'est pourquoi cette vallée s'appelle la combe du Reclus, parce qu'il ne sortait jamais de son ermitage, et qu'à l'imitation de Dieu il faisait du bien aux hommes sans en être vu. Le Seigneur ait son âme devant sa face, ainsi qu'il est dit dans le bref.

- Cette histoire est fort édifiante, dit le docteur Pancrace, et j'y veux bien croire cette fois, quoique j'aie entendu sa pareille dans tous les pays de moinerie; mais il me semble que le beau temps se rétablit: le vent a cessé de bruire et la pluie de battre les croisées.

- Ce sera vraiment plaisir de voyager tout à l'heure, remarqua gaiement Papelin en maintenant le docteur sur son siège; mais il serait trop malséant d'abandonner dame Huberte au commencement d'une si belle et si instructive narration.

- Cette narration est fort complète, répliqua le docteur avec impatience, et dit clairement tout ce que nous pouvions en attendre, c'est-à-dire l'origine et l'étymologie du nom de cette vallée: il n'y manque pas un mot.

- Il y manque, reprit Colas, une péripétie, un dénouement et une moralité dont vous ne nous auriez pas fait grâce sur les bancs quand vous preniez la peine de nous expliquer péripatétiquement les rhétoriques de maître Guillaume Fichet; et voilà, pour la preuve, la vénérable madame Huberte qui se dispose à continuer après avoir repris haleine.

- Le bienheureux Odilon, continua-t-elle en effet, avait ainsi vécu près des trois quarts d'un siècle dans la retraite et la prière, quand se présenta, pour l'assister en ses saints offices, un jeune homme qui se faisait remarquer depuis quelques mois par la dévotion de ses pratiques et son assiduité aux sacrements. Comme il avait autant de science qu'un prêtre, autant d'éloquence qu'un prédicateur et autant de piété apparente qu'un saint, car on n'avait jamais vu de pénitent plus recherché dans ses mortifications, l'ermitage lui fut facilement ouvert. Son nom est pour le présent sorti de ma mémoire, quoiqu'il me semble l'avoir entendu il n'y a pas longtemps.

- Le nom de ce personnage est fort inutile à votre récit, murmura le docteur en se rongeant encore les doigts.

- Maître Pancrace Chouquet, répéta Colas Papelin d'une voix stridente, pense que le nom de ce personnage est inutile à votre récit, ô ma respectable hôtesse! Entendez-vous bien, ajouta-t-il en criant encore plus fort, que votre histoire peut se passer du nom de ce bon apôtre, qui m'a l'air d'être quelque infernal hypocrite, et que telle est l'opinion de messire Pancrace, de messire Chouquet, de messire Pancrace Chouquet! Vous ne vous rappelez donc pas, dame Huberte?"

"Le misérable veut me faire mourir!" pensa le docteur à part lui, en tournant les yeux vers la porte.

"Pas encore, répondit à sa pensée le petit Colas Papelin, qui s'étouffait de rire à son oreille.

- Nous avions craint longtemps que l'appât des trésors du bienheureux n'alléchât quelques voleurs, poursuivit la bonne veuve de Tiphaine, qui avait à peine pris garde à ces interruptions; nous savions cette fois qu'après en avoir distribué une grande part en oeuvres pies, comme je vous l'ai rapporté ci-devant, il avait réparti le reste entre la cure et le monastère pour l'éducation des enfants, le soulagement des voyageurs et la réparation des fléaux du ciel. On ne vit donc dans toute la combe, à l'arrivée du jeune clerc, qu'un doux et favorable réconfort que la Providence envoyait par sa grâce à la vieillesse du solitaire. Au moins, disions-nous à nos veillées, le saint homme aura quelqu'un près de lui qui lui ferme les yeux et qui appelle sur sa tête, avec la dernière onction, les bénédictions du ciel.

- Oh! que cela est dignement pensé, brave femme! s'écria Colas Papelin en sanglotant; la tête de ce bienfaisant vieillard, je l'aurais moi-même bénie, je le jure, si Dieu me l'avait permis!... Qu'en dit mon maître, messire Pancrace Chouquet?"

Pancrace tordit sa barbe, s'agita sur sa sellette, regarda de nouveau à la porte et ne répondit pas.

"Voilà qui est bon, continua la vieille femme. Une nuit, Tiphaine se leva tout effaré d'auprès de moi: c'était, messieurs, il y a trente ans, la propre nuit de la Toussaint, comme aujourd'hui, un peu avant les matines des morts.

- Comment? dit Colas Papelin; pensez-vous, ma bonne mère, qu'il y aura effectivement trente ans accomplis depuis ce jour; trente ans à heure fixe, ni plus ni moins, quand sonneront les matines?

- Il le faut bien, honnête monsieur Papelin, répliqua Huberte, puisque c'était en 1531. Je demandai à Tiphaine ce qui le décidait à se lever de si bonne heure, pensant qu'il pouvait être malade. "Remettez-vous, me répondit-il, et soyez sans crainte, bonne amie: c'est un mauvais songe qui m'a travaillé tout à l'heure, et dont il faut que j'aie mon coeur clair avant de me rendormir; car les rêves sont quelquefois des avertissements du Seigneur. Il m'a semblé qu'on assassinait le saint vieillard Odilon, et depuis que je suis réveillé, je ne sais quel bruit de plaintes et de gémissements me poursuit; je compte vous rassurer dans un moment." Sur cette parole, il courut à l'ermitage avec quelques-uns de ses ouvriers que tenait le même souci, et ils reconnurent que le sommeil ne les avait que trop bien instruits!...

- Le pauvre reclus était mort! reprit Colas. Maître, entendez-vous?...

- Il se mourait quand Tiphaine arriva, mais, quoiqu'il fût tombé sans conserver aucune apparence de vie aux yeux de son meurtrier, il s'était trouvé assez de forces un moment après pour se traîner au dehors de sa cellule, pendant que le misérable cherchait inutilement les prétendus trésors qu'il venait de payer de son âme!

- Et son meurtrier, c'était le monstre artificieux et détestable qui lui avait dérobé son amitié et ses prières sous le masque de la dévotion! Maître, entendez-vous?..."

Pancrace ne répondit que par une espèce de râle sourd qui ressemblait à un rugissement.

"C'était lui! dit dame Huberte. Cependant la grille de la cellule s'était refermée sur les pas du bienheureux, par le moyen d'un ressort de l'invention de Tiphaine, dont le secret n'était pas connu de l'assassin.

- Le voilà pris enfin! s'écria Colas Papelin avec son horrible rire; quelques moments encore, et le juste sera vengé! Maître, entendez-vous?...

- Il n'en fut pas ainsi, poursuivit Huberte en hochant la tête: Tiphaine et ses gens ne découvrirent personne dans la grotte; et comme il s'y était répandu tout à coup une odeur de bitume et de soufre, on pensa que l'étranger avait contracté un pacte avec le démon pour échapper au danger où il s'était mis, ce qui se trouva véritable; car on apprit depuis qu'il avait étudié à Metz ou à Strasbourg sous le méchant sorcier Cornélius, dont vous pouvez avoir entendu parler!...

- Oh! son marché n'en est pas meilleur, interrompit Colas Papelin en se livrant à de nouveaux éclats de joie. Maître, entendez-vous?...

- J'entends, j'entends, riposta Pancrace Chouquet du ton d'un calme affecté, le langage des folles superstitions dont le papisme a nourri ce peuple ignorant. Puisse descendre sur lui la lumière de vérité!"

Et il fit un mouvement subit pour s'éloigner de son voisin. Colas Papelin ne le suivit point; il tourna sur lui un regard de dérision et de mépris.

"Ce qu'il y a de sûr, ajouta la vieille un peu piquée, c'est qu'il restait dans la grotte un brimborion de cédule taché de sang et marqué de cinq grands ongles noirs comme d'un scel royal, qui assurait trente ans de répit à l'homicide, comme il appert par la translation qu'en fit monseigneur le grand pénitencier; car il était écrit en lettres diaboliques.

- Ou les oreilles me tintent, murmura Colas Papelin, ou voilà le branle des matines. Maître, entendez-vous?...

- L'assassin ne fut d'ailleurs jamais reconnu, acheva Huberte, quoiqu'il eût laissé pour signalement dans la main du bienheureux une épaisse poignée de cheveux chargés d'une peau sanglante, qui n'ont pas dû repousser.

- Respect à saint Odilon!" dit Colas Papelin en se levant et en faisant voler d'un revers de son bras le chapeau empanaché du docteur.

Maître Pancrace Chouquet avait un des côtés de la tête chauve et lisse comme si le feu y avait passé.

Il mesura Colas d'un air menaçant, ramassa son chapeau et gagna la porte en regardant derrière lui pour savoir si le valet d'écurie le suivait; mais le petit homme s'amusait à frapper les landiers tout rouges avec un fourgon de fer, pour en tirer des étincelles qui jaillissaient jusqu'au comble obtus de la cheminée.

La porte se referma. Tout le groupe des femmes se tenait silencieux et sans mouvement sous le poids d'une terreur inconnue, comme si elles avaient été pétrifiées. Colas Papelin s'en aperçut en éclatant de plus belle, et tira sa révérence en rebroussant ses cheveux confus avec la grâce coquette d'un homme du monde élevé dans les belles études et les manières élégantes.

"Adieu, respectable Huberte, et vous, bachelettes gentilles, dit-il en les quittant. Grâces vous soient rendues de l'hospitalité que nous avons reçue de vous; mais elle impose encore d'autre devoirs: je vais suivre ce galant homme dans sa route, de crainte qu'il ne s'égare."

Un instant après, on entendit rouler les gonds, et les fortes fermetures retentirent sur l'huis.

"Le diable est-il aussi parti? s'écria la blonde Julienne en élevant ses petits doigts palpitants vers le ciel.

- Le diable! dit Anastasie en croisant les mains dans l'attitude de l'oraison; pensez-vous qu'il soit ainsi fait?...

- Il y a grande apparence, observa gravement madame Huberte, qui n'avait cessé depuis longtemps de défiler les grains du rosaire.

- Ne s'est-il pas nommé? reprit Julienne un peu rassurée; Colas Papelin et le diable, c'est la même chose.

- Ces deux noms sont exactement synonymes, ajouta d'un air posé demoiselle Ursule, qui était nièce et filleule du curé.

- Je l'avais soudainement reconnu, dit Cyprienne; je l'ai vu tant de fois attiser ainsi le feu, quand je m'endormais sur mon fuseau!

- Et moi, dit Maguelonne, embrouiller malignement les poils de nos chèvres, quand je veillais dans l'étable!

- Ce doit être lui, observa tout à coup la petite Annette, la fille du meunier Robert, qui égare nos ânesses en sifflant dans le bois!

- Il a bien voulu nous égarer aussi, répondit à basse voix sa soeur Catherine, et le malin au justaucorps rouge a fait plus d'un de ses tours au bord du ruisseau de la combe.

- Libera nos, Domine!" s'écria la vieille Huberte en tombant à deux genoux.

On pense bien que les jeunes filles suivirent aussitôt son exemple, et qu'elle ne se séparèrent pas à la cloche des matines sans avoir purifié la cuisine de dame Huberte par des prières, des fumigations de buis consacré et des aspersions d'eau bénite.

Le lendemain matin, comme les gens du hameau se rendaient à l'office au moutier qui en est séparé par quelques broussailles, Toussaint Oudard quitta tout à coup le bras de sa mère et s'arrêta au-devant de sa petite troupe, en l'avertissant d'un geste et d'un cri de ne pas aller plus avant, car il voulait lui épargner le hideux spectacle dont ses yeux venaient d'être frappés.

C'était un cadavre si horriblement lacéré, si déformé par les convulsions de l'agonie, si rapetissé, si racorni par l'action d'un feu céleste ou infernal qu'il était difficile d'y reconnaître quelque chose d'humain; seulement on voyait traîner à côté les lambeaux d'une cape noire et d'un chapeau à plume flottante.

Et c'est depuis ce temps que la Combe du Reclus a pris le nom de la Combe de l'homme mort.

 

Trésor des fèves et fleur des pois (Conte des Fées.)

Tout ce que la vie a de positif est mauvais.

Tout ce qu'elle a de bon est imaginaire.

Bruscambille.

Il y avait une fois un pauvre homme et une pauvre femme qui étaient bien vieux, et qui n'avaient jamais eu d'enfants: c'était un grand chagrin pour eux, parce qu'ils prévoyaient que dans quelques années ils ne pourraient plus cultiver leurs fèves et les aller vendre au marché. Un jour qu'ils sarclaient leur champ de fèves (c'était tout ce qu'ils possédaient avec une petite chaumière; je voudrais bien en avoir autant); un jour, dis-je, qu'ils sarclaient pour ôter les mauvaises herbes, la vieille découvrit dans un coin, sous les touffes les plus drues, un petit paquet fort bien troussé qui contenait un superbe garçon de huit à dix mois, comme il paraissait à son air, mais qui avait bien deux ans pour la raison, car il était déjà sevré. Tant y a qu'il ne fit point de façon pour accepter des fèves bouillies qu'il porta aussitôt à sa bouche d'une manière fort délicate. Quand le vieux fut arrivé du bout de son champ aux acclamations de la vieille, et qu'il eut regardé à son tour le bel enfant que le bon Dieu leur donnait, le vieux et la vieille se mirent à s'embrasser en pleurant de joie; et puis ils firent hâte de regagner la chaumine, parce que le serein qui tombait pouvait nuire à leur garçon.

Une fois qu'ils furent rendus au coin de l'âtre, ce fut bien un autre contentement, car le petit leur tendait les bras avec des rires charmants, et les appelait maman et papa, comme s'il ne s'en était jamais connu d'autres. Le vieux le prit donc sur son genou et l'y fit sauter doucement, comme les demoiselles qui se promènent à cheval, en lui adressant mille paroles agréables, auxquelles l'enfant répondait à sa manière, pour ne pas être en reste avec le vieux dans une conversation si honnête. Et pendant ce temps, la vieille allumait un joli feu clair de gousses de fèves sèches qui éclairaient toute la maison, afin de réjouir les petits membres du nouveau venu par une douce chaleur, et de lui préparer une excellente bouillie de fèves où elle délaya une cuillerée de miel qui en fit un manger délicieux. Ensuite elle le coucha dans ses beaux langes de fine toile qui étaient fort propres, sur la meilleure couchette de paille de fèves qu'il y eût à la maison; car de la plume et de l'édredon, ces pauvres gens n'en connaissaient pas l'usage. Le petit s'y endormit très bien.

Quand le petit fut endormi, le vieux dit à la vieille:

- Il y a une chose qui m'inquiète, c'est de savoir comment nous appellerons ce bel enfant, car nous ne connaissons pas ses parents, et nous ne savons pas d'où il vient.

La vieille, qui avait de l'esprit, quoique ce ne fût qu'une simple femme de campagne, lui répondit sur-le-champ:

- Il faut l'appeler Trésor des Fèves, parce que c'est dans notre champ de fèves qu'il nous est venu, et que c'est un véritable trésor pour la consolation de nos vieux jours.

Le vieux convint qu'on ne pouvait rien imaginer de mieux.

Je ne vous dirai pas en détail comment se passèrent tous les jours suivants et toutes les années suivantes, ce qui allongerait beaucoup l'histoire. Il suffit que vous sachiez que les vieux vieillirent toujours, tandis que Trésor des Fèves devenait à vue d'oeil plus fort et plus beau. Ce n'est pas qu'il eût beaucoup grandi, car il n'avait que deux pieds et demi à douze ans et quand il travaillait dans son champ de fèves, qu'il tenait en grande affection, vous l'auriez à grand-peine aperçu de la route; mais il était si bien pris dans sa petite taille, si avenant de figure et de façons, si doux et cependant si résolu en paroles, si brave dans son sarrau bleu de ciel à rouge ceinture et sous sa fine toque des dimanches au panache de fleurs de fève, qu'on ne pouvait s'empêcher de l'admirer comme un vrai miracle de la nature, en sorte qu'il y avait nombre de gens qui le croyaient génie ou fée.

Il faut avouer que bien des choses donnaient crédit à cette supposition du moyen peuple. D'abord, la chaumine et son champ de fèves, où une vache n'eût trouvé que brouter quelques années auparavant, étaient devenus un des bons domaines de la contrée, sans que l'on pût dire comment; car de voir des pieds de fèves qui poussent, qui fleurissent, qui passent fleur, et des fèves qui mûrissent dans leur gousse, il n'y a vraiment rien de plus ordinaire; mais de voir un champ de fèves qui grandit sans qu'on n'y ait rien ajouté par acquisition ou par empiètement méchamment fait sur le terrain d'autrui, c'est ce qui passe la portée de l'entendement. Cependant le champ de fèves allait toujours grandissant et grandissant, grandissant à vent, grandissant à bise, grandissant à matin, grandissant à ponant; et les voisin avaient beau mesurer leurs terres, leur compte s'y trouvait toujours avec le bénéfice d'une sexterée ou deux, de manière qu'ils en vinrent à penser naturellement que tout le pays était en croissance. D'un autre côté, les fèves donnaient si fort, que la chaumine n'aurait pu contenir sa récolte, si elle ne s'était notablement élargie; et cependant elles avaient manqué partout à plus de cinq lieues à la ronde, ce qui les rendait hors de prix, à cause du grand usage qu'on en faisait à la table des rois et des seigneurs. Au milieu de cette abondance, Trésor des Fèves suffisait à toutes choses, retournant la terre, triant les semences, mondant les plans, sarclant, fouissant, serfouant, moissonnant, écossant et, de surcroît, entretenant soigneusement les haies et les échaliers: après quoi, il employait le temps qui lui restait à recevoir les acheteurs et à régler les marchés, car il savait lire, écrire et calculer sans avoir appris: c'était une véritable bénédiction.

Une nuit que Trésor des Fèves dormait, le vieux dit à la vieille:

- Voilà Trésor des Fèves qui a porté un grand avantage à notre bien, puisqu'il nous a mis en état de passer doucement, sans rien faire, quelques années qui nous restent à vivre encore. En lui donnant par testament l'héritage de tout ceci, nous n'avons fait que lui rendre ce qui lui appartient; mais nous serions ingrats envers cet enfant si nous n'avisions à lui procurer un rang plus convenable dans le monde que celui de marchand de fèves. C'est bien dommage qu'il soit trop modeste pour avoir brevet de savant dans les universités et un tantinet trop petit pour être général.

- C'est dommage, dit la vieille, qu'il n'ait pas étudié pour apprendre le nom de cinq ou six maladies en latin; on le recevrait médecin tout de suite.

- Quant aux procès, continua le vieux, j'ai peur qu'il n'ait trop d'esprit et de raison pour en jamais débrouiller tout seul. - Remarquez qu'on n'avait pas encore inventé les philanthropes.

- J'ai toujours eu en idée, reprit la vieille, qu'il épouserait Fleur des Pois quand il serait d'âge.

- Fleur des Pois, dit le vieillard en hochant la tête, est trop grande princesse pour épouser un pauvre enfant trouvé, qui n'aura vaillant qu'une chaumine et un champ de fèves. Fleur des Pois, ma mie, est un parti pour le sous-préfet ou pour le procureur du roi, et peut-être pour le roi lui-même, s'il devenait veuf. Nous parlons ici de choses sérieuses, et vous n'êtes pas raisonnable.

- Trésor des Fèves l'est plus que nous deux ensemble, répondit la vieille, après avoir un brin réfléchi. C'est d'ailleurs lui que l'affaire concerne, et il serait de mauvaise grâce de la pousser plus avant sans le consulter.

Là-dessus, le vieux et la vieille s'endormirent profondément.

Le jour commençait à poindre quand Trésor des Fèves sauta de son lit pour aller au champ selon sa coutume. Qui fut étonné? ce fut lui, de ne trouver que ses habits de fête au bahut où il avait rangé les autres en se couchant.

"C'est cependant jour ouvrable ou jamais, si le calendrier n'est en défaut, dit-il à part lui; et il faut que ma mère ait quelque saint à chômer, dont je n'ouïs parler de ma vie, pour m'avoir préparé durant la nuit mon beau sarrau et ma toque de cérémonie. Qu'il soit fait pourtant comme elle l'entend, car je ne voudrais pas la contrarier en rien dans son grand âge, et quelques heures perdues se retrouveront aisément sur ma semaine, en me levant plus tôt et en rentrant plus tard."

Sur quoi Trésor des Fèves s'habilla aussi galamment qu'il le put après avoir prié Dieu pour la santé de ses parents et la prospérité de ses fèves. Comme il se disposait à sortir, afin d'avoir au moins un coup d'oeil à donner à ses échaliers avant le réveil de la vieille et du vieux, il rencontra la vieille sur l'huis, qui apportait un bon brouet tout fumant, et le plaça sur sa petite table avec une cuiller de bois:

- Mange, mange, lui dit-elle, et ne te fais pas faute de ce brouet au miel avec une pointe d'anis vert, comme tu l'aimais quand tu étais encore tout enfant; car tu as du chemin, mon mignon, et beaucoup de chemin à faire aujourd'hui.

- Voilà qui est bien, dit Trésor des Fèves en la regardant d'un air étonné; mais où donc m'envoyez-vous?

La vieille s'assit sur une escabelle qui était là, et les deux mains sur ses genoux:

- Dans le monde, répondit-elle en riant, dans le monde, mon petit Trésor! tu n'as jamais vu que nous, et deux ou trois méchants regrattiers auxquels tu vends tes fèves pour fournir aux dépenses de la maisonnée, digne garçon que tu es; et comme tu dois être un jour un grand monsieur, si le prix des fèves se soutient, il est bon, mon mignon, que tu fasses des connaissances dans la belle société. Il faut te dire qu'il y a une grande ville, à trois quarts de lieues d'ici, où l'on rencontre à chaque pas des seigneurs en habit d'or et des dames en robe d'argent, avec des bouquets de roses tout autour. Ta jolie petite mine si gracieuse et si éveillée ne manquera pas de les frapper d'admiration; et je serai bien trompée si tu passes le jour sans obtenir quelque profession honorable où l'on gagne beaucoup d'argent sans travailler, à la cour ou dans les bureaux. Mange donc, mange, mignon, et ne te fais pas faute de ce brouet au miel avec une pointe d'anis vert.

"Comme tu connais mieux la valeur des fèves que celle de la monnaie, continua la vieille, tu vendras au marché ces six litrons de fèves choisies à la grande mesure. Je n'en ai pas mis davantage pour ne pas te charger; avec cela les fèves sont si chères au temps présent, que tu serais bien empêché d'en rapporter le prix, quand on te paierait tout en or. Aussi nous entendons, ton père et moi, que tu en emploieras moitié à t'ébaudir honnêtement, comme il convient à ton âge, ou en achat de quelques joyaux bien ouvrés, propres à te récréer le dimanche, tels que montres d'argent à breloques de rubis ou d'émeraudes, bilboquets d'ivoire et toupies de Nuremberg. Le reste du montant, tu le verseras à la caisse.

Pars donc, mon petit Trésor, puisque tu as fini ton brouet, et avise de ne pas t'attarder en courant après les papillons, car nous mourrions de douleur si tu ne rentrais avant la nuit. - Garde aussi les chemins battus, crainte des loups.

- Vous serez obéis, ma mère, dit Trésor des Fèves en embrassant la vieille, quoique j'aimasse mieux pour mon plaisir passer la journée au champ. Quant aux loups, je n'en ai cure avec ma serfouette.

Disant cela, il pendit hardiment sa serfouette à sa ceinture, et partit d'un pas délibéré.

- Reviens de bonne heure, lui cria longtemps la vieille, qui regrettait déjà de l'avoir laissé partir.

Trésor des Fèves marcha, marcha, faisant des enjambées terribles comme un homme de cinq pieds, et regardant de-ci de-là les choses d'apparence inconnue qui se trouvaient sur sa route; car il n'avait jamais pensé que la terre fût si grande et si curieuse. Cependant, quand il eut marché plus d'une heure, ce qu'il jugeait à la hauteur du soleil, et comme s'il s'étonnait de n'être pas encore rendu à la ville au train qu'il était allé, il lui sembla qu'on le récriait:

- Bou, bou, bou, bou, bou, bou, tui! arrêtez, monsieur Trésor des Fèves, on vous en prie!

- Qui m'appelle? dit Trésor des Fèves, en mettant fièrement la main sur sa serfouette.

- De grâce, arrêtez ici, monsieur Trésor des Fèves! Bou, bou, bou, bou, bou, bou, tui! c'est moi qui vous parle.

- Est-il vrai? dit Trésor des Fèves en dressant son regard jusqu'au sommet d'un vieux pin caverneux et demi-mort, sur lequel un maître hibou se berçait lourdement au souffle du vent; et qu'avons-nous à démêler ensemble, mon bel oiseau?

- Ce serait merveille que vous me reconnussiez, répliqua le hibou, car je ne vous ai obligé qu'à votre insu, comme doit faire un hibou délicat, modeste et homme de bien, en mangeant, un à un, à mes risques et périls, les canailles de rats qui grignotaient, bon an, mal an, la moitié de votre récolte; mais c'est ce qui fait que votre champ vous rapporte aujourd'hui de quoi acheter quelque part un joli royaume, si vous savez vous contenter. Quant à moi, victime malheureuse et désintéressée du dévouement, je n'ai pas au crochet un misérable rat maigre pour mes bons jours, mes yeux s'étant tellement affaiblis à votre service, que j'ai peine à me diriger, même de nuit. Je vous appelais donc, généreux Trésor des Fèves, pour vous prier de m'octroyer un de ces bons litrons de fèves que vous portez pendu à votre bâton, et qui suffirait à soutenir ma triste existence jusqu'à la majorité de mon aîné, que vous pouvez compter pour féal.

- Ceci, monsieur du hibou, s'écria Trésor des Fèves en détachant du bout de son bâton un des trois litrons de fèves qui lui appartenaient, c'est la dette de la reconnaissance, et j'ai plaisir à l'acquitter.

Le hibou s'abattit dessus, le saisit des serres et du bec, et d'un tire-d'aile il l'emporta sur son arbre.

- Oh! que vous partez donc vite, reprit Trésor des Fèves. Oserais-je vous demander, monsieur du hibou, si je suis encore loin du monde où ma mère m'envoie?

- Vous y entrez, mon ami, dit le hibou; et il alla se percher ailleurs.

Trésor des Fèves se remit donc en chemin, allégé d'un de ses litrons, et comme sûr qu'il ne tarderait pas d'arriver; mais il n'avait pas fait cent pas qu'il s'entendit appeler encore.

- Béé-é, béé-é, béé-é, bekki! Arrêtez ci, monsieur Trésor des Fèves, on vous en prie.

- Je crois connaître cette voix, dit Trésor des Fèves en se retournant. Eh! oui, vraiment, c'est cette mièvre effrontée de chevrette de montagne, qui rôdait toujours avec ses petits autour de mon champ pour me rafler quelque bonne lippée. Vous voilà donc, madame la maraudeuse!

- Que dites-vous de marauder, joli Trésor! Ah! vos haies étaient bien trop frondues, vos fossés trop profonds, et vos échaliers trop serrés pour cela! Tout ce qu'on pouvait faire était de tondre le bout de quelques feuilles qui forissaient entre les joints de la claie et c'est au grand bénéfice des pieds que nous émondons, comme dit le commun proverbe:

Dent de mouton porte nuisance

Et dent de chevrette abondance.

- Voilà qui suffit, dit Trésor des Fèves, et le mal que je vous ai souhaité puisse-t-il m'advenir incontinent! Mais qu'aviez-vous à m'arrêter, et que saurais-je faire qui vous fût à gré, dame chevrette?

- Hélas, répondit-elle en versant de grosses larmes... Béé-é, béé-é, bekki... c'est pour vous dire qu'un méchant loup a mangé mon mari le chevret, et que nous sommes en grande misère, l'orpheline et moi, depuis qu'il ne va plus fourrager pour nous; de sorte qu'elle est en danger de mourir de male-faim, si vous ne lui portez aide, la malheureuse biquette! Je vous appelais donc, noble Tésor, pour vous prier de nous faire la charité d'un de ces bons litrons de fèves que vous portez pendus à votre bâton, et qui nous serait un suffisant réconfort, en attendant que nous ayons reçu des secours de nos parents.

- Ceci, dame chevrette, s'écria Trésor des Fèves en détachant du bout de son bâton un des deux litrons de fèves qui lui appartenaient encore, c'est oeuvre de bienfaisance et de compassion que je me tiens heureux d'accomplir.

La chevrette le happa du bout des lèvres et, d'un bond, disparut dans le hallier.

- Oh! que vous partez donc vite! reprit Trésor des Fèves. Oserais-je vous demander, ma voisine, si je suis encore loin du monde où ma mère m'envoie?

- Vous y êtes déjà, cria la chevrette en s'enfonçant parmi les broussailles.

Et Trésor des Fèves se remit en chemin, allégé de deux de ses litrons, et cherchant du regard les murailles de la ville, quand il s'aperçut, à quelque bruit qui se faisait à la lisière du bois, qu'il devait être suivi de près. Il s'élança soudainement de ce côté, sa serfouette à la main; et bien lui en prit, car le compagnon qui l'escortait à pas de loup n'était autre qu'un vieux loup dont la physionomie ne promettait rien d'honnête.

- C'est donc vous, maligne bête, dit Trésor des Fèves, qui me réserviez l'honneur de figurer chez vous au banquet de la vesprée? Heureusement, ma serfouette a deux dents qui valent bien toutes les vôtres, sans vous faire tort; et il faut vous tenir pour dit, mon compère, que vous souperez aujourd'hui sans moi. Regardez-vous de plus comme bien chanceux, s'il vous plaît, que je ne venge pas sur votre vilaine personne le mari de la chevrette, qui était le père de la biquette, et dont la famille est réduite par votre cruauté à une piteuse misère. Je le devrais peut-être, et je le ferais justement, si je n'avais été nourri dans l'horreur du sang, jusqu'au point de ménager des loups!

Le loup, qui avait écouté jusqu'alors en toute humilité, partit subitement d'une longue et plaintive exclamation, en levant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin:

- Puissance divine qui m'avez donné la robe des loups, dit-il en sanglotant, vous savez si j'en ai jamais senti dans mon coeur les mauvaises inclinations! Vous êtes maître cependant, monseigneur, ajouta-t-il avec abandon, la tête respectueusement penchée vers Trésor des Fèves, de disposer de ma triste vie, que je remets à votre merci, sans crainte et sans remords. Je périrai content de vos mains, s'il vous convient de m'immoler en expiation des crimes trop avérés de ma race; car je vous ai toujours aimé tendrement, et parfaitement honoré, depuis le temps où je prenais un innocent plaisir à vous caresser au berceau, quand madame votre mère n'y était pas. Vous étiez dès lors de si bonne mine, et si imposante, qu'on aurait deviné, rien qu'à vous voir, que vous deviendriez un prince puissant et magnanime comme vous êtes. Je vous prie seulement de croire, avant de me condamner, que je n'ai pas trempé mes pattes sanglantes à l'assassinat perpétré sur l'époux infortuné de la chevrette. Elevé dans les principes d'abstinence et de modération auxquels je n'ai failli de toute ma vie de loup, j'étais alors en mission pour répandre les saines doctrines de la morale parmi les tribus lupines qui relèvent de ma communauté, et pour les amener graduellement, par l'enseignement et par l'exemple, à la pratique d'un régime frugal, qui est le but essentiel de la perfectibilité des loups. Je vous dirai mieux, monseigneur, l'époux de la chevrette fut mon ami; je chérissais en lui d'heureuses dispositions, et nous voyageâmes souvent ensemble en devisant, parce qu'il avait beaucoup d'esprit naturel et de goût pour apprendre. Une malheureuse rixe de préséance (vous savez combien le caractère de sa nation est chatouilleux sur ce chapitre) occasionna sa mort en mon absence, et je ne m'en suis pas consolé.

Et le loup pleura, ce semblait, du profond de son coeur, ni plus ni moins que la chevrette.

- Vous me suiviez pourtant, dit Trésor des Fèves, sans remboîter le double fer de sa serfouette.

- Il est vrai, monseigneur, répondit le loup en câlinant; je vous suivais dans l'espérance de vous intéresser à mes vues bénévoles et philosophiques en quelque endroit plus propre à la conversation. Las! me disais-je, si monseigneur Trésor des Fèves, dont la réputation est si étendue et si accréditée dans le pays, voulait contribuer de sa part au plan de réforme que j'ai fait, il en aurait une belle occasion aujourd'hui; je suis caution qu'il ne lui en coûterait qu'un des litrons de bonnes fèves qu'il porte pendus à son bâton, pour affriander une table d'hôte de loups, de louvats et de louveteaux à la vie granivore, et pour sauver des générations innombrables de chevrettes et de chevrets, de biquettes et de biquets.

- C'est le dernier de mes litrons, pensa Trésor des Fèves mais qu'ai-je affaire de bilboquet, de rubis et de toupie? Et qu'est-ce qu'un plaisir d'enfant au prix d'une action utile?

- Voilà ton litron de fèves! s'écria-t-il en détachant du bout de son bâton le dernier des litrons que sa mère lui avait donnés pour ses menus plaisirs, mais sans fermer sa serfouette. C'est le reste de ma fortune, ajouta-t-il; mais je n'y ai point de regret, et je te serai reconnaissant, ami loup, si tu en fais le bon usage que tu m'as dit.

Le loup y enfonça ses crocs, et l'emporta d'un trait vers sa tanière.

- Oh! que vous partez donc vite! reprit Trésor des Fèves. Oserais-je vous demander, messire loup, si je suis encore loin du monde où ma mère m'envoie?

- Tu y es depuis longtemps, répondit le loup en riant de travers, et tu y resterais bien mille ans, sans voir autre chose que ce que tu as vu.

Trésor des Fèves se remit alors en chemin, allégé de ses trois litrons, et cherchant toujours du regard les murailles de la ville, qui ne se montraient jamais. Il commençait à céder à la lassitude et à l'ennui, quand des cris perçants, qui partaient d'un petit sentier détourné, réveillèrent son attention. Il courut au bruit.

- Qu'est-ce, dit-il, la serfouette à la main, et qui a besoin de secours? Parlez, je ne vous vois pas.

- C'est moi, monsieur Trésor des Fèves; c'est Fleur des Pois, répondit une petite voix pleine de douceur, qui vous prie de la délivrer de l'embarras où elle se trouve; il ne faut que vouloir, et il ne vous en coûtera guère.

- Eh! vraiment, madame, je n'ai point coutume de regarder à ce qu'il m'en coûtera pour obliger! Vous pouvez disposer de ma fortune et de mon bien, continua-t-il, à l'exception de ces trois litrons de fèves que je porte pendus à mon bâton, parce qu'ils ne m'appartiennent pas, mais à mon père et à ma mère, et que j'ai donné tout à l'heure ceux qui étaient miens à un vénérable hibou, à un saint homme de loup qui prêche comme un ermite, et à la plus intéressante des chevrettes de montagne. Il ne me reste pas une seule fève que j'aie licence de vous offrir.

- Vous vous moquez, reprit Fleur des Pois, un peu piquée. Qui vous parle de vos fèves, seigneur? Je n'ai que faire de vos fèves, grâce à Dieu; et on ne sait ce que c'est dans mon office. Le service que je vous demande, c'est de mettre le doigt sur le bouton de ma calèche pour en relever la capote, sous laquelle je suis près d'étouffer.

- Je ne demanderais pas mieux, madame, s'écria Trésor des Fèves, si j'avais l'honneur de voir votre calèche; mais il n'y a pas ombre de calèche dans ce sentier, qui me paraît d'ailleurs peu voyable aux équipages. Cependant, je ne mettrai pas longtemps meshuy à la découvrir, car je vous entends de bien près.

- Eh quoi! dit-elle en s'éclatant de rire, vous ne voyez pas ma calèche! Vous avez failli l'écraser en courant comme un étourdi! Elle est devant vous, aimable Trésor des Fèves, et il est facile de la reconnaître à son apparence élégante, qui a quelque chose de celle d'un pois chiche.

- Tellement l'apparence d'un pois chiche, rumina Trésor des Fèves en s'accroupetonnant, que je me serais laissé prendre avant d'y voir autre chose qu'un pois chiche.

Un coup d'oeil suffit pourtant à Trésor des Fèves pour remarquer que c'était un fort gros pois chiche, plus rond qu'une orange et plus jaune qu'un citron, porté sur quatre petites roues d'or, et muni d'un joli portemanteau qui était fait d'une petite gousse de pois, verte et lustrée comme maroquin.

Il se hâta de mettre la main sur le bouton, et la porte s'ouvrit.

Fleur des Pois en jaillit comme une graine de balsamine et tomba, leste et joyeuse, sur ses talons. Trésor des Fèves se releva émerveillé, car il n'avait jamais rien imaginé d'aussi beau que Fleur des Pois. C'était en effet le minois le plus accompli qu'un peintre puisse inventer: des yeux longs comme des amandes, violets comme des betteraves, aux regards pointus comme des alènes, et une bouche fine et moqueuse qui ne s'entrouvrait à demi que pour laisser voir des dents blanches comme albâtre et luisantes comme émail. Sa robe courte, un peu flottante, panachée de flammes roses, comme les fleurs qui viennent aux pois, parvenait à peine à moitié de ses jambes faites au tour, chaussées d'un bas de soie blanc aussi tendu que si on avait employé le cabestan, et terminées par des pieds si mignons qu'on ne pouvait les voir sans envier le bonheur du cordonnier qui les avait de sa main emprisonnées dans le satin.

- De quoi t'étonnes-tu? dit Fleur des Pois. Ce qui prouve, par parenthèse, que Trésor des Fèves n'avait pas l'air extrêmement spirituel dans ce moment-là.

Trésor des Fèves rougit; mais il se remit bientôt.

- Je m'étonne, répondit-il modestement, qu'une aussi belle princesse, qui est à peu près de ma taille, ait pu tenir dans un pois chiche.

- Vous déprisez mal à propos ma calèche, Trésor des Fèves, reprit Fleur des Pois. On y voyage très commodément quand elle est ouverte; et c'est par hasard que je n'y ai pas mon grand écuyer, mon aumônier, mon gouverneur, mon secrétaire des commandements, et deux ou trois de mes femmes. J'aime à me promener seule et ce caprice m'a valu l'accident qui m'est arrivé. Je ne sais si vous avez jamais rencontré en société le roi des Grillons, qui est fort reconnaissable à son masque noir et poli comme celui d'Arlequin, à deux cornes droites et mobiles, et à certaine symphonie de mauvais goût dont il a coutume d'accompagner ses moindres paroles. Le roi des Grillons me faisait la grâce de m'aimer; il n'ignorait pas que ma minorité expire aujourd'hui, et qu'il est de l'usage des princesses de ma maison de prendre un mari à dix ans. Il s'est trouvé sur ma route, suivant l'usage, pour l'obséder du tintamarre infernal de ses carillonnantes déclarations, et je lui ai répondu, comme à l'ordinaire, en me bouchant les oreilles!

- O bonheur! dit Trésor des Fèves enchanté: vous n'épouserez pas les roi des Grillons!

- Je ne l'épouserai pas, répondit Fleur des Pois, avec dignité. Mon choix était fait. Je ne lui eus pas plus tôt signifié ma résolution que l'odieux Cri-Cri (c'est le nom de ce monarque) s'élança d'un bond sur ma voiture, comme s'il avait voulu la dévorer, et qu'il en fit brutalement tomber la capote. "Marie-toi, maintenant, me dit-il, impertinente mijaurée! marie-toi, si tu peux, et si jamais mari vient te chercher dans cet équipage! Quant à moi, je ne fais pas plus cas de ton royaume et de ta main que d'un pois chiche.

- Si vous pouviez me dire en quel trou le roi des Grillons s'est caché, s'écria Trésor des Fèves furieux, je l'aurais bientôt déterré avec ma serfouette, et je l'amènerais, pieds et poings liés, princesse, à votre discrétion. Je comprends cependant son désespoir, ajouta-t-il en laissant tomber son front sur sa main. Mais ne pensez-vous pas qu'il faut que je vous accompagne jusque dans vos Etats, pour vous mettre à l'abri de ses poursuites?

- Il le faudrait, en effet, magnanime Trésor des Fèves, si j'étais loin de ma frontière; mais voilà un champ de pois musqués où je ne compte que des sujets fidèles, et dont l'approche est interdite à mon ennemi.

Ainsi parlant, elle frappa la terre du pied, et tomba suspendus des deux bras à deux tiges penchantes qui s'inclinèrent et se relevèrent sous elle, en semant ses cheveux des débris de leurs fleurs parfumées.

Pendant que Trésor des Fèves se complaisait à la regarder, et je vous réponds que j'y aurais pris plaisir moi-même, elle le fixait des traits acérés de ses yeux, le liait des petits plis de son sourire, tellement qu'il aurait voulu mourir dans la joie de la voir ainsi, et qu'il y serait peut-être encore si elle ne l'avait averti.

- C'est trop vous avoir retenu, lui dit-elle, car je sais que le commerce des fèves est fort affaireux par le temps qui court; mais ma calèche, ou plutôt la vôtre, vous ferra regagner les moments perdus. Ne m'offensez pas, je vous prie, du refus d'un si mince cadeau. J'ai des millions de calèches pareilles dans les greniers du château, et quand j'en veux une nouvelle, je la trie sur le volet au milieu d'une poignée, et je donne le reste aux souris.

- Le moindre des bienfaits de Votre Altesse ferait la gloire et le bonheur de ma vie, répondit Trésor des Fèves; mais elle ne pense pas que je suis encore chargé de provisions. Or, je conçois à merveille, si bien mesurées que soient mes fèves, qu'il y aurait moyen de faire entrer assez commodément votre calèche dans un de mes litrons; mais mes litrons dans votre calèche, c'est une chose impossible.

- Essaie, dit Fleur des Pois en riant et en se balançant à ses fleurs; essaie, et ne t'émerveille pas de tout, comme un enfant qui n'a rien vu.

En effet, Trésor des Fèves n'éprouva aucune difficulté à placer les trois litrons dans la caisse de la voiture; elle en aurait contenu trente et davantage. Il fut un peu mortifié.

- Je suis prêt à partir, madame, reprit-il en se plaçant lui-même sur un coussin bien rembourré dont l'ampleur lui permettait de s'accommoder fort agréablement dans toutes les positions jusqu'à s'y coucher tout du long s'il lui en avait pris envie. Je dois à la tendresse de mes parents de ne pas leur laisser d'inquiétude sur ce que je suis devenu à notre première séparation, et je n'attends plus que votre cocher qui s'est enfui épouvanté, sans doute, à l'incartade grossière du roi des Grillons, en reconduisant l'attelage et en emportant les brancards. Alors j'abandonnerai ces lieux avec l'éternel regret de vous avoir vue sans espérer vous revoir.

- Bon! repartit Fleur des Pois sans avoir l'air de prendre garde à cette dernière partie du discours de Trésor des Fèves, qui tirait fort à conséquence; bon! ma calèche n'a ni cocher, ni brancards, ni attelage: elle marche à la vapeur, et il n'y a pas d'heure où elle ne fasse aisément cinquante mille lieues. Je te demande si tu seras en peine de retourner chez toi quand cela te conviendra. Il suffira que tu retiennes bien le geste et le mot dont je me servirai pour la mettre en route. Le portemanteau contient différents objets qui peuvent te servir en voyage, et qui t'appartiennent sans réserve. En l'ouvrant à la manière dont tu ouvrirais une gousse de pois verts, tu y trouveras trois écrins de la forme et de la juste grosseur d'un pois, suspendus chacun d'un fil léger qui les soutient dans leur étui comme des pois en cosse, de telle façon qu'ils ne puissent se heurter dommageablement dans les déménagements et le transport: c'est un travail merveilleux. Ils céderont à la pression de ton doigt comme le soufflet de ma calèche, et tu n'auras plus qu'à en semer le contenu en terre dans un trou fait à la pointe de ta serfouette, pour voir poindre, trésir, éclore tout ce que tu auras souhaité. N'est-ce pas miracle, cela? Retiens bien seulement que, le troisième épuisé, il ne me reste rien à t'offrir, car je n'ai à moi que trois pois verts, comme tu n'avais que trois litrons de fèves et la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Es-tu disposé à te mettre en route maintenant?

Sur le signe affirmatif de Trésor des Fèves, qui ne se sentait pas la force de parler, Fleur des Pois fit claquer le pouce de sa main droite contre le doigt du milieu, en criant:

- Partez, pois chiche!

Et le pois chiche était à plus de quinze cents kilomètres du champ musqué de Fleur des Pois que les yeux de Trésor des Fèves le cherchaient encore inutilement.

- Hélas! dit-il.

C'est que ce serait faire tort à la célérité du pois chiche que de dire qu'il parcourait l'espace avec la célérité d'une balle d'arquebuse. Les bois, les villes, les montagnes, les mers disparaissaient incomparablement plus vite sur son passage que les ombres chinoises de Séraphin sous la baguette du fameux magicien Rhotomago. Les horizons les plus lointains se dessinaient à peine dans une immense profondeur, qu'ils s'étaient précipités sur le pois chiche, et que Trésor des Fèves se serait efforcé en vain de les retrouver derrière lui. Pendant qu'il se retournait, crac, ils n'y étaient plus. Enfin, il avait plusieurs fois repris l'avance sur le soleil; plusieurs fois il l'avait rejoint au retour pour le devancer encore, dans de brusques alternatives de jour et de nuit, quand Trésor des Fèves se douta qu'il avait laissé de côté la ville qu'il allait voir, et le marché où il portait vendre ses litrons.

- Les ressorts de cette voiture sont un peu gais, imagina-t-il soudain; car on n'oublie pas qu'il était doué d'un esprit très subtil. Elle est partie à l'étourdie avant que Fleur des Pois eût achevé de s'expliquer sur ma destination, et il n'y a pas de raison pour que ce voyage finisse dans tous les siècles des siècles; cette aimable princesse, qui est assez évaporée, comme le comporte sa jeunesse, ayant bien pensé à me dire en quelle sorte on mettait sa calèche en route, mais non pas ce qu'il fallait faire pour l'arrêter.

Effectivement, Trésor des Fèves s'était servi sans succès de toutes les interjections malsonnantes qu'il eût jamais recueillis, pudeur gardée, de la bouche blasphématoire des voiturins et des muletiers, gens de pauvre éducation et de méchant langage. La diantre de calèche allait toujours, elle n'allait que de plus belle; et, pendant qu'il fouillait dans sa mémoire pour varier ses apostrophes de plus d'euphémismes que n'en pourrait enseigner la rhétorique, madame la calèche coupait des latitudes à la course, et passait sur le ventre de dix royaumes qui n'en pouvaient mais.

- Le diable t'emporte, chienne de calèche! s'écriait Trésor des Fèves.

Et le diable obéissant, ne manquait pas d'emporter la calèche des tropiques aux pôles, ou des pôles aux tropiques, et de la ramener par tous les cercles de la sphère, sans égard au changement insalubre des températures. Il y avait de quoi rôtir ou se morfondre avant peu, si Trésor des Fèves n'avait été doué, ainsi que nous l'avons dit souvent, d'une admirable intelligence.

Voire, dit-il en lui-même, puisque Fleur des Pois l'a lancée à travers le monde, en lui disant: "Partez, pois chiche!..."on l'arrêterait peut-être en lui disant le contraire. Cela était extrêmement logique.

- Arrêtez, pois chiche! cria Trésor des Fèves en faisant claquer le pouce de sa main droite contre le doigt du milieu, comme il l'avait vu faire à Fleur des Pois.

Voyez si une académie tout entière aurait aussi bien trouvé! Le pois chiche s'arrêta si juste, que vous ne l'auriez pas mieux arrêté en le fichant sur terre avec un clou. Il ne bougea.

Trésor des Fèves descendit de son équipage, le ramassa précieusement, et le laissa couler dans une bougette de cuir qu'il avait à sa ceinture pour y serrer les échantillons de ses fèves, mais après en avoir retiré le portemanteau.

L'endroit où la calèche de Trésor des Fèves s'était ainsi butée à son ordre n'est pas décrit par les voyageurs. Bruce le place aux sources du Nil, M. Douville au Congo, et M. Caillé à Tombouctou. C'était une plaine sans bornes, si sèche, si rocailleuse et si sauvage qu'il n'y avait pas un buisson sous lequel gîter, ni une mousse du désert pour reposer sa tête endormie, ni une feuille nourricière ou rafraîchissante pour apaiser la faim et la soif. Trésor des Fèves ne s'inquiéta point. Il fendit proprement de l'ongle son portemanteau, et il en détacha un des trois petits écrins dont Fleur des Pois lui avait fait la description.

Ensuite, il l'ouvrit comme il avait fait de la calèche, et semant son contenu à terre à la pointe de la serfouette: "Il en arrivera ce qui pourra, dit-il, mais j'aurais grand besoin d'un pavillon pour me couvrir cette nuit, ne fût-il que d'une plante de pois en fleur; d'un petit régal pour me nourrir, ne fût-il que d'une purée de pois au sucre; et d'un lit pour me coucher, ne fût-il que d'une plume de colibri. Aussi bien, je ne saurais revoir mes parents d'aujourd'hui, tant je me sens pressé d'appétit, et courbatu de la fatigue du voyage".

Trésor des Fèves n'avait pas fini de parler qu'il vit sourdre du sable un superbe pavillon en forme de plante de pois, qui monta grandit, s'épanouit au loin, s'appuya, d'espace en espace, sur dix échalas d'or, se répandit de toutes parts en gracieuses tentures de feuillages, parsemées de fleurs de pois, et s'arrondit en arcades innombrables, dont chacune supportait à la clef de son cintre un riche lustre de cristal chargé de bougies musquées. Tout le fond des arcades était garni de glaces de Venise, d'une hauteur démesurée, qui n'avaient pas le moindre défaut, et qui réfléchissaient les lumières à éblouir d'une lieue la vue d'un aigle de sept ans.

Sous les pieds de Trésor des Fèves, une feuille de pois, tombée d'accident de la voûte, s'élargit en magnifique tapis diapré de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel et d'une multitude d'autres. Bien plus, ce tapis était bordé de guéridons de bois d'aloès et de sandal, qui semblaient prêts à s'affaisser sous le poids de pâtisseries et des confitures, ou sur lesquels des fruits glacés au marasquin cernaient élégamment dans leurs coupes de porcelaine surdorée une bonne jatte de purée de petits pois au sucre, marbrée à sa surface de raisins de Corinthe noirs comme le jais, de vertes pistaches, de dragées de coriandre et de tranches d'ananas.

Au milieu de toutes ces pompes, Trésor de Fèves ne fut cependant pas en peine de reconnaître son lit, c'est-à-dire la plume de colibri qu'il avait souhaitée, et qui scintillait dans un coin, comme une escarboucle tombée de la couronne du grand Mogol, quoiqu'elle fût si petite qu'on l'aurait cachée d'un grain de mil. Trésor de Fèves pensa d'abord que ce sommier répondait peu au reste des commodités du pavillon; mais, à mesure qu'il regardait la plume de colibri, elle se mit à foisonner tellement qu'il eut bientôt de plumes de colibris à la hauteur de la main, couchette de molles topazes, de flexibles saphirs et d'opales élastiques où un papillon aurait enfoncé en s'y posant. "Assez, dit Trésor de Fèves, assez, plume de colibri! Je dormirai trop bien comme cela!"

Que notre voyageur ait fait fête à son banquet et qu'il eût hâte de se reposer, cela n'a pas besoin d'être dit. L'amour lui trottait bien un peu dans la tête; mais douze ans ne sont pas l'âge où l'amour ôte le sommeil, et Fleur de Pois, à peine vue, n'avait laissé à sa pensée que l'impression d'un rêve charmant dont le sommeil seul pouvait lui rendre l'illusion. Raison de plus pour dormir, s'il vous en souvient comme à moi. Toutefois, Trésor de Fèves état trop prudent pour s'abandonner à cette joie paresseuse avant de s'être assuré de l'extérieur de son pavillon, dont l'éclat suffisait pour attirer de fort loin les voleurs et les gens du roi. Il y en a en tous pays. Il sortit donc de l'enceinte magique, la serfouette ouverte à la main, comme d'habitude, pour faire le tour de sa tente et aviser au bon état de son campement.

Aussitôt qu'il fut parvenu à son extrême frontière (c'était un petit ravin creusé par les eaux, et que la biquette aurait franchi sans façon), Trésor des Fèves s'arrêta, transi du frisson d'un homme de coeur; car le vrai courage a des terreurs communes à notre pauvre humanité et ne s'affermit en lui-même que par réflexion. Il y avait, ma foi, de quoi réfléchir au spectacle dont je parle!

C'était un front de bataille où reluisaient dans l'obscurité d'une nuit sans étoiles deux cents yeux ardents et immobiles, au-devant desquels couraient sans relâche de la droite à la gauche, de la gauche à la droite et sur les flancs, deux yeux perçants et obliques dont l'expression indiquait assez la ronde d'un général fort actif. Trésor des Fèves ne connaissait ni Lavater, ni Gall, ni Spurzheim; il n'était pas de la société phrénologique, mais il avait l'instinct de simple nature qui instruit tous les êtres créés à discerner de loin la physionomie d'un ennemi; et il n'eut pas regardé un moment le commandant en chef de cette louvetaille affamée sans reconnaître en lui le loup couard et patelin qui lui avait adroitement escroqué, sous couleur de philosophie et de vertu, le dernier de ses litrons.

- Messire loup, dit Trésor des Fèves, n'a pas perdu de temps pour rassembler son bercail et le mettre à ma poursuite! Mais par quel mystère ont-ils pu me rejoindre, tous tant qu'ils sont, si ces vauriens de loups n'ont aussi voyagé en pois chiche?

- C'est probablement, reprit-il en soupirant, que les secrets de la science ne sont pas inconnus des méchants; et je n'oserais pas jurer, quand j'y pense, que ce ne sont pas eux qui les ont inventés pour mieux engeigner les bonnes créatures dans leurs détestables machinations.

Trésors des Fèves était réservé dans ses entreprises, mais soudain dans ses résolutions: il exhiba donc hâtivement de sa bougette le portemanteau qu'il y avait glissé à côté de sa calèche; il en détacha le second de ses petits pois, l'ouvrit comme il avait fait le premier et la calèche, et sema son contenu en terre, à la pointe de la serfouette.

- Il en arrivera ce qui pourra, dit-il; mais j'aurais grand besoin cette nuit d'une muraille solide, ne fût-elle pas plus épaisse que celle de la chaumine, et d'une claie bien serrée, ne fût-elle pas plus forte que celle de mes échaliers, pour me défendre de messieurs les loups.

Et des murailles se dressèrent, non pas murailles de chaumine, mais murailles de palais; et des claies germèrent de tous les portiques, non pas des claies en façon d'échaliers, mais hautes grilles seigneuriales d'acier bleu, à flèches et buissons dorés, où loup, ni blaireau, ni renard n'aurait passé sans se meurtrir ou se navrer la fine pointe de son museau. Au point où en était alors la stratégie des loups, l'armée des loups n'y avait que faire. Après avoir tenté quelques pointes, elle se retira en mauvais ordre.

Tranquille sur la suite de cet événement, Trésor des Fèves regagna son pavillon; mais ce fut cette fois sur des parvis de marbre, à travers des péristyles illuminés comme pour une noce, des escaliers qui montaient toujours et des galeries sans fin. Il fut aise de retrouver son pavillon de fleurs de pois au coeur d'un grand jardin verdoyant et florissant qu'il ne se connaissait pas, et son lit de plumes de colibri, où je suppose qu'il dormit plus heureux qu'un roi. On sait que je n'exagère jamais.

Son premier soin du lendemain fut de visiter la somptueuse demeure qu'il s'était trouvée dans un petit pois, et dont le moindres beautés le remplirent d'étonnement; car l'ameublement répondait très bien à la bonne mine du dehors. Il examina en détail son musée de tableaux, son cabinet des antiques, son casier des médailles, ses insectes, ses coquillages, sa bibliothèque, délicieuses merveilles encore nouvelles pour lui. Ses livres le charmèrent surtout par le goût délicat qui avait présidé à leur choix. Ce qu'il y a de plus exquis dans la littérature et de plus utile dans les sciences humaines s'y trouvait rassemblé pour le plaisir et l'instruction d'une longue vie, comme les Aventures de l'ingénieux don Quichotte de la Manche, les chefs-d'oeuvre de la Bibliothèque bleue, de la fameuse édition de Mme Oudot; des Contes de fées de toute sorte, avec de belle images en taille-douce; une collection de Voyages curieux et récréatifs, dont les plus authentiques étaient déjà ceux de Robinson et de Gulliver; d'excellents Almanachs pleins d'anecdotes divertissantes et de renseignements infaillibles sur les phases de la lune et les jours propres aux semailles; des Traités innombrables, écrits d'une manière fort simple et fort claire, sur l'agriculture, le jardinage, la pêche à la ligne, la chasse au filet et l'art d'apprivoiser les rossignols; tout ce qu'on peut désirer enfin quand on est parvenu à connaître ce que valent les livres de l'homme et son esprit: il n'y avait d'ailleurs point d'autres savants, point d'autres philosophes, point d'autres poètes, par la raison incontestable que tout savoir, toute philosophie, toute poésie sont là ou ne seront jamais nulle part: c'est moi qui vous en réponds.

Pendant qu'il procédait ainsi à l'inventaire de ses richesses, Trésors des Fèves se sentit frappé du reflet de son image dans un des miroirs dont tous les salons étaient ornés. Si la glace n'était menteuse, il devait avoir grandi, ô prodige! de plus de trois pieds depuis la veille; et la moustache brune qui ombrageait sa lèvre supérieure annonçait distinctement en effet qu'il commençait à passer d'une adolescence robuste à une jeunesse virile. Ce phénomène le travaillait un peu quand une riche pendule, placée entre deux trumeaux, lui permit de l'éclaircir à son grand regret: une des aiguilles marquait le quantième des années, et Trésor des Fèves s'aperçut, à n'en pas douter, qu'il avait réellement vieilli de six ans.

- Six ans! s'écria-t-il, malheur à moi! Mes pauvres parents sont morts de vieillesse et peut-être de besoin! peut-être, hélas! sont-ils morts de la douleur de ma perte! et qu'auront-ils pensé, en mourant, de mon cruel abandon ou de ma pitoyable infortune? Je comprends, calèche maudite, que tu fasses bien du chemin, car tu dévores bien des jours dans tes minutes! Partez donc, partez donc, pois chiche! continua-t-il en tirant le pois chiche de sa bougette et en le lançant par la fenêtre. Allez si loin, damné de pois chiche, que l'on ne vous revoie jamais!

Aussi n'a-t-on jamais revu, à ma connaissance, de pois chiche en façon de chaise de poste qui fît cinquante lieues à l'heure.

Trésor des Fèves descendit ses degrés de marbre plus triste qu'il n'avait jamais fait l'échelle du grenier aux fèves. Il sortit du palais sans le voir; il chemina dans ses plaines incultes, sans prendre garde si les loups n'y avaient pas insolemment bivouaqué pour le menacer d'un blocus. Il rêvait en marchant, se frappait le front de la main et pleurait quelquefois.

- Et qu'aurais-je à souhaiter, maintenant que mes parents n'existent plus? dit-il en tournant machinalement son portemanteau entre ses doigts... Maintenant que Fleur des Pois est depuis six ans mariée, car c'était le jour où je l'ai vue qu'expirait sa dixième année, et cette époque est celle du mariage des princesses de sa maison! D'ailleurs, son choix était fait. - Que m'importe le monde entier, le monde qui ne se composait pour moi que d'une chaumine et d'un champ de fèves que vous ne me rendrez jamais, petit pois vert, ajouta-t-il en le détachant de sa gousse, car les jours si doux de l'enfance ne se renouvellent plus. Allez, petit pois vert, allez où Dieu vous portera, et produisez ce que vous devez produire à la gloire de votre maîtresse, puisque c'en est fait de mes vieux parents, de la chaumine, du champ de fèves et de Fleur des Pois! Allez, petit pois vert, allez bien loin!

Et il le lança de si grande force que le petit pois vert aurait facilement rattrapé le gros pois chiche, si cela avait été de sa nature. - Après quoi, Trésor des Fèves tomba par terre d'accablement et de douleur.

Quand il se releva, tout l'aspect de la plaine était changé. C'était jusqu'à l'horizon une mer sans bornes de brume ou de riante verdure, sur laquelle se roulaient comme des flots confus, au petit souffle des brises, de blanches fleurs à la carène de bateau et aux ailes de papillon, lavées de violet comme celles des fèves ou de rose comme celles des pois; et quand le vent courbait ensemble tous les fronts ondoyants, toutes ces nuances se confondaient dans une nuance inconnue, qui était plus belle mille fois que celle des plus beaux parterres.

Trésor des Fèves s'élança, car il avait tout revu, le champ agrandi, la chaumine embellie, son père et sa mère vivants, et qui accouraient au-devant de lui, bien qu'un peu cassés, de toute la force de leurs jambes, pour lui apprendre comment, depuis le jour de son départ, ils n'avaient manqué de recevoir de ses nouvelles tous les soirs, avec quelques gracieusetés qui ameilleuraient leur vie, et de bonnes espérances de retour qui les avaient sauvés de mourir.

Trésor des Fèves, après les avoir tendrement embrassés, leur donna ses bras pour l'accompagner à son palais. A mesure qu'ils en approchaient, le vieux et la vieille s'ébahissaient de plus en plus, et Trésor des Fèves aurait craint de troubler leur joie. Il ne put cependant s'empêcher de dire en soupirant:

-Ah! si vous aviez vu Fleur des Pois! Mais il y a six ans qu'elle est mariée!

- Et que je suis mariée avec toi, dit Fleur des Pois en ouvrant la grille à deux battants. Mon choix était fait alors, t'en souvient-il? Entrez ici, continua-t-elle en baisant le vieux et la vieille qui ne pouvaient se lasser de l'admirer, car elle était aussi grandie de six ans, et l'histoire indique par là qu'elle en avait seize. - Entrez ici chez votre fils: c'est un pays d'âme et d'imagination où l'on ne vieillit plus et où l'on ne meurt pas.

Il était difficile d'apprendre une meilleure nouvelle à ces pauvres gens.

Les fêtes du mariage s'accomplirent dans toute la splendeur requise entre de si grands personnages, et leur ménage ne cessa jamais d'être un parfait exemple d'amour, de constance et de bonheur.

C'est ainsi que finissent les contes de fées.

 

Le génie bonhomme

Il y avait autrefois des génies. Il y en aurait encore si vous vouliez bien croire tous ceux qui se piquent d'être des génies; mais il ne faut pas s'y fier.

Celui dont il sera question ici n'était pas d'ailleurs de la première volée des génies. C'était un génie d'entresol, un pauvre garçon de génie, qui ne siégeait dans l'assemblée des génies que par droit de naissance, sauf le bon plaisir des génies titrés. Quand il se présenta pour la première fois, j'ai toujours envie de rire quand j'y pense, il avait pris pour devise de son petit étendard de cérémonie: Fais ce que dois, advienne que pourra. Aussi l'appela-t-on le génie BONHOMME. Ce dernier sobriquet est resté depuis aux esprits simples et naïfs qui pratiquent le bien par sentiment ou par habitude, et qui n'ont pas trouvé le secret de faire une science de la vertu.

Quant au sobriquet de génie, on en a fait tout ce qu'on a voulu. Cela ne nous regarde pas.

A plus de deux cents lieues d'ici, et bien avant la Révolution, vivait, dans un vieux château seigneurial, une riche douairière dont ces messieurs de l'Ecole des Chartes n'ont jamais pu retrouver le nom. La bonne dame avait perdu sa bru jeune, et son fils à la guerre. Il ne lui restait pour la consoler dans les ennuis de sa vieillesse que son petit-fils et sa petite-fille qui semblaient être créés pour le plaisir de les voir; car la peinture elle-même, qui aspire toujours à faire mieux que Dieu n'a fait, n'a jamais rien fait de plus joli. Le garçon, qui avait douze ans, s'appelait Saphir, et la fille, qui en avait dix, s'appelait Améthyste. On croit, mais je n'oserais l'assurer, que ces noms leur avaient été donnés à cause de la couleur de leurs yeux, et ceci me permet de vous apprendre ou de vous rappeler deux choses en passant: la première, c'est que le saphir est une belle pierre d'un bleu transparent, et que l'améthyste est une autre qui tire sur le violet. La seconde, c'est que les enfants de grande maison n'étaient ordinairement nommés que cinq ou six mois après leur naissance.On chercherait longtemps avant de rencontrer une aussi bonne femme que la grand-mère d'Améthyste et de Saphir; elle l'était même trop, et c'est un inconvénient dans lequel les femmes tombent volontiers quand elles ont pris la peine d'être bonnes; mais ce hasard n'est pas assez commun pour mériter qu'on s'en inquiète. Nous la désignerons cependant sous le nom de TROPBONNE, afin d'éviter la confusion, s'il y a lieu.

Tropbonne aimait tant ses petits-enfants qu'elle les élevait comme si elle ne les avait pas aimés. Elle leur laissait suivre tous leurs caprices, ne leur parlait jamais d'études, et jouait avec eux pour aiguiser ou renouveler leur plaisir quand ils s'ennuyaient de jouer. Il résultait de là qu'ils ne savaient presque rien et que, s'ils n'avaient pas été curieux comme sont tous les enfants, ils n'auraient rien su du tout.

Cependant Tropbonne était de vieille date l'amie du génie Bonhomme, qu'elle avait vu quelque part dans sa jeunesse. Il est probable que ce n'était pas à la cour. Elle s'accusait souvent auprès de lui, dans leurs entretiens secrets, de n'avoir pas eu la force de pourvoir à l'instruction de ces deux charmantes petites créatures auxquelles elle pouvait manquer d'un jour à l'autre. Le génie lui avait promis d'y penser quand ses affaires le permettraient, mais il s'occupait alors de remédier aux mauvais effets de l'éducation des pédants et des charlatans, qui commençaient à être à la mode. Il avait bien de la besogne.

Un soir d'été cependant, Tropbonne s'était couchée de bonne heure, selon sa coutume; le repos des honnêtes gens est si doux! Améthyste et Saphir s'entretenaient dans le grand salon de quelques-uns de ces riens qui remplissent la froide oisiveté des châteaux, et ils auraient bâillé plus d'une fois en se regardant, si la nature n'avait pris soin de les distraire par un de ses phénomènes les plus effrayants, et pourtant des plus communs. L'orage grondait au dehors. De minute en minute, les éclairs enflammaient le vaste espace, ou se croisaient en zigzags de feu sur les vitres ébranlées. Les arbres de l'avenue criaient et se fendaient en éclats; la foudre roulait dans les nues comme un char d'airain; il n'y avait pas jusqu'à la cloche de la chapelle qui ne vibrât de terreur, et qui ne mêlat sa plainte longue et sonore au fracas des éléments. Cela était sublime et terrible.

Tout à coup, les domestiques vinrent annoncer qu'on avait recueilli à la porte un petit vieillard, percé par la pluie, transi de froid, et probablement mourant de faim, parce que la tempête devait l'avoir beaucoup écarté de sa route. Améthyste, qui s'était pressée dans son effroi contre le sein de son frère, fut la première à courir à la rencontre de l'étranger; mais comme Saphir était le plus fort et le plus leste, il l'aurait facilement devancée s'il n'avait pas voulu lui donner le plaisir d'arriver avant lui; car ces aimables enfants étaient aussi bons qu'ils étaient beaux. Je vous laisse à penser si les membres endoloris du pauvre homme furent réjouis par un feu pétillant et clair, si le sucre fut ménagé dans le vin généreux qu'Améthyste lui fit sur un petit lit de braise ardente, s'il eut enfin bon souper, bon gîte et surtout bonne mine d'hôte. Je ne vous dirai pas même quel était ce bon vieillard, parce que je veux vous ménager le plaisir de la surprise.

Quand le vieillard fut un peu remis de sa fatigue et de ses besoins, il devint joyeux et causeur, et les jeunes gens y prirent plaisir. Les jeunes gens de ce temps-là ne dédaignaient pas la conversation des vieilles gens, où ils pensaient avec raison qu'on peut apprendre quelque chose.

Aujourd'hui, la vieillesse est beaucoup moins réputée, et je n'en suis pas surpris. La jeunesse a si peu de chose à apprendre.

- Vous m'avez si bien traité, leur dit-il, que mon coeur s'épanouit à l'idée de vous savoir heureux. Je suppose que, dans ce château magnifique, où tout vous vient à souhait, vous devez couler de beaux jours.

Saphir baissa les yeux.

- Heureux, sans doute! répondit Améthyste. Notre grand-mère a tant de bontés pour nous et nous l'aimons tant! Rien ne nous manque, à la vérité, mais nous nous ennuyons souvent.

- Vous vous ennuyez! s'écria le vieillard avec les marques du plus vif étonnement. Qui a jamais entendu dire qu'on s'ennuyât à votre âge, avec de la fortune et de l'esprit? L'ennui est la maladie des gens inutiles, des paresseux et des sots. Quiconque s'ennuie est un être à charge à la société comme à lui-même, qui ne mérite que le mépris. Mais ce n'est pas tout d'être doué par la Providence d'un excellent naturel comme le vôtre, si on ne le cultive par le travail. Vous ne travaillez donc pas?

- Travailler, répliqua Saphir un peu piqué. Nous sommes riches et ce château le fait assez voir.

- Prenez garde, reprit le vieillard en laissant échapper à regret un sourire amer. La foudre qui se tait à peine aurait pu le consumer en passant.

- Ma grand-mère a plus d'or qu'il n'en faut pour suffire au luxe de sa maison.

- Les voleurs pourraient bien le prendre.

- Si vous venez du côté que vous avez dit, continua Saphir d'un ton assuré, vous avez dû traverser une plaine de dix lieues d'étendue, toute chargée de vergers et de moissons. La montagne qui la domine du côté de l'occident est couronnée d'un palais immense qui fut celui de mes ancêtres, et où ils avaient amené à grands frais toutes les richesses de dix générations!

- Hélas! dit l'inconnu, pourquoi me forcez-vous à payer une si douce hospitalité par une mauvaise nouvelle? Le temps, qui n'épargne rien, n'a pas épargné la plus solide de vos espérances. J'ai côtoyé longtemps la plaine dont vous parlez; elle a été remplacée par un lac. J'ai voulu visiter le palais de vos aïeux, je n'en ai trouvé que les ruines, qui servent tout au plus d'asile aujourd'hui à quelques oiseaux nocturnes et à quelques bêtes de proie. Les loutres se disputent la moitié de votre héritage, et l'autre appartient aux hiboux. C'est si peu, mes amis, que l'opulence des hommes!

Les enfants se regardèrent.

- Il n'y a qu'un bien, poursuivit le vieillard comme s'il ne les avait pas remarqués, qui mette la vie à l'abri de ces dures vicissitudes, et on ne se le procure que par l'étude et le travail. Oh! contre celui-là, c'est en vain que les eaux se débordent, que la terre se soulève, et que le ciel épuise ses fléaux. Pour qui possède celui-là, il n'y a point de revers qui puisse démonter son courage, tant qu'il lui reste une faculté dans l'âme ou un métier dans la main. L'admirable science des arts est la plus belle dot des fiancés. L'aptitude aux soins domestiques est la couronne des femmes. L'homme qui possède une industrie utile, ou des connaissances d'une application commune, est plus réellement riche que les riches, ou plutôt il n'y a que lui de riche et d'indépendant sur la terre. Toute autre fortune est trompeuse et passagère. Elle vaut moins et dure peu.

Améthyste et Saphir n'avaient jamais entendu ce langage. Ils se regardèrent encore et ne répondirent pas. Pendant qu'ils gardaient le silence, le vieillard se transfigurait. Ses traits décrépits reprenaient les grâces du bel âge et ses membres cassés l'attitude saine et robuste de la force. Ce pauvre homme était un génie bienfaisant avec lequel je vous ai déjà fait faire connaissance. Nos jeunes gens ne s'en étaient guère doutés, ni vous non plus.

- Je ne vous quitterai pas, ajouta-t-il en souriant, sans vous laisser un faible gage de ma reconnaissance, pour les soins dont vous m'avez comblé. Puisque l'ennui seul a jusqu'ici troublé le bonheur que la nature vous dispensait d'une manière si libérale, recevez de moi ces deux anneaux qui sont de puissants talismans. En poussant le ressort qui en ouvre le chaton, vous trouverez toujours dans l'enseignement qui y est caché un remède infaillible contre cette triste maladie du coeur et de l'esprit. Si cependant l'art divin qui les a fabriqués trompait une fois mes espérances, nous nous reverrons dans un an et nous aviserons alors à d'autres moyens. En attendant, les petits cadeaux entretiennent l'amitié, et je n'attache à celui-ci que deux conditions faciles à remplir: la première, c'est de ne pas consulter l'oracle de l'anneau sans nécessité, c'est-à-dire avant que l'ennui vous gagne. La seconde, c'est d'exécuter ponctuellement tout ce qu'il vous prescrira.

En achevant ces paroles, le génie Bonhomme s'en alla, et un auteur doué d'une imagination plus poétique vous dirait qu'il disparut. C'est la manière dont les génies prenaient congé.

Améthyste et Saphir ne s'ennuyèrent pas cette nuit-là, et j'imagine cependant qu'ils dormirent peu. Ils pensèrent probablement à leur fortune perdue, à leurs années d'aptitude et d'intelligence plus irréparablement perdues encore. Ils regrettèrent tant d'heures passées dans de vaines dissipations, et qui auraient pu devenir profitables et fécondes s'ils avaient su les employer. Ils se levèrent tristement, se cherchèrent en craignant de se rencontrer, et s'embrassèrent à la hâte en se cachant une larme. Au bout d'un moment d'embarras, la force de l'habitude l'emporta pourtant encore une fois. Ils retournèrent à leurs amusements accoutumés et s'amusèrent moins que de coutume.

- Je crois que tu t'ennuies? dit Améthyste.

- J'allais t'adresser la même question, répondit Saphir; mais j'ai eu peur que l'ennui ne servît de prétexte à la curiosité.

- Je te jure, reprit Améthyste en poussant le ressort du chaton, que je m'ennuie à la mort!

Et au même instant, elle lut, artistement gravée sur la plaque intérieure, cette inscription que Saphir lisait déjà de son côté:

TRAVAILLEZ

POUR VOUS RENDRE UTILES.

RENDEZ-VOUS UTILES

POUR ETRE AIMES.

SOYEZ AIMES

POUR ÊTRE HEUREUX.

- Ce n'est pas tout, observa gravement Saphir. Ce que l'oracle de l'anneau nous prescrit, il faut l'exécuter ponctuellement. Essayons, si tu m'en crois. Le travail n'est peut-être pas plus ennuyeux que l'oisiveté.

- Oh! pour cela, je t'en défie! répondit la petite fille. Et puis l'anneau nous réserve certainement quelque autre ressource contre l'ennui. Essayons comme tu le dis. Un mauvais jour est vite passé.

Sans être absolument mauvais, comme le craignait Améthyste, ce jour n'eut rien d'agréable. On avait fait venir les maîtres, si souvent repoussés, et ces gens-là parlent une langue qui paraît maussade parce qu'elle est inconnue, mais à laquelle on finit par trouver quelque charme quand on en a pris l'habitude.

Le frère et la soeur n'en étaient pas là. Vingt fois, pendant chaque leçon, le chaton s'était entrouvert au mouvement du ressort, et vingt fois l'inscription obstinée s'était montrée à la même place. Il n'y avait pas un mot changé.

Ce fut toujours la même chose pendant une longue semaine; ce fut encore la même chose pendant la semaine qui la suivit. Saphir ne se sentait pas d'impatience. "On a bien raison de dire, murmurait-il en griffonnant un pensum, que les génies de ce temps-ci se répètent! C'est un étrange moyen pour guérir les gens de l'ennui, que de les ennuyer à outrance!"

Au bout de quinze jours, ils s'ennuyaient moins parce que leur amour-propre commençait à s'intéresser à la poursuite de leurs études. Au bout d'un mois, ils s'ennuyaient à peine parce qu'ils avaient déjà semé assez pour recueillir. Ils se divertissaient à lire à la récréation, et même dans le travail, des livres fort instructifs, et cependant fort amusants, en italien, en anglais, en allemand; ils ne prenaient point de part directe à la conversation des personnes éclairées, mais ils en faisaient leur profit, depuis que leurs études les mettaient à portée de les comprendre. Ils pensaient enfin, et cette vie de l'âme que l'oisiveté détruit, cette vie nouvelle pour eux, leur semblait plus douce que l'autre; car ils avaient beaucoup d'esprit naturel. Leur grand-mère était d'ailleurs si heureuse de les voir étudier sans y être contraints, et jouissait si délicieusement de leurs succès! Je me rappelle fort bien que le plaisir qu'ils procurent à leurs parents est la plus pure joie des enfants.

Le ressort joua cependant bien des fois durant la première moitié de l'année; le septième, le huitième, le neuvième mois, on l'exerçait encore de temps à autre. Le douzième, il était rouillé.

Ce fut alors que le génie revint au château comme il s'y était engagé. Les génies de cette époque étaient fort ponctuels dans leurs promesses. Pour cette nouvelle visite, il avait déployé un peu plus de pompe, celle d'un sage qui use de la fortune sans l'étaler en vain appareil, parce qu'il sait le moyen d'en faire un meilleur usage. Il sauta au cou de ses jeunes amis qui ne se formaient pas encore une idée bien distincte du bonheur dont ils lui étaient redevables. Ils l'accueillirent avec tendresse, avant d'avoir récapitulé dans leur esprit ce qu'il avait fait pour eux. La bonne reconnaissance est comme la bonne bienfaisance. Elle ne compte pas.

- Eh bien! enfants, leur dit-il gaiement, vous m'en avez beaucoup voulu, car la science est aussi de l'ennui. Je l'ai entendu dire souvent, et il y a des savants par le monde qui m'ont disposé à le croire. Aujourd'hui, plus d'études, plus de sciences, plus de travaux sérieux! Du plaisir, s'il y en a, des jouets, des spectacles, des fêtes! Saphir, vous m'enseignerez le pas le plus à la mode. Mademoiselle, j'ai l'honneur de vous retenir pour la première contredanse. Je me suis réservé de vous apprendre que vous étiez plus riches que jamais. Ce maudit lac s'est retiré et le séjour de ces conquérants importuns décuple la fertilité de terres. On a déblayé les ruines du palais et on a trouvé dans les fondations un trésor qui a dix fois plus de valeur!...

- Les voleurs pourraient le prendre, dit Améthyste.

- Le lac regagnera peut-être le terrain qu'il a perdu! dit Saphir.

Le génie avait perdu leurs dernières paroles ou il en avait l'air. Il était dans le salon.

- Ce brave homme est bien frivole pour un vieillard! dit Saphir.

- Et bien bête pour un génie, dit Améthyste. Il croit peut-être que je ne finirai pas le vase de fleurs que je peins pour la fête de grand-maman. Mon maître dit qu'il voudrait l'avoir fait et qu'on n'a jamais approché de plus près du fameux monsieur Rabel.

- Je serai fâché, bonne petite soeur, reprit Saphir, d'avoir quelque avantage sur toi ce jour-là; mais j'espère qu'elle aura autant de joie qu'on peut en avoir sans mourir, en comptant mes six couronnes.

- Encore faudra-t-il travailler pour cela, reprit Améthyste, car tes cours ne sont pas finis.

- Aussi faudra-t-il travailler pour finir ton vase de fleurs, répliqua Saphir, car il n'est pas fini non plus.

- Tu travailleras donc? dit Améthyste d'une voix caressante, comme si elle avait voulu implorer de l'indulgence pour elle-même.

- Je le crois bien, dit Saphir, et je ne vois aucune raison pour ne pas travailler, tant que je ne saurai pas tout.

- Nous en avons pour longtemps, s'écria sa soeur en bondissant de plaisir.

Et en parlant ainsi, les jeunes gens arrivaient près de Tropbonne, qui était alors trop heureuse. Saphir s'avança le premier, comme le plus déterminé, pour prier sa grand-mère de leur permettre le travail, au moins pour deux autres années encore. Le génie, qui essayait des entrechats et des ronds de jambe en attendant sa première leçon de danse, partit d'un éclat de rire presque inextinguible, auquel succédèrent pourtant quelques douces larmes.

- Travaillez, aimables enfants, leur dit-il, votre bonne aïeule le permet, et vous pouvez reconnaître à son émotion le plaisir qu'elle éprouve à vous contenter. Travaillez avec modération, car un travail excessif brise les meilleurs esprits, comme une culture trop exigeante épuise le sol le plus productif. Amusez-vous quelquefois et même souvent, car les exercices du corps sont nécessaires à votre âge, et tout ce qui délasse la pensée d'un travail suspendu à propos la rend plus capable de le reprendre sans efforts. Revenez au travail avant que le plaisir vous ennuie; les plaisirs poussés jusqu'à l'ennui dégoûtent du plaisir. Rendez-vous utiles enfin pour vous rendre dignes d'être aimés, et, comme disait le talisman, SOYEZ AIMES POUR ETRE HEUREUX. S'il existe un autre bonheur sur la terre, je n'en sais pas le secret.

 

M. Cazotte

 

Avertissement

Le troisième jour, cet homme cria: "Malheur à Jérusalem! malheur à moi" Et une pierre, lancée par les balistes des assiégeants, le tua sur les murailles

Prophétie de Cazotte.

Il n'est pas du tout question ici de la fameuse prophétie de Cazotte, rapportée quelque temps après le 9 thermidor par La Harpe converti. C'est une chose faite et à peu près jugée, que je ne pourrais ni recommencer sans manquer aux convenances de la modestie, ni étendre en développement sans manquer à celles du goût. Je pense, comme tout le monde, que cette scène est en grande partie d'invention, et je suis persuadé que La Harpe lui-même n'a jamais conçu l'espérance de lui donner l'autorité d'un fait véritable. Il y serait cependant parvenu assez facilement, s'il n'avait exagéré, au delà de toute vraisemblance, la puissance de prévision du vieillard inspiré, en caractérisant les événements prédits par des circonstances trop positives, que les vagues intuitions de la seconde vue ne saisissent point, si elles saisissent quelque chose. La Harpe, homme d'esprit et de talent, était tout à fait nul sous le rapport de l'imagination, et il n'est pas étonnant qu'il ait maladroitement usé d'un instrument qui n'était point à son usage. On va loin quand on ne sait où l'on va, et qui ne voit le but le passe. Pour faire illusion aux autres, il faut être capable de se faire illusion à soi-même, et c'est un privilège qui n'est donné qu'au fanatisme et au génie, aux fous et aux poètes.

Avec l'art que cette combinaison exigeait, il n'y avait rien de plus aisé, je le répète, que de faire accepter à la génération qui avait vu Cazotte de merveilleuses prédictions de Cazotte, car ce digne homme était presque toujours sur le trépied, et la plupart des choses qu'il annonçait se réalisaient dans leur temps de la manière la plus naturelle. Il n'y a aucun effort à faire pour comprendre ce résultat, tout extraordinaire qu'il paraisse au premier abord. La faculté de prévoir l'avenir dans un certain ordre d'événements est fort indépendante, en effet, de révélations, de visions et de magie. Elle appartient à quiconque est doué d'une profonde sensibilité, d'un jugement droit, et d'une longue aptitude à l'observation. La raison de ce phénomène saute aux yeux. C'est que l'avenir est un passé qui recommence. Tout le monde sait prédire le jour et le printemps, parce que tout le monde a vu succéder le printemps à l'hiver et le jour à la nuit. Il en est de même de tous les conséquents qui ont des antécédents semblables. L'histoire future n'est pas moins lucide aux yeux du philosophe, à quelques dates et à quelques noms près, que les histoires anciennes les plus avérées. Nostradamus, qui n'avait, le pauvre homme, qu'une science d'almanach fort superficielle et fort confuse, a quelquefois rencontré juste. Avec la science des affaires et la connaissance des hommes, il se serait rarement trompé! C'est, comme on sait, ce qui ne manquait point à Cazotte, et il n'était pas difficile de prévoir, de son temps, qu'une révolution de la nature de la nôtre passerait par toutes les périodes qui sont propres aux révolutions. Les révolutions n'avortent point; elles ne meurent que de vieillesse. Il n'y a personne au monde qui n'ai eu occasion de l'apprendre de l'expérience ou de l'histoire, à l'exception des gens qui commencent les révolutions, et qui s'efforcent follement, après, de les contenir dans de certaines bornes. Quelle pitié!

La particularité, beaucoup plus extraordinaire, qui fait le fonds de ce petit roman, n'est pas, comme on pourrait le croire, un simple jeu de l'imagination. Je me souviens très distinctement d'avoir entendu raconter le fait principal par Cazotte, quand j'étais à cet âge de l'enfance qui est déjà celui des vives perceptions et des imperturbables souvenirs, et je pense même que c'est la partie de ce récit où il est question de l'étrange longévité de Marion Delorme, désignée dans le Fragment sous le nom de Mme Lebrun, qui donna lieu à M. Delaborde, fort intiment lié avec Cazotte, d'écrire la singulière lettre de Marion Delorme au rédacteur du Journal de Paris, qu'on lit à la suite de son Recueil de pièces intéressantes sur le procès de Chalats, Londres, 1781, in-12; lettre curieuse et piquante qui fit grande sensation alors, quoique son tour frivole et badin fût des plus mal appropriés à une question de biographie si importante, mais c'était le caractère convenu des productions du temps. L'air de scepticisme et d'ironie que l'auteur lui avait donné n'empêcha pas les savants de profession de s'en occuper avec intérêt, et mon ami M. Beuchot n'a pas dédaigné de tenir compte de cette singulière hypothèse dans la Biographie universelle, en sauvant à demi l'aventureuse témérité de l'anecdote suivante sous quelques réticences qui prouvent qu'il n'était pas entièrement convaincu. J'ai poussé mes recherches plus loin, et avec plus de confiance, parce que je m'appuyais sur la tradition orale d'un témoin très digne de foi, et je crois sincèrement ce que j'en dis, ce qui est de toute rareté dans les histoires fantastiques, et ce qui n'est pas commun dans les autres. L'identité d'Anne-Oudette Grappin, veuve Lebrun, et de Marion Delorme s'est évidemment manifestée pour moi au premier coup d'oeil que j'ai jeté sur l'acte de mariage de sa mère, qui s'appelait Marie Delorme, ainsi qu'on peut le vérifier dans un pays où les noms de Delorme et de Grappin étaient encore communs il y a vingt ans. Quant au village natal de Marion, mon bon frère d'études et de coeur, M. Weiss, qui a cousu un petit nombre de notes à cette page biographique, n'aurait pas été embarrassé de le reconnaître, si le docte bibliothécaire de Besançon avait eu, comme moi, sous la main, l'extrait mortuaire de la veuve Lebrun, où il aurait lu Baverans au lieu de Balheram. Je n'ai pas besoin de dire que la légère méprise de l'auteur de la Lettre s'explique fort bien par l'orthographe surannée du teneur de registres, qui exprimait le v consonne par un u voyelle, suivant une vieille habitude que les grammairiens ont depuis longtemps réformée dans la typographie, mais qui, presque jusqu'à nos jours, s'est abusivement perpétuée dans l'écriture. Quant à l's finale qui suit une n, on sait qu'elle se confond aisément en lettres cursives, sous la plume la plus correcte, avec la troisième branche d'une m. Il suffira, pour me comprendre, de se représenter ce mot dans le griffonnage rapide et lâché d'un scribe de sacristie.

Après cette ennuyeuse excursion sur le terrain de la diplomatique (j'en demande bien pardon à messieurs de l'Ecole des Chartes), je retourne à mes fantaisies que la plupart des lecteurs m'auraient sans doute dispensé assez volontiers d'éclaircir et de justifier par la vérification ponctuelle d'un extrait mortuaire. Qu'importe, me diront-ils, que votre histoire repose sur un fait véritable ou faux, si elle est propre à intéresser ou à plaire? - C'est une affaire de goût. Je suis moins insouciant ou plus délicat sur le choix des plaisirs de mon imagination, et j'avoue que je n'y trouve jamais plus de saveur que lorsqu'un peu de vérité les assaisonne. L'attrait d'une anecdote si piquante et si peu connue est même, avec le besoin de redemander à ma vieille mémoire une impression puérile, pour ne pas dire ridicule, mais tendre et véhémente de mes premières années, sur laquelle je m'expliquerai tout à l'heure, la raison la plus forte qui m'ait déterminé à écrire le dernier de mes romans. Ceci n'est pas autre chose. Plus heureux que La Fontaine, je peux me promettre au moins que ce travail est la dernière peine que l'amour me causera.

Ce serait peut-être ici l'occasion de consacrer au vénérable Cazotte une notice plus développée que celle de M. Bergasse, et qui viendrait d'autant mieux à ma matière dans la circonstance présente, qu'on m'a quelquefois obligeamment reproché de circonscrire mes petites compositions dans des bornes trop étroites; mais que pourrais-je apprendre de nouveau sur Cazotte à une génération qui l'a suivi de si près? quel lecteur ne s'est pas amusé de ses suaves et riantes histoires? quelle âme sensible ne s'est pas émue à l'idée de ses nobles infortunes? Il faudrait d'ailleurs recourir, pour leur emprunter des faits déjà vulgaires, à des ouvrages qui sont dans les mains de tout le monde; et j'aime mieux habiller mes livres un peu à l'étroit que de les étoffer aux dépens des autres. Et puis cette belle histoire nuirait certainement à celle que j'écris: on ne me pardonnerait pas (et on ferait justice) de n'avoir trouvé dans une vie si pure et si glorieuse que le sujet d'une espèce de conte de fées.

Je m'en tiendrai sur ce chapitre à consigner, dans ma préface, une notion qui m'arrive aujourd'hui, et que les biographes ont mal à propos négligée. Le souvenir de l'héroïque Elisabeth Cazotte est inséparablement lié à celui de son père; mais on ne sait pas assez généralement que cet illustre vieillard a un fils vivant et digne de lui, que la restauration a oublié de convoquer aux honneurs de la pairie. Un des petits-fils de Jacques Cazotte, dont l'Ecole Polytechnique a gardé un éclatant souvenir, est mort il y a quelques années dans la force et la beauté de son âge, au moment d'épouser une jeune personne qu'il aimait, car le ciel n'épuise pas ses épreuves sur une seule tête dans les familles qu'il a choisies pour lui. Un autre a survécu. Si un gouvernement, plus libéral que les prétendus gouvernements représentatifs qui ont déjà surgi du chaos de nos révolutions, s'avise un jour de transporter sur des noms immortels, envers lesquels la postérité a contracté une dette imprescriptible, le moindre des honneurs politiques dont l'intrigue et l'argent seuls sont maintenant en possession, je me féliciterai de lui avoir rappelé que celui de Cazotte a un héritier.

 

I. Récit de l'auteur

N'entendez-vous pas, mes amis, une voix qui s'élève et retentit dans la postérité de la semaine prochaine, une voix qui crie: "Délivrez-nous du fantastique, Seigneur, car le fantastique est ennuyeux. Quant à moi, je le trouve depuis longtemps aussi insipide que ces vérités triviales qui ne valent plus la peine d'être répétées; et j'ai fait tant de chemin, avec vos romanciers à la mode, sur le dos des serpents ailés, des endriagues et des griffons, que je n'aurais nulle pudeur de m'en délasser un moment sur le roussin de Sancho, si quelque heureuse fortune me le faisait rencontrer à souhait. Ce serait un mauvais moyen d'être le bienvenu chez vous, aujourd'hui qu'un conteur n'est pas volontiers admis à vos veillées, s'il ne descend par la cheminée ou n'arrive par la fenêtre; et comme votre goût capricieux, mobile, et quelquefois hétéroclite, n'en est pas moins l'arbitre suprême de quiconque est réduit à écrire par sa mauvaise étoile et par la vôtre, il faut bien que je me décide à enfourcher encore une fois, bon gré, mal gré, un des monstres de votre hippodrome. Cependant, comme mon instinct me ramène, en dépit de mon métier, au naturel et au vrai, je n'ose pas vous promettre de perdre tout à fait de vue les limites de cette terre promise où il me tarde d'être rappelé. Je serais même fort embarrassé de dire positivement si le récit que j'ai à vous faire tient plus du mensonge qui vous amuse que de la réalité qui me charme. C'est ce que vous apprendrez en m'écoutant jusqu'à la fin, et puis après nous irons dormir chacun de notre côté, si déjà vous ne dormez pas. M'y voilà donc.

Il est bon d'abord de vous remettre en mémoire qu'en 1792 je roulais gaiement, comme dit Montaigne, les beaux jours de ma dixième année. Je passais alors pour un petit garçon assez exemplaire et assez studieux, mais dont les progrès ne répondaient qu'imparfaitement aux avantages d'une organisation dont on aurait pu tirer un meilleur parti. C'est que j'avais une aptitude extrême à m'approprier des sentiments, et une incapacité bien prononcée pour m'approprier des idées. Je prenais en délices toutes les merveilleuses rêveries dont on berce l'imagination des enfants, en antipathie toutes les études positives dont on nourrit la première éducation des hommes; et, comme je n'ai pas changé depuis, je suis devenu, en vieillissant, une espèce d'homme, sans cesser pour cela d'être une espèce d'enfant.

Dans les scènes multipliées qui se sont succédé devant moi, je n'ai jamais saisi qu'un certain côté idéal des choses, cette superficie plus ou moins colorée qui n'est à vrai dire que le vêtement des faits, et que la raison compte souvent pour rien quand il s'agit de les apprécier. Pendant que mes contemporains amassaient laborieusement des matériaux solides pour construire l'histoire, je bâtissais, moi, des châteaux de cartes, et je me faisais des contes que je communiquais volontiers aux autres, parce qu'après le plaisir d'entendre des contes, il n'y a point de plaisir plus doux que celui de raconter. Si je me formais de temps en temps une opinion un peu plus arrêtée sur les événements ou sur les personnes, elle tenait toujours, en quelque chose, de cette vie fantastique que je m'étais composée, et qui n'était elle-même qu'un conte un peu long, tantôt maussade, tantôt riant, toujours singulier et bizarre. Comme j'en savais d'avance le dénouement, je m'ébattais de gaieté de coeur aux épisodes de la route, me raccrochant, de çà, de là, aux moindres caprices, aux plus vaines fantaisies, et assortissant, tant bien que mal, tous les personnages, tous les tableaux qui se présentaient à ma vue, au cadre de ma lanterne magique. Cependant cette disposition d'esprit n'avait pas tellement isolé ma jeune imagination du monde vrai, que je n'y vécusse encore par quelques vives sympathies; mais on conçoit facilement que ces prédilections d'instinct devaient se rattacher, avec une complaisance toute particulière, aux objets familiers de mes goûts et de mes lectures. Ainsi, rien de ce qui entre dans la combinaison monotone des événements de notre vie ordinaire n'avait le privilège de m'intéresser. Je ne croyais pas qu'un homme eût essentiellement vécu quand il n'avait cherché ou subi, dans une longue carrière, d'autres vicissitudes de fortune que celles qu'amènent pour tous les chances peu variées de notre destination commune. Il fallait, pour me remuer puissamment, des gloires hasardeuses et aventurières; et plus leur point de départ était inconnu, et plus l'ascendant qu'elles avaient acquis sur le monde était téméraire et inopiné, plus elles m'entraînaient irrésistiblement dans leur parti. Je ne connaissais des passions que leurs mouvements et leurs résultats, mais c'était dans ce jeu véhément des sentiments exaltés que je faisais consister toutes les réalités d'une existence digne d'envie.

La vue des femmes ne me faisait encore éprouver qu'une émotion extrêmement vague, qui n'était pas sans quelque douceur; mais si un événement romanesque relevait le fond vulgaire de leur histoire; si leur nom se trouvait mêlé à des aventures touchantes ou à de grandes catastrophes; si le hasard avait imprimé à leur vie le sceau d'une fatalité tragique, cette émotion indécise passait jusqu'à la frénésie. Pardonnez-moi ces longs préliminaires. Ils ne sont pas inutiles à l'intelligence du reste de mon récit; et il ne fallait rien moins pour vous faire comprendre comment il était advenu qu'à l'âge de dix ans mon âme fût préoccupée d'un sentiment plus exclusif, plus passionné, plus fanatique que l'amour, et qu'il y eût alors une femme, disons mieux, un simulacre, un fantôme, un rêve, qui était, à lui seul, le charme de mes promenades solitaires, l'illusion de mon sommeil, la pâture éternelle de mes regrets inutiles et de mes extravagantes espérances. Cette dame unique de mes pensées (j'ose à peine aujourd'hui même achever une confidence qui m'échappe tout entière pour la première fois), c'était Marion Delorme.

A l'époque dont je vous parle, mes parents s'avisèrent subitement de m'amener à Paris pour y recevoir le seul complément possible d'une éducation si heureusement commencée. Ce changement de situation me déplaisait beaucoup sous un point de vue, parce qu'il me menaçait d'un système d'études plus suivi, et surtout d'une surveillance plus exigeante que celle à laquelle j'étais accoutumé; mais d'un autre côté, il me rapprochait des lieux qu'avait habités Marion Delorme, et la Place Royale me dédommageait en perspective de toutes les rigueurs du collège. C'est dans cette disposition que je descendis en famille au vieil hôtel garni que tenait alors notre compatriote, M. Dauty, dans la rue de la Verrerie, à l'angle de la rue Barre-du-Bec, au-dessus de ce rez-de-chaussée où vous voyez maintenant un café d'assez belle apparence, et qui était alors occupé par un orfèvre, nommé M. Brisbart. Je n'oserais assurer toutefois que ce fût la même maison, car la rue Barre-du-Bec me paraît fort élargie.

Indépendamment du motif principal de ce voyage, mon père se promettait à Paris le plaisir de revoir quelques amis plus ou moins célèbres alors, et qui le sont devenus davantage. Delille de Salles, dont le roman métaphysique, intitulé Philosophie de la Nature, conservait encore quelque vogue, avait été son confrère dans l'ordre de l'Oratoire. Legouvé se souvenait d'avoir reçu de lui les premiers éléments de la rhétorique et les premiers principes de la versification. Des relations formées dans le monde, et entretenues par un goût commun pour la littérature, le tenaient depuis longues années en correspondance avec Collin d'Harleville et Marsollier des Vivetières, qui fut depuis la féconde providence de l'Opéra-Comique. Une affection beaucoup plus étroite l'unissait à l'honnête Jacques Cazotte, son aîné de vingt ans, dont il avait fait la connaissance à Lyon, chez un jeune officier nommé Saint-Martin, thaumaturge passionné d'une philosophie toute nouvelle, qui se recommandait peu par l'enchaînement des idées et par la clarté des formules, mais qui avait au moins sur la triste philosophie du dernier siècle l'avantage de parler à l'imagination et à l'âme. Mon père, qui était né avec un certain penchant pour le merveilleux, n'avait cependant pas conservé une longue fidélité aux théories des martinistes. Il s'était arrêté depuis nombre d'années à des systèmes moins séduisants, mais beaucoup plus positifs, sans cesser d'aimer Cazotte et ses rêveries, sur lesquelles il ne le contrariait jamais. Le bon Cazotte, qui regardait cette tolérance quelque peu ricaneuse comme une adhésion formelle, se félicitait tous les jours de plus en plus de la résipiscence de son adepte égaré, et ses visites se multipliaient en raison de l'opinion qu'il se formait de ses progrès, car jamais homme ne fut animé d'une plus rare ferveur de prosélytisme. Son arrivée était toujours accueillie avec la plus vive satisfaction par notre société ordinaire, qui se composait, avec les personnes que j'ai déjà nommées, de quelques femmes aimables et spirituelles de la connaissance de ma mère, ou que le hasard avait réunies dans notre hôtel, mais il n'y avait certainement pas un seul habitué de nos veillées à qui elle fût plus agréable qu'à moi. C'est qu'à une extrême bienveillance, qui se peignait dans sa belle et heureuse physionomie; à une douceur tendre, que ses yeux bleus, encore fort animés, exprimaient de la manière la plus séduisante; à l'ascendant naturel que lui donnait son âge avancé, M. Cazotte joignait le précieux talent de raconter mieux qu'homme du monde des histoires tout à la fois étranges et naïves, qui tenaient de la réalité la plus commune par l'exactitude des circonstances et de la féerie par le merveilleux. Il avait reçu de la nature un don particulier pour voir les choses sous leur aspect fantastique, et on sait déjà si j'étais organisé de manière à jouir avec délices de ce genre d'illusion. Aussi, quand un pas grave se faisait entendre à intervalles égaux sur les dalles du petit vestibule qui nous servait d'antichambre; quand la porte s'ouvrait avec une lenteur méthodique, et laissait percer la lumière d'un falot porté par un vieux domestique moins ingambe que le maître, et que M. Cazotte appelait gaiement son page; quand M. Cazotte paraissait lui-même avec son chapeau triangulaire, sa longue redingote de camelot vert bordée d'un petit galon, ses souliers à bouts carrés, fermés très avant sur le pied par une forte agrafe d'argent, et sa haute canne à pomme d'or, je ne manquais jamais de courir à lui avec les témoignages d'une folle joie, qui était encore augmentée par ses caresses.

Le jour dont j'ai à vous entretenir, M. Cazotte arriva plus tard que d'ordinaire, au moment où la conversation commençait à s'engager sur une question sérieuse. Delille de Salles s'occupait alors d'une grande histoire du genre humain qui fait peut-être partie de l'immense collection de ses ouvrages presque oubliés, et il en développait le système avec cette abondance pompeuse et cette profusion d'images et d'allusions qui caractérisent sa manière. Quand il eut à peu près fini: "En vérité, dit mon père, quoique je t'aie reproché souvent de mettre de la poésie partout, je dois convenir que je ne te verrais pas sans plaisir tenter de renouveler les formes du style historique. Il me semble que l'on s'est presque toujours mépris sur la manière de présenter les faits passés et de leur rendre la vie et l'intérêt du moment où ils se sont accomplis. Je ne parle pas du vieux Plutarque et de notre Philippe de Commines, qui ne nous paraît guère moins vieux que Plutarque. Ces gens-là savent s'emparer d'une action, la mettre en scène, et m'appeler du rang des spectateurs au milieu des personnages, pour me faire assister de plus près encore à leurs débats, pour me faire participer plus intimement aux passions qui les remuent. C'est de l'histoire vivante. Dans tout ce qu'on appelle historiens, surtout en France, je ne vois presque d'ailleurs que de froids compilateurs, de froids documents, des greffiers, des feudistes, des gazetiers d'une part, et de l'autre que des rhéteurs ampoulés, des déclamateurs gonflés de paroles et de vent, qui paraphrasent le procès-verbal des premiers en pathos oratoire. A cinquante-quatre ans, j'ai vu de l'histoire, et si les événements continuent comme aujourd'hui, je pourrai me flatter avant peu d'en avoir vu plus qu'il ne s'en fait ordinairement dans trois ou quatre siècles. Cette histoire, à laquelle j'étais présent, on l'a déjà écrite en partie, et je suis tout surpris, quand j'essaye de la lire, de la trouver si commune, si insipide, si dénuée d'âme et de mouvement, à côté de mes sensations. J'oserais bien affirmer, pour tout ce qui concerne l'époque que notre mémoire peut embrasser, qu'on apprendrait cent fois plus dans la conversation d'un vieillard de bonne foi, pourvu qu'il fût doué d'un peu de sensibilité et de quelque jugement, que dans toutes les rapsodies de nos historiographes. C'est moi qui ai donné à M. de Voltaire l'anecdote du chevalier d'Assas, tué à Clostercamp, dans la nuit du 15 au 16 octobre 1760. Je la tenais d'un nommé Charpin, mon perruquier, qui avait servi dans le régiment d'Auvergne, et qui la racontait bien mieux que M. de Voltaire lui-même."

Delille de Salles ne répondit point. Le nom du perruquier Charpin avait mal sonné à son oreille, et il hocha la tête, comme pour témoigner que cette autorité figurerait mal dans une période à quatre membres terminée par un spondée majestueux.

"Je suis de ton avis, dit M. Cazotte qui n'avait pas encore parlé, mais à cela près que ta circonspection ordinaire s'est effrayée d'une proposition vraie au moment où elle a pu te présenter l'apparence d'un paradoxe, et que tu as mal à propos restreint à l'histoire contemporaine ce qu'il fallait dire hardiment de toutes les histoires, depuis le commencement du monde jusqu'à nous. L'homme a toujours été le même, ou il ne s'en faut guère, et en faisant sagement la part de quelques modifications de temps et de lieu, il n'est pas plus difficile de représenter, sous un point de vue animé et dramatique, la bataille de Cannes et celle de Pharsale, que cette escarmouche de Clostercamp où ton perruquier figura si heureusement pour la mémoire de son capitaine. Moïse que tu n'as pas cité parmi les historiens empreints d'un mérite extraordinaire de vérité locale, parce que son nom est de mauvais goût aujourd'hui dans une discussion philosophique, devait cet avantage incontestable à la tradition orale des patriarches, et votre ami Pascal, l'aigle de l'Oratoire comme de Port-Royal, en a très bien fait la remarque. Je pose en fait que le vieillard dont tu parlais tout à l'heure, et que tu as supposé pourvu d'une bonne judiciaire et d'une certaine chaleur d'âme, s'il a vécu dans sa jeunesse avec des vieillards favorisés des mêmes qualités, possède en propre plus de notions singulières et vraies qu'on n'en trouverait dans la plupart des livres, et il ne faudrait pas plus de dix intermédiaires pareils pour remonter aux premiers jours positifs de notre monarchie, en admettant seulement le bénéfice d'une longévité peu commune, mais dont tous les siècles offrent des exemples. Il me prend envie de vous fournir tout de suite une preuve de ce que j'avance, mais il faut pour cela que je sache d'abord à quel jour nous sommes du mois de mal.

- Cela n'est pas difficile, répondit mon père en tirant sa montre à quantièmes. C'est aujourd'hui le quatorze.

- Le quatorze! dit M. Cazotte: il y a maintenant cent quatre-vingt-deux ans, ni plus ni moins, que le bon roi Henri IV était déposé, quelques heures après sa mort, sur ce petit escalier du Louvre que je te faisais voir l'autre jour. Que diriez-vous si je vous racontais, avec autant de netteté que le peut faire un témoin oculaire, des particularités de l'assassinat d'Henri IV qui n'ont jamais été écrites, et sur lesquelles il m'est impossible d'élever le moindre doute?"

A ces mots, notre petit cercle se rétrécit encore autour de M. Cazotte, et nous attendîmes son récit dans un profond silence.

"Il est vrai, reprit-il, que ces particularités ne sont qu'un épisode inconnu d'une anecdote encore moins connue; mais je n'ai pas oublié, continua-t-il en souriant, que je vous dois pour cette semaine une histoire que Charles m'a gagnée de plus franc jeu qu'à l'ordinaire, et je suis à un âge où l'on peut craindre de mourir insolvable. Je vous la dirai donc, si votre temps n'est pas autrement employé, et je tâcherai de la rendre courte."

La proposition de M. Cazotte fut accueillie, comme on peut le penser, avec un vif empressement. Legouvé mit surtout dans ses instances plus d'expansion qu'on ne lui en connaissait alors, et que n'en promettait cette raideur un peu janséniste qu'il tenait de Dieu ou de son père.

- Des particularités inconnues de la mort d'Henri IV! s'écria-t-il. J'aurai grand plaisir à les apprendre, car ce sujet m'intéresse, et j'ai toujours pensé à en faire une tragédie.

- Une tragédie? répliqua M. Cazotte. On ne rêve donc plus les amours d'Astrée sur les rives du Lignon! Hélas! c'est le train du monde qui vieillit! après les romans de l'innocence, les tragédies de l'histoire! Parlons donc de tragédies, continua-t-il en serrant la main de Legouvé. Tu en verras bien d'autres!"

Et il commença:

 

II. Récit de M. Cazotte

J'étais parvenu à l'âge de vingt ans sans sortir de Dijon où je suis né. En 1740, ma famille m'envoya à Paris où elle comptait pour moi sur la protection de quelques grands seigneurs de notre duché de Bourgogne qui étaient venus se déprovincialiser en cour. J'en fus accueilli avec cette politesse élégante que les bonnes gens prennent pour de l'obligeance et de l'affection, et puis on me laissa là. Il fallut renoncer à quelques prétentions qui n'avaient jamais eu beaucoup d'empire sur mon esprit, et je m'y résolus sans efforts, parce que le monde que j'avais à peine entrevu commençait à me lasser.

Quoique jeune et passablement dissipé dans l'occasion, j'aimais au fond la solitude, le recueillement, les méditations vagues et rêveuses, et tout cela est incompatible avec le mouvement des affaires et des plaisirs où je m'étais jeté d'abord. Je résolus de m'isoler tout à fait et de presque tous, même par les formes les plus communes de la vie extérieure. Me voilà donc en habit long soigneusement boutonné jusqu'au menton, en chapeau rond et plat aux larges ailes rabattues, en guêtres de cuir écru fermées à longues lanières par des boucles d'acier. Si vous joignez à cela des cheveux sans poudre, coupés d'assez près sur le front, et tombant de quelques pouces sur mon collet et mes épaules, vous vous formerez une idée fort exacte de Jacques Cazotte ou d'un étudiant hibernois.

Je n'avais contracté aucune relation intime dans la haute société. Ce n'est pas là qu'on va chercher des amis. Les gens de cet étage ont trop à faire pour prendre le temps d'aimer. Les personnes mêmes qui m'avaient vu le plus souvent ne m'auraient d'ailleurs pas reconnu, et je m'en félicitais, car je ne souhaitais nullement de les revoir. J'étais heureux, et je savais que j'étais heureux! Avantage inappréciable et rare sans lequel tout bonheur n'est qu'une chimère.

Je me complaisais alors si délicieusement dans la douce liberté que je m'étais faite, je mettais si bien à profit les heures de la journée, qu'elles me paraissaient toujours trop courtes, et que je me serais plaint au sommeil de venir me troubler dans la jouissance de mes illusions, si les songes qu'il m'apportait ne me les avaient souvent rendues. Je craignais de voir les hommes aux dépens de la volupté inexprimable que j'éprouvais à goûter ma pensée, et les ombrages n'étaient jamais assez épais à mon gré; les retraites les plus profondes n'étaient jamais assez obscures pour me soustraire à leur rencontre, pour me cacher dans les palais de mon Ginnistan, bien loin, bien loin de leur passage, avec mes sylphes et mes fées. C'est que la moindre distraction dissipait mes enchantements, comme le chant d'un oiseau trop matinal disperse, au lever du soleil, les esprits gracieux qui se jouent sur l'oreiller; comme l'atome égaré dans l'air où il nage imperceptible brise et dissout, en la touchant, une bulle de savon plus limpide que le diamant et plus radieuse que l'arc-en-ciel. C'est que la création m'appartenait, une autre création vraiment que celle que vous connaissez, bien plus variée en productions, et bien plus riche en merveilles. J'ai entendu en ma vie une multitude de contes saisissants et de touchantes aventures, mais jamais rien d'aussi pénétrant, d'aussi vivant, d'aussi intime que les contes que je me faisais à plaisir, et dont j'étais toujours, comme de raison, le principal personnage. Au moment où vous m'auriez cru fatigué de traîner le poids d'une oisiveté monotone, j'usais mon imagination et mon coeur à subir des passions sans objet, à surmonter des obstacles sans réalité, à lutter contre des périls qui ne me menaçaient point; j'animais tout, je peuplais tout, je faisais tout de rien. Il n'y a point d'état qui rapproche autant notre essence de celle de la Divinité.

Cela dura quelques mois, mais j'étais trop avide d'émotions nouvelles, trop altéré de sympathies et d'affections, pour me suffire plus longtemps à moi-même. Ce triste genre de sagesse ne m'a jamais tenté. Je voulais seulement emprisonner mon expansion inconsidérée dans une petite sphère, me rattacher quelque part des doux liens de la vie intérieure et de l'amitié domestique; posséder, savourer mes jours sans les prodiguer, sans les répandre au hasard comme on le fait à Paris. Je m'avisai heureusement tout à coup que mon père m'avait donné une lettre pour un certain M. Labrousse, dont l'honnête et paisible ménage pouvait passer pour un phénomène, puisqu'il méritait d'être cité, même en province. M. Labrousse était un ancien droguiste en gros qui avait fait une fortune très considérable dans le négoce des marchandises de l'Inde. Satisfait de son sort, il s'était retiré du commerce, quoique assez vert encore, et il habitait comme principal locataire le premier étage de cette grande et superbe maison dont la façade sépare la rue du Figuier de la rue des Nonaindières. Je me présentai chez lui, non sans un peu de honte, car il y avait un siècle que j'étais arrivé; mais j'avais pris le parti de l'avouer avec candeur et de dévorer de justes reproches avec résignation. On me reçut comme si j'étais débarqué de la veille, et l'accueil qu'on me fit m'inspira des regrets que je peignis sans doute avec l'éloquence de la franchise et du sentiment; je n'avais pas été là deux minutes sans les éprouver.

M. Labrousse était un bon homme d'une extrême simplicité; il n'y avait rien dans son air ni dans ses manières qui n'indiquât cette délicatesse de tact, cette finesse de combinaisons, cette prudence observatrice et méticuleuse qui devaient caractériser, selon moi, un marchand consommé devenu riche, et j'en conclus sur-le-champ que la probité peut mener à la fortune comme autre chose, quand elle se trouve jointe par hasard à un excellent jugement. Je n'ai jamais connu d'homme qui en eût davantage et qui l'exerçât sur moins d'objets. Quand une question échappait par la tangente au cercle de ses idées habituelles et nécessaires, il n'était pas de ces esprits imperturbables qui vous la saisissent aux crins comme un cheval rétif et ne l'abandonnent plus qu'ils ne l'aient soumise et morigénée. Vous ne l'auriez pas, pour toutes choses au monde, déterminé à la suivre; il y restait soudain aussi étranger que si la conversation s'était continuée en chinois; mais si vous rentriez, par condescendance ou par cas fortuit, dans un sujet dont sa position et ses affaires lui eussent rendu l'étude utile ou agréable, vous étiez sûr d'obtenir de lui les solutions les plus lumineuses et quelquefois les plus subtiles sur toutes les difficultés qu'il pouvait présenter. Il ne laissait rien à désirer alors en instruction solide, en sages inductions, en précision et en bon sens. Le sophiste le plus intrépide, le disputeur le plus hargneux, n'auraient pas trouvé une objection contre ses jugements.

Je ne vous ferai pas grâce d'un portrait. C'est ma manière de procéder, et je suis trop vieux pour en prendre une autre. Madame Labrousse était une grosse femme, ronde au physique et au moral, dont l'immuable sérénité faisait plaisir à voir; on sentait, en la regardant, qu'elle avait été heureuse toute sa vie, et on le comprenait à merveille; sa physionomie n'annonçait pas précisément de la gaieté, elle annonçait du contentement, cette gaieté sérieuse de l'âme qui est infiniment plus rare, et qui prouve quelque chose de plus qu'une bonne situation de fortune et une bonne disposition d'esprit, c'est-à-dire une bonne organisation, une bonne santé, et surtout une bonne conscience.

Ces excellentes gens, dont vous me pardonnerez de vous parler trop au long, quoiqu'ils n'aient rien à faire à mon histoire, mais parce que j'aime beaucoup à me les rappeler, avaient trois filles aimables, de cette amabilité toute simple et toute facile qui ne doit presque rien au monde et à l'éducation, et qui prend sa source dans un naturel essentiellement bienveillant. L'aînée, qui avait une trentaine d'années, s'appelait madame Lambert. Elle était veuve, et cet état sévère reflétait sur son caractère je ne sais quoi de grave et de posé qui convenait d'ailleurs à sa position dans la famille, où elle exerçait une pleine autorité par la concession de ses parents. C'était exactement la maîtresse de la maison, car M. et madame Labrousse n'y figuraient en réalité que comme deux vieux enfants, insouciants par confiance et par goût, et qui achevaient de vivre, entourés des soins et des caresses des trois autres.

La troisième des filles se nommait Claire; elle touchait à sa dix-septième année, mais le tour ordinaire de ses idées et de son entretien ne lui en aurait pas fait donner plus de douze. Sa beauté, qui était fort remarquable, résultait surtout de cette fraîcheur pure et veloutée qui est à la physionomie ce que leur poudre fleurie est aux fruits, ce que l'innocence est à l'âme; et son esprit, qui paraissait assez vif, devait son plus grand charme à une naïveté étourdie qui révélait à tout moment la charmante ignorance et la curiosité d'instinct d'un enfant, sa pureté était si parfaite, que la conversation la plus commune sur les choses les plus vulgaires de la vie était pleine, pour elle, d'objets d'étonnement. Elle avait l'âge de la pudeur; elle n'en avait pas encore la révélation savante, si précoce chez les femmes. La sienne était un organe involontaire, irréfléchi, comme celui de la sensitive, qui se replie timidement sur elle-même au moindre contact, et qui n'a cependant aucune raison pour craindre d'être blessé.Je ne vous ai rien dit de la seconde des demoiselles Labrousse, qui avait trois ans de plus que celle-ci, et pourtant le ciel m'est à témoin que je ne l'oubliais pas. Angélique, c'est son nom, ne ressemblait, par ses traits, à personne de la famille; elle ne ressemblait à aucune autre femme, et les femmes qui lui ont ressemblé sont fort rares sur la terre. Elle avait d'ailleurs toute la bonté de ses parents, non plus sincère et plus afftueuse, mais plus expressive et plus ardente. Son esprit se distinguait par une finesse exquise de perceptions, son coeur par une tendresse inépuisable de sentiments. Elle parlait fort peu, mais son regard plus animé, plus éloquent que la parole, sympathisait comme un langage particulier de l'âme avec toutes les idées touchantes ou élevées. Cette communication de la pensée, qui résulte d'une émotion muette mais puissante, et qui se manifeste par je ne sais quelle effusion mystérieuse, c'était son langage. On la voyait se répandre si naturellement autour d'elle, qu'il aurait fallu être indigne de l'entendre pour oser l'interroger. Les imaginations religieuses et recueillies dans leur foi conversent ainsi avec les intelligences supérieures, et c'est ainsi qu'elles comprennent ces voix sublimes qui vibrent inutilement pour les organes grossiers du vulgaire. Les anciens, qui attachaient une divinité familière à chaque foyer, l'auraient reconnue dans Angélique; et vous ne me supposez pas assez maladroit dans la composition d'un conte pour imaginer que ce nom me soit venu à l'occasion d'un conte. C'est que ce n'est pas un conte que je vous fais; c'est qu'Angélique rappelait véritablement l'ange envoyé du ciel pour veiller tendrement sur tous; et il n'y avait rien dans son extérieur qui ne confirmât cette apparence: sa taille élancée et flexible, ses traits nobles et gracieux, son sourire grave et doux, son accent suave et flatteur comme une musique éloignée qu'on entend de nuit. Je ne serais pas étonné, en vérité, que ce souvenir prêtât quelque poésie encore à mes expressions, car tout devenait poésie dans l'atmosphère d'Angélique, et je ne peux me rappeler mes troubles et mes ravissements de ce temps-là sans retrouver un peu du feu presque éteint de ma jeunesse et de mon enthousiasme. Cependant, l'impression qui naissait le plus ordinairement de sa vue et de son entretien, et qui m'a fait oublier un moment le style modeste et sans apprêt du conte de la veillée, n'était pas de la joie. Elle laissait au contraire à l'esprit une longue et vague tristesse qu'on éprouvait sans l'expliquer. Je vous dirais à peine aujourd'hui même ce que c'était: une notion obstinée mais confuse de l'incertitude et de la fugitive rapidité du bonheur, un doute obscur mais profond comme un pressentiment, l'amertume indéfinissable qui corrompt une félicité inquiète... - Quand elle s'animait surtout d'une subite inspiration; quand une émotion pénétrante faisait palpiter son sein; quand son front, d'une éblouissante blancheur, quand ses joues se coloraient comme un nuage transparent derrière lequel passe le soleil; quand ses paroles tremblantes et entrecoupées expiraient sur ses lèvres avec le faible bruit, avec le murmure mourant d'une harpe qui finit de résonner sous les doigts, on ressentait l'anxiété cruelle du voyageur égaré qui voit disparaître la lumière lointaine sur laquelle il se dirigeait. On tremblait, oserai-je le dire? qu'Angélique ne s'éteignît. Il y avait si peu de chose en elle qui appartînt à notre nature commune, qu'on aurait dit qu'elle ne s'y était associée que par un effort de complaisance et de tendresse, et en se réservant à tout moment le droit de s'en aller. Si vous avez dormi de ce sommeil où la pensée suspendue ne dort pas encore; si votre songe douteux a été flatté alors d'une illusion riante que vous auriez été heureux de prolonger, et dont vous vous êtes efforcé de retenir sans espoir la déception prête à s'évanouir; si, dans cet état, vous avez prescrit l'immobilité à vos membres et le silence à votre souffle, de crainte de vous éveiller et de voir disparaître, avec le rêve enchanteur qui vous berce en fuyant, une erreur mille fois préférable à toutes les réalités de la vie, vous n'êtes pas trop éloigné de comprendre Angélique.

Je l'aimais comme il était permis de l'aimer, comme cette illusion qui échappe à l'âme, comme le songe qu'on essaie inutilement de fixer. Dieu sait que je ne m'étais jamais bercé près d'elle d'une trompeuse espérance, que je ne m'étais jamais promis de pouvoir l'appeler ma femme. Ses parents en décidèrent autrement. Ils étaient beaucoup plus riches que moi, mais ils me portaient une estime et un attachement qui sauvaient entre nous toutes les différences de la fortune. Mes fréquentes visites à la maison m'y avaient peu à peu rendu nécessaire, et on ne m'y désignait plus que sous le nom de l'ami Jacques. Les douceurs de cette nouvelle intimité de famille étaient même parvenues à me distraire complètement du goût passionné qui avait entraîné mon enfance vers les voyages et les aventures. Vous pensez bien qu'on n'eut pas besoin de sonder avec de grandes précautions mes sentiments pour Angélique. Je ne me connaissais aucune raison de les dissimuler à ses parents, et je les révélais à tout instant par les élans d'une admiration naïve. Pourquoi en aurais-je fait un mystère? Ce n'était pas une passion, c'était une espèce de culte; mais le bon sens naturel et la raison froide et posée de M. et de madame Labrousse ne seraient jamais arrivés à saisir cette nuance délicate, presque imperceptible peut-être à des esprits plus exercés, et qui m'échappait quelquefois à moi-même. Ils n'attribuaient ma timidité qu'à la juste réserve que m'imposaient la médiocrité de mon patrimoine et le mauvais succès de mes prétentions auprès des protecteurs qu'on m'avait promis. Ils prirent donc sur eux la démarche des avances avec une candeur et une générosité dont les exemples sont devenus de plus en plus rares tous les jours, depuis que la maison de l'homme civilisé a remplacé la tente du patriarche. Il me sembla que je devenais fou. Ma surprise, mon ivresse, le désordre que la seule apparence d'un bonheur si peu attendu jeta dans mes idées ne purent se manifester que par des larmes. Leurs larmes se mêlèrent aux miennes. Ils étaient si heureux de ma joie!

Enfin le moment arriva où cette communication, changée en formalité sérieuse, devait avoir lieu devant Angélique elle-même. Je tremblais; mon coeur battait à coups précipités dans ma poitrine, comme s'il avait tenté de l'élargir ou de la briser; j'aurais voulu n'être pas là; j'aurais voulu qu'une visite ou un événement imprévu remît la conférence à une autre fois; je n'osais tourner mes yeux sur Angélique, parce que je savais qu'un de ses regards allait m'apprendre mon sort; je m'y décidai pourtant. Elle était plus pâle encore que de coutume. Elle paraissait plongée dans une profonde méditation, depuis que les intentions de sa famille s'expliquaient à son esprit.

Tout à coup elle passa ses doigts sur son front... - Ne

me parlez pas de cela, dit-elle d'une voix assurée... - Puis elle se pencha vers moi, et saisissant ma main qui tremblait dans la sienne: - J'aime Jacques, reprit Angélique, et si je sais ce que c'est qu'aimer, je l'aime autant qu'on puisse aimer. Jamais je n'aurais fait un autre choix... si j'avais eu un choix à faire... Mais je ne l'épouserai point! Hélas! je ne l'épouserai point!

Je gardais le silence. Je n'éprouvai ni confusion, ni désespoir, ni étonnement, Je me sentis, au contraire, affranchi d'une anxiété importune. Cet état est difficile, peut-être impossible à concevoir comme à décrire. La réponse d'Angélique était extraordinaire, et je ne sais pourquoi, cependant, je l'avais devinée.

- Que dis-tu là? s'écria M. Labrousse. Tu l'aimes, et tu ne l'épouseras point! Que signifie ce caprice étrange?..

- Un caprice? répondit Angélique d'un air sombre et réfléchi... Un caprice, en effet! Vous ne pouvez penser autre chose! Je l'aime et je ne l'épouserai point. Mon coeur est libre, ou plutôt il est à lui; et je lui refuse, et je dois lui refuser ma main! Oh! c'est là, j'en conviens, un incompréhensible mystère... une illusion; qui sait? une folie! Si je me trompais sur le motif, sur le mouvement qui me faisait agir!... S'il était possible encore!... - Ecoutez, écoutez, continua-t-elle avec exaltation!... Non, non, je ne décide rien! je ne suis pas sûre de ce que je dis! Moi aussi, j'ai besoin de bonheur, d'espérance, d'avenir; moi aussi, je voudrais vivre! Nous reparlerons de cela un jour, si nous sommes ici tous alors... Nous en reparlerons trois mois après la mort de madame Lebrun.

- Trois mois après la mort de madame Lebrun! interrompit M. Labrousse avec une vivacité brusque et impatiente qui n'était pas naturelle à son caractère. - Trois mois après la mort de madame Lebrun! Et je voudrais bien savoir ce que madame Lebrun peut avoir à démêler dans l'établissement de mes filles? Que madame Lebrun vive ou meure, je n'y prends d'autre intérêt que celui qui m'est suggéré par la charité chrétienne. Extravagues-tu, mon enfant? Qui pourrait dire quand mourra madame Lebrun? Qui pourrait dire si elle mourra?...

Angélique sourit.

J'avais entendu parler vaguement de madame Lebrun, deux ou trois fois tout au plus. C'était une femme extrêmement âgée qui habitait le second étage de la maison, et chez laquelle madame Labrousse et ses filles passaient au moins une soirée par semaine; Angélique y allait plus souvent seule, et je me souvenais de l'en avoir vue descendre avec une émotion que ses traits expressifs ne pouvaient déguiser; mais cette observation n'avait laissé alors aucune trace dans mon esprit; elle me revint tout à coup.

Lorsque je m'aperçus qu'il n'y avait plus là que M. Labrousse qui me pressait tendrement la main, pour suppléer par cette marque d'intérêt à une explication impossible:

- Qu'est-ce donc, lui dis-je tristement, que cette madame Lebrun dont le nom me réveille de tous mes songes?... Il me semblait, comme vous venez de le remarquer, qu'elle avait peu d'influence sur vos affaires, et que vous la connaissiez à peine?

- Madame Lebrun? répliqua-t-il sur-le-champ, heureux probablement de saisir un sujet de conversation qui lui épargnait l'explosion de ma douleur. - Madame Lebrun?... Ma foi, je serais fort embarrassé de le dire! Il y a plus de trente-quatre ans (c'était en 1706) que je la vis pour la première fois à l'enterrement de la fameuse mademoiselle de Lenclos, et, ce que je puis affirmer, c'est qu'elle paraissait alors aussi vielle qu'aujourd'hui. Elle revenait de voyages lointains, où elle ne s'était pas enrichie, et on disait qu'elle était arrivée un jour trop tard pour pouvoir tenir une place dans le testament de la défunte, à la succession de laquelle on croyait généralement qu'elle aurait eu des droits à faire valoir, comme parente ou comme amie; mais c'est ce dont je n'ai jamais tenté de m'éclaircir. Je ne sais plus comment elle s'appelait, ou plutôt comment elle prétendait s'appeler, car sa vie antérieure est couverte de quelque mystère qu'elle paraît avoir fort à coeur de ne pas laisser pénétrer. Elle épousa dans ce temps-là, pour la forme, sans doute, et dans la seule intention de se donner un état, je ne sais quel quidam franc-comtois nommé M. Lebrun, qui se mêlait d'affaires, et qui semble être parvenu à rétablir un peu les siennes. Il n'est pas étonnant qu'à son âge elle ait trouvé par-ci par-là de faibles portions d'héritages à recueillir. Tant de générations ont passé de vie à trépas depuis qu'elle est sur terre! Dès lors, je l'avais tout à fait perdue de vue, jusqu'à une de ces dernières années, qu'elle vint prendre un logement dans cette maison. Son mari était mort depuis longtemps, et je ne pense pas qu'elle connaisse maintenant personne, si ce n'est ma famille qui prend plaisir à sa conversation, parce qu'elle est réellement fort curieuse et fort variée, cette vieille femme, qui est née avec de l'esprit et qui a reçu de l'éducation, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu.

Ce qu'il y a de plus certain, c'est que c'est une digne créature, pieuse, charitable, bienveillante envers tout le monde, qui paye fort exactement son terme, et à laquelle je n'aurais aucun reproche à faire, si je n'imaginais qu'elle a troublé, pour notre malheur, la tête de mon Angélique de quelques rêveries auxquelles les personnes d'âge sont sujettes. Voilà, en vérité, mon cher Jacques, tout ce que je sais de l'histoire de madame Lebrun, à la considérer de son côté naturel.

Cette réticence excita vivement ma curiosité.

- De son côté naturel? repris-je, et de quel autre, s'il vous plaît?

- Je ne sais si j'oserai vous en parler, répondit M. Labrousse en me regardant d'un air soucieux. Il y aurait de quoi diminuer de beaucoup l'estime que vous voulez bien faire de mon jugement, si vous pouviez penser que j'attache à ces folies plus d'importance que vous; mais je vous les donnerai pour ce qu'elles sont.Le peuple, toujours porté à penser que la vieillesse réunit à la connaissance expérimentale du passé quelque prescience plus ou moins claire de l'avenir, a choisi la vie de madame Lebrun pour texte des romans les plus bizarres. C'est dans son sens une espèce de Juif errant femelle qui se repose, et je répondrais pas que les aventures qu'on lui attribue n'aient déjà été imprimées à Troyes. Quoiqu'on l'appelle communément la fée d'ivoire, à cause de l'aspect remarquable que l'âge lui a donné, et dont il n'est possible de se faire une juste idée qu'en la voyant, les uns la désignent sous le nom de la princesse d'Egypte, les autres la tiennent pour une reine détrônée de la Chine ou du Japon. Comme elle parle assez familièrement des seigneurs et des princes du temps passé, j'ai connu des gens très convaincus qu'elle avait autrefois régné en France, et certains vous soutiendront fermement qu'elle n'est autre que l'infortunée Marie Stuart, pour qui une de ses femmes a jadis livré sa tête aux bourreaux de Fotheringay. Tous s'accordent à lui conférer le don de divination. C'est bien le moins; et quoiqu'elle ne soit assurément pas riche, une opinion fondée sur l'élégance encore recherchée de sa toilette, sur l'apparence de quelques bijoux échappés par hasard aux revers de sa fortune, et sur la libéralité des aumônes, qui sont, à la vérité, sa principale dépense, lui prête, avec tout autant de fondement, le secret de la pierre philosophale. Il semble même qu'elle prenne plaisir à entretenir ces ridicules suppositions par des singularités fort étranges de langage, de manières et de conduite. Je vous en citerai une seule, parce que nous ne sommes pas éloignés du moment où il en sera question ici. Vous venez d'apprendre de ma bouche qu'elle n'avait de fréquentation habituelle qu'avec nous; et cependant, au retour de chaque année, elle s'absente régulièrement un mois durant, sans qu'on sache aucunement ce qu'elle devient alors. Le Ier janvier, après avoir été fort exacte à étrenner ses jeunes amies de quelques vieilleries curieuses qu'elle a rapportées des pays étrangers, elle descend, au coup de dix heures du soir, suivie d'une femme de chambre fort sérieuse et presque aussi surannée que sa maîtresse, dont personne n'a jamais tiré un mot, et qui paraît chargée d'un assez grand panier, propre à contenir des provisions. Cela dure jusqu'au Ier février, qu'elle rentre à la même heure, plus saine, plus nette et plus leste qu'elle n'était partie. Les domestiques et les portiers, qui sont, comme vous savez, une espèce indiscrète et bavarde de nature, ont bien essayé plusieurs fois d'éclairer ses démarches, malgré mon expresse défense; mais ils n'en savent pas plus que nous. Ils ne l'ont jamais retrouvée au détour de la rue, et vous devinez assez leurs conjectures.

Je ne croyais pas avoir rien entendu de plus extraordinaire en toute ma vie; et plus j'y réfléchissais, plus je sentais un nouvel ordre d'idées se développer en quelque sorte aux yeux de mon intelligence.

- Ce qui m'étonne le plus, poursuivit M. Labrousse, qui comprenait mon silence, c'est que la haute raison de mon Angélique ait pu se laisser surprendre par ces illusions, au point de leur accorder une importance qu'elles ne méritent pas.

- Ah! mon ami, m'écriai-je, n'accusez pas Angélique d'erreur pour nous justifier de notre ignorance et de notre crédulité. Qui pourrait assurer que l'obstacle dont elle s'effraye n'est autre chose qu'une rêverie? En prolongeant la vie de sa créature sur la terre, Dieu ne lui aurait-il pas accordé, pour dédommagement de la dissolution progressive de son être matériel, quelque anticipation prévoyante sur l'avenir de l'âme? Ne lui aurait-il pas ouvert à l'avance les trésors de cette science illimitée du bien et du mal, qui lui appartient dans le ciel, et qu'il réserve à ses émanations les plus pures? Serait-il impossible qu'une fatalité funeste, qui m'est peut-être attachée, se fût en partie révélée à un esprit presque entièrement affranchi des liens grossiers du corps, et que la mystérieuse amie d'Angélique eût lu plus distinctement que moi, dans les immuables décrets de la destinée, un pressentiment qui, tout vague qu'il soit pour ma pensée, me remplit souvent de terreur? Madame Lebrun n'a-t-elle pas entendu prononcer mon nom quelquefois depuis que j'approche de vous, et n'a-t-il pas pu retentir à son oreille comme le bruit d'un événement tragique? Hélas! j'ai imaginé souvent moi-même que la divine volonté me réservait à une catastrophe de sang!

- Es-tu fou? interrompit M. Labrousse en me regardant fixement. Une contrariété, dont nous viendrons facilement à bout, je l'espère, aurait-elle ébranlé ton jugement? Rassure-toi, Jacques! reprends courage!...

Ce que je venais de lui dire tenait en effet à cette série insaisissable de sentiments qui repaît les esprits imaginatifs, et dont le sien ne s'était jamais occupé. Le mien lui-même s'y abandonnait tout à fait pour la première fois; je sentais que ces paroles m'étaient échappées comme l'élan d'une volonté intérieure et spontanée, qui n'avait pas source dans mes facultés ordinaires, et qui portait à mon âme l'idée d'une voix intime, mais profondément inconnue. Je me demandai à mon tour si ma raison n'était pas égarée.

Au bout de quelques jours, mon imagination se calma, mes préoccupations se dissipèrent. Angélique ne cessait pas de me traiter avec tendresse en présence de sa famille, et je ne la voyais pas autrement. Je crus trouver plus d'une fois, dans ses discours et dans ses yeux, l'expression d'un pur amour; je redevins presque heureux.

Cependant l'étonnante restriction qu'elle avait opposée aux voeux de sa famille et les renseignements, plus surprenants encore, que j'avais reçus de M. Labrousse, me faisaient vivement désirer de voir madame Lebrun. Cette faveur, assez difficile à obtenir, fut sollicitée par Angélique, à qui madame Lebrun n'avait rien à refuser, et le jour de ma visite avec madame Labrousse et ses filles se trouva marqué pour le 31 décembre, qui était, si l'on s'en souvient, la veille d'une émigration périodique de la vieille voisine, toujours suivie d'un mois d'absence. Quant à M. Labrousse, qui avait assez promptement perdu de vue les motifs de mon impatience et de ma curiosité, il garda le coin du feu pour faire sa partie de trictrac ordinaire avec le curé de Saint-Paul.

Il était huit heures du soir quand la porte de madame Lebrun s'ouvrit, et je ne sais pourquoi mon coeur battait étrangement au moment où j'en passais le seuil, comme si elle avait dû se clore sur mes dernières espérances en retournant sur ses gonds; car le spiritualisme exalté peut-être, mais consciencieux et réfléchit, dont je m'honore d'avoir fait une continuelle profession, depuis qu'il m'a été donné de méditer sur la nature et sur la destinée de l'homme, me mettait lui-même fort au-dessus de toutes les croyances superstitieuses du vulgaire, qui ne sait que très mal ce qu'il sait que parce qu'il sait très peu. Je tressaillis pourtant lorsqu'on me nomma.

L'appartement de madame Lebrun n'avait rien, d'ailleurs, qui rappelât l'appareil imposant de la demeure des sibylles; je le jugeai même plus simple que je ne m'y étais attendu. C'étaient, et rien de plus, de vieilles boiseries revêtues de la modeste décoration du vieux temps, des meubles propres, mais fort passés de mode, parmi lesquels se distinguaient à peine, par une physionomie plus riche et plus antique, un prie-Dieu, singulièrement orné de quelques ciselures comme en faisait Cursinet cent ans auparavant, et tout auprès, une espèce de socle qui portait une belle et grande cassette du travail de Boule le père, dont je ne cherchai pas à deviner l'emploi. On ne doute pas que mes regards se fussent soudainement tournés sur madame Lebrun, qu'Angélique s'efforçait de retenir assise pour lui épargner d'inutiles et fatigantes démonstrations de politesse. Je me précipitai vers elle à mon tour, je parvins avec quelque peine à l'empêcher de quitter sa place, et je trouvai en me relevant de cette attitude d'instance les deux yeux noirs et profonds de madame Lebrun fixés sur moi comme des ancres de fer.

- O mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle en se renversant sur son dossier et en se couvrant le front de ses mains... serait-il possible que votre justice tolérât ce crime encore une fois! Toujours, toujours, ô mon Dieu!

Ensuite elle laissa retomber ses bras sur les côtés de son fauteuil comme si elle les y avait inscrustés, le corps fixe, immobile, la figure pensive, l'attention, à ce qu'il semblait, si distraite de nous tous que j'osai la regarder alors avec plus de soin, parce que ses paupières s'abaissèrent. Son habillement, d'un goût fort ancien et d'une élégante simplicité, n'annonçait que le négligé d'une femme du grand monde, qui aime à s'entretenir dans sa parure; mais je fus frappé, comme le peuple, du prestige qui l'avait fait nommer la fée d'ivoire. C'était le poli de l'ivoire même, avec ce reflet d'un blond pâle que lui donne le temps. Le sang et la vie avaient entièrement disparu sous la peau lisse et tendue, où se creusaient seulement çà et là quelques rides inflexibles, comme les aurait fouillées l'outil d'un statuaire, et dans lesquelles se cachaient, selon toute apparence, l'histoire et les douleurs d'un siècle. Il aurait été difficile de décider, à son aspect, si la fée d'ivoire avait été parfaitement belle; mais je ne doutai pas un moment qu'elle n'eût été charmante, et mon esprit, fertile en palingénésies, la rajeunissait ainsi, et se la représentait en souriant au milieu de toutes ses grâces de jeune fille, quand une de ses mains se releva soudainement avec le jeu d'un ressort, et se glissa dans mes cheveux pour m'arrêter près d'elle, comme si elle m'avait tout à coup retrouvé au sortir d'un songe.

- Toujours! toujours! répéta madame Lebrun.- Et on dit depuis si longtemps qu'Armand-Jean Duplessis ne règne plus! Il n'y a cependant pas à s'y tromper, murmura-t-elle d'une voix qui s'affaiblissait de plus en plus, de manière à n'être entendue que de moi, et dont les dernières articulations expirèrent dans mon oreille... - A celui-là le destin de l'autre! Encore une tête pour Mataboeuf!

L'impression que me firent ces singulières paroles fut si vague et si fugitive que je ne pris pas la peine d'y chercher un sens. Je m'en étonnai d'autant moins, sans doute, que j'étais entré chez madame Lebrun tout préparé à quelque chose d'extraordinaire; et, content de voir que son émotion n'avait pas duré plus longtemps que la mienne, je vins reprendre ma place.

- Mataboeuf! reprit-elle en appuyant son front d'ivoire sur sa main d'ivoire! Où ai-je pris ce nom-là? qui m'a rendu ces souvenirs? comment se réveillent-ils si puissants après un siècle écoulé? Par quelle fatalité suis-je condamnée à revoir ce que j'ai vu, comme si je le voyais encore?

Ses idées paraissaient se presser dans son esprit et courir à ses lèvres; et tout le monde écoutait, Angélique et moi surtout. Le mystère a tant de pouvoir sur de jeunes âmes qu'une éducation chrétienne et poétique a nourries de merveilles!

Madame Lebrun continuait à réfléchir, et un de ses doigts élevés vers le ciel annonçait qu'elle allait parler.

- Le récit qu'elle nous fit, je vous le raconterai une autre fois, dit M. Cazotte en se levant, car il me semble que dix heures sont sonnées, et sous le règne de la liberté, il est plus prudent que jamais de rentrer de bonne heure. Et puis, mon Elisabeth est fille à s'inquiéter aisément pour son vieux père. Il est dit dans l'Imitation de Jésus-Christ: Le souci ronge ceux qui aiment.

Le vieux page averti s'était relevé lourdement de sa banquette. Mon père reconduisait M. Cazotte, et je sautais pendu à sa main.

Quand il fut parti, Legouvé fit deux tours dans la chambre, en murmurant d'un ton assez maussade: - Il n'y a pas dans tout ce radotage l'apparence d'un motif dramatique.

- J'y ai vu, dit Marsollier en caressant son jabot, l'intention de deux scènes d'intérieur assez bien indiquées, mais qui auraient besoin d'arrangement et de style.

Pour moi, pensai-je tout bas, j'en ferai un jour un bon pasticcio, et je ne perdrai pas un seul des détails qui m'ont frappé, car j'écrirai dès ce soir.

- Et si tu n'entends jamais le reste?... me dit mon père, qui avait deviné mon dessein, en me voyant mettre la main sur son écritoire et sur son papier.

- Alors, lui dis-je, mon pasticcio ne finira ni plus ni moins que les Quatre Facardins.Quatre mois après, le bon Cazotte avait porté sa tête sur l'échafaud de la terreur toute jeune encore. A peine sortie du berceau, elle dévorait des vieillards.

 

Lidivine

En 1800, j'étais dans les prison d'une ville de province, et je n'y étais pas pour la première fois. La cause de ces petits malheurs de jeune homme me dispense d'en rougir.

Je ne parlerai pas du geôlier et de sa femme, honnêtes et charitables personnes qui m'ont laissé cependant un bien tendre souvenir; mais je ne saurais me dispenser de remarquer en passant que ce triste ministère du geôlier est un des plus honorables qu'il y ait au monde, quand il est exercé avec douceur et humanité.

Madame Henrley était infirme et presque toujours malade; mais elle avait pour la représenter, dans l'intérieur, une vielle femme de charge qui s'appelait Lidivine,

Nom peu connu, même parmi les saints,

et que les pauvres prisonniers nommaient la divine, parce qu'ils croyaient que ce nom hyperbolique était son nom véritable. Il n'y a rien, en effet, qui puisse nous donner une idée plus distincte de la Divinité que la charité chrétienne.

Lidivine avait soixante-dix-huit ans, ce qui ne l'empêchait pas d'être vive, active, empressée, et toute à tous, comme si elle n'en avait eu que cinquante. Elle était même allègre et joviale, car la première des conditions de l'hygiène, c'est une bonne conscience. Il y a une foncière gaieté du coeur qui n'appartient qu'aux bonnes gens. Les esprits occupés de mauvaises pensées deviennent, au contraire, facilement tristes. Il y a bien de quoi.

Quand je pense à Lidivine, je crois toujours la voir avec son petit béguin blanc si propre, son juste noir si leste et si serré, et son coeur d'argent passé à un petit cordon de velours noir aussi, qui avait un peu rougi. Elle n'osait porter visiblement la croix qui y avait été suspendue; cela n'était pas encore permis; mais elle la conservait sans doute entre sa chair et le cilice de laine ou de crin dont elle se couvrait par pénitence, et je n'ai jamais compris que Lidivine eût à faire pénitence de quelque chose. C'était peut-être d'avoir été jolie, car sa pâleur saine et sa maigreur robuste ne lui avaient pas fait perdre tous les avantages d'une taille bien prise et d'une figure agréable.

Ce que je raconte ici de Lidivine, c'était ce que nous en pensions tous, bons ou méchants. Aussi l'influence de Lidivine sur les esprits les plus âpres et les plus rebelles avait quelque chose de plus puissant que la force, et qui agissait sans qu'on sût au juste comment, par une sorte de faveur providentielle. A Lidivine le secret d'affermir les coeurs abattus et de consoler les coeurs désespérés. Quand la rage soulevait au fond de cahots une de ces émeutes de démons qui se battent avec leurs fers, et qui meurent, sans se rendre, en mordant des baïonnettes sanglantes, on n'y envoyait plus de soldats. On y envoyait Lidivine. Un instant après, tout était calme.

Dieu n'aurait pas cru faire assez pour la prison dont je vous parle, s'il n'y avait placé que Lidivine. Elle était secondée par son petit-fils dans ce noble et pieux ministère. Pierre était un jeune homme de vingt-trois ans, faible de corps, mais infatigable de patience et de courage, qu'aucun soin ne rebutait pour adoucir nos ennuis et pour secourir nos misères. Je ne vous donnerais qu'une idée imparfaite de sa physionomie résignée et non pas abattue, de son regard bleu, plein de compassion et de tendresse, de sa chevelure blonde, lisse, aplatie et coupée à angles droits, si je ne disais que vous avez pu remarquer des caractères pareils dans le type de nos bons paysans de montagne, ou dans les images des saints, tracées par un peintre naïf.

Pierre n'était pas un grand personnage, même en prison. Arrivé là, selon nos conjectures, par la protection de Lidivine, il n'y était guère que l'aide et le valet des guichetiers. J'appris tard que c'était son titre, et que ce titre, chose étrange, était une faveur acquise par sa bonne conduite. J'expliquerai cela tout à l'heure, si la mèche de ma lampe brûle encore.

Quoi qu'il en soit, j'avais été entraîné vers Pierre par cette sympathie d'âge qui rapproche si vite les jeunes gens, surtout quand ils sont malheureux, et par cette sympathie de croyances, le seul lien social que nos discordes politiques n'eussent pas rompu. Quand sa chemise s'entrouvrait dans quelque oeuvre de force, à rafraîchir notre grabat en y introduisant une botte de paille neuve, ou à transporter un malade, j'avais vu souvent flotter sur sa poitrine le cordon du scapulaire. Peut-être aussi quelque instinct secret m'avertissait que le Seigneur nous avait imposé une vie commune de misère et de dévouement, et que notre bonheur, comme son empire, ne serait pas de ce monde.

Notre chambrée, n° 6, était ordinairement ouverte par Pierre que nous chérissions tous; et c'était un de ces égards auxquels nous reconnaissions la bienveillance de la geôle, car le salut religieux que Pierre nous adressait chaque matin était pour nous comme une bénédiction répandue sur la journée. Une fois, les verrous tournés plus tard et plus rudement, sans égard pour notre sommeil, nous annoncèrent la visite d'un autre guichetier. Celui-ci s'appelait Nicolas.

Nicolas était un bon homme qu'un autre genre de vocation, dont je ne me suis pas informé, avait engagé au service des prisons, et qui ne s'était pas accommodé sans efforts, je le suppose, à l'esprit de son état; mais il y était parvenu de manière à faire illusion sur ses sentiments naturels à quiconque ne les aurait pas connus. A force d'exercer les cordes basses de sa voix, le pauvre diable avait réussi à se donner une parole rauque et menaçante, qu'il savait rendre plus formidable en fronçant convulsivement des sourcils épais, mais doux, qui ne furent jamais destinés à exprimer la colère. Comme cette complication d'artifice devait lui coûter beaucoup, il ne répondait jamais plus brutalement que lorsqu'il avait le dos tourné. Un jour qu'on le surprit à pleurer sur un homme qui allait mourir, et qui embrassait sa femme pour la dernière fois, il se plaignit qu'on lui eût jeté du tabac dans les yeux. J'ai rencontré vingt guichetiers comme Nicolas. Les hommes ne sont jamais si méchants qu'ils en ont l'air.

- Où est Pierre? lui dis-je, en m'asseyant sur mon lit.

- Pierre! Pierre! répondit-il avec aigreur. C'est toujours Pierre qu'on demande; on dirait qu'il n'y a que Pierre ici. Que fait-il pour vous qu'on ne fasse? Pierre vous apporte-t-il autre chose qu'une cruche et du pain? Une cruche, la voilà; du pain, en voilà: si vous avez affaire à Pierre, allez le chercher. Pierre est au cachot.

- Pierre est au cachot? m'écriai-je; est une chose impossible. Qu'a-t-il fait?

- Ce qu'il a fait? est-ce que je sais cela, moi, ce qu'il a fait? Est-ce que cela me regarde? Est-ce que je me mêle de ce que font les autres? une porte ouverte trop tôt, une porte fermée trop tard, une lettre remise secrètement avant d'avoir été lue, une complaisance de lâche et de fainéant pour vos camarades ou pour vous. Il en est bien capable, le petit bigot!

Je n'ai pas besoin de dire que Nicolas avait tourné le dos pour prononcer ces grosses paroles.

- C'est infâme! repris-je en l'interrompant, c'est horrible! Si les magistrats le savaient, on réprimerait sévèrement un tel abus de pouvoir. Le cachot est une pénalité très grave; et nulle pénalité ne peut être infligée à un homme libre que par l'autorité de la loi. Cette vexation est indigne à l'égard de Pierre, comme elle serait indigne au vôtre. Je vous dis qu'elle crie vengeance!

- Bon! répliqua Nicolas en me regardant fixement cette fois. Avez-vous pris, par hasard, votre ami Pierre pour un homme libre comme moi, qui peux quitter la maison ce soir en demandant mes gages? Il est prisonnier comme vous, à cela près que vous passez demain en justice, et que ces messieurs de là-haut sont parfaitement maîtres de vous renvoyer chez vos parents, si vous avez de bons témoins; tandis que Pierre a treize ans à faire encore, puisqu'il n'en a fait que sept, et treize ans de galères, vraiment, quand l'idée en viendra au commissaire du pouvoir exécutif, qui le retient par faveur, comme dans un château de plaisance. Je conviens que cela serait dur; mais que voulez-vous? il n'avait pas l'âge pour être guillotiné.

La guillotine, les galères, cet honnête Pierre, cette admirable Lidivine, toutes les apparences qui m'avaient frappé, toutes les notions que je venais de recueillir dans une conversation de deux minutes, se confondaient tumultueusement dans mon esprit, quand la porte se referma sur moi. Je ne pouvais plus interroger Nicolas qui n'aurait probablement pas été d'humeur à me répondre; mais je croyais l'entendre encore murmurer son refus à travers l'épaisse muraille, sur un ton plus grave que celui des verrous: "Est-ce que je sais cela, moi? Est-ce que cela me regarde? Est-ce que je me mêle de ce que font les autres?..."

Je passai en justice, en effet, dès le lendemain, comme Nicolas me l'avait annoncé, et je fus acquitté à la majorité de neuf voix sur douze. On ne sera peut-être pas étonné si j'ajoute naïvement que jamais résultat avantageux d'un scrutin ne m'a été plus agréable.

La première chose qui m'occupa quand je me trouvai libre, ce fut l'histoire de Lidivine et de Pierre. Un vieux prêtre, saintement téméraire, s'était réfugié dans leur famille, en 1793, pour porter de là des exhortations et des espérances à son troupeau de chrétiens sans pasteur et sans autels. Il fut surpris en officiant, et tendit ses bras aux fers, comme un martyr des premiers âges de l'Eglise. Son petit peuple du hameau le défendit malgré lui, avec cette ardeur de dévouement que la religion inspire toujours quand elle est persécutée. Ils étaient quinze. Treize moururent sur l'échafaud du confesseur, après avoir reçu sa dernière bénédiction. La grand-mère avait plus de soixante-dix ans, le petit-fils en avait moins de seize; et, selon la juste expression du guichetier, l'un des deux avait plus d'âge qu'il n'en fallait, l'autre n'avait pas encore l'âge pour être guillotiné. C'est à cause de cela que Lidivine et Pierre étaient en prison.

Dans ces entrefaites, Bonaparte était revenu, Bonaparte, ce géant de la civilisation, qui la rapportait toute faite, et qui ne put pas la raffermir sur des bases éternelles, parce que Dieu n'en voulait plus. La révision de ces procédures exceptionnelles d'une législation d'anthropophages était devenue facile. Un grand nombre d'honnêtes gens s'intéressèrent au sort de Pierre et de Lidivine. Il n'y a rien de si commun que de trouver des coeurs tout disposés à la réparation du mal quand il n'y a plus de péril à l'empêcher. Je ne parlais pas de ces efforts à mes amis de prison que je voyais souvent, parce que je savais déjà, par une expérience précoce, que la moindre révolution de bureau pouvait les rendre inutiles. Au moment où les pièces qui annulaient leur jugement m'arrivèrent, bien authentiques et bien légalisées, je volai vers eux, dix fois plus heureux que je n'étais, en les quittant le jour de mon absolution. Je portais à Lidivine et à Pierre vingt-six ans de liberté.

Aussi me souvient-il de cette impression comme si je n'avais ni souffert ni vu souffrir depuis. C'était à quatre heures du soir, par une belle journée de printemps, comme la Franche-Comté en a quelquefois en avril; mais l'heure n'était pas expirée, et les prisonniers jouissaient encore dans la cour, sous la lumière d'un plein soleil, bien tiède et bien réjouissant, de ses dernières minutes de récréation. Il y a dans les prisons un temps et un lieu qui sont assignés à la récréation, c'est moi qui vous le certifie.

- Vous êtes libres, m'écriai-je en sautant tour à tour au cou de Pierre et de Lidivine. - J'eus quelque peine à m'en faire comprendre; mais tout le monde m'avait compris, et l'émotion de ces pauvres gens, qui baignaient de larmes leurs joues et leurs cheveux, expliquait assez mes paroles.

Après cela il y eut un grand silence, un silence grave et triste; car il y a d'autres liens à rompre, dans une prison qu'on habite depuis sept ans, que ceux de la captivité. Lidivine regardait ces femmes, ces convalescents, ces infirmes dont elle avait été si longtemps la mère, et qu'elle s'était flattée de ramener peu à peu à la religion et à la vertu; elle s'arrêta enfin devant un vieillard tout cassé, que la fatigue de l'âge ou l'excès de la joie avait comme enchaîné à sa place:

- Eh! Georges! lui dit-elle, qui te portera ton bouillon?

Ensuite elle revint à moi, et, pressant ma main dans ses deux mains:

- Je suis vraiment libre? dit-elle.

- Oui, Lidivine.

- Je pourrais sortir avec vous maintenant, si je voulais?

- Oui, Lidivine.

- Vous me mèneriez tout maintenant chez l'avocat de mes prisonniers?

- Oui, Lidivine.

- Vous pourriez me montrer la maison du médecin de mes malades?

- Oui, Lidivine; et l'église qui va se rouvrir; car nous vivons sous un gouvernement humain, juste, éclairé, qui sentira la nécessité d'appuyer son pouvoir sur la foi. Dieu est le meilleur des auxiliaires.

- Vous avez raison, mon ami! Oh! si j'étais sûre de n'être pas à charge en prison...

La femme du geôlier l'embrassa et fit un mouvement involontaire pour la retenir.

- Voilà qui est bien, continua-t-elle en souriant, pendant que du revers de la main elle essuyait ses yeux. Je ne suis pas encore si vieille que je ne puisse honnêtement gagner mon pain chez mes maîtres. Allez vous coucher bravement, vous autres, car voilà quatre heures qui sonnent. Nous nous retrouverons demain. Je ne veux pas sortir d'ici... Où irai-je, d'ailleurs, ajouta Lidivine, pour être plus utile ou plus heureuse? Une maison, un village, une famille, il n'y en a plus pour moi: le cimetière même ne me dirait rien; car mon mari, mes frères et mes enfants n'y sont pas. Vous savez qu'ils sont morts bien loin de là, et qu'on les a mis je ne sais où. Quant à Pierre, c'est autre chose; il est jeune, beau, industrieux, patient, et, par-dessus tout, craignant Dieu. Si le monde est revenu au bien, comme vous dites, mon pauvre Pierre prospérera peut-être. Viens ici, mon enfant, que je te bénisse et que je te dise adieu!

Pierre n'avait pas encore parlé. Il paraissait plongé dans une méditation sérieuse et embarrassé de rompre le silence; enfin, il se rapprocha de Lidivine, à l'appel qu'elle venait de lui faire.

- Jamais, ma mère, dit-il avec fermeté. J'ai pensé quelquefois à la vocation que je suivrais quand mon temps serait fini; j'aurais voulu être prêtre, mais je n'ai pas eu le loisir de devenir savant. Au reste, si le ministère de prêtre est grand, celui de guichetier a des devoirs que j'aime et auxquels je ne veux pas me soustraire. Nicolas a besoin d'un aide, et il sait maintenant que ma compassion pour des peines que j'ai ressenties depuis l'enfance ne m'a jamais détourné de mes obligations. Je vous supplie de me permettre, ma mère, de ne pas sortir de prison. C'est la vie que le Seigneur m'a faite, et je n'y renoncerai pas.

Les prisonniers étaient partis. Nicolas n'avait plus de motifs pour contraindre l'expression de son excellent naturel.

- Reste! reste! criait-il à Pierre en pleurant à chaudes larmes.

- N'est-il pas vrai qu'à ma place vous auriez fait comme moi? dit Pierre en se retournant de mon côté.

- Oui, mon ami, si j'en avais eu le courage.

Lidivine et Pierre sont morts au service des prisonniers.

 

Sibylle mérian

Quand le général suédois Rosander eut consommé en folles dissipations l'immense fortune que lui avait laissée son beau-père Mathieu Mérian, conseiller de l'électeur de Mayence, il ne vit plus d'autre parti à prendre que d'aller cacher sa misère trop méritée dans une contrée où les yeux des hommes ne le suivissent pas; mais il commença par assurer la vie d'un fils presque au berceau, qui avait coûté le jour à sa mère, en allant le déposer entre les mains protectrices de la fameuse Marie-Sibylle Mérian, grand-tante de cet enfant, dont le talent, riche et soigneux, sera l'éternel désespoir des peintres d'histoire naturelle. La bonne Marie-Sibylle accueillit le petit Gustave de Rosander comme un fils que Dieu lui donnait; car elle n'avait eu que deux fils de son mariage malheureux avec André Graff. Gustave, aimé, caressé, nourri dans les bonnes études, vint si parfaitement à bien, qu'il ne lui aurait rien manqué pour remplir tous les voeux de sa vieille mère adoptrice, s'il avait témoigné un peu de penchant à observer avec elle ses insectes et ses papillons chéris; mais le maussade n'en voulait pas entendre parler; et, à douze ans, il aurait à peine distingué le ver à soie hâve et blafard de la pompeuse chenille du tithymale.

"Il vous est bien aisé, tante-grand, lui dit-il un jour avec une aigreur dont il s'accusa depuis fort amèrement auprès du chevalier Linné, son contemporain, son compatriote et son ami, il vous est bien aisé, vraiment, de parler des merveilleuses beautés de la nature, vous qui avez pu les admirer sous le ciel de Surinam; mais, si vous aviez à coeur de me faire partager votre enthousiasme, il fallait m'y envoyer avec ma tante Dorothée, et ne pas me retenir dans ces lagunes hideuses, au milieu de vos larves, de vos chenilles et de vos cocons que je n'ai, grâce à Dieu, regardés de ma vie, tant le dégoût que ce spectacle m'inspire est pénible à dévorer. J'aime à croire qu'il y a sur la terre des pays favorisés et des races d'élection sur lesquelles Dieu a déployé sa puissance; mais si le monde entier ressemblait à ce que j'en ai vu, il ne me paraîtrait guère digne de la peine que le Seigneur a prise à le faire. Je vous demande pardon, ma respectable mère, de contrarier ainsi vos idées; je ne cherche qu'à m'instruire, et ce n'est pas tout à fait par ma faute que la nature ne me paraît pas revêtue des merveilleuses couleurs que lui prêtent vos pinceaux."

Sibylle ne jugea pas à propos de heurter de front les opinions de Gustave, parce que c'est un mauvais moyen d'éclairer l'ignorance présomptueuse des jeunes gens, qu'il est plus facile de conduire à la vérité par une instruction progressive. Elle sourit et l'embrassa.

"S'il ne s'agit que de cela, répondit-elle, et que tu aies un peu de confiance en mes récits, je ne suis pas en peine de dissiper tous les doutes qui se sont élevés dans ta petite tête sur la sagesse et la puissance du Créateur. Je n'userai pas même pour cela du privilège commun des voyageurs, qui n'enragent pas pour mentir quand ils reviennent de loin. Tu sais bien que je n'en impose jamais. Le peuple d'élection que tu as deviné par un heureux instinct existe réellement, et je l'ai vu moi-même en courant le monde, si bien que tu peux t'en rapporter à ma relation avec plus d'assurance encore que si tu la lisais dans les superbes cosmographies de ton fameux trisaïeul Théodore de Bry; car, ce qu'il n'a fait que peindre, j'ai pu l'observer de très près et avec beaucoup de soin.

- Oh! que j'aurais de plaisir, chère maman, s'écria Gustave, de vous entendre raconter ces belles choses!

- Je le veux bien, reprit Sibylle, et je te réponds qu'elles passeront de beaucoup l'idée que tu peux t'en former. Imagine-toi d'abord que, dans ce peuple-là, tout le monde naît adulte et parfait, sans subir aucun des inconvénients d'un âge d'apprentissage et de faiblesse.

- Cela devait être ainsi, dit Gustave, dans une espèce véritablement favorisée du ciel.

- Ce n'est rien encore; tout le monde y naît vêtu, mais non pas d'une folle plume comme le oiseaux, ou d'une toison grossière comme les brebis. Ces gens-là viennent sur terre habillés de pompeux accoutrements drapés et flottants comme la toge des sénateurs, ou brillants et polis comme l'armure des chevaliers. Il y en a qui sont brodés de points si délicats et si habilement nuancés en leurs couleurs, que l'aiguille et la trame des fées n'ont jamais rien produit de pareil. Il n'est pas rare d'en trouver qui étalent dans leurs parures tout ce que le corail, le jais, le lapis et l'or ont de plus éclatant; et d'autres dans lequel tous ces reflets se confondent, avec une harmonie inexplicable, en mosaïques chatoyantes qui n'ont point de nom parmi les hommes. On en voit enfin qui portent plus loin les raffinements de ce luxe magnifique, et dont la robe est émaillée de plus de rubis, de saphirs, d'améthystes, d'émeraudes et de diamants que M. Tavernier n'en a compté dans le trésor du grand Mogol. J'oserais à peine te parler après cela des panaches ondoyants qui ombragent leurs couronnes, parce que c'est une chose de peu de conséquence auprès des autres; mais le tout compose un ensemble éblouissant à regarder.

- Je vous avoue que j'aurais bien de la peine à croire à ces miracles, répondit Gustave, si ce n'était vous qui les attestiez, mais il faut remarquer aussi, ma bonne amie, que jusqu'ici vous ne m'avez parlé que des rois.

- C'est que je me serai mal exprimée, continua Sibylle. Je ne disconviens pas qu'il n'y ait chez eux des castes plus simples et dont les atours, d'ailleurs élégants, offrent un peu moins d'appareil, mais comme ils sont tous égaux, et que c'est d'ailleurs à la nature elle-même qu'ils sont redevables de leurs richesses extérieures, on ne s'étonne pas de trouver ce faste involontaire dans les états les plus communs. J'ai vu de simples charpentiers qui ont des robes de pourpre relevées par des camails de velours noir, et des maçons enveloppés de balandrans de soie comme des bourgmestres. Ceci n'est cependant qu'une faible partie de leurs avantages. Comme ils ont des ennemis nombreux, ce qui est malheureusement propre à toutes les créatures, croirais-tu que le Seigneur a daigné les munir d'avance des armes nécessaires pour se défendre, et qu'il n'y en a pas un qui ne porte son arsenal avec lui?...

- Et quelle arme le Seigneur leur a-t-il donnée? s'écria le jeune gentilhomme suédois, qui sentait bouillir dans ses veines le sang belliqueux de ses ancêtres.

- Toutes celles, Gustave, qui sont à l'usage de l'homme, et bien d'autres que l'homme ne connaît pas, tellement que je ne saurais t'en communiquer l'idée sans te les faire voir: des casques, des morions, des cuirasses, des boucliers, des sabres, des coutelas, des épées, des stylets, des poignards hérissés de pointes qui se rebroussent, et déchirent en se retirant la blessure qu'ils ont ouverte. Certains portent sur eux des acides brûlants qui dévorent tout ce qu'ils touchent et des poisons subtils qui font mourir leurs agresseurs, quoiqu'ils aient en général plus de goût pour les parfums; et ceux que les plus coquets exhalent au loin feraient envie à l'ambre et à la rose. Pour revenir à leurs moyens de défense, il n'y a personne dans ce peuple qui ne soit pourvu de tenailles vigoureuses et bien acérées dont ils percent, coupent et broient les membres de leurs adversaires.

Je t'en montrerai certains dont la casaque de guerre est toute semée d'épines roides et pénétrantes; d'autres qui marchent protégés par trois lances fermes, longues, serrées, inséparables, comme la phalange de Macédoine. Ils connaissent aussi l'usage des armes à feu, et il est même bien plus ancien chez ce peuple-là que chez nous; mais ceux qui s'en servent ne les emploient que dans la retraite, à la manière des Parthes. J'ai assisté souvent aux exercices de ces arquebusiers, et j'ai même eu l'occasion de les voir en bataille. Je me souviens d'en avoir remarqué un qui fit plus de trente décharges dans une demi-minute, ce que les tireurs les plus habiles tiennent pour presque impossible. A la fin il s'arrêta, probablement à défaut de munitions, et bien lui en prit, pour échapper aux assaillants, de se fier à ses ailes...

- Attendez, ma tante, au nom du ciel, interrompit brusquement Gustave. Le peuple dont vous parlez a donc des ailes?

- J'avais oublié de t'en instruire jusqu'ici, répliqua la bonne Sibylle. Dieu n'aurait pas laissé sur lui un pareil avantage aux oiseaux. Bien plus, il a des tribus puissantes qui sont tout autrement douées. Combattues sur la terre par un ennemi supérieur en nombre, elles se précipitent dans les airs comme je te le disais. Si l'armée rivale jouit du privilège de les suivre et menace de le rejoindre dans ces campagnes infinies, les escadrons fugitifs se contentent de replier leurs ailes inutiles sous le dos de la cuirasse, et plongent au fond des eaux. Là, ils s'organisent en flottille vivante; car ils ont avec eux, dans leur bagage portatif, des nacelles légères, des petits bâtiments de course, rapides comme le regard, des esquifs carénés comme des vaisseaux de haut bord qui triomphent des courants à force de rames, et où d'intrépides navigateurs s'avancent, à rangs pressés, en brandissant le glaive inflexible que la nature a fixé sur leur poitrine.

- Cela est prodigieux, dit Gustave; mais ces avantages ne sont-ils pas payés au prix de quelques graves inconvénients? leurs organes valent-ils les nôtres?

- Garde-toi bien d'en faire la comparaison, repartit Sibylle, elle serait trop humiliante pour nous. Je te parlerai seulement de leurs yeux qu'une cornée solide, épaisse, inoffensible et cependant diaphane, met à l'abri de tous les accidents extérieurs. Ils sont presque toujours prédominants et disposés latéralement, de manière à embrasser, ou peu s'en faut, toute la circonférence de l'horizon; et leur globe, ordinairement taillé à facettes, perçoit les objets par une incroyable multitude de regards divergents, dont chacun revient peut-être éveiller une sensation. Tu me demanderais volontiers aussi, je n'en doute pas, s'ils savent pratiquer nos industries et mettre à profit les matériaux que la création nous fournit. Ce sont bien là d'autres miracles! que te dirai-je de la savante économie de leur architecture, de l'habile ordonnance de leurs fortifications, des ressources inépuisables de leur stratégie, de la variété de leurs artifices de chasse et de pêche? que te dirai-je de la perfection de leurs instruments, de la légèreté de leurs tissus, de la délicatesse exquise de leurs ciselures, du fini de leurs moindres ouvrages, qui ne soit infiniment au-dessous de la vérité? Il faut vivre parmi eux comme je l'ai fait, Gustave, pour savoir les admirer.

- Je les verrai certainement, dit Gustave, en prenant l'attitude résolue d'un homme qui entreprend un voyage lointain à ses risques et périls. Mais où habite ce peuple extraordinaire? continua-t-il, faut-il l'aller chercher bien au delà de Surinam?

- Nous le verrons dès demain, si tu veux en prendre la peine, répondit Sibylle. Il habite partout, sur la terre où nous marchons, dans le ruisseau qui baigne nos prairies, dans l'air que tu respires. Il habite le calice d'une fleur qui vient de s'ouvrir, et jusqu'à la goutte de rosée qui tremble suspendue à ses pétales; il frémit dans le sable; il murmure sous le gazon; il danse et tourbillonne dans un rayon de soleil. Mon armée navale a jeté l'ancre dans une mare prochaine; mes arquebusiers sont retranchés sous une pierre du jardin. Je te parlais des insectes.

Gustave, un peu piqué, se mordit les lèvres; mais il ne voulut pas en avoir le démenti. Dès le point du _jour du lendemain, il se mit en route avec sa grand-tante vers le peuple inconnu dont elle lui avait appris l'existence, muni pour toute arme et pour tout équipage d'un petit filet de gaze.Il prit goût à ces découvertes qui devenaient tous les jours plus instructives, plus amusantes et plus précieuses, et, quand la mort lui eut enlevé sa bonne parente, le 13 janvier 1717, il sentit qu'il n'aurait jamais pu s'en consoler, si elle ne l'avait introduit auparavant au milieu du peuple inconnu, dont l'étude assidue lui fournissait tant d'agréables loisirs et de douces consolations.Gustave de Rosander vécut longtemps. Il fut savant, c'est peu de chose; il fut célèbre, ce n'est rien; il fut tranquille, parce que les goûts simples donnent la paix du coeur; il fut bon, parce que l'amour de la nature est un acheminement à la vertu; il fut heureux, parce que le calme de l'esprit et la bienveillance de l'âme composent le seul vrai bonheur de l'homme. Cela, c'est tout.

 

Les fiancés Nouvelle vénitienne

Il s'en fallait d'une heure au plus que le soleil se couchât, le Ier janvier 1685, et tous les offices étaient finis, quand les portes de Saint-Marc se rouvrirent pour une double solennité, qui appela dans l'église un très grand concours de peuple. Deux cortèges peu nombreux, mais égaux en magnificence, étaient sortis à la fois du palais Morosini et du palais Trevisano, pour accompagner aux fonts baptismaux deux enfants nés la nuit précédente, et demander en leur faveur les eaux de rédemption. Ils entrèrent en même temps par les deux portes latérales, et ils parvinrent en même temps au saint baptistère, où les femmes déposèrent deux berceaux.

L'un de ces groupes était conduit par Onofrio Morosini, fils de l'illustre doge Francesco Morosini, si connu par les grands services de guerre et d'état qu'il avait rendus à la république; le second, par le sénateur Bernardo Trevisano, juge de la Quarantie, qui relevait la splendeur de sa race par la renommée de son savoir, et auquel l'Italie entière n'opposait, dans ce siècle de décadence, ni un plus grand philosophe, ni un plus habile antiquaire.

Quand les nourrices eurent découvert le berceau des enfants, il se manifesta de toutes parts un sentiment d'admiration dont l'éclat ne put être tout à fait réprimé par l'imposante sainteté du lieu. Jamais ce premier jour de la vie n'avait laissé paraître tant de beauté dans la créature imparfaite qui vient de naître; jamais, jusqu'à ce moment, une âme intelligente n'avait paru animer son regard, et il n'était pas possible de douter que ces enfants jouissent de la faculté de voir et de sentir, car ils sourirent en se regardant. On remarqua surtout qu'ils se ressemblaient, et ce peuple, à l'imagination ingénieuse et poétique, imagina facilement qu'ils avaient été formés l'un pour l'autre, quand il apprit que la divine providence avait donné un fils à Morosini et une fille à Trevisano.

Le fils de Morosini fut nommé Giovanni, et la fille de Trevisano, Elisabetta-Maria, du nom de sa vénérable aïeule, Elisabetta-Maria Tagliapietra, mère de Bernardo.

Une circonstance que personne n'ignorait à Venise donnait un intérêt bizarre à ce rapprochement inopiné. Depuis plusieurs générations, les deux familles de Morosini et de Trevisano étaient divisées par une haine qui avait souvent dégénéré en disputes sanglantes. Ces altercations s'étaient calmées, à la vérité, sous Onofrio et sous Bernardo, nobles et généreux seigneurs, dont l'étude des sciences avait adouci les moeurs; mais on ne les croyait qu'assoupies; et on craignait toujours de les voir renaître à la première occasion avec plus de violence que jamais. Ce jour-là, les témoins ne purent s'empêcher de penser que la Providence elle-même était dans l'intention d'y mettre un terme, et qu'elle avait ménagé cette étrange rencontre à dessein, pour rapprocher, par un lien touchant et sacré, deux de ces grandes races patriciennes dont les dissensions n'éclatent jamais sans danger dans les républiques. Ce sentiment était si naturel que Morosini et Trevisano le partagèrent sans se l'être communiqué par des paroles, et tombèrent dans les bras l'un de l'autre comme deux frères qui se retrouvent à la suite d'une longue séparation. Avoir avoir échangé les plus tendres embrassements, ils se promirent, aux acclamations de la multitude, de marier leurs enfants dans seize ans, si la sympathie qui semblait s'être manifestée en eux dès le jour de leur naissance continuait à se fortifier avec l'âge, et cet engagement réciproque fut si soudain, qu'il a été impossible de savoir lequel des deux l'avait proposé le premier.

Chaque mois, chaque année de la vie de Giovanni et d'Elisabetta confirma depuis les espérances des deux nobles sénateurs. Leur amour croissait en même temps que leur beauté, et l'on ne comprenait pas qu'il pût en être différemment, car nulle autre personne au monde n'était digne de les distraire de l'invincible attrait qui les appelait à se confondre dans une seule âme. C'étaient en effet deux créatures idéales, deux êtres d'exception, que des perfections trop achevées de corps et d'esprit auraient condamnées à une solitude éternelle, si la nature n'avait pris le soin de les faire naître au même instant sur le même point de la terre, comme deux fleurs rares sur la même tige, comme deux oiseaux de paradis, au plumage d'or et d'azur, sous le même ombrage et presque dans le même nid. Aussi leur tendresse mutuelle n'inspirait pas même cette jalousie dont le principal mobile est dans la vanité humaine. Il aurait fallu, pour aspirer à détourner sur soi l'amour de l'un ou de l'autre, se faire illusion sur sa propre valeur, et il suffisait de les voir pour sentir qu'Elisabetta était seule faite pour Giovanni, que Giovani seul était fait pour Elisabetta. Toute prétention rivale du bonheur de ces deux célestes enfants aurait trahi la démence de l'orgueil; mais le coeur des jeunes gens et des vierges n'osait battre pour eux; on se contentait de les admirer, et les poètes les chantaient.

J'ai déjà dit (et à qui peut-il être besoin de le dire?) que Bernard Trevisano avait imprimé dans son temps un grand mouvement aux sciences philosophiques; on fait encore cas aujourd'hui de son Cours, de ses Méditations, de ses Proelections fondamentales, et surtout de son traité de l'Immortalité de l'âme. C'est qu'après avoir approfondi la doctrine de Démocrite et celle d'Aristote, il s'était plus particulièrement livré, sous les auspices de Jean Caramuel, évêque de Vigerano, l'esprit le plus imaginatif de tout le siècle, aux divines théories de Platon. Il est malheureusement rare, comme on sait, qu'une pensée active et passionnée, qui se plonge dans les mystères du spiritualisme, s'arrête aux notions utiles et consolantes de cette précieuse étude, et Bernardo était trop altéré de savoir pour ne pas sonder toutes les sources où l'intelligence avait puisé avant lui. Ses admirateurs avouent qu'il s'égara quelquefois dans les combinaisons numérales de Pythagore, et que les rêveries de Caramuel, son maître, sur la cabale des lettres, qu'il avait méprisées dans sa jeunesse, influèrent d'une manière funeste pour sa gloire sur les compositions de son âge mûr. Il n'est pas inutile de raconter ce qui détermina cette nouvelle direction de ses travaux.

Bernard Trevisano, si favorisé du ciel dans les heureux développements de son Elisabetta, fut tout à coup accablé de ses coups les plus rigoureux dans le reste de sa famille. Une épouse jeune encore, et qui faisait ses délices, lui fut enlevée en peu de jours par une maladie inconnue à la médecine. Un fils de grande espérance, le seul héritier de son nom et d'une illustration dont l'origine remontait aux temps les plus anciens de la République, s'éteignit dans ses bras en souriant, comme un ange rappelé à Dieu. Elisabetta elle-même ne participait presque en rien de la vie matérielle. Il la compare quelque part à ces feux brillants et purs qu'on voit souvent errer sur la terre, et qui n'y tiennent point; dont la vue jouit avec ivresse, mais qu'aucune puissance ne peut fixer, et qui s'évanouissent au moindre souffle de l'air, sans rien laisser de leur passage.

"Hélas! s'écria-t-il un jour, à quoi servent les profondes spéculations de la science? à quoi aboutissent les découvertes de la philosophie, s'il n'est donné à l'homme ni de prévoir les maux qui le menacent, ni de pouvoir les conjurer? La vie ne serait-elle, en effet, qu'un gouffre ténébreux dont nul ne saurait connaître le fond sans l'avoir touché, comme fut pour Aristote l'Euripe, et le volcan pour Empédocle? Non, non, reprit-il avec exaltation, l'être infiniment puissant qui m'a donné l'instinct de la vérité, et qui m'a permis d'en rallumer le flambeau sacré au foyer des lumières antiques, ne me refusera pas le prix de tant d'efforts et de veilles. S'il est trop tard pour sauver deux parts de mon âme que j'ai déjà perdues, je protégerai longtemps mon Elisabetta contre la mort, ou bien je livrerai aux flammes tous mes livres inutiles, en maudissant l'emploi que j'ai fait de mes folles années, car l'ignorance de la brute est mille fois préférable à un savoir qui ne produit point de fruits."

Là-dessus, il fit défendre à tout le monde l'accès de son palais, et s'enferma dans la solitude, au milieu de ses cabalistes et de ses pythagoriciens, avec ses chiffres fatidiques et ses alphabets mystérieux.

Morosini respecta pendant quelques années la tristesse de Bernardo, car il ne pouvait attribuer la résolution de ce grand homme qu'au besoin de se nourrir secrètement des souvenirs de son deuil. Cependant, quand le Ier janvier 1701 vint à s'approcher, Morosini, qui avait tout disposé pour le mariage de son fils avec Elisabetta, n'hésita pas à pénétrer dans la retraite de son ami, et les serviteurs, qui connaissaient les conventions des deux familles, n'osèrent lui en interdire l'accès; il entra dans la chambre de Bernardo et s'assit.

- C'est vous, Onofrio, dit le philosophe en se retournant vers lui, que me voulez-vous?

- Peux-tu me le demander? Je viens te sommer de la parole que tu m'as donnée il y a seize ans à Saint-Marc, et dont l'accomplissement intéresse aujourd'hui le bonheur de nos enfants. Serais-tu capable de l'avoir mise en oubli, et ne m'a-t-on pas trompé en m'assurant que, loin de t'occuper des préparatifs de leur union, tu avais eu la déloyauté d'éloigner depuis quelques jours Elisabetta? Dis-moi que cela est faux, je t'en conjure. - Cela est vrai, répondit Bernardo. Elisabetta n'est pas à Venise, et je ne suis point déloyal. - Quoi! s'écria Morosini, de misérables haines de famille, sans excuses comme sans motifs, ont prévalu sur les sentiments les plus saints! - Tu ne me juges pas assez mal pour me faire l'injure de le penser, repartit Bernardo en lui tendant la main. - Quel est donc le mot fatal de cette énigme où ma raison se perd? Le dérangement que ton assiduité au travail et ton éloignement systématique des affaires ont peut-être apporté dans ta fortune te fait-il craindre de ne pouvoir assez dignement doter ton Elisabetta? Détrompe-toi, mon frère, Elisabetta est déjà trop richement dotée de sa beauté et de sa vertu. Giovanni n'a pas besoin de tes biens pour lui faire tenir le rang d'une reine; il est mon unique enfant, et depuis sept ans que mon père est allé rejoindre nos aïeux, les jours et les nuits écoulés ne m'auraient pas suffi à compter les trésors que le vieux doge a conquis sur le Péloponnèse et sur les flottes turques de l'Archipel. Mais tu ne me dis plus rien. - Je m'étonne de ta facilité à me supposer de lâches faiblesses. Elisabetta est encore une des héritières les plus opulentes de tous les Etats vénitiens; et j'estime assez Giovanni pour lui donner ma fille, quand elle serait aussi pauvre qu'elle est riche. Fais donc trêve à tes conjectures, car tu ne me devinerais pas. Ecoute, as-tu réfléchi quelquefois sur le mobile inconnu des fatalités humaines? sais-tu de quoi dépendent nos destinées? - Je le sais; nos destinées dépendent, en premier lieu, de la Providence divine; en second lieu, elles dépendent de l'emploi bon ou mauvais que nous faisons de nos facultés, et surtout de notre raison. - Cela est vrai en principe, mais la Providence a des lois générales dont elle ne s'écarte jamais, parce qu'elle se les est imposées à elle-même; et la sagesse consiste à ne pas contrarier l'action inévitable de ces lois universelles par une ardeur imprudente de jouir. La plus infaillible de toutes a été reconnue par Pythagore, qui était peut-être plus qu'un homme. Les cabalistes se sont traînés à tâtons sur sa route, et mon maître, Caramuel, y a fait quelques pas après eux. Ce qu'ils cherchaient, je l'ai trouvé. Le sort de toute la vie est caché dans les syllabes de notre nom. C'est leur arrangement qui détermine l'heureux ou méchant succès de nos entreprises, et c'est de leurs harmonies combinées que résulte, selon certains cycles d'années ou de jours qui se coordonnent avec elles, l'événement fortuit en apparence de nos affections. - Hélas! reprit Morosini consterné, t'ai-je bien entendu? n'as-tu combattu avec tant d'éclat, dès ta jeunesse, la superstition du sortilège et les rêveries de l'astrologie judiciaire, que pour revenir, à cinquante ans, aux hypothèses délirantes de Caramuel? Tu souris, Bernardo, et je comprends ce dédain. Pardonne à ma sincérité. L'étendue et la certitude des connaissances qui t'ont placé si haut au-dessus des plus savants et des plus sages me défendent de contester; mais quelle conséquence prétends-tu tirer de ton système? - La voici: le siècle qui va commencer dans huit jours sera mauvais pour le genre humain. C'est de lui que doit dater une ère de désolation qui ne se terminera sans doute qu'à l'anéantissement de l'espèce. Je le trouve cependant bienveillant et pacifique pour nos enfants, s'ils t le courage de vouloir être heureux au prix d'un faible sacrifice. La seule année de ce siècle désastreux qui les menace jusqu'à la fin d'une longue et brillante carrière, c'est celle qui est prête à s'ouvrir; ils n'ont que seize ans, Onofrio, et le temps rapide que mettra le soleil à visiter ses douze maisons ne les rendra pas trop mûrs pour le mariage. Il me serait facile de désarmer ton incrédulité, mais je ne l'entreprendrai point. Ce que j'obtiendrais aisément de tes convictions, j'ai droit de l'attendre de ta tendresse, et, si tu veux, de ta pitié. Science ou instinct, erreur ou vision, ma croyance est irrévocablement formée; et si ton intelligence, mieux éclairée que la mienne, répugne à une doctrine bizarre qui m'a longtemps inspiré le même éloignement, tu ménageras du moins, en faisant grâce à mon illusion, ce qu'il y a de plus irritable dans le coeur d'un père. Ce n'est pas toi qui accuseras d'exagération les précautions que l'amour paternel inspire. Tu n'ignores pas plus que moi que si les dangers qu'on redoute pour ses enfants sont imaginaires, la douleur qu'ils causent ne l'est pas. Tu feras mieux, tu exigeras de Giovanni d'éviter comme la mort l'occasion de voir Elisabetta, ne fût-ce qu'un moment, si notre malheur permet qu'il découvre sa retraite. Obéissant, je lui mènerai sa femme aux autels le Ier janvier 1702; rebelle à nos prières, tu peux le lui annoncer de ma part, il ne la retrouvera qu'au tombeau.

Morosini ne répliqua plus; il embrassa étroitement Trevisano, et reporta ses paroles à Giovanni.

Giovanni était ce que nous l'avons vu tout à l'heure, une âme parfaite dans un corps parfait. La doctrine de Bernardo lui parut l'erreur du génie, mais il se soumit en pleurant aux volontés d'un père qui devait partager bientôt les droits du sien. Il se résigna même sans efforts au projet de Morosini, qui avait d'abord résolu de lui faire passer cette année en voyages, soit pour ajouter un complément nécessaire à son éducation, soit pour distraire son coeur d'une préoccupation dangereuse par l'attrait et la variété des sensations nouvelles. Il partit, visita en courant l'Italie, la France, l'Allemagne, et porta en tous lieux ses regrets et son impatience. L'année avait à peine fourni les trois quarts de son cours, qu'empressé de goûter l'air qu'il avait respiré avec Elisabetta, il arrivait à Padoue, de retour vers Venise.

C'était le 26 septembre, un jour solennel dans les fastes de la ville chrétienne qui fleurit sur les ruines de la ville antique d'Anténor, l'anniversaire de la fête de sainte Justine, jeune prédestinée dont le culte des fidèles a consacré le souvenir dans ces murs pieux par un monument que n'égalèrent jamais sans doute en magnificence ni le temple de Vénusà Guide, ni celui des Grâces à Orchomène, ni la merveille de Delphes. Giovanni, rempli d'une religieuse admiration, parvint, à travers de riches tentures et des berceaux de fleurs, jusqu'à l'enceinte sacrée; il y pénétra au milieu d'un nuage de parfums et d'encens qui flottait coloré de toutes les nuances de l'arc-en-ciel par le reflet des vitraux, et s'agenouilla sur les pavés de mosaïques, dans une chapelle revêtue de marbres somptueux et rares de différentes couleurs, où une châsse d'or resplendissante de pierres précieuses reposait sur l'autel, entourée d'un choeur de vierges en robes blanches qui la saluaient de leurs cantiques. O prestige plus enchanteur que tous ceux qui avaient frappé jusqu'alors les sens de Giovanni! une de ces voix qui résonna jusqu'au fond de son coeur lui rappela celle d'Elisabetta. Il se leva éperdu, et s'attacha sans réflexions aux pas du groupe dont les chants avaient cessé, et qui gagnait le parvis.

- A bientôt, cher Giovanni, lui dit à basse voix une des jeunes filles en soulevant son voile à demi pour se laisser apercevoir et en le laissant retomber; n'oubliez pas plus Elisabetta qu'Elisabetta ne vous oublie!

Après quoi elle disparut, et se perdit en un moment dans la foule de ses compagnes.

Il l'avait vue. C'était Elisabetta.

Les trois derniers mois de l'année furent longs à son amour. Ils semblaient ne devoir pas finir. Ils finirent cependant.

Onofrio Morosini n'attendit pas le dernier jour pour aller rappeler à Bernardo que le délai qu'il avait fixé était près d'expirer, et il se trouva heureux d'avoir été prévenu, car le philosophe, distrait de ses études austères par les soins les plus doux de sa vie, était déjà entouré de tous les préparatifs d'une noce brillante.

- Que le ciel te comble de bénédictions, cher Bernardo! lui dit-il; nous n'avions point de temps à perdre pour couronner les voeux de nos enfants! Mon Giovanni, près de céder à l'ardeur qui le consume, penche à vue d'oeil vers la tombe... Pâle, flétri, languissant comme une fleur dont le soc a touché la racine, il se fane depuis trois mois sur mon coeur et sous mes larmes; et j'ai tremblé cent fois que son âme, à peine suspendue à ses lèvres, ne s'exhalât dans un soupir!

- Cela est étrange, dit Trevisano, je reçois également de tristes nouvelles de la santé de mon Elisabetta. Cependant mes calculs ne peuvent me tromper; et si mes intentions ont été suivies comme j'ai lieu de le croire, aucun danger ne les menace. Ne nous alarmons pas de ces molles langueurs de deux coeurs passionnés qui se manquent l'un à l'autre. C'est un nuage qui se dissipera au premier rayon de l'amour. Retourne donc auprès de Giovanni, et dis-lui que tout est disposé dans mon palais pour y recevoir deux époux. Cent heures encore, Onofrio, pas plus de cent heures, et la fiancée de ton Giovanni lui sera réunie pour toujours!

Le sage Bernardo partit en effet dès le lendemain pour Padoue, pendant qu'on achevait les apprêts de la fête nuptiale.

Il s'en fallait d'une heure au plus que le soleil se couchât, le Ier janvier 1702, et tous les offices étaient finis, quand les portes de Saint-Marc se rouvrirent pour une double solennité qui appela dans l'église un très grand concours de peuple. Deux cortèges peu nombreux, et semblables dans leur lugubre appareil, étaient sortis à la fois du palais Morosini et du palais Trevisano, et venaient recommander aux prières de l'église deux jeunes gens morts la nuit précédente. Ils entrèrent en même temps par les deux portes latérales, et ils parvinrent en même temps sous la clef de la voûte, au rendez-vous funèbre des morts où les porteurs déposèrent deux cercueils.

Ces infortunés étaient Giovanni Morosini, fils d'Onofrio, et Elisabetta Trevisano, fille de Bernardo.

Voilà ce que j'ai lu dans un recueil fort rare de poésies italiennes à leur louange, dont la date ne m'est pas bien distinctement présente, ce qui me fait craindre de m'être trompé d'un an sur celle de l'événement, chose de peu d'importance d'ailleurs dans une historiette, même quand le fond est véritable.

 

Paul ou la ressemblance Histoire véritable et fantastique

Je commence par déclarer hautement que s'il fallait renoncer de toute nécessité à l'un de ces immortels chefs-d'oeuvre d'Homère, l'Iliade et l'Odyssée, et qu'il y eût pour cela une ordonnance expresse du roi, ou une loi formelle des chambres, je tâcherais d'apprendre l'Iliade par coeur avant de la perdre, mais c'est l'Odyssée que je garderais. Je n'hésiterais pas un moment.

Et je conviens que ce début peut sembler trop magnifique pour une historiette. Il me met en état de rébellion manifeste contre la règle éternelle de l'exorde classique:

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem.

Il faut cependant le prendre comme il est, car je n'y changerai pas un mot. Les critiques en parlent bien à leur aise.

Ce qui me charme dans l'Odyssée, ce qui me pénètre à sa lecture d'un sentiment mêlé d'admiration et d'attendrissement, c'est la bonne foi sublime de ce poète qui récite ingénument des contes d'enfants comme il les a entendu réciter, et qui les orne à plaisir des plus riches couleurs de l'imagination et du génie, parce qu'il n'a rien appris de mieux dans la conversation des vieillards, des héros et des sages. Ses histoires sont merveilleuses, à la vérité; mais il est plus merveilleux qu'elles encore, lui qui a confiance dans ses histoires. Quand Alcinoüs, roi des Phéaciens, laisse échapper quelques doutes sur la vraisemblance de tant d'événements étranges observés en quelques années de navigation, Ulysse se garde bien de lui répondre par des raisonnements; il se borne à continuer, et Alcinoüs n'insiste plus. C'est qu'il faut deux choses essentielles à la poésie, le poète qui croit ce qu'il dit, et l'auditeur qui croit le poète. Cette rencontre est devenue fort rare et la poésie aussi.

Notre âge participe beaucoup du double état de ces corps affaiblis que la mort a déjà saisis presque tout entiers. A ceux-là, une mélodie suave et tendre comme des chants anticipés du ciel suffit pour bercer l'agonie, et le poète inspiré arrive à son temps. A ceux-ci, dont la sensibilité matérielle ne peut être réveillée que par des irritants caustiques et dévorants, il arrive un autre poète qui les déchire et qui les brûle pour leur arracher un cri de vie. Ce sont les deux dernières missions de l'art, et, quand elles sont accomplies, tout est fini.

Il y a du génie dans ces derniers efforts de la poésie; il y en a autant peut-être que dans l'abondance naïve et crédule des compositions homériques: il faut lutter à la fois contre le prosaisme d'une parole usée, contre la monotonie d'une création trop décrite, où les savants ne voient plus que des agrégations capricieuses de molécules élémentaires, contre la sécheresse de ce coeur de cendres que porte la société actuelle et qui ne palpite plus. Cela est difficile et admirable. Mais la poésie des choses, où est-elle maintenant sur la terre? où sont les anges d'Isaac et de Tobie, les tentes de Booz et les lavoirs de Nausicaa? je ne vous en dirai pas de nouvelles.

Ce grand voyageur épique de l'antiquité, dont j'aime tant les récits, serait bien surpris aujourd'hui s'il avait à recommencer sa fable immortelle! On lui apprendrait que sa Circé n'est tout au plus que la Narina de Levaillant, ou l'Obéréa de Bougainville. Ses sirènes, ce sont des phoques ou des veaux marins; Charybde et Scylla, des roches; Polyphème, un Patagon borgne et anthropophage. Heureuse influence des découvertes et des progrès! ne redemandez pas ce sublime conteur aux siècles pour lesquels il était fait, et qui l'ont cependant méconnu. Vous seriez encore plus ingrats et plus injustes qu'eux; vous ne lui donneriez pas l'aumône.

Un de mes amis s'écriait dernièrement à ce propos, dans une boutade assez gaie:

Mais ces trésors de goût, d'amour, de poésie,

Qui les remplacera? - l'idiosyncrasie.

Hélas! oui; sous la baroque influence qui a fait de la rose un phanérogame, et du papillon un lépidoptère, il ne faut rien attendre de mieux de notre civilisation anthropomorphe. J'en suis aussi fâché que vous.

C'est pour cela que j'ai juré de ne plus lire d'ouvrages marqués au sceau du savoir et de l'esprit, et on ne saurait croire combien il est difficile d'en trouver qui n'aient pas ce cachet fatal, depuis que l'enseignement mutuel et la méthode Jacotot ont mis la littérature transcendante à la portée de toutes les intelligences. Oh! si j'avais été M. de Montyon, avec toutes les agréables conditions qui lui ont permis de doter si richement ses héritiers, que j'aurais fondé de beaux prix en faveur des ignorants et des simples, et que je prendrais de plaisir, du monde où il habite, à les voir distribuer, au jugement des mères de famille et des petits enfants! quelles bonnes primes j'aurais attachées à la publication d'un livre ingénu où la foi tient lieu de science, où l'expérience tient lieu d'étude, où le sentiment tient lieu d'habileté; où le naturel ferait oublier au besoin l'absence du talent, s'il était bien prouvé que le talent fût autre chose que le naturel! Avec quelle munificence, toutefois plus économique et plus facile que la sienne, j'aurais voulu reproduire en abondance tous les ans, pour l'instruction et le bonheur de la multitude, ces délicieuses compositions qui saisissent l'âme par des sympathies si vives, et qui la pénètrent d'enseignements si utiles et si doux: l'Odyssée, les Voyages de Pinto, les Contes de Perrault, les Fables de Pilpay, d'Esope, de La Fontaine, Télémaque, Robinson, Don Quichotte, les Hommes volants! On sent bien qu'il n'est question ici que des livres de l'homme, mais quels hommes et quels livres, grand Dieu! que ceux dont je viens de parler! voilà de l'argent bien employé! voilà une bibliothèque de véritable progrès humanitaire! et le peuple qui l'adoptera, voilà un peuple digne d'envie, un peuple qui mérite que l'on vive de l'air qu'il respire, et qu'on se réchauffe à son soleil! M. Herschell le trouvera peut-être dans la lune.

En attendant, je n'ai pas renoncé à raconter des histoires auxquelles je suis souvent le seul à croire, et je voudrais bien savoir pourquoi, mes histoires réunissant tous les motifs de créance qu'on peut chercher dans les histoires, la vraisemblance des faits et la loyauté du témoin désintéressé qui les rapporte. Je vous demande en effet quel intérêt j'aurais à imaginer que le loup a mangé le Petit Chaperon, s'il ne l'avait pas mangé, et plût à Dieu que le loup n'eût pas mangé le Petit Chaperon, et qu'on pût me le prouver tout à l'heure, car cette peine compte encore parmi mes peines, bien que la foule y soit grande! Ces choses-là ne s'inventent pas et ne se disent qu'à regret quand on ne peut se dispenser de les dire pour en tirer de saines inductions morales et d'excellentes règles de conduite, comme celles qui sortent de la catastrophe du pauvre Chaperon, savoir: premièrement, qu'il ne faut jamais confier son secret aux méchants, et secondement, qu'il ne faut pas laisser sortir les petites filles toutes seules. Je voudrais qu'on me fît connaître un livre de haute philosophie ou de haute politique, solennellement couronné, qui ait porté dans les familles deux enseignements plus utiles, et qui les ait accrédités d'une manière plus universelle par un symbole plus naïf et plus populaire! Je sais bien qu'un livre que je n'entends pas est au-dessus du Petit Chaperon de toute la hauteur insurmontable de son inintelligibilité; mais ce livre que je n'entends pas, ne fussions-nous qu'un cinquième ou un dixième de la nation à ne pas l'entendre (et cela n'est pas très fier), est en dehors du but providentiel de l'instruction nécessaire qui appartient à tout le monde. Dans une bonne civilisation, les gens qui ne progressent pas, qui n'ont pas progressé et qui ne progresseront probablement jamais, n'en méritent pas moins des égards.

Chacun est libre, d'ailleurs, d'occuper son imagination à sa manière, et "de s'approprier, comme le dit admirablement un philosophe, dans les mythes d'une intellectualité rationnelle, ce qui s'harmonise le plus identiquement avec les sympathies spontanées de son esthétisme individuel et intime." Voilà qui est assez clair! Avez-vous plus de foi, par hasard, au saint-simonisme qu'aux conte de fées? Allez au Père! - Est-ce au néo-christianisme? Allez au Pontife, qui est ressuscité le troisième jour. - Au Phalanstère? on va l'ouvrir. - A la loterie de M. Reinganum? on va la fermer. - A l'Eglise française de M. Châtel? on sonne la messe; il y en a pour tous les goûts. A moi seulement, à moi, esprits indolents et crédules, mais tendres et gracieux, qui prendriez plus de plaisir à une fable intéressante qu'à toutes ces vaines théories de l'orgueil, quand même ces mensonges superbes seraient destinés à devenir, par malheur, des vérités et des lois. Permettez aux petits de venir, car il n'y a point de danger pour eux à écouter mes récits, et vous me connaissez assez pour me croire. Celui-ci sera revêtu d'ailleurs d'une autorité qui vaut mieux que la mienne. Il m'a été communiqué par un homme dont j'aurais peut-être essayé de décrire les rares et parfaites qualités, s'il ne m'avait permis d'attacher son nom à ces pages fugitives. Maintenant qu'il est nommé, son éloge est fait.

Le 4 août 1834, M. le marquis de Louvois arrivait en calèche dans les Pyrénées. Sur le siège de sa voiture était assis un jeune domestique dont l'histoire antérieure ne tiendra pas beaucoup de place. Paul est le fils d'un marchand de bestiaux très peu favorisé par la fortune, et le frère de neuf autres enfants qui déciment, chacun pour leur part, les fruits chanceux du petit commerce paternel. Paul s'était par conséquent trouvé trop heureux d'entrer au service de M. de Louvois, et cela se conçoit à merveille quand on connaît son maître.

La voiture suivait depuis quelque temps cette route inégale qui domine sur la route riante vallée d'Argelez, et d'où l'oeil s'égare à plaisir, en remontant le cours des eaux, à travers des massifs d'arbres touffus, parmi lesquels se dressent quelquefois les ruines d'une vieille tour féodale, aussi fameuse par ses traditions que pittoresque par son aspect. Au loin, quelques espaces d'un blanc lisse et resplendissant se détachent çà et là sur le fond obscur et mobile de la plus magnifique végétation; une flèche pointue perce les cimes arrondies, et vous devinez un village presque entièrement voilé de la richesse de ses ombrages, comme d'un rideau de verdure. Ainsi s'acheminait, sous le fouet retentissant du postillon, la calèche de M. le marquis de Louvois, quand elle dépassa pour la dernière fois un bon vieillard à cheval, qui semblait s'efforcer de l'accompagner, et dont l'émulation hors de propos inquiétait sans doute la sensibilité de notre noble voyageur. Enfin, c'en était fait: ni l'homme ni sa monture n'avaient reparu dès lors jusqu'au relais de Pierrefitte; et M. de Louvois, délivré du souci de cette lutte inégale, s'empressa de demander des chevaux. Les chevaux manquent rarement au relais de Pierrefitte, mais la route y manque souvent, quand les eaux du gave de Cauterets, grossies par un violent orage, se débordent avec fureur dans la plaine; et le 4 août 1834 était un de ces jours-là. Il fallait coucher à la poste de Pierrefitte, ce qui est une des extrémités les plus fâcheuses auxquelles puisse être réduit le touriste des Pyrénées, depuis les rives du Tet jusqu'à celles de la Nivette. M. de Louvois se résigna, et porta aussi loin que possible le courage de sa position. Malgré la mauvaise apparence des mets, il se résolut à souper.

A l'extrémité de la longue table où il s'était placé, on vint apporter un second couvert, et un vieillard ne tarda pas à s'y asseoir après un salut modeste; c'était le cavalier présomptueux qui avait entrepris, une heure auparavant, de mettre son coursier fatigué au train d'un attelage fringant, circonstance dont l'attention de M. de Louvois avait été frappée, comme on s'en souvient. Il jeta sur lui les yeux, et c'était un simple mouvement de curiosité; il les y reporta plusieurs fois, et c'était l'effet d'un mouvement d'intérêt et de sympathie. Cet homme avait une figure noble et douce; des cheveux blancs, mais fournis, ombrageaient sa tête respectable; son regard, que M. de Louvois rencontrait souvent, paraissait animé d'une expression peu commune; et les larmes involontaires qu'il roulait quelquefois trahissaient une peine intérieure qui demandait à se répandre. La conversation ne tarda pas de s'établir et d'en amener l'occasion. Je ne changerai rien à ce récit, pas même les noms propres, que je sais ajuster comme un autre aux convenances d'une fiction, quand j'ai besoin de les inventer. J'ai promis en commençant une histoire authentique, où l'imagination du conteur ne serait pour rien, une histoire sans parure et sans déguisement, comme la nature et la société en donnent de temps en temps à ceux qui les cherchent, et c'est cette histoire que j'écris. Il y a peut-être quelque indiscrétion à désigner si ouvertement des personnes dont je n'ai ni reçu ni demandé l'aveu; mais à quoi bon s'envelopper des mystères du roman dans une narration qui n'a rien d'offensant pour qui que ce soit, et qui, sous certains rapports, est honorable pour tout le monde? Quoi qu'il en puisse être, et dans le cas même où l'on me condamnerait sur la forme, on m'absoudra sur l'intention. Je n'en demande pas davantage, car ce n'est pas ici une oeuvre d'écrivain, mais une causerie de la veillée, destinée à ne pas sortir d'un petit cercle de bonnes gens dans lequel j'ai renfermé mon auditoire, mes prétentions littéraires et ma réputation.

- Vous avez dû vous étonner, monsieur, dit le vieillard, de me voir tout à l'heure si obstiné à vous suivre; et cette ambition, si déplacée à mon âge, peut vous avoir donné une mauvaise opinion de mon jugement?

- Non, en vérité, répondit M. de Louvois, j'ai seulement supposé que ma rencontre, prévue ou non, ne vous était pas tout à fait indifférente, et que vous aviez quelque communication à me faire.

- Il le faut bien, si vous m'y autorisez, répliqua le vieux voyageur; mais comment expliquer cela? Mon seul dessein était d'attirer l'attention d'un jeune domestique assis devant votre voiture, et qui ne paraît pas me reconnaître. Il n'est que trop probable au reste, ajouta-t-il en étouffant un sanglot, et portant sa main sur ses yeux pour y contenir une larme, que nous nous sommes vus tous deux aujourd'hui pour la première fois. Oserais-je vous demander s'il est depuis longtemps à votre service?

- Depuis deux ans, dit M. de Louvois, et je le connais depuis son enfance; je l'ai reçu de sa famille.

- De sa famille, répéta le vieillard. A ce mot, il éleva les yeux au ciel, et ses larmes s'échappèrent en abondance.

- Parlez, parlez! s'écria M. de Louvois, Je ne comprends rien encore à ce mystère; mais j'ai besoin de vous entendre et un désir profond de vous consoler; j'y parviendrai peut-être.

Un soupir qui exprimait le doute, une inclination de tête qui exprimait la reconnaissance, furent d'abord sa seule réponse. - Vous le permettez donc, reprit-il enfin, et il ne me reste qu'à vous demander grâce pour ce qui pourra dans mes paroles révolter votre esprit et votre raison. Le trouble où m'ont jeté mes impressions d'aujourd'hui ne me laisse pas la force de me décider moi-même entre ce qu'il faut croire et ce qu'il faut nier.

Je m'appelle Despin, je suis maire de la petite ville de Gaujac, où M. le comte de Marcellus a un château. J'étais, il y a quatre mois tout au plus, aussi heureux qu'on peut l'être sur la terre. Nous avons trois cent mille francs de fortune, ma femme et moi, c'est-à-dire beaucoup plus qu'il n'en faut pour vivre dans une douce aisance, et pour faire un peu de bien autour de soi, quand on a des goûts simples et qu'on vit sans ambition. Toute la nôtre était de laisser, avec un nom honnête, l'agréable indépendance dont nous avions joui à un fils unique âgé de vingt-deux ans, qui récompensait nos soins par les meilleures qualités et la plus tendre affection. La mort nous l'a enlevé; là finit notre bonheur. Nous avions vécu trop longtemps!

Ici de nouvelles larmes interrompirent M. Despin. Après un moment de silence, il continua:

- Une pierre surmontée d'une croix, voilà tout ce qui nous reste de lui! Par mon inconsolable douleur, monsieur, vous pouvez juger de celle d'une mère. Souvent, pendant les courts moments de sommeil que le ciel accordait à mes yeux fatigués, ma vieille femme se dérobait de mon lit pour aller pleurer au cimetière sur la tombe de son fils. Dernièrement, par une nuit froide et humide, je m'aperçus de son absence, et je me relevai pour la chercher, ou plutôt pour la trouver, car je savais bien où elle était. Cependant elle ne répondit point à ma voix, et j'arrivai jusqu'à la place où avait été creusée la fosse avant de l'apercevoir. Elle y était couchée, immobile, sans connaissance. Je crus un moment, hélas! qu'elle était morte aussi. Le mouvement de mon départ avait réveillé quelques domestiques qui me suivaient de loin. Les uns la rapportèrent à la maison, un autre me soutint pour y revenir. Je n'avais pas encore tout perdu: elle était rendue à la vie. On nous laissa.

La physionomie de ma femme était extrêmement animée. Ses yeux brillaient d'une lumière étrange que je n'y avais pas remarquée jusque-là.

- Notre fils n'est peut-être pas mort, dit-elle en me pressant la main; peut-être sa fosse est vide?

Ce langage me remplit d'une nouvelle inquiétude, car je craignis que le désespoir n'eût altéré sa raison.

- Ecoute, continua-t-elle du ton de voix assuré d'une personne qui veut qu'on la croie, tu connais ma dévotion à la Sainte Vierge, et combien j'ai toujours redouté de l'offenser. Eh bien! j'ai osé compter sur sa protection dans le malheur qui nous accable, et tout m'annonce que ses divines bontés ont répondu à mon espérance. Je l'ai déjà vue deux fois.

- Grand Dieu! m'écriai-je, qui penses-tu donc avoir vu?

- Elle-même, reprit-elle avec calme, et c'est l'éclat dont elle est entourée qui m'avait privée de mes sens quand tu m'as retrouvée tout à l'heure au cimetière; mais ses paroles sont aussi présentes à mon oreille que si je les entendais à l'instant. Tu m'as priée, m'a-t-elle dit; je viens à ceux qui me prient dans la sincérité de leur coeur. Envoie ton mari vers la montagne; il y reverra l'enfant que vous avez perdu.

Qu'auriez-vous fait à ma place, monsieur?

J'hésitai cependant, car la fréquentation des gens éclairés et l'habitude de la lecture m'avaient guéri des préjugés du peuple. Est-ce là un grand bonheur? Il le faut bien, puisque les philosophes sont si impatients de le faire goûter à tout le monde. Mais l'apparition se renouvela plusieurs fois au même lieu avec les mêmes circonstances. Je connaissais dans ma femme une simplicité de coeur et une austérité de conscience qui la rendaient incapable du moindre mensonge; aucune autre illusion n'obscurcissait son intelligence, car, à ma grande satisfaction, son désespoir, calmé par une promesse venue du ciel, laissait reprendre de jour en jour à ses esprits la sérénité qu'ils avaient perdue pendant trois mois. Son bon sens naturel s'était fortifié depuis qu'elle avait foi en cette révélation étrange, dans laquelle vous ne voyez sans doute qu'une marque de folie. Que vous dirais-je? Prestige ou vérité, il y avait du moins dans son rêve un sujet de consolation que ne pouvait lui fournir la vaine sagesse des hommes, et je me hâtai de souscrire à ses espérances, avec plus de confiance dans le pouvoir du temps, qui guérit toutes les douleurs, que dans l'accomplissement du miracle; j'avais besoin du miracle aussi, et quel homme n'a pas eu besoin d'un miracle pour se réconcilier avec la vie! mais je n'y comptais pas; je partis toutefois quand le terme annoncé dans la sainte apparition fut venu, et je quittai ma pauvre femme en lui témoignant une sécurité qui n'avait point gagné mon âme. De ce moment, je n'ai cessé d'errer inutilement dans la montagne, comme je m'y étais attendu, et je devais partir demain pour porter la mort peut-être à la plus malheureuse des mères, quand ce matin...

- Eh bien! monsieur Despin, ce matin?...

- Quand ce matin j'ai vu mon fils assis sur le siège de votre voiture; mais il ne m'a pas reconnu.

- Paul, votre fils, dites-vous?

- C'est bien le nom de mon fils, c'est bien mon fils aussi; mais il ne m'a pas reconnu. C'est mon fils, quoiqu'il ne me reconnaisse pas et j'en ignore la raison. Je l'ai vu pendant toute la route. Je viens de le revoir et de lui parler quelque temps dans la cour de l'auberge. C'est mon fils. Je me suis informé de son âge. Il a exactement l'âge de mon fils. Il a ses traits. Il a le son de sa voix. Il a son accent. Mon fils a un signe à la joue. Il a un signe à la joue. S'il arrivait à Gaujac, tout le monde le reconnaîtrait. Je le reconnais si bien, moi qui ne peux pas m'y tromper, moi qui suis son père! mais il ne me reconnaît point.

Les larmes de M. Despin recommencèrent à couler, et il resta plongé dans un morne silence, les bras accoudés et la tête appuyée sur ses mains.

M. de Louvois était profondément ému. - Croyez, dit-il au vieillard, croyez, monsieur, que je voudrais pouvoir prolonger l'erreur qui a suspendu un moment vos afflictions, s'il dépendait de moi de l'entretenir sans manquer à la vérité. Un incroyable hasard l'a produite et je ne sais s'il n'est pas plus propre à augmenter vos regrets qu'à les adoucir.

- Vous êtes plus capable que vous ne l'imaginez, monsieur, de donner à cette apparence une espèce de réalité, reprit M. Despin en relevant sur M. de Louvois un regard suppliant. Vous vous étonnez de mes paroles, et je le conçois, mais cette dernière espérance va s'expliquer. La famille de Paul n'est pas dans l'aisance, puisqu'il est obligé de vendre ses services à un maître. Il n'est pas mon fils, je le crois; mais sa ressemblance avec mon fils a trompé mon désespoir, et tromperait celui de sa mère. N'est-il pas le fils qu'une céleste protection lui a rendu? Je lui offre une mère, un père dévoués à son bonheur; je lui offre tout mon bien dont je suis prêt à signer la donation, et M. le comte de Marcellus ne refusera pas d'attester ce que je vous en ai dit: il n'appartiendra plus qu'à lui-même, il n'aura plus de devoirs que ceux qu'impose une affection facile à contenter, et qui ne demande que de l'affection; il était pauvre, il sera riche; il servait, il sera servi; votre bonté pourvoyait sans doute à son bonheur, nous y suppléerons par notre tendresse; nous en serons aimés, j'en suis sûr, car nous l'avons aimé d'avance, nous l'avons aimé dans un autre, et on est toujours aimé quand on aime. C'était là, tout me l'annonce, le véritable sens d'une prédiction dont la vérité s'est manifestée hier à mes yeux. Le ciel ne fait pas inutilement de semblables miracles; il a voulu réparer envers votre Paul un tort du hasard, envers nous un tort de la nature qui nous a ravi le nôtre. L'indigent aura une fortune, et les parents en deuil auront un fils. Ne vous semble-t-il pas, monsieur, que cela soit ainsi? Oh! ne me refusez pas, je vous en conjure, votre intercession et votre appui! Les grands de la terre peuvent compatir sans déroger à une douleur qui a intéressé la reine du ciel. Je n'ai plus qu'à mourir si vous me rebutez.

En prononçant ces dernières paroles, M. Despin pressait les mains de M. de Louvois et les mouillait de ses pleurs.

La nuit s'était écoulée en partie dans cet entretien, et M. de Louvois ne pouvait douter que la résolution du vieillard ne fût invariable. Il entra de bonne heure dans la chambre où Paul, tout habillé, dormait paisiblement sur un des grabats de l'auberge, et il y retrouva M. Despin à genoux, les yeux avidement fixés sur la vivante image de son fils mort. M. Despin se leva, remit à M. de Louvois l'acte de donation dont il lui avait parlé, accompagné d'un dédit de la somme de dix mille francs, payable au cas où cette épreuve étrange ne réussirait pas à la satisfaction de toutes les parties, et se retira en lui recommandant pour la dernière fois la négociation dont paraissait dépendre sa vie, par une inclination respectueuse et par un regard suppliant. Le mouvement qui se faisait dans la chambre avait réveillé Paul; il voulut s'élancer à l'aspect de son maître, et s'excuser de n'avoir pas été plus diligent.

- Reste, lui dit M. de Louvois, et assieds-toi pour m'écouter avec tout le recueillement dont tu es capable. Tu n'as peut-être pas entendu raconter, continua-t-il en souriant, l'histoire de l'homme que la fortune vint surprendre dans son lit, et tu n'imaginerais peut-être pas que ce fût la tienne. Il n'y a cependant rien de plus vrai. Un mot, Paul, et tu vas échanger ma livrée contre le frac d'un gros bourgeois. Un mot, et tu seras riche!

- En vérité, monsieur, répondit Paul, je n'en serais pas surpris. On me prédit cette destinée depuis l'enfance, et il y a quelques jours qu'on me l'annonçait en Auvergne. Monsieur se rappelle sans doute qu'il s'arrêta pour déjeuner dans une misérable auberge des montagnes, où des gendarmes arrivèrent presque en même temps, avec une espèce de bohémienne qu'ils conduisaient à la prison du chef-lieu, et dont la physionomie le frappa. C'est que ce n'était pas une sorcière du commun, et on voyait bien à ses airs de dignité qu'elle croyait à son art. Je fus un moment si tenté d'y croire aussi, que je n'osai retirer ma main quand elle la saisit de sa main sèche et nerveuse, et qu'elle me força par un dur regard de ses yeux noirs à la déployer devant elle. Quant à moi, je détournai les miens, tant elle me faisait peur à voir.

- Oh! oh! voici du nouveau, dit-elle avec une voix rauque et en grommelant entre ses dents; vous conviendrait-il, mon fils, d'avoir de bons champs en plein rapport, de bons prés qui verdoient au soleil, de bons troupeaux de moutons prêts à tondre, deux ou trois douzaines de bonnes vaches laitières, et autant de veaux qui bondissent à l'entour, une maison de campagne qui rit au midi, et d'où l'oeil plonge avec peine dans l'épaisseur d'un beau verger, ployant sous le poids des fruits mûrs? Vous plairait-il de vous délasser de temps en temps à la ville du soin de vos grasses métairies dans un bon fauteuil de velours d'Utrecht à longues raies, au premier étage d'une maison spacieuse et en bon état qui vous appartînt; aussi près qu'il vous plaira d'un balcon chargé de fleurs qui donne sur la grande place, et d'y attendre indolemment l'heure d'un excellent repas en lisant votre journal, si le journal vous amuse?

Je ne pus me défendre de sourire, car le genre de vie qu'elle me proposait était assez de mon goût. - Vous serez tout au plus entré dans les Pyrénées, ajouta-t-elle en repoussant ma main avec une méprisante colère, que cette fortune vous aura été offerte, et que vous l'aurez refusée. - Je ne compris pas trop comment cela pourrait se faire, mais j'attachais si peu d'importance à la prédiction de cette aventurière, que je n'y ai pas songé depuis.

La coïncidence de ces deux mystérieux événements frappa M. de Louvois, car il n'est pas d'esprit si aguerri contre la séduction des apparences, qu'il ne s'étonne d'être obligé d'accorder quelque chose à l'intelligence du hasard. Après un moment de réflexion, il fit part à Paul de ce qui s'était passé la veille entre lui et M. Despin, et ouvrit sous ses yeux l'acte formel qui n'attendait plus que sa signature. Il le quitta ensuite pour laisser un libre cours à ses réflexions. L'affaire en valait la peine.

Pendant que tout ceci se passait au méchant cabaret de Pierrefitte, le ciel s'était éclairci; les eaux turbulentes du gave étaient rentrées dans leur lit, et les mazettes du relais, délassées par un long loisir, piaffaient à la porte, sur les pavés de granit sonore, comme des chevaux de bataille; le maréchal du pays cherchait à dégager adroitement quelque vis de son écrou, pour avoir un prétexte à le resserrer, et M. de Louvois se préparait à partir. Un quart d'heure s'était à peine écoulé, quand Paul entra chez son maître, d'un air modeste, et cependant résolu. M. de Louvois le regarda fixement.

- Eh bien! dit-il en riant, est-ce à M. Despin fils que j'ai l'avantage de parler?

- Non, monsieur le marquis, répondit Paul; c'est à Paul qui était votre domestique hier, qui l'est aujourd'hui, et qui n'a d'autre ambition que de l'être toujours, si vous êtes content de ses services.

- As-tu bien réfléchi? reprit M. de Louvois étonné.

- Je réfléchirais dix ans sans changer de détermination. - M. de Louvois paraissant disposé à lui accorder une attention sérieuse, il continua: Je suis extrêmement touché, dit-il, du malheur de cette famille, et je voudrais pouvoir lui procurer quelque soulagement. C'est un devoir que j'aimerais à accomplir, s'il s'accordait avec les miens, et je n'aurais pas besoin d'y être porté par mon intérêt; mais ce que demande ce bon vieillard, monsieur, je suis incapable de le lui donner: il cherche un fils, et j'ai un père. C'est à mon père que je dois la tendresse et les soins d'un fils, et le coeur d'un fils n'est pas à l'enchère. L'honnête homme qui a voulu m'enrichir a des droits à ma reconnaissance; je ne peux rien lui offrir de plus. Les sentiments qu'il réclame appartiennent à cet autre vieillard qui m'a nourri, qui m'a élevé du produit de son travail, qui m'a réchauffé sur son sein quand j'avais froid, qui a pleuré sur mon berceau quand j'étais malade, qui a fondé sur ma bonne conduite et sur ma reconnaissance le dernier espoir de ses vieux jours. Croyez-vous qu'il survivrait à l'idée que j'ai vendu son nom pour de l'argent, que j'ai renoncé au souvenir de ses embrassements et de ses conseils, que j'ai renié mes neuf frères comme un traître et comme un maudit, pour me livrer sans gêne aux douceurs de la paresse? Vous me direz sans doute, monsieur, que mon nouvel état me permettrait de lui faire quelque bien, que M. Despin lui-même ne blâmerait pas cet emploi de mon superflu, et qu'il y aurait moyen de racheter à ce prix devant les hommes mon ingratitude et ma lâcheté; mais qui me justifierait devant ma propre conscience? Il faudrait d'ailleurs que mon père voulût accepter cette indemnité honteuse, et je le connais assez pour être sûr qu'il la repousserait avec indignation. "A quel propos, s'écrierait-il, M. Despin fils, de Gaujac, qui m'est inconnu, vient-il me gratifier de ses aumônes? Qui les lui a demandées? Qui lui a parlé de mes affaires et de ma pauvreté? Ai-je eu besoin de recourir à lui pour fournir à l'entretien de mes neuf enfants (il ne me compterait plus); pour les élever dans la crainte de Dieu, et dans l'amour de leur famille et de leur pays? Si M. Despin fils est trop riche, s'il est tourmenté par quelque remords qui l'oblige à répandre son superflu en oeuvres de charité, qu'il regarde autour de lui! Ne connaît-il point de peines à soulager dans son village, et peut-être parmi ses plus proches voisins?" Car je serais devenu aussi étranger à mes souvenirs, à mes amitiés d'enfance, à ma patrie qu'à mon père! Je recommencerais une vie nouvelle, la vie d'un autre qui n'a rien aimé de ce que j'aime; et si elle était abrégée par la honte, par le chagrin, par les plaisirs même auxquels je me livrerais pour m'étourdir, laisserais-je les regrets que M. Despin fils a laissés? Pensez-vous, monsieur, que mon véritable père, insensible à l'abandon que j'aurais fait de sa vieillesse, irait courir les montagnes pour y chercher ma ressemblance? Ah! il l'éviterait plutôt, n'en doutez pas; car elle ne lui rappellerait que mon avarice, ma bassesse et mon indignité! Non, monsieur, je ne changerai pas d'état, je ne changerai pas de fortune, parce que je ne veux pas changer de nom, parce que je ne veux pas changer de famille. Je resterai pauvre, mais je resterai le fils de mon père, et je conserverai le droit de l'embrasser sans rougir: cela vaut mieux que de l'argent.

- Va régler les comptes, va, mon enfant, lui dit M. de Louvois en se détournant pour cacher son émotion. Un quart d'heure après, le fouet du postillon frappa l'air à coups redoublés. Une chaise de poste roula bruyamment sous la porte cochère de l'auberge. Elle sortit. Paul était assis sur le siège, comme la veille.

Un homme attentif à ce qui se passait dans cette maison, et qui errait tristement dans sa chambre en invoquant le secours de Dieu, s'élança rapidement vers la croisée pour convaincre ses yeux d'un nouveau malheur qu'il n'avait pas prévu. Tout venait d'être perdu pour lui, jusqu'à l'espérance; il avait vu mourir son fils pour la seconde fois, Paul était parti.

M. Despin tomba comme foudroyé sur le lit où il n'avait point dormi, et quand un valet de l'auberge lui remit la triste lettre d'adieu de M. de Louvois, il ne fit qu'y jeter un regard sombre et abattu, car il connaissait déjà son arrêt. Oh! de quelle force a-t-il dû s'armer pour regagner sa maison! Comment s'est-il présenté à sa femme, si impatiente de son retour, et cependant si assurée du résultat de son voyage? Quel récit lui a-t-il fait de ces espérances d'un moment changées en deuil éternel? La religion seule peut expliquer la résignation du coeur dans de si cruelles épreuves! Il y a là des angoisses qui se conçoivent à peine, et qui ne se décrivent pas.L'histoire que je viens de raconter, sans y ajouter la plus légère circonstance, et sans la relever par des ornements recherchés qui me la gâteraient à moi-même, peut donner lieu à de graves réflexions. Les philosophes positifs qui nient l'intervention d'un Diedans les choses de la terre feront honneur de ces rencontres merveilleuses à la puissance du hasard, parce que c'est le nom qu'on donne à Dieu quand on a pris le parti désespéré de n'y pas croire. Les chrétiens y verront un symbole plus consolant et plus élevé.

Que peut, en effet, l'intercession la plus puissante pour consoler le veuvage d'un coeur que la mort a, pour ainsi dire, dédoublé (pardonnez-moi cette expression, qui est celle d'un sentiment, et non pas celle d'une manière)? Hélas! elle ne peut que lui rendre des apparences et des formes; car l'âme qui les animait a déjà un autre séjour, et c'est à celui-là qu'il nous est enseigné d'aspirer, pour retrouver tout ce que nous avons perdu. Le reste n'est qu'une illusion qui peut tromper un moment les yeux d'un père, mais qui ne trompe pas longtemps sa tendresse. Pour voir recommencer la vie d'un être chéri qui nous a été enlevé, il faut recommencer nous-mêmes à vivre; et cette idée suffirait pour embellir la mort, si la mort avait besoin d'être embellie aux regards de quiconque a vécu longtemps. Mais du moins la vie recommencera-t-elle? Oui, n'en doutez pas, elle recommencera! Il n'y a rien dans cette création qui n'ait ses harmonies et son complément, si ce n'est le coeur de l'homme; et le rôle d'un jour qu'il joue sur la terre ne serait qu'un mauvais épisode de plus dans un drame mal fait, si ce drame de dérision et de cruauté se dénouait par la mort. Cela n'est pas à redouter, parce que cela est impossible.

Il est vrai de dire qu'il faudrait avoir été mort pour pouvoir se former des notions exactes sur cet avenir mystérieux, et cela n'est pas commun. C'est le cas cependant du fameux Islandais de Bessestedt, qui fut extrait vivant de sa bière après huit jours de mort constatée, et qui vécut dix ans depuis dans la pratique des bonnes oeuvres, mais sans communication immédiate avec les hommes. Ce sage, nommé ou plutôt surnommé Lazare Néobius (car la critique n'a pas encore éclairci ce point curieux d'histoire littéraire), avait passé tout le temps pendant lequel il fut retranché du siècle dans le monde intermédiaire où les bons vont recevoir le commencement de leur récompense, et se disposer, par des épreuves plus douces que les nôtres, à recevoir dignement une récompense éternelle. Il y avait retrouvé, avec un ravissement que l'on croirait inexprimable s'il n'était parvenu à l'expliquer fort éloquemment, sa famille et ses amis; et quand il se vit retombé dans les douloureux liens de notre vie de préparation, il s'était fait de son nouvel exil l'idée d'une sainte mission, qui lui était imposée pour réchauffer la tiédeur des fidèles et pour prémunir les faibles contre l'invasion des fausses doctrines. Tel est l'objet du livre admirable de Lazare Néobius, sur lequel je me suis un peu plus étendu qu'il ne convenait à mon sujet, parce qu'il est presque inconnu, et si rare d'ailleurs, qu'il n'en existe probablement pas d'autre exemplaire que le mien. Il encourut, en effet, tout naturellement, une double censure, dès le moment où il vint à paraître au jour de la publicité: celle de l'Eglise, qui ne se crut pas autorisée à recevoir, sur le témoignage isolé d'un saint homme, un document supplémentaire à la révélation de l'Evangile; et celle du pouvoir temporel, qui jugeait, peut-être avec raison, que la perspective d'un avenir si facile et si doux, en diminuant l'attrait qui nous attache à notre existence actuelle, relâcherait au bénéfice de la vie contemplative le lien de la vie sociale. Ce danger n'existe plus aujourd'hui, ou plutôt l'excès contraire est devenu si effrayant qu'on ne saurait trop se hâter d'y porter remède. Si la société menace de mourir bientôt, ce n'est pas l'expansion d'une sensibilité rêveuse qui la mine et qui la détruit; ce n'est pas l'intention de pousser au delà de toutes limites sa longévité intellectuelle et morale; c'est le déplorable instinct d'un égoïsme étroit, qui l'emprisonne dans la matière et qui la force à escompter son éternité au prix de quelques années stériles que le présent dévore aussi vite qu'il les donne. Il n'y aurait donc pas d'inconvénient bien sérieux maintenant à livrer aux âmes tendres et souffrantes ces trésors de consolation et d'espérance, qui les dédommageraient du malheur de vivre dans un temps mauvais et dans un monde imparfait. J'y ai même pensé quelquefois, et si j'ai tardé longtemps à le faire, c'est que j'imaginais que l'âge pourrait prêter un jour plus d'autorité à ma parole. L'idée d'ouvrir enfin ce monde ignoré, mais certain, à l'attention de mes lecteurs m'occupait encore au moment où j'ai commencé à tracer ces dernières pages; mais des considérations soudaines m'ont retenu...

- Et il me semble, tout réfléchi, que je ferai mieux d'y aller voir moi-même.

 

Inès de Las Sierras

 

I

- Et toi, dit Anastase, ne nous feras-tu pas aussi un conte de revenants?...

- Il ne tiendrait qu'à moi, répondis-je; car j'ai été témoin de la plus étrange apparition dont il ait jamais été parlé depuis Samuel; mais ce n'est pas un conte, vraiment! c'est une histoire véritable.

- Bon! murmura le substitut en pinçant les lèvres; y a-t-il quelqu'un aujourd'hui qui croie aux apparitions?

- Vous y auriez peut-être cru aussi fermement que moi, repris-je, si vous aviez été à ma place.

Eudoxie rapprocha son fauteuil du mien, et je commençai:

C'était dans les derniers jours de 1812. J'étais alors capitaine de dragons en garnison à Gironne, département du Ter. Mon colonel trouva bon de m'envoyer en remonte à Barcelone, où se tenait, le lendemain de Noël, un marché de chevaux fort renommé dans toute la Catalogne, et de m'adjoindre pour cette opération deux lieutenants du régiment, nommés Sergy et Boutraix, qui étaient mes amis particuliers. Vous permettrez, s'il vous plaît, que je vous entretienne un moment de l'un et de l'autre, parce que les détails dans lesquels j'entrerai sur leur caractère ne sont pas entièrement inutiles au reste de mon récit.

Sergy était un de ces jeunes officiers que nous donnaient les écoles, et qui avaient à vaincre quelques préventions, et même quelques antipathies, pour être bien vus de leurs camarades. Il en avait triomphé en peu de temps. Sa figure était charmante, ses manières distinguées, son esprit vif et brillant, sa bravoure à toute épreuve. Il n'était point d'exercice dans lequel il n'excellât, point d'art dont il n'eût le goût et le sentiment, quoique son organisation délicate et nerveuse le rendît plus sensible au charme de la musique. Un instrument qui chantait sous des doigts habiles, et surtout une belle voix, le remplissaient d'un enthousiasme qui se manifestait quelquefois par des cris et par des larmes. Quand c'était une voix de femme, et que cette femme était jolie, ses transports allaient jusqu'au délire. Ils m'avaient souvent inquiété sur sa raison. Vous jugerez aisément que le coeur de Sergy devait être fort accessible à l'amour, et presque jamais, en effet, on ne l'aurait trouvé libre d'une de ces passions violentes dont la vie d'un homme paraît dépendre; mais l'heureuse exaltation de sa sensibilité le défendait elle-même contre ses excès. Ce qu'il fallait à cette âme ardente, c'était une âme ardente comme elle, avec laquelle elle pût s'associer et se confondre; et, bien qu'il crût la voir partout, il ne l'avait jusque-là rencontrée nulle part. Il résultait de là que l'idole de la veille, dépouillée du prestige qui l'avait divinisée, n'était plus qu'une femme le lendemain, et que le plus passionné des amants en était aussi le plus mobile. Pendant ces jours de désabusement où il retombait de toute la hauteur de ses illusions dans l'humiliante conviction de la réalité, il avait coutume de dire que l'objet inconnu de ses voeux et de ses espérances n'habitait pas la terre; mais il le cherchait encore, sauf à se tromper encore comme il avait fait mille fois. La dernière erreur de Sergy avait été produite par une petite chanteuse assez médiocre, attachée à la troupe de Bascara, qui venait de quitter Gironne. Deux jours entiers, la virtuose avait occupé les plus hautes régions de l'Olympe. Deux jours avaient suffi à l'en faire descendre au rang des plus simples mortelles. Sergy ne s'en souvenait plus.

Avec cette irritabilité de sentiment, il était impossible que Sergy n'eût pas beaucoup de penchant pour le merveilleux. Il n'y avait pas de région où ses idées s'égarassent plus volontiers. Spiritualiste par raisonnement ou par éducation, il l'était bien davantage par imagination ou par instinct. Sa foi dans la maîtresse imaginaire que le monde des esprits lui avait réservée n'était donc pas un simple jeu de la fantaisie; c'était le sujet favori de ses rêveries, le roman secret de sa pensée, une espèce d'énigme gracieuse et consolante qui le dédommageait du fâcheux retour de ses essais inutiles. Loin de me révolter contre cette chimère, quand le hasard la ramenait dans la conversation, je m'en étais servi plus d'une fois avec succès pour combattre ses désespoirs amoureux, qui se renouvelaient tous les mois. En général, c'est une chose assez bien entendue pour le bonheur, que de se réfugier dans une vie idéale, quand on sait au juste ce que vaut celle-ci.

Boutraix faisait avec Sergy le contraste le plus parfait. C'était un grand et gros garçon, plein comme lui de loyauté, d'honneur, de bravoure, de dévouement à ses camarades; mais sa figure était fort commune, et son esprit ressemblait à sa figure; il ne connaissait que par ouï-dire l'amour moral, cet amour de tête et de coeur qui trouble ou embellit la vie, et il le regardait comme une invention des romanciers et des poètes, qui n'a jamais existé que dans les livres. Quant à l'amour qu'il savait comprendre, il en faisait quelque usage dans l'occasion, mais sans lui donner plus de soins et de temps qu'il n'en mérite. Ses loisirs les plus doux étaient pour la table, où il était le premier assis, et qu'il quittait toujours le dernier, à moins que le vin ne manquât. Après un beau fait de guerre, le vin était la seule chose de ce monde qui lui inspirât quelque enthousiasme. Il en parlait avec une sorte d'éloquence, et il en buvait beaucoup sans en boire jusqu'à l'ivresse. Par une faveur particulière de son tempérament, il n'était jamais tombé dans cet état grossier qui rapproche l'homme de la brute; mais il faut convenir qu'il s'endormait à propos.

La vie intellectuelle se réduisait, pour Boutraix, à un très petit nombre d'idées sur lesquelles il s'était fait des principes invariables, ou qu'il était parvenu à exprimer par des formules absolues, fort commodes pour le dispenser de discuter. La difficulté de prouver quelque chose par une suite de bons raisonnements l'avait déterminé à tout nier. A toutes les inductions tirées de la foi ou du sentiment, il répondait par deux mots sacramentels, accompagnés d'un haussement d'épaule: fanatisme et préjugé. Si on s'obstinait, il penchait sa tête sur le dos de sa chaise, et poussait un sifflement aigu dont la tenue durait autant que l'objection, et lui épargnait l'embarras de l'entendre. Quoiqu'il n'eût jamais lu deux pages de suite, il croyait avoir lu Voltaire et même Piron, qu'il regardait comme un philosophe; ces deux beaux esprits étaient ses autorités suprêmes; et l'ultima ratio de toutes les controverses auxquelles il daignait prendre part se résumait dans cette phrase triomphante: Voyez d'ailleurs ce qu'ont dit Voltaire et Piron! L'altercation finissait ordinairement là, et il en remportait l'honneur, ce qui lui avait valu dans son escadron la réputation d'un excellent logicien. Avec tout cela, Boutraix était un bon camarade, et l'homme de l'armée, sans contredit, qui se connaissait le mieux en chevaux.

Comme nous nous proposions de nous remonter nous-mêmes, nous étions convenus de nous servir, pour notre voyage à Barcelone, de la voie des arrieros, ou voituriers, qui abondent à Gironne; et la facilité d'en trouver nous avait inspiré une confiance qui faillit être trompée. La solennité du 24 au soir et le marché du surlendemain attiraient, de tous les points de la Catalogne, une quantité innombrable de voyageurs, et nous avions précisément attendu à ce jour-là pour nous procurer le véhicule nécessaire. A onze heures du matin, nous cherchions encore un arriero, et il ne nous en restait exactement qu'un seul en espérance, quand nous le rencontrâmes à sa porte en disposition de partir.

- Malédiction sur ta carriole et sur tes mules! s'écria Boutraix, excédé de colère, en s'asseyant sur une borne. Que tous les diables d'enfer, s'il y en a, se déchaînent sur ton passage, et que Lucifer lui-même te donne le couvert! Nous ne partirons donc pas!...

L'arriero se signa, et recula d'un pas.

- Dieu vous ait en sa sainte garde, maître Estevan, repris-je en souriant. Avez-vous des voyageurs?

- Je ne peux pas dire positivement que j'aie des voyageurs, répondit le voiturier, puisque je n'en ai qu'un, le seigneur Bascara, régisseur et gracioso de la comédie, qui va rejoindre sa troupe à Barcelone, et qui était resté en arrière pour accompagner les bagages, c'est-à-dire cette malle bourrée de nippes et de chiffons, qui ne ferait pas la charge d'un âne.

- Voilà qui est pour le mieux, maître Estevan! Votre voiture est à quatre places, et le seigneur Bascara nous permettra volontiers de payer les trois quarts du voyage, qu'il sera libre d'ailleurs de porter tout entier en compte à son directeur. Nous lui garderons le secret. Prenez la peine de lui demander s'il veut bien nous autoriser à l'accompagner.

Bascara n'hésita qu'autant qu'il le fallait pour trouver moyen de donner à son consentement l'apparence d'un procédé obligeant. A midi nous étions partis de Gironne.

La matinée avait été aussi belle qu'on pût la désirer pour la saison; mais à peine eûmes-nous dépassé les dernières maisons de la ville, que les blanches vapeurs qui flottaient, depuis le lever du soleil, au sommet des collines, en draperies molles et légères, se développèrent avec une rapidité surprenante, embrassèrent tout l'horizon, et nous pressèrent de toutes parts comme une muraille. Bientôt elles se résolurent en pluie mêlée de neige et d'une extrême finesse, mais si intense et si pressée, qu'on aurait cru que l'atmosphère était convertie en eau, ou que nos mules nous avaient entraînés dans les bas-fonds d'un fleuve heureusement perméable à la respiration. L'élément équivoque que nous parcourions avait perdu sa transparence au point de nous dérober les lisières et les points les plus rapprochés du chemin; notre conducteur lui-même ne s'assurait de le suivre qu'en le sondant à tout moment du regard et du pied, avant d'y engager son équipage, et ces essais, souvent répétés, retardaient de plus en plus notre marche. Les gués les plus commodes avaient d'ailleurs assez grossi en quelques heures pour devenir périlleux, et Bascara n'en traversait pas un sans se recommander à saint Nicolas ou à saint Ignace, patrons des navigateurs.

- J'ai réellement peur, disait Sergy en souriant, que le ciel n'ait pris au mot la terrible imprécation dont Boutraix a ce matin accueilli le malheureux arriero. Tous les diables de l'enfer semblent s'être déchaînés sur notre passage, comme il l'avait souhaité, et il ne nous manque plus que de souper avec le démon en personne pour voir son présage accompli. Il est fâcheux, vous en conviendrez, de subir les conséquences de cette colère impie.

- Bon, bon, répondait Boutraix en se réveillant à demi. Préjugé! superstition! fanatisme!

Et il se rendormait aussitôt.

La route devint un peu plus sûre quand nous fûmes parvenus aux grèves rocheuses et solides de la mer; mais la pluie, ou plutôt le déluge au travers duquel nous nagions si péniblement, n'avait point diminué. Il ne sembla tarir que trois heures après le coucher du soleil, et nous étions encore fort loin de Barcelone. Nous arrivions à Mattaro, où nous résolûmes de coucher, dans l'impossibilité de faire mieux; car notre attelage était excédé de fatigue; il eut cependant à peine tourné pour s'introduire dans la vaste allée de l'auberge, que l'arriero vint ouvrir notre portière, et nous annonça d'un air triste que la cour était déjà encombrée de voitures qu'on ne pouvait héberger.

- C'est une fatalité, ajouta-t-il, qui nous poursuit dans ce voyage de malheur! Il n'y a de logement vacant qu'au château de Ghismondo.

- Voyons, dis-je en m'élançant de la chaise, s'il faut nous résoudre à bivouaquer dans une des cités les plus hospitalières de l'Espagne, ce serait une rude extrémité après un voyage aussi pénible.

- Seigneur officier, répondit un muletier qui fumait son cigarro, indolemment adossé contre le montant de la porte, vous ne manquerez pas de compagnons dans votre disgrâce, car il y a plus de deux heures qu'on refuse tout le monde dans les auberges et dans les maisons particulières, où les premiers venus ont trouvé à s'abriter. Il n'y a de logement vacant qu'au château de Ghismondo.

Je connaissais depuis longtemps cette manière de parler, familière au peuple en pareille occasion; mais jamais son retour fastidieux n'avait importuné plus désagréablement mon oreille.

Je me fis jour toutefois jusqu'auprès de l'hôtesse, à travers une tumultueuse cohue de voyageurs, d'arrieros, de mules et de palefreniers, et je parvins à tourner sur moi son attention, en frappant rudement je ne sais quel ustensile d'airain du pommeau de mon épée.

- Une écurie, une chambre, une table bien servie! m'écriai-je de ce ton impérieux qui nous réussissait d'ordinaire, et tout cela sur-le-champ! c'est pour le service de l'empereur!

- Eh! seigneur capitaine, répliqua-t-elle avec assurance, l'empereur lui-même ne trouverait pas dans toute mon hôtellerie une place où se tenir assis! Des vivres et du vin, tant qu'il vous plaira, si vous êtes d'humeur à souper au grand air, car il n'est, grâce à Dieu, pas difficile de s'en pourvoir dans une ville telle que celle-ci: mais il n'est pas en ma puissance d'élargir la maison pour vous recevoir. Sur ma foi de chrétienne, il n'y a de logement vacant qu'au château...

- La peste soit des proverbes et du pays de Sancho! interrompis-je brusquement. Passe encore si ce château maudit existait réellement quelque part, car j'aimerais mieux y passer la nuit que dans la rue.

- N'est-ce que cela? reprit-elle en me regardant fixement. C'est qu'en vérité vous m'y faites penser! Le château de Ghismondo n'est pas à plus de trois quarts de lieue d'ici, et on y trouve en effet des logements ouverts en tout temps. Il est vrai qu'on profite peu de cet avantage, mais vous n'êtes pas hommes, vous autres Français, à céder un bon gîte au démon. Voyez si cela vous convient, et votre voiture va être chargée de tout ce qui est nécessaire pour vous faire passer la nuit joyeusement, si vous ne recevez quelque fâcheuse visite.

- Nous sommes trop bien armés pour en redouter aucune, répondis-je; et quant au démon lui-même, j'en ai entendu parler comme d'un convive assez agréable. Avisez donc à nos provisions, ma bonne mère! Des rations pour cinq, dont chacun mange comme quatre, du fourrage pour nos mules, et un peu trop de vin, s'il vous plaît, car Boutraix est avec nous...

- Le lieutenant Boutraix! s'écria-t-elle en rapprochant ses mains étendues, ce qui est, comme tout le monde le sait, une exclamation en gestes: Mozo, deux paniers de douze, et du vrai rancio!...

Dix minutes après, l'intérieur du coche était transformé en office de bonne maison et si plantureusement garni, qu'on n'y aurait pas introduit le plus exigu de nos voyageurs; mais, ainsi que je l'ai dit, le temps, qui n'avait pas cessé d'être menaçant, paraissait du moins apaisé pour un moment. Nous n'hésitâmes pas à faire le chemin à pied.

- Où allons-nous, seigneur capitaine? dit l'arriero surpris de ces préparatifs.

- Où irions-nous, mon pauvre Estevan, si ce n'était à l'endroit que vous même aviez indiqué? Au château de Ghismondo, probablement.

- Au château de Ghismondo! Que la bienheureuse Vierge ait pitié de nous! Mes mules elles-mêmes n'oseraient entreprendre ce voyage!

- Elles le feront cependant, repartis-je en lui glissant dans la main une pincée de piécettes, et elles seront dédommagées de cette dernière fatigue par une réfection copieuse. Pour vous, mon cher camarade, il y a là-dedans trois bouteilles de vieux vin de Palamos dont vous me direz des nouvelles. Seulement, ne perdons point de temps, car nous sommes presque à jeun les uns et les autres, et, d'ailleurs, le ciel commence furieusement à se brouiller.

- Au château de Ghismondo! répéta lamentablement Bascara. Savez-vous, mes seigneurs, ce que c'est que le château de Ghismondo? Personne n'y a jamais pénétré impunément, sans avoir fait un pacte préalable avec l'esprit de malice, et je n'y mettrais pas le pied pour la charge des galions. Non, vraiment, je n'irai pas!...

- Vous irez, sur mon honneur, aimable Bascara, reprit Boutraix en le ceignant d'un bras vigoureux. Siérait-il à un généreux Castillan, qui exerce avec gloire une profession libérale, de reculer devant le plus inepte des préjugés populaires! Ah! si Voltaire et Piron avaient été traduits en espagnol, comme ils devraient l'être dans toutes les langues du monde, je ne serais pas en peine de vous prouver que le diable dont on vous fait peur est un épouvantail de vieilles femmes, inventé au profit des moines par quelque méchant buveur d'eau de théologien; mais je vous ferai toucher cela au doigt quand nous aurons soupé, car j'ai l'estomac trop vide et la bouche trop sèche pour soutenir avec avantage, à l'heure qu'il est, une discussion philosophique. Marchez donc, brave Bascara, et soyez assuré de trouver toujours le lieutenant Boutraix entre le diable et vous, s'il était assez téméraire pour vous menacer de la moindre offense. Mordieu! il ferait beau voir!

Nous nous étions engagés, en parlant ainsi, dans le chemin raboteux et haché de la colline, au bruit des hélas sanglotants de Bascara, qui marquait chacun de ses pas d'une des effusions des psaumes ou d'une des invocations des litanies. Je dois convenir que les mules elles-mêmes, ralenties par la fatigue et par la faim, ne se rapprochaient du but de notre équipée nocturne que d'une allure maussade et rechignée, s'arrêtant de temps en temps, comme si elles avaient attendu un contre-ordre salutaire, et retournant piteusement une tête abattue vers chaque toise de la route qu'elles achevaient de parcourir.

- Qu'est-ce donc, dit Sergy, que ce château de fatale renommée qui inspire à ces bonnes gens une terreur si sincère et si profonde? Un rendez-vous de revenants, peut-être?

- Et peut-être, lui répondis-je tout bas, un repaire de voleurs; car le peuple n'a jamais conçu de superstition de ce genre qui ne fût fondée sur quelque motif légitime de crainte. Mais à nous trois, nous avons trois épées, trois paires d'excellents pistolets, des munitions pour recharger; et, outre son couteau de chasse, l'arriero est certainement muni, suivant l'usage, d'un bon ganivet de Valence.

- Qui ne sait ce que c'est que le château de Ghismondo? murmura Estevan d'une voix déjà émue. Si ces illustres seigneurs sont curieux de l'apprendre, je suis en état de les satisfaire, car feu mon père y est entré. C'était un brave, celui-là! Dieu lui pardonne d'avoir un peu trop aimé à boire!

- Il n'y a pas de mal, interrompit Boutraix. Que diable vit donc ton père au château de Ghismondo?

- Raconte-nous cette histoire, reprit Sergy, qui aurait donné la partie de plaisir la plus raffinée pour un conte fantastique.

- Aussi bien, après cela, répliqua le muletier, leurs seigneuries seront libres de retourner, si elles le jugent à propos.

Et il poursuivit:

- Ce malheureux Ghismondo - dit-il, et, se reprenant aussitôt comme s'il craignait d'avoir été entendu par quelque témoin invisible - malheureux en effet, continua-t-il, pour avoir attiré sur lui l'inexorable colère de Dieu, car je ne lui veux d'ailleurs aucun mal!... Ghismondo était à vingt-cinq ans le chef de l'illustre famille de Las Sierras, si renommée en nos chroniques. Il y a de cela trois cents ans, ou à peu près; mais l'année au juste est mentionnée dans les livres. C'était un beau et brave cavalier, libéral, gracieux, longtemps bienvenu de tous, mais trop enclin à de méchantes compagnies, et qui ne sut pas se conserver dans la crainte et dans le respect du Seigneur, si bien qu'il se fit un mauvais bruit dans ses départements, et qu'il se ruina presque entièrement par ses prodigalités. C'est alors qu'il fut obligé de chercher un asile dans le château où vous avez résolu fort imprudemment, révérence gardée, de passer la nuit prochaine, et qui était le seul débris de son riche patrimoine. Content d'échapper, dans cette retraite, à la poursuite de ses créanciers et à celle de ses ennemis, qui ne laissaient pas d'être fort nombreux, parce que ses passions et ses débauches avaient porté le trouble dans beaucoup de familles, il acheva de la fortifier, et il s'y confina pour le reste de ses jours, avec un écuyer d'aussi mauvaise vie que lui et un jeune page dans lequel la corruption de l'âme avait devancé les années; leur maison se composa seulement d'une poignée d'hommes d'armes qui avaient pris part à leur excès, et dont l'unique ressource était de s'associer à leur fortune. Une des premières expéditions de Ghismondo eut pour objet de se procurer une compagne, et, semblable à l'infâme oiseau qui souille son nid, ce fut dans sa propre famille qu'il choisit sa propre victime. Quelques-uns disent cependant qu'Inès de Las Sierras, c'était le nom de sa nièce, souscrivit en secret à son enlèvement. Qui pourra jamais expliquer les mystères du coeur des femmes?

Je vous ai dit que ce fut là une de ses premières expéditions, parce que l'histoire lui en attribue beaucoup d'autres. Les revenus attachés à ce rocher, qui semble avoir été frappé, de tout temps, de la malédiction céleste, n'auraient pas suffi à ses dépenses, s'il n'y avait supplé par des impôts levés sur les passants, et que l'on qualifie de vols de grand chemin, quand la perception n'est pas exécutée par de grands seigneurs. Les noms de Ghismondo et de son château devinrent en peu de temps redoutables."

- N'est-ce que cela? dit Boutraix. Ce que tu viens de dire est partout. C'était un des résultats nécessaires de la féodalité, une des suites de la barbarie, dans ces siècles d'ignorance et d'esclavage!

- Ce qui me reste à vous raconter est un peu moins commun, reprit l'arriero. La douce Inès, qui avait reçu une éducation chrétienne, fut, tout à coup, à pareil jour qu'aujourd'hui, éclairée d'un brillant rayon de la grâce. A l'instant où l'heure de minuit vient rappeler aux fidèles la naissance du Sauveur, elle pénétra, contre son usage, dans la salle des banquets, où les trois brigands, assis devant le foyer, s'étourdissaient sur leurs crimes dans les excès d'une orgie. Ils étaient à moitié ivres. Animée par la foi, elle leur peignit en vives paroles la méchanceté de leurs actions et les châtiments éternels qui en seraient la suite; elle pleura, elle pria, elle s'agenouilla devant Ghismondo, et, sa blanche main étendue sur ce coeur qui, naguère encore, avait battu pour son amour, elle essaya d'y rappeler quelques sentiments humains. C'était, mes seigneurs, une entreprise au-dessus de ses forces, et Ghismondo, excité par ses barbares compagnons, lui répondit d'un coup de poignard qui lui perça le sein.

- Le monstre! s'écria Sergy, aussi ému que s'il avait entendu le récit d'une histoire véritable.

- Cet incident horrible, continua Estevan, ne rabattit rien de la licence et de la joie accoutumée. Les trois convives continuèrent à boire et à chanter des chansons impies, en présence de la jeune fille morte; et il était trois heures du matin quand les hommes d'armes, avertis par le silence de leurs maîtres, pénétrèrent au lieu du festin pour relever quatre corps étendus dans des flots de sang et de vin. Ils emportèrent, sans sourciller, les trois ivrognes dans leurs lits et le cadavre dans son linceul.

Mais la vengeance céleste, poursuivit Estevan après une pause assez solennelle, mais l'infaillible justice de Dieu n'avait pas perdu ses droits. A peine le sommeil eut commencé à dissiper les vapeurs qui obscurcissaient la raison de Ghismondo, qu'il vit Inès entrer dans sa chambre à pas mesurés, non pas belle, frémissante d'amour et de volupté, et vêtue comme autrefois d'un tissu léger qui allait tomber; mais pâle, ensanglantée, traînant le long habit des morts, et déployant vers lui une main flamboyante qu'elle vint imposer lourdement sur son coeur, à l'endroit même qu'elle avait inutilement pressé quelques heures auparavant. Lié par une puissance irrésistible, Ghismondo tenta en vain de se soustraire à l'effroyable apparition. Ses efforts et sa douleur ne purent se manifester que par quelques gémissements sourds et confus. L'implacable main restait clouée à sa place, et le coeur de Ghismondo brûlait, et il brûla ainsi jusqu'au lever du soleil, où disparut le fantôme. Ses complices reçurent la même visite et subirent le même supplice.

Le lendemain, et tous les lendemains qui le suivirent pendant une année presque éternelle, les trois maudits se trouvèrent au jour en s'interrogeant du regard sur le songe qu'ils avaient fait, car ils n'osaient se parler; mais la communauté du péril et du gain les appelait bientôt à de nouveaux crimes; la licence de la nuit les appelait à de nouvelles orgies qu'ils prolongeaient davantage, parce que le sommeil leur était redoutable; mais, l'heure du sommeil arrivée, la main vengeresse les brûlait toujours.

Revint enfin l'anniversaire du 24 décembre (c'est aujourd'hui, mes seigneurs!), et le repas du soir les réunissait comme d'ordinaire à la clarté d'un foyer ardent, quand l'heure de la rédemption sonnait à Mattaro pour convoquer les chrétiens à ses solennités. Tout à coup une voix s'élève dans la galerie du château: "Me voilà!" criait Inès, c'était elle. Ils la virent entrer, rejeter son drap funèbre, et s'asseoir parmi eux dans ses plus riches atours. Saisis d'étonnement et de terreur, ils la virent manger du pain et boire du vin des vivants; on dit même qu'elle chanta et qu'elle dansa, suivant la coutume du passé, mais tout à coup sa main flamboya comme dans les mystères de leurs songes, et toucha au coeur le chevalier, l'écuyer et le page. Alors tout fut fini pour cette vie passagère, car leur coeur calciné avait fini de se réduire en cendres, et il ne renvoya plus de sang à leurs veines. Il était trois heures du matin, quand les hommes d'armes, avertis par le silence de leurs maîtres, pénétrèrent, suivant l'usage, au lieu du festin; et cette fois-là, ils remportèrent quatre cadavres. Le lendemain, personne ne se réveilla.

Sergy avait paru profondément préoccupé pendant tout le récit, parce que les idées qu'il faisait naître se rapportaient à la matière ordinaire de ses rêveries; Boutraix poussait de temps à autre un soupir expressif, mais qui n'exprimait guère que l'impatience et l'ennui; le comédien Bascara murmurait entre ses dents quelques paroles inintelligibles qui semblaient broder sourdement une basse monotone et mélancolique sur ce roman lugubre de l'arriero, et un mouvement souvent renouvelé de sa main me fit soupçonner qu'il défilait les grains d'un rosaire. Quant à moi, j'admirais ces lambeaux poétiques de la tradition qui venaient se coudre naturellement au récit d'un homme simple, et lui prêter des couleurs que l'imagination éclairée par le goût ne dédaignerait pas toujours.

- Ce n'est pas tout, reprit Estevan, et je vous prie de m'écouter un moment encore avant de persister dans votre dangereux projet. Depuis la mort de Ghismondo et des siens, son détestable repaire, devenu odieux à tous les hommes, est resté en partage au démon. La route même par laquelle on y arrive a été abandonnée, comme vous pouvez vous en apercevoir. On sait seulement, à n'en pas douter, que tous les ans, le 24 décembre, à minuit (mes seigneurs, c'est aujourd'hui et ce sera tout à l'heure), les croisées du vieil édifice s'illuminent subitement. Ceux qui ont osé pénétrer dans ces terribles secrets savent qu'alors le chevalier, l'écuyer et le page reviennent du sein des morts prendre place à l'orgie sanglante. C'est l'arrêt qu'ils ont à subir jusqu'à la consommation des siècles. Un peu plus tard entre Inès dans son linceul, qu'elle dépouille pour étaler sa toilette accoutumée; Inès, qui boit et mange, qui chante et danse avec eux. Quand ils se sont bercés quelque temps dans le délire de leur folle joie, imaginant, à chaque fois, qu'elle ne doit jamais cesser, la jeune fille leur montre sa blessure encore ouverte, les touche au coeur de sa main enflammée, et retourne aux feux du purgatoire après les avoir rendus à ceux de l'enfer.

Ces derniers mots firent partir Boutraix d'un éclat de rire convulsif qui lui ôta un instant la respiration.

- Que le diable t'emporte! s'écria-t-il en frappant l'arriero sur l'épaule d'un coup de poing rudement amical; j'ai failli être ému de ces sornettes que tu racontes d'ailleurs assez bien; et je me sens troublé comme un sot, quand l'enfer et le purgatoire m'ont rendu à moi-même. Préjugés, mon Catalan! préjugés d'enfant qu'on épouvante avec des masques! Vieilles fables de la superstition qui n'ont plus de crédit qu'en Espagne! Tu verras tantôt si la peur du diable m'empêche de trouver le vin bon (et, par parenthèse, cela me rappelle que j'ai soif). Presse donc tes mules, s'il te plaît; car, pour voir le souper plus promptement servi, je porterais un toast à Satan lui-même.

- C'étaient les propres paroles de mon père dans une partie de débauche qu'il fit à Mattaro avec des soldats comme lui, dit l'arriero. Comme on demandait encore du vin au maître de la posada: "Il n'y en a plus qu'au château de Ghismondo, répondit-il. - J'en aurai donc, répliqua mon père, qui était alors impie comme un gavache; et, par le saint corps de Dieu! j'en aurai, quand Satan devrait le verser. J'irai. - Tu n'iras pas! Oh! que tu n'iras pas!... - J'irai, répliqua-t-il avec un blasphème plus exécrable encore. Et il s'obstina si bien qu'il y alla.

- A propos de ton père, dit Sergy, tu avais oublié la question de Boutraix. Que vit-il de si effrayant au château de Ghismondo?

- Ce que je vous ai dit, mes nobles seigneurs. Après avoir parcouru une longue galerie de tableaux fort anciens, il s'arrêta au seuil de la salle des banquets; et, comme la porte était ouverte, il y jeta un regard assez assuré. Les damnés étaient à table, et Inès leur montrait sa plaie sanglante. Ensuite elle dansa, et chacun de ses pas la rapprochait de l'endroit où il était placé. Son coeur se brisa tout à coup à l'idée qu'elle venait le prendre. Il tomba de son haut comme un corps mort, et ne revint à lui que le lendemain sur le seuil de l'église paroissiale.

- Où il s'était endormi la veille, reprit Boutraix, parce que le vin qu'il avait bu l'empêcha d'aller plus loin. Rêve d'ivrogne, mon pauvre Estevan! Que la terre lui soit aussi légère qu'il l'a trouvée souvent mobile et chancelante sous ses pas! Mais cet infernal château, n'y arriverons-nous jamais?

- Nous y sommes, répondit l'arriero en arrêtant ses mules.

- Il était temps, dit Sergy; voilà la tourmente qui commence, et (chose étrange dans cette saison) j'ai entendu gronder le tonnerre deux ou trois fois.

- On l'entend toujours, à pareille époque, auprès du château de Ghismondo, répliqua l'arriero.

Il n'avait pas fini de parler qu'un éclair éblouissant déchira le ciel, et nous montra les blanches murailles du vieux castel, avec ses tourelles groupées comme un troupeau de spectres, sur une immense plate-forme d'un roc uni et glissant.

La porte principale paraissait avoir été fermée longtemps; mais les gonds supérieurs avaient fini par céder à l'action de l'air et des années, avec les pierres qui les soutenaient, et ses deux battants retombés l'un sur l'autre, tout rongés par l'humidité et tout mutilés par le vent, surplombaient, prêts à crouler, au-dessus du parvis. Nous n'eûmes pas de peine à les abattre. Dans l'intervalle qu'ils avaient laissé en se séparant vers leur base, et où le corps d'un homme aurait eu peine à s'introduire, s'étaient amassés quelques débris du cintre et de la voûte qu'il fallut écarter devant nous. Les feuilles robustes d'aloès, qui s'étaient fait jour dans leurs interstices, tombèrent ensuite sous nos épées, et la voiture entra dans la vaste allée dont les dalles n'avaient pas gémi sous le passage d'une roue depuis le règne de Ferdinand le Catholique. Nous nous hâtâmes alors d'allumer quelques-unes des torches dont nous nous étions munis à Mattaro, et dont la flamme, nourrie par un courant impétueux, résista heureusement aux battements d'ailes des oiseaux nocturnes, qui s'enfuyaient de toutes les fentes du vieux bâtiment en poussant des cris lamentables. Cette scène, qui avait, en vérité, quelque chose d'extraordinaire et de sinistre, me rappela involontairement la descente de don Quichotte dans la caverne de Montésinos; et l'observation que j'en fis en riant aurait peut-être arraché un sourire à l'arriero et à Bascara lui-même, s'ils avaient pu sourire encore; mais leur consternation augmentait à chaque pas.

La grande cour s'ouvrit enfin devant nous. Sur sa gauche s'étendait un large auvent qui servait de toit à une espèce de hangar, destiné autrefois à protéger contre l'intempérie des saisons les chevaux du châtelain comme l'attestaient des anneaux de fer placés, de distance en distance, à la muraille. Nous nous réjouîmes à l'idée d'y remiser commodément notre équipage; et cette pensée parut égayer jusqu'au souci d'Estevan, qui s'occupait, avant toutes choses, du bien-être et du repos de ses mules. Deux torches, fortement fixées à des crampons qui paraissaient préparés pour elles, jetèrent sur cet abri une lumière réjouissante; et le fourrage dont nous avions chargé le derrière de la voiture, splendidement étalé devant l'attelage harassé de jeûne et de travail, lui rendit un air de gaieté qui faisait plaisir à voir.

- Ceci est au mieux, mes seigneurs, dit Estevan un peu rassuré; je comprends que mes mules puissent passer la nuit ici; et il y a un proverbe qui dit que "le muletier est bien partout où peuvent loger ses mules". S'il vous plaît de me laisser quelques vivres pour souper à côté d'elles, je crois pouvoir vous en répondre jusqu'à demain; car je crains moins les démons de l'écurie que ceux du salon. Ce sont d'assez bons diables que l'accoutumance nous a rendus familiers, à nous autres arrieros, et dont la malignité se borne à mêler les crins des chevaux, ou à les étriller à rebrousse-poil. Quant à nous, pauvres gens que nous sommes, ils se contentent de nous pincer assez serré pour que la marque en reste pendant une semaine, sous la forme d'une tache jaune que toute l'eau du Ter ne laverait pas; de nous donner des crampes qui retournent le mollet sur l'os de la jambe, ou de se coucher pesamment sur notre estomac en riant comme des fous. Je me sens homme à braver tout cela, moyennant la grâce de Dieu, et les trois bouteilles de vin de Palamos que le seigneur capitaine m'a promises.

- Les voilà, lui dis-je en l'aidant à décharger la voiture, et, de plus, deux pains et un quartier de brebis rôti. Maintenant que la cavalerie et le train sont logés, allons pourvoir là-haut à l'étape des fantassins.

Nous enflammâmes quatre torches et nous nous engageâmes dans le grand escalier, à travers les débris dont il était obstrué partout, Bascara entre Sergy et Boutraix, qui l'encourageaient de leur parole et de leur exemple et faisant céder la peur à la vanité, si puissante sur une âme espagnole. J'avouerai que cette incursion sans périls avait cependant quelque chose d'aventureux et de fantastique dont mon imagination était secrètement flattée, et je puis ajouter qu'elle présentait des difficultés propres à exciter notre ardeur. Une partie des murailles avait croulé çà et là, et dressé devant nous en vingt endroits différents autant de barricades accidentelles qu'il fallait tourner ou franchir. Des planches, des solives, des poutres tout entières, tombées des parties supérieures de la charpente, se croisaient et s'impliquaient en tous sens sur les degrés rompus dont les éclats anguleux se hérissaient sous nos pieds. Les vieilles croisées qui avaient donné du jour au vestibule et aux degrés étaient depuis longtemps tombées, arrachées par les orages, et nous n'en reconnaissions les vestiges qu'au bruit des vitres déjà brisées que la semelle de nos bottes faisait craquer. Un vent impétueux, chargé de neige, s'introduisait avec d'horribles sifflements à travers l'espace qu'elles avaient abandonné en s'abattant d'une pièce, un ou deux siècles auparavant; et la végétation sauvage dont la tempête y avait jeté les semences ajoutait encore aux embarras de ce passage et à l'horreur de cet aspect. Je pensai, sans le dire, que le coeur d'un soldat serait porté d'un élan plus facile et plus naturel à l'attaque d'une redoute ou à l'assaut d'une forteresse. Nous arrivâmes enfin au palier du premier étage, et nous reprîmes haleine un moment.

A notre gauche s'ouvrait un corridor long, étroit et obscur, dont nos torches, pressées à l'entrée, ne purent éclaircir les ténèbres. Devant nous était la porte des appartements ou plutôt elle n'y était plus. Cette nouvelle invasion ne nous donna que la peine d'entrer, la torche au poing, dans une salle carrée qui avait dû recevoir les hommes d'armes. Nous en jugeâmes du moins ainsi à deux rangs de banquettes délabrées qui la garnissaient sur toutes ses faces, et à quelques trophées communs, à demi rongés par la rouille, qui pendaient encore à ses parois. Nous la traversâmes en faisant rouler sous nos pieds quatre ou cinq tronçons de lances et autant de canons d'escopette. Elle aboutissait en retour d'équerre à une galerie beaucoup plus étendue en longueur, mais d'une largeur médiocre, dont le côté droit était percé de croisées vides comme celles de l'escalier, et auxquelles battaient à peine encore les restes d'un chambranle pourri. Le plancher de cette partie du bâtiment avait été tellement dégradé par les influences de l'atmosphère et par la chute de la pluie, qu'il abandonnait toutes ses mortaises, et qu'il ne prolongeait plus vers le mur extérieur qu'une frange mince et déchirée. Dans cette direction, on le sentait fléchir et se relever avec une élasticité suspecte, et le pied s'y engageait comme dans une poussière compacte qui ne demande qu'à céder. D'espace en espace, les parties les moins solides commençaient à s'écailler en compartiments bizarres et béants, que la marche d'un curieux plus téméraire que moi n'aurait pas sondés impunément. J'entraînai brusquement mes camarades vers la muraille de gauche, où le passage paraissait moins hasardeux. Elle était garnie de tableaux.

- Aussi vrai qu'il n'y a pas de Dieu, ce sont des tableaux, dit Boutraix. L'ivrogne qui a engendré ce malotru d'arriero serait-il venu jusqu'ici?

- Eh non! lui répondit Sergy avec un sourire un peu amer. Il s'endormit sur le parvis de l'église de Mattaro, parce que le vin qu'il avait bu l'empêcha d'aller plus loin.

- Je ne te demande pas ton avis, reprit Boutraix en braquant son lorgnon sur les cadres disloqués et poudreux qui tapissaient le mur en lignes inégales, sous une multitude d'angles capricieux, mais sans qu'il s'en trouvât un seul qui ne s'éloignât pas plus ou moins de la perpendiculaire. Ce sont des tableaux, en effet, et de portraits, si je ne me trompe. Toute la famille de Las Sierras a posé dans ce coupe-gorge.

De pareils vestiges de l'art des siècles reculés auraient pu fixer notre attention dans une autre circonstance; mais nous étions trop pressés d'assurer à notre petite caravane un gîte sûr et commode pour employer beaucoup de temps à l'examen de ces toiles frustes, qui avaient presque disparu sous l'enduit humide et noir des années. Cependant, parvenu aux derniers portraits, Sergy en rapprocha son flambeau avec émotion et, me saisissant vivement par le bras:

- Regarde, regarde! s'écria-t-il, ce chevalier au sombre regard, dont le front est ombragé par un panache rouge: ce doit être Ghismondo lui-même! Vois comme le peintre a merveilleusement exprimé dans ces traits jeunes encore les lassitudes de la volupté et les soucis du crime. C'est une chose triste à voir!...

- Le portrait suivant t'en dédommagera, répondis-je en souriant à son hypothèse. C'est celui d'une femme, et, s'il était mieux conservé, ou plus rapproché de nos yeux, tu t'extasierais à la vue des charmes d'Inès de Las Sierras, car on pourrait supposer aussi que c'est elle. Ce qu'on en distingue est déjà de nature à produire une vive impression. Que d'élégance dans cette taille élancée! quel attrait piquant dans cette attitude! que ce bras et cette main, si parfaitement modelés, promettent de beautés dans l'ensemble qui nous échappe! C'est ainsi que devait être Inès!

- Et c'est ainsi qu'elle était, reprit Sergy en m'entraînant vers lui, car, sous ce point de vue, je viens de rencontrer ses yeux! Oh! jamais une expression plus passionnée n'a parlé à l'âme! jamais la vie n'est descendue plus vivante du pinceau! Et si tu veux suivre cette indication sous les écailles de la toile jusqu'au doux contour où la joue s'arrondit autour de cette bouche charmante, si tu saisis comme moi le mouvement de cette lèvre un peu dédaigneuse, mais où l'on sent respirer toute l'ivresse de l'amour...

- Je me ferais une idée imparfaite, continuai-je froidement, de ce que pouvait être une jolie femme de la cour de Charles Quint.

- De la cour de Charles Quint, dit Sergy en baissant la tête. Cela est vrai.

- Attendez, attendez, dit Boutraix, à qui sa haute taille permettait d'atteindre de la main jusqu'au cartouche gothique dont la baguette inférieure du cadre était décorée, et qui venait d'y passer son mouchoir à plusieurs reprises. Il y a ici un nom écrit en allemand ou en hébreu, si ce n'est en syriaque ou en bas-breton; mais le diable emporte qui le déchiffre. J'aimerais autant expliquer l'Alcoran.

Sergy poussa un cri d'enthousiasme. Inès de Las Sierras! Inès de Las Sierras! répéta-t-il en pressant mes mains avec une sorte de frénésie. Lis plutôt!

- Inès de Las Sierras, répliquai-je: c'est bien cela; et ces trois montagnes de sinople sur un champ d'or devaient être les armoiries parlantes de sa famille. Il paraît que cette infortunée a réellement existé et qu'elle habitait ce château. Mais il est bientôt temps d'y chercher un asile pour nous-mêmes. N'êtes-vous pas disposés à pénétrer plus avant?

- A moi! messieurs, à moi! cria Boutraix, qui nous avait précédés de quelques pas. Voici un salon de compagnie qui ne vous fera pas regretter les rues humides de Mattaro; un logement digne d'un prince ou d'un intendant militaire! Le seigneur Ghismondo aimait ses aises, et il n'y a rien à dire sur la distribution de l'appartement. Oh! le superbe corps de caserne!

Cette pièce immense était en effet mieux conservée que le reste. Le fond seulement recevait la lumière de deux croisées très étroites, que la faveur de leur disposition avait préservées des dégradations communes à tout le bâtiment. Ses tentures en cuir imprimé et ses grands fauteuils à l'antique avaient je ne sais quel air de magnificence que leur vieillesse rendait encore plus imposant. La cheminée aux proportions colossales, qui ouvrait ses vastes flancs sur la muraille de gauche, semblait avoir été bâtie pour des veillées de géants, et les bois de démolition épars dans l'escalier nous auraient fourni un feu réjouissant pendant des centaines de nuits pareilles à celle qui allait s'écouler. Une table ronde, qui n'en était éloignée que de quelques pieds, nous rappela involontairement les festins impies de Ghismondo, et je conviendrai volontiers que je ne la regardai pas sans un peu de saisissement. Il nous fallut plusieurs voyages, soit pour nous approvisionner du bois nécessaire, soit pour transporter nos vivres et ensuite nos paquets, dont l'inondation pluviale de la journée pouvait avoir sérieusement compromis l'économie. Tout se trouva heureusement sain et sauf, et les nippes mêmes de la troupe de Bascara, étendues devant le foyer incendié sur les dossiers des fauteuils, brillèrent à nos yeux de ce lustre factice et de cette fraîcheur surannée que leur prête l'éclat imposteur des quinquets. Il est vrai que la salle à manger de Ghismondo, éclairée alors par dix torches ardentes habilement assujetties à dix vieux candélabres, était certainement mieux illuminée que ne le fut jamais de mémoire d'homme, le théâtre d'une petite ville de Catalogue. La partie la plus éloignée seulement, celle qui se rapprochait de la galerie de tableaux, et par laquelle nous étions entrés, n'avait pas perdu toutes ses ténèbres. On eût dit qu'elles s'y étaient amassées comme à dessein pour établir entre nous et le vulgaire profane une mystérieuse barrière. C'était la nuit visible du poète.

- Je ne doute pas, dis-je en m'occupant avec mes compagnons des préparatifs du repas, que ceci ne fournisse un nouveau prétexte à la crédulité des habitants de la plaine. Il est l'heure où Ghismondo revient s'asseoir tous les ans à son banquet infernal, et la lumière que ces croisées doivent répandre au dehors n'annonce rien de moins qu'une fête de démons. C'est peut-être sur une circonstance pareille qu'est fondée la vieille légende d'Estevan.

- Ajoute à cela, dit Boutraix, que la fantaisie de représenter cette scène au naturel peut être venue à des aventuriers de bonne humeur, et qu'il n'est pas impossible que le père de l'arriero ait réellement assisté à une comédie de ce genre. Nous sommes servis à ravir pour la recommencer, continua-t-il en soulevant pièce à pièce les hardes de la troupe voyageuse. Voilà un habit de chevalier qui semble taillé pour le capitaine; je rappellerai trait pour trait, avec celui-ci, l'intrépide écuyer du damné, qui était, selon toute apparence, un garçon de bonne mine; et ce costume coquet, qui relèvera la physionomie un peu langoureuse du beau Sergy, lui donnera facilement l'air du plus séduisant des pages. Convenez que l'invention est heureuse, et qu'elle nous promet une nuit d'une gaieté folle!

Pendant que Boutraix parlait, il s'était travesti de pied en cap, et nous l'avions imité en riant, car il n'y a rien de plus contagieux qu'une extravagance entre de jeunes cervelles. Cependant nous avions eu la précaution de conserver nos épées et nos pistolets, qui, à la date près de leur fabrication, ne contrastaient pas d'une manière trop criante avec notre déguisement. Les héros mêmes de la galerie de Ghismondo, s'ils étaient descendus subitement de leurs toiles gothiques, ne se seraient pas trouvés très dépaysés dans leur castel héréditaire.

- Et la belle Inès? demanda Boutraix. Vous n'y avez pas pensé? Le seigneur Bascara, que la nature a revêtu de dons extérieurs dont les Grâces seraient jalouses, voudrait-il bien se charger de ce rôle pour cette fois seulement, à la demande générale du public?

- Messieurs, répondit Bascara, je me prête volontiers aux plaisanteries qui n'intéressent pas le salut de mon âme, et c'est ma profession; mais celle-ci est d'un genre qui ne me permet pas d'y prendre part. Vous verrez peut-être, à votre grand dommage, qu'on ne brave pas impunément les puissances de l'enfer. Réjouissez-vous comme bon vous semblera, puisque la grâce ne vous a pas touchés; mais je vous atteste que je renonce hautement à ces joies de Satan, et que je ne demande qu'à y échapper pour me rendre moine dans quelque bonne maison du Seigneur. Accordez-moi seulement, comme à votre frère en Jésus-Christ, dont le nom soit toujours loué, la permission de passer la nuit sur ce fauteuil, avec quelque réfection pour soutenir mon corps, et la liberté de prier.

- Tiens, lui dit Boutraix, cette magnifique oraison jaculatoire mérite une oie tout entière et deux flacons du meilleur. Garde ton siège, mon ami; mange, bois, prie et dors. Tu ne seras jamais qu'un fou! D'ailleurs, ajouta-t-il en se rasseyant et en remplissant son verre, Inès ne vient qu'au dessert, et j'espère bien qu'elle viendra.

- Dieu nous en préserve! dit Bascara.

Je pris la place opposée au feu, l'écuyer à ma droite, à ma gauche le page. En face de moi, la place d'Inès resta vacante. Je promenai un regard autour de la table, et, soit préoccupation, soit faiblesse d'esprit, je trouvai aussi que ce divertissement avait quelque chose de sérieux qui me serrait le coeur. Sergy, plus avide que moi d'impressions romanesques, paraissait plus ému encore. Boutraix buvait.

- D'où vient, dit Sergy, que ces idées solennelles dont la philosophie se fait un jeu ne perdent jamais entièrement leur empire sur les esprits les plus fermes et les plus éclairés? La nature de l'homme aurait-elle un besoin secret de se relever jusqu'au merveilleux pour entrer en possession de quelque privilège qui lui a été ravi autrefois, et qui formait la plus noble partie de son essence?

- Sur mon honneur, répondit Boutraix, je ne croirais pas à cette supposition, quand même tu l'aurais énoncée en termes assez clairs pour me la faire comprendre. L'effet dont tu parles résulte tout bonnement d'une vieille habitude des organes du cerveau, qui ont retenu, comme une espèce de cire molle durcie par le temps, les sottes impressions que nos mères et nos nourrices nous ont inculquées dans notre enfance, et c'est ce qui est admirablement expliqué par Voltaire dans un livre superbe que je t'engage à lire quand tu seras de loisir. Penser autrement, c'est se ravaler au niveau de ce bonhomme qui grommelle depuis un quart d'heure le Benedicite sur sa ration, avant d'oser se hasarder à y mettre la dent.

Sergy insista. Boutraix défendit son terrain pied à pied, en se retranchant, comme à l'ordinaire, derrière ses arguments irrésistibles, préjugé, superstition et fanatisme. Je ne l'avais jamais vu si tenace et si méprisant dans un combat métaphysique; mais la conversation ne se maintint pas longtemps à la hauteur de ces sublimes régions de l'intelligence, car le vin était capiteux, et nous en buvions copieusement, en gens qui n'ont rien de mieux à faire. Il était minuit à nos montres, et près d'une bouteille de plus, quand nous nous écriâmes tous ensemble avec un transport de joie, comme si cette conviction nous avait affranchis d'une inquiétude cachée:

- Minuit! messieurs, minuit! et Inès de Las Sierras n'est pas venue!

L'unanimité avec laquelle nous nous étions rencontrés dans une observation si puérile nous arracha un long éclat de rire.

- Tête et mort! dit Boutraix en se soulevant sur deux jambes avinées, dont il cherchait à dissimuler l'oscillation sous un air de nonchalance et d'abandon; quoique cette belle ait fait défaut à notre réunion joyeuse, la galanterie chevaleresque dont nous faisons profession nous défend de l'oublier. Je porte ce rouge-bord à la santé de notre demoiselle Inès de Las Sierras et à sa prochaine délivrance!

- A Inès de Las Sierras! s'écria Sergy.

- A Inès de Las Sierras! répétai-je en rapprochant mon verre à demi vide de leurs verres déjà pleins.

- Me voilà! cria une voix qui partait de la galerie des tableaux.

- Hein? dit Boutraix en se rasseyant. La plaisanterie n'est pas mauvaise; mais qui l'a faite?

Je jetai les yeux derrière moi. Bascara s'était cramponné tout pâle aux barreaux de mon fauteuil.

- Ce faquin de voiturier, répondis-je, que le vin de Palamos a mis en gaieté.

- Me voilà! me voilà! reprit la voix. Salut et bonne humeur aux hôtes du chateau de Ghismondo!

- C'est une voix de femme, et de jeune femme, dit Sergy en se levant avec une noble et gracieuse assurance.

Au même instant, nous discernâmes dans la partie la moins éclairée de la salle un blanc fantôme qui courait vers nous d'une incroyable rapidité, et qui, parvenu à notre portée, laissa tomber son linceul. Il passa entre nous, car nous étions debout, la main sur la garde de nos épées, et s'assit à la place d'Inès.

- Me voilà! dit le fantôme en poussant un long soupir et en rejetant de droite et de gauche de longs cheveux noirs, négligemment retenus par quelques noeuds de ruban ponceau. Jamais beauté plus accomplie n'avait frappé mes regards.

- C'est une femme, en effet, repris-je à demi-voix; et puisqu'il est bien convenu entre nous que rien ne peut se poser ici qui ne soit parfaitement naturel, nous n'avons de conseils à prendre que de la politesse française. La suite expliquera ce mystère, s'il peut s'expliquer.

Nous reprîmes nos places, et nous servîmes l'inconnue, qui paraissait pressée par la faim. Elle mangea et but sans parler. Quelques minutes après, elle nous avait oubliés tout à fait, et chacun des personnages de cette scène bizarre sembla s'être isolé en lui-même, immobile et muet, comme s'il avait été frappé de la baguette pétrifiante d'une fée. Bascara était tombé à mes côtés, et je l'aurais cru mort de terreur, si je n'avais pas été rassuré par le mouvement de ses mains palpitantes, qui se croisaient convulsivement en signe de prière. Boutraix ne laissait pas échapper un souffle; une profonde expression d'anéantissement avait remplacé son audace bachique, et le brillant vermillon de l'ivresse, qui éclatait une minute auparavant sur son front assuré, s'était changé en mortelle pâleur. Le sentiment qui dominait Sergy n'enchaînait pas sa pensée avec moins de puissance; mais il était du moins plus doux, à en juger par ses regards. Ses yeux, fixés sur l'apparition avec tout le feu de l'amour, paraissaient s'efforcer de la retenir, comme ceux d'un homme endormi qui craint de perdre au réveil le charme irréparable d'un beau songe; et il faut avouer que cette illusion valait la peine d'être conservée avec soin, car la nature entière n'offrait peut-être point alors de beauté vivante qui méritât d'être mise à sa place. Je vous prie de croire que je n'exagère pas.

L'inconnue n'avait pas plus de vingt ans; mais les passions, le malheur ou la mort avaient imprimé à ses traits ce caractère étrange d'immuable perfection et d'éternelle régularité que le ciseau des anciens a consacré dans le type des dieux. Il ne restait rien dans cette physionomie qui appartînt à la terre, rien qui pût y craindre l'offense d'une comparaison. Ce fut là le froid jugement de ma raison, bien prémunie dès ce temps-là contre les folles surprises de l'amour, et il me dispense d'une peinture à laquelle chacun de vous sera libre de pourvoir au gré de son imagination. Si vous parvenez à vous figurer quelque chose qui approche de la réalité, vous irez mille fois plus loin que tous les artifices de la parole, de la plume et du pinceau. Seulement, et il le faut bien pour la garantie de mon impartialité, laissez courir, sur ce front vaste et poli, un trait oblique, extrêmement léger, qui vient mourir à un pouce au-dessus du sourcil; et dans le regard divin dont ces longs yeux bleus répandent l'ineffable lumière, entre des cils noirs comme le jais, exprimez, si vous le pouvez, quelque chose de vague et d'indécis, comme le trouble d'un doute inquiet qui cherche à s'expliquer à lui-même. Ce seront les imperfections de mon modèle, et je vous réponds que Sergy ne les a pas aperçues.

Ce qui me frappa le plus pourtant, quand je fus capable de m'occuper de quelques détails, c'était le vêtement de notre mystérieuse étrangère. Je ne doutais pas de l'avoir vu quelque part, peu de temps auparavant, et je ne tardai pas à me rappeler que c'était dans le portrait d'Inès. Il paraissait emprunté, comme le nôtre, au magasin d'un costumier assez habile en mise en scène, mais il avait moins de fraîcheur. Sa robe de damas vert, encore riche, mais molle et hâlée, que rattachaient çà et là des rubans flétris, devait avoir appartenu à la garde-robe d'une femme morte depuis plus d'un siècle, et je pensai en frémissant que le toucher y trouverait peut-être la froide humidité de la tombe; mais je rejetai aussitôt cette idée indigne d'un esprit raisonnable, et j'étais parfaitement rendu au libre exercice de mes facultés, quand, avec un accent enchanteur, la nouvelle venue rompit enfin le silence:

- Eh quoi! nobles chevaliers, dit-elle en laissant errer sur ses lèvres un sourire de reproche, aurais-je eu le malheur de troubler les plaisirs de cette agréable soirée? Vous ne pensiez à mon arrivée qu'à vous livrer au bonheur d'être ensemble, et quand je suis venue, vos rires joyeux éclataient à réveiller tous les oiseaux de nuit qui ont fait leurs nids dans les lambris du château. Depuis quand la présence d'une femme toute jeune et à laquelle la ville et la cour ont trouvé quelques faibles agréments alarme-t-elle la gaieté? Le monde aurait-il changé à ce point depuis que j'en suis sortie?

- Pardonnez, madame, répondit Sergy; tant d'attraits étaient faits pour nous surprendre, et l'admiration est muette comme l'effroi.

- Je sais gré à mon ami de cette explication, repris-je aussitôt. Les sentiments que votre vue inspire ne peuvent pas s'exprimer par des paroles. Quant à votre visite elle-même, elle a dû exciter en nous un étonnement passager, dont nous avons été quelque temps à nous remettre. Vous savez que rien ne pouvait nous l'annoncer dans ces ruines qui ont depuis si longtemps perdu leurs habitants, et ce lieu sauvage, cette heure avancée de la nuit, ce désordre inaccoutumé des éléments, ne nous permettaient pas de l'espérer. Vous serez sans doute bienvenue, madame, partout où vous daignerez paraître, mais nous attendions avec respect, pour vous rendre les honneurs que nous vous devons, qu'il vous plût de nous apprendre à qui nous avons l'honneur de parler.

- Mon nom? reprit-elle vivement; ne le savez-vous pas? Dieu m'est témoin que je ne suis venue qu'à votre appel!...

- A notre appel! dit Boutraix balbutiant et couvrant son visage de ses mains.

- En vérité, continua-t-elle en souriant, et je connais trop les bienséances pour en agir autrement. Je suis Inès de Las Sierras.

- Inès de Las Sierras! cria Boutraix, plus consterné que s'il avait vu la foudre tomber auprès de lui. O justice éternelle!

Je la regardai fixement. Je cherchai en vain dans sa figure quelque chose qui trahît la feinte et le mensonge.

- Madame, lui dis-je en affectant un peu plus de calme que je n'en avais réellement, les déguisements sous lesquels vous nous avez trouvés, et qui sont peut-être assez malséants pour ce saint jour, cachent d'ailleurs des hommes inaccessibles à la crainte. Quel que soit votre nom, et quel que soit le motif sous lequel il vous plaira de le déguiser, vous pouvez attendre de nous une hospitalité discrète et respectueuse; nous nous prêterons même volontiers à reconnaître en vous Inès de Las Sierras, si ce jeu d'esprit, autorisé par la circonstance, amuse votre imagination, et tant de beauté vous donne le droit de la représenter avec plus d'éclat qu'elle n'en eut jamais; c'est le plus sûr de tous les prestiges; mais nous vous prions d'être bien persuadée que cet aveu, qui ne coûte rien à notre courtoise, n'aurait pu être arraché à notre crédulité.

- Je suis loin de lui demander un pareil effort, répondit Inès avec dignité; mais qui pourrait me contester le titre que je prends dans la propre maison de mes pères? Oh! continua-t-elle en s'animant par degrés, j'ai payé assez cher ma première faute pour croire la vengeance de Dieu satisfaite par cette expiation; mais puisse l'indulgence tardive que j'attends de lui, et dans laquelle j'ai mis ma seule espérance, m'abandonner pour toujours aux tourments qui me dévorent, si le nom d'Inès de Las Sierras n'est pas mon nom! Je suis Inès de Las Sierras, la coupable et malheureuse Inès! Quel intérêt aurais-je à voler un nom que j'ai tant d'intérêt à cacher, et de quel droit repousseriez-vous l'aveu, assez pénible déjà, d'une infortunée dont le sort ne demande que de la pitié?...

Elle laissa échapper quelques larmes, et Sergy se rapprocha d'elle avec une émotion toujours croissante, pendant que Boutraix, qui avait depuis quelque temps la tête appuyée sur ses bras accoudés, la laissait lourdement tomber sur la table.

- Tenez, seigneur! dit-elle en arrachant de son bras un carcan d'or à demi rongé par les années et en le jetant dédaigneusement devant moi, voilà le dernier présent de ma mère, et le seul joyau de son héritage qui me soit resté dans la misère et dans l'opprobre de ma vie. Voyez si je suis en effet Inès de Las Sierras, ou une vile aventurière, vouée par la bassesse de sa naissance aux divertissements de la populace.

Les trois montagnes de sinople y étaient incrustées en fines émeraudes, et le nom de Las Sierras, gravé en vieilles lettres, s'y lisait distinctement encore sous la rouille du temps. Je relevai le bracelet avec respect, et je le lui présentai en m'inclinant profondément. Dans l'état d'exaltation où était parvenu son esprit, elle ne me remarqua point.

- S'il vous fallait d'autres preuves, reprit-elle avec une sorte de délire, le bruit de mes malheurs n'est-il pas venu jusqu'à vous? Voyez! ajouta-t-elle en détachant l'agrafe de sa robe et en nous montrant la cicatrice de son sein. C'est là que le poignard m'a frappée!

- Malheur! malheur! cria Boutraix en soulevant sa tête et en se rejetant, dans un désordre inexprimable, sur le dossier de son fauteuil.

- Les hommes! les hommes! dit Inès d'un ton de mépris amer; ils savent tuer les femmes, et la vue des blessures leur fait peur!...

Le mouvement mêlé de pudeur et de compassion qu'elle fit pour rapprocher les pans de sa robe entrouverte et cacher son sein aux yeux effrayés de Boutraix livra l'autre à ceux de Sergy, dont l'émotion était à son comble, et je comprenais trop bien son ivresse pour la condamner. Un nouveau silence s'établit alors, plus long, plus absolu, plus triste que le premier. Abandonnés, chacun de notre côté à nos préoccupations particulières, Boutraix à une terreur irréfléchie qui était devenue incapable de raisonner, Sergy aux jouissances intérieures d'un amour naissant, dont l'objet réalisait les rêves favoris de sa folle imagination, moi-même à la méditation de ces hauts mystères sur lesquels je craignais de m'être formé, par le passé, des opinions téméraires, nous devions ressembler à ces figures pétrifiées des contes orientaux que la mort a saisies au milieu de la vie, et dont les traits réfléchissent pour toujours l'expression du sentiment passager dans lequel elle les a surprises. La physionomie d'Inès paraissait beaucoup plus animée; mais à travers la multitude d'aspects mobiles qu'un enchaînement inexplicable d'idées lui faisait prendre tour à tour, comme sous l'empire d'un songe, il aurait été impossible de déterminer celle qui la dominait, quand elle reprit la parole en riant:

- Je ne me rappelle pas, dit-elle, ce que je vous priais de m'expliquer tout à l'heure; mais vous savez bien que ma pensée ne peut suffire à la conversation des hommes depuis qu'une main que j'aimais, et qui m'assassina, m'a jetée parmi les morts. Prenez pitié, je vous prie, de la faiblesse d'une intelligence qui ressuscite, et pardonnez-moi d'avoir oublié trop longtemps que je n'ai pas fait honneur encore au salut que vous me portiez quand je suis entrée. Messieurs, ajouta-t-elle en se levant avec une grâce infinie et en nous présentant son verre, Inès de Las Sierras vous salue à son tour. A vous, noble chevalier! le ciel vous soit favorable dans vos entreprises; à vous, écuyer mélancolique, dont quelque peine secrète altère la gaieté naturelle! puissent des jours plus propices que celui-ci vous rendre une sérénité sans mélange! à vous, beau page, dont la tendre langueur annonce une âme occupée de soucis plus doux! puisse l'heureuse femme qui a fixé votre amour y répondre par un amour digne de vous; et si vous n'aimez pas encore, puissiez-vous aimer bientôt une beauté qui vous aime! à vous, mes seigneurs!...

- Oh! j'aime, et j'aime pour toujours! s'écria Sergy. Qui pourrait vous avoir vue et ne pas vous aimer? A Inès de Las Sierras! à la belle Inès!...

- A Inès de Las Sierras! répétai-je en me levant de mon fauteuil.

- A Inès de Las Sierras! murmura Boutraix sans changer de place; et pour la première fois de sa vie il porta une santé solennelle sans boire.

- A vous tous! reprit Inès en rapprochant pour la seconde fois son verre de sa bouche, mais sans l'épuiser.

Sergy s'en saisit, et y plongea une lèvre ardente; je ne sais pourquoi j'aurais voulu le retenir, comme si j'avais pensé qu'il y bût la mort. Quant à Boutraix, il était retombé dans une sorte de stupeur réfléchie qui absorbait toute son âme.

- Voilà qui est bien, dit Inès en jetant un de ses bras autour du cou de Sergy et en posant de temps à autre sur son coeur une main aussi incendiaire que celle dont nous avait parlé la légende d'Estevan. Cette soirée est plus douce et plus charmante qu'aucune de celles dont j'ai conservé le souvenir. Nous sommes tous si gais et si heureux! Ne pensez vous pas, seigneur écuyer, qu'il ne nous manque ici que le charme de la musique?...

- Oh! dit Boutraix, qui ne pouvait presque plus articuler autre chose, chanterait-elle?...

- Chantez, chantez! répondit Sergy en passant des doigts frémissants dans les cheveux d'Inès: c'est votre Sergy qui vous en prie!

- Je le veux bien, reprit Inès; mais l'humidité de ces caveaux doit avoir altéré ma voix, qu'on trouvait autrefois belle et pure, et je ne sais d'ailleurs que de tristes chansons, peu dignes d'une tertulia bachique, où devraient ne résonner que des airs joyeux. Attendez, continua-t-elle en élevant ses yeux célestes vers la voûte et en préludant par des sons enchanteurs C'est la romance de la Nina matada, qui sera nouvelle pour vous comme pour moi, car je la composerai en chantant.

Il n'est personne qui n'ait pu reconnaître combien le mouvement animé de l'improvisation prêtait de séduction à une voix inspirée. Malheur à l'homme qui écrit froidement sa pensée, élaborée, discutée, éprouvée par la réflexion et par le temps! Il n'ira jamais émouvoir une âme jusque dans ses sympathies les plus secrètes. Assister à l'enfantement d'une grande conception, la voir s'élancer du génie de l'artiste comme Minerve de la tête de Jupiter, se sentir emporté dans son essor à travers les régions inconnues de l'imagination, sur les ailes de l'éloquence, de la poésie, de la musique, c'est la plus vive des jouissances qui aient été données à notre nature imparfaite; c'est la seule qui la rapproche sur la terre de la divinité dont elle a tiré son origine.

Ce que je viens de vous dire, c'est ce que j'éprouvais aux premiers accents d'Inès. Ce que j'éprouvai un peu plus tard, il n'y a point de termes dans les langues qui puissent l'exprimer. Les deux essences de mon être se séparaient distinctement dans ma pensée: l'une, inerte et grossière, que son poids matériel retenait fixée sur un des fauteuils de Ghismondo; l'autre, déjà transformée, qui s'élevait au ciel avec les paroles d'Inès, et qui en recevait, à leur gré, toutes les impressions d'une vie nouvelle, inépuisable en voluptés. Soyez bien convaincus que si quelque génie malheureux a douté de l'existence de ce principe éternel, dont la vie impérissable est enchaînée quelque jour dans les liens de notre vie passagère, et qu'on appelle l'âme, c'est qu'il n'y avait pas entendu chanter Inès, ou une femme qui chantât comme elle.

Mes organes, vous le savez, ne se refusent pas à ce genre d'émotion; mais je suis loin de les croire assez délicats pour le subir dans toute sa puissance. Il en était autrement de Sergy, dont l'organisation entière était celle d'une âme à peine captive, et qui ne tenait à l'humanité que par quelque lien fragile, toujours prêt à le laisser libre quand il voulait s'en affranchir. Sergy criait, Sergy pleurait, Sergy n'était plus en lui-même; et quand Inès, transportée, allait se perdre dans des inspirations plus sublimes encore que tout ce que nous avions entendu, elle semblait l'appeler à elle d'un sourire. Boutraix s'était un peu réveillé de son morne abattement, et fixait sur Inès deux gros yeux attentifs, où l'expression d'un plaisir étonné avait un moment remplacé celle de la frayeur. Bascara n'avait pas changé de position, mais les douces sensations du virtuose commençaient à triompher des craintes de l'homme du peuple. Il relevait de temps à autre un front où l'admiration le disputait à l'épouvante, et soupirait d'extase ou d'envie.

Un cri d'enthousiasme succéda au chant d'Inès. Elle versa elle-même à boire à la ronde, et choqua d'un verre délibéré le verre de Boutraix. Il le retira vers lui d'une main mal assurée, me regarda boire et but. Je remplis de nouveau les verres, et je saluai Inès.

- Hélas! dit-elle, je ne sais plus chanter, ou bien cette salle a trahi ma voix. Autrefois, il n'y avait pas un atome de l'air qui ne me répondît, et qui ne me prêtât un accord. La nature n'a plus pour moi ces harmonies toutes-puissantes que j'interrogeais, que j'écoutais, qui se mariaient à mes paroles, quand j'étais heureuse et aimée. Oh! Sergy! continua-t-elle en le regardant avec tendresse, il faut être aimée pour chanter!...

- Aimée! cria Sergy en couvrant sa main de baisers, adorée, Inès, idolâtrée comme une déesse! S'il ne faut que le sacrifice sans réserve d'un coeur, d'une âme, d'une éternité, pour inspirer ton génie, chante, Inès, chante encore! chante toujours!

- Je dansais aussi, reprit-elle en appuyant languissamment sa tête sur l'épaule de Sergy; mais comment danser sans instruments? - Merveille! ajouta-t-elle tout à coup. Quelque démon favorable a glissé des castagnettes dans ma ceinture...

Et elle les dégagea en riant.

- Jour irrévocable de la damnation, dit Boutraix, vous voilà donc venu! Le mystère des mystères est accompli! Le jugement dernier approche! Elle dansera!

Pendant que Boutraix achevait de parler, Inès s'était levée, et débutait par des pas graves et lentement mesurés, où se déployaient avec une grâce imposante la majesté de ses formes et la noblesse de ses attitudes. A mesure qu'elle changeait de place et qu'elle se montrait sous des aspects nouveaux, notre imagination s'étonnait, comme si une belle femme de plus avait apparu à nos regards, tant elle savait enchérir sur elle-même dans l'inépuisable variété de ses poses et de ses mouvements. Ainsi, par des transitions rapides, nous l'avions vue passer d'une dignité sérieuse aux transports modérés du plaisir qui s'anime, puis aux molles langueurs de la volupté, puis au délire de la joie, puis je ne sais à quelle extase plus délirante encore, et qui n'a point de nom; puis elle disparaissait alors dans les ténèbres lointaines de la salle immense, et le bruit des castagnettes s'affaiblissait en proportion de son éloignement, et diminuait, diminuait toujours, jusqu'à ce qu'on eût cessé de l'entendre en cessant de la voir; puis il revenait de loin, s'augmentait par degrés, éclatait tout à fait quand elle reparaissait subitement sous des torrents de lumière à l'endroit où elle était le moins attendue; et alors elle se rapprochait de nous au point de nous effleurer de sa robe, en faisant claqueter avec une volubilité étourdissante les castagnettes réveillées, qui babillaient comme des cigales, et en jetant çà et là, au travers de leur fracas monotone, quelques cris perçants, mais tendres, qui pénétraient l'âme. Ensuite, elle s'éloignait encore, s'enfonçait à demi dans l'ombre, paraissant et disparaissant tour à tour, fuyant à dessein sous nos yeux, et cherchant à se laisser voir; et ensuite, on ne la voyait plus, on ne l'entendait plus, on n'entendait plus qu'une note éloignée et plaintive comme le soupir d'une jeune fille qui meurt; et nous restions éperdus, palpitants d'admiration et de crainte, en attendant le moment où son voile, emporté par le mouvement de la danse, viendrait flotter et s'éclairer à la lumière des flambeaux, où sa voix nous avertirait du retour par un cri de joie, auquel nous répondions sans le vouloir, parce qu'il faisait vibrer en nous une multitude d'harmonies cachées. Alors elle revenait, elle tournait sur elle-même, comme une fleur que le vent a détachée de son rameau; elle s'élançait de la terre, comme s'il avait dépendu d'elle de la quitter pour toujours; elle y redescendait, comme s'il avait dépendu d'elle de n'y pas toucher; elle ne bondissait pas sur le sol; vous auriez cru qu'elle ne faisait qu'en jaillir, et qu'un arrêt mystérieux de sa destinée lui avait défendu d'y toucher autrement que pour le fuir. Et sa tête, penchée avec l'expression d'une caressante impatience, et ses bras, gracieusement arrondis en signe d'appel et de prière, paraissaient nous implorer pour la retenir. Sergy céda, quand j'allais y céder, à cet attrait impérieux, et l'enveloppa dans les siens.

- Reste, lui dit-il, ou je meurs!...

- Je pars, répondit-elle, et je meurs si tu ne viens!... Ame d'Inès! ne viendras-tu pas?

Elle tomba demi-assise sur le fauteuil de Sergy, les mains nouées autour de son cou, et, pour cette fois, elle avait décidément cessé de nous voir.

- Ecoute, Sergy, continua Inès. En sortant de cet appartement, tu verras à ta droite un corridor long, étroit, obscur. (Je l'avais remarqué en entrant.) Tu le suivras longtemps, avec précaution, sur des dalles toutes rompues. Marche, marche toujours! Tu ne te rebuteras pas des détours infinis qu'il doit présenter à ta vue; il n'y a pas moyen de s'égarer. Tu descendras les degrés par lesquels il s'abaisse, d'étage en étage, vers les souterrains. Il en manque quelques-uns; mais l'amour franchit aisément ces obstacles qui n'ont pas retardé, pour venir te trouver, les pas d'une faible femme. Marche, marche toujours! Tu arriveras ainsi à un escalier tortueux, encore plus délabré que le reste, mais où je te guiderai, car tu me trouveras au-dessus. Ne t'inquiète pas de mes hiboux, car ils sont, depuis longtemps, mes seuls amis. Les hiboux entendent ma voix, et, par les soupiraux entrouverts du sépulcre où j'habite, je les renverrai aux créneaux avec tous leurs petits. Marche, marche toujours! Mais viens, et ne tarde pas... Viendras-tu?

- Si j'irai! s'écria Sergy. Oh! plutôt la mort éternelle que de ne pas te suivre partout!...

- Qui m'aime me suivre, répondit Inès en poussant un éclat de rire effrayant.

Au même instant, elle ramassa son linceul, et nous ne la vîmes plus; l'obscurité des parties éloignées de la salle nous l'avait cachée déjà pour toujours. Je me jetai au-devant de Sergy, et je le saisis fortement. Boutraix, rendu à lui par le péril de son camarade, était venu me seconder. Bascara lui-même se leva.

- Monsieur, dis-je à Sergy, comme votre aîné, comme votre ancien de service, comme votre ami, comme votre capitaine, je vous défends de faire un pas! Ne vois-tu pas, malheureux, que tu es ici responsable de notre vie à tous? Ne vois-tu pas que cette femme, trop séduisante, hélas! n'est que le magique instrument dont se sert une troupe de bandits cachés dans cet affreux repaire, pour nous séparer et pour nous perdre? Oh! si tu étais seul et libre de disposer de toi-même, je comprendrais ton funeste égarement, et je ne pourrais que te plaindre; Inès a tout ce qu'il faut pour justifier un pareil sacrifice. Mais songe qu'on n'espère nous réduire qu'en nous isolant, et que, si nous devons mourir ici, nous devons mourir autrement que dans une embûche grossière, en vendant cher notre vie aux assassins! Sergy, tu nous appartiens avant tout; tu ne nous quitteras pas!

Sergy, dont la raison paraissait combattue par une foule de sentiments contraires, me regarda fixement, et tomba sans force sur son fauteuil.

- A nous, maintenant, messieurs, continuai-je en tournant péniblement la porte sur ses gonds rouillés. Amassons ces vieux meubles en barricades pour nous en faire un rempart. Pendant qu'il s'ébranlera sous une attaque presque infaillible, nous aurons le temps de nous mettre sur nos gardes, et de tenir nos armes prêtes. Nous sommes en état de résister à vingt brigands, et je doute qu'ils soient ici.

- J'en doute aussi, dit Boutraix, quand ces précautions furent prises, et que nous nous retrouvâmes autour de la table près de laquelle s'était enfin assis Bascara, un peu rassuré par notre air de résolution. Les mesures dont le capitaine vient de s'aviser sont conseillées par la prudence, et le guerrier le plus intrépide ne fait rien d'indigne de sa bravoure en se mettant à l'abri des surprises; mais l'idée qu'il se forme de ce château me paraît dénuée de toute vraisemblance; une bande de scélérats n'occuperait pas impunément, au temps où nous vivons, sous la terreur de nos armes, et au milieu de l'activité infatigable de notre police, les ruines d'un vieux bâtiment à demi-lieue d'une grande ville. C'est une chose plus impossible que toutes celles dont nous avons nié tantôt la possibilité.

- En vérité, lui dis-je, en raillant; pensez-vous, Boutraix, que Voltaire et Piron seraient de cet avis?

- Capitaine, - répliqua-t-il avec une froide dignité dont je ne l'aurais jamais cru capable, et que lui inspirait sans doute la nature des idées nouvelles auxquelles son esprit commençait à s'ouvrir, - l'ignorance et la présomption de mes jugements méritaient cette ironie, et je ne m'en offenserai point. J'imagine que Voltaire et Piron n'expliqueraient guère mieux que moi ce qui s'est passé tout à l'heure sous nos yeux; mais, quoi qu'il en soit de cet événement et de tout ce qui peut le suivre, vous me permettrez de penser que les ennemis auxquels nous avons affaire maintenant n'ont pas besoin de trouver des portes ouvertes.

- Ajoutez à cela, dit Bascara, qu'un semblable expédient est indigne des voleurs les plus maladroits. Vous envoyer cette Inès si bien apprise, que vous regardez comme leur complice, c'était éveiller votre attention et non pas la distraire. Leur supposerez-vous la pensée qu'il ait pu se trouver un homme assez fou (j'en demande bien pardon au seigneur Sergy) pour suivre un fantôme dans une tombe; et, s'il est impossible de compter sur un pareil résultat, à quoi bon les frais de cette prodigieuse apparition, qui n'aurait servi qu'à vous avertir? N'était-il pas plus naturel de vous laisser passer la première partie de la nuit dans l'aveuglement d'une folle confiance et d'attendre le moment où, surpris par le sommeil et par le vin, vous ne leur donneriez plus que la peine de vous égorger sans péril, si vos dépouilles, assez légères et plus propres à les déceler qu'à les enrichir, eussent offert un appât bien tentant à leur cupidité? Je ne vois, quant à moi, dans cette explication que l'effort d'un esprit incrédule qui s'obstine contre l'évidence et qui aime mieux croire aux calculs de sa fausse prudence qu'aux miracles de Dieu.

- Fort bien, repris-je, seigneur Bascara, on ne saurait mieux raisonner, et je reviens à votre avis. Mais, si cette explication n'est pas bonne, êtes-vous sûr que je ne vous en tiens pas une autre en réserve? Vos sens paraissent assez reposés maintenant pour l'entendre, et le calme parfait qui a succédé à vos terreurs, si promptement dissipées, me fournira, au besoin, une preuve de plus. Vous êtes comédien, seigneur Bascara, et très bon comédien, je vous en réponds; vous l'avez mieux prouvé cette nuit que vous ne le fîtes jamais à Gironne. Cette merveilleuse cantatrice, cette danseuse incomparable que vous tenez probablement en réserve pour l'ouverture du théâtre de Barcelone, ne la connaissez-vous pas? N'aurait-il pas été piquant d'en faire l'essai, dans une scène admirablement conduite, sur la sensibilité irritable de trois amateurs passionnés, dont l'enthousiasme peut servir de garantie à vos succès à venir? Votre vanité espagnole ne se serait-elle pas amusée en même temps, avec trop de complaisance, à l'espoir d'inspirer quelque mouvement d'inquiétude et de crainte à trois officiers français? Qu'en dites-vous, monsieur?

- Ah! ah! dit Boutraix souriant et achevant de vider son verre, car il ne cherchait encore qu'un prétexte à redevenir un grand philosophe comme autrefois; qu'en dites-vous, mauvais plaisant?...

Sergy, qui n'était pas sorti jusqu'alors de son abattement rêveur, releva vers nous un oeil moins triste et moins égaré. L'idée de retrouver Inès sur la terre des vivants avait apporté quelque adoucissement à sa douleur; il entrevoyait l'espérance de la rappeler parmi nous et de la revoir encore. Il écouta. Bascara hausse les épaules.

- Permettez, continuai-je en lui prenant la main; cette plaisanterie n'est pas d'assez mauvais goût pour vous irriter, et nous y avons pris trop de plaisir pour vous en faire un crime. J'ajouterai même, sans crainte d'être démenti par mes camarades, que chacun de nous payera volontiers sa place à la répétition; mais maintenant la comédie est jouée, et vous nous en devez le secret comme à d'honnêtes gens qu'on ne mystifie pas impunément, et dans lesquels un homme tel que vous est heureux de trouver des amis. Expliquez-vous avec franchise, détruisons ces barricades ridicules, et faites rentrer Inès! Je vous préviens que toute réticence prolongée au delà des bornes que notre politesse a bien voulu y mettre deviendrait une injure sanglante, et que vous payeriez chèrement! Pourquoi ne répondez-vous pas?

- Parce qu'il est inutile de répondre, dit Bascara. Un seul moment de réflexion vous aurait épargné la peine de m'interroger. Je m'en rapporte à vous-même.

- Réellement, monsieur! Mais encore? Il me semble que j'ai été assez précis.

- De la précision, soit, répliqua Bascara. Mais la vraisemblance, où est-elle? Ecoutez plutôt. N'est-il pas vrai que vous m'avez rencontré ce matin dans la voiture d'Estevan? n'est-il pas vrai que vous y avez pris place à côté de moi? n'est-il pas vrai que je ne pouvais vous y attendre? n'est-il pas vrai que je ne vous ai pas quitté un moment depuis?

- Cela est vrai, dit Sergy.

- Cela est vrai, dit Boutraix.

- Continuons, dit Bascara. La tempête inopinée qui nous a surpris en sortant de Gironne, avais-je pu la prévoir? avais-je pu prévoir que nous n'arriverions pas aujourd'hui à Barcelone? avais-je prévu que l'auberge de Mattaro serait pleine? avais-je prévu que vous formeriez le projet téméraire de coucher dans ce château de Ghismondo, dont le seul aspect fait dresser les cheveux à la tête des voyageurs? n'ai-je pas combattu cette résolution de toutes mes forces, et suis-je venu ici autrement qu'en cédant presque à la force?

- Cela est vrai, dit Boutraix.

- Cela est vrai, dit Sergy.

- Attendez, continua Bascara. Dans quel dessein aurais-je organisé cette prodigieuse intrigue? Dans le dessein d'essayer sur trois officiers de la garnison de Gironne les débuts d'une cantatrice, d'une danseuse comme celle que vous venez de voir. (Il vous plaît de l'appeler ainsi, et je ne m'y oppose pas.) Vraiment, mes seigneurs, vous faites trop d'honneur à la munificence d'un pauvre régisseur de province, en supposant qu'il donne de pareilles représentations gratis. Oh! si j'avais une actrice comme Inès (la miséricorde du Seigneur puisse-t-elle descendre sur elle!), je me garderais bien de l'exposer à gagner un rhume mortel sous les voûtes humides de ce château de malédiction, ou une entorse dans leurs ruines; je me garderais bien de la conduire à Barcelone, où il n'y a pas d'eau à boire depuis la guerre, quand elle ferait ma fortune dans une saison à la Scala de Milan ou à l'Opéra de Paris. Et que dis-je, dans une saison! dans une seule soirée, dans un seul air, dans un pas! La Pedrina de Madrid, dont on a tant parlé, quoiqu'elle n'ait paru qu'une fois, et qui se réveilla, dit-on, le lendemain avec les trésors de la couronne, la Pedrina elle-même pouvait-elle en approcher? Une chanteuse, vous l'avez entendue! une danseuse qui n'a pas touché un instant le parquet de ses pieds!...

- Cela est vrai, dirent ensemble Sergy et Boutraix.

- Encore un mot, ajouta Bascara. Mon calme subit vous a surpris, et pourquoi pas, puisqu'il m'a étonné moi-même? je le comprends maintenant. L'impatience avec laquelle Inès s'est retirée annonçait que le moment de l'apparition était fini, et cette idée a soulagé mon esprit. Quant à la raison pour laquelle les trois damnés n'ont pas paru comme à l'ordinaire, c'est une question plus difficile, mais à laquelle ne prends d'autre intérêt que celui de la charité chrétienne. Elle concerne plus particulièrement, selon toute apparence, ceux qui les ont représentés.

- Alors, dit Boutraix, que Dieu veuille prendre pitié de nous!

- Etrange mystère, m'écriai-je en frappant la table du poing, car je m'étais rendu à ces raisons. Qu'est-ce donc, je vous le demande, que nous avons vu tout à l'heure?...

- Ce que les hommes voient très rarement dans cette vie, répondit Bascara, son rosaire à la main, et ce qu'un très grand nombre d'hommes ne verront pas dans l'autre, une âme du purgatoire.

- Messieurs, repris-je avec assez de fermeté, il y a ici un secret qu'aucune intelligence humaine ne peut pénétrer. Il est caché sans doute dans quelque fait naturel dont l'explication nous arracherait un sourire, mais qui échappe à la portée de notre raison. Quoi qu'il en soit, il nous importe à tous de ne pas prêter l'autorité de notre témoignage à des superstitions indignes du christianisme comme de la philosophie. Il nous importe surtout de ne pas compromettre l'honneur de trois officiers français dans le récit d'une scène fort extraordinaire, j'en conviens, mais dont l'énigme développée tôt ou tard risquerait fort de nous livrer un jour à la dérision publique. Je jure ici sur l'honneur, et j'attends de vous le même serment, de ne jamais parler en toute ma vie de ce qui s'est passé cette nuit, tant que les causes de ce bizarre événement ne me seront pas clairement connues.

- Nous le jurons aussi, dirent Sergy et Boutraix.

- Je prends le divin Jésus à témoin, dit Bascara, par la foi que j'ai en sa sainte Nativité, dont on célèbre à l'heure qu'il est la glorieuse commémoration, de n'en jamais parler qu'à mon directeur, sous le sceau du sacrement de pénitence; et que le nom du Seigneur soit célébré dans tous les siècles!

- Amen, dit Boutraix en l'embrassant avec une effusion sincère. Je vous prie, mon cher frère, de ne pas m'oublier dans vos prières, car je ne sais malheureusement plus les miennes...

La nuit s'avançait. Un sommeil inquiet vint nous surprendre tour à tour. Je n'ai pas besoin de vous dire de quels rêves il fut agité. Le soleil se leva enfin dans un ciel plus pur que nous n'aurions pu l'espérer la veille, et, sans nous dire un seul mot, nous gagnâmes Barcelone, où nous fûmes arrivés de bonne heure.

- Et puis après? dit Anastase.

- Après? Qu'entends-tu par là, je te prie? Le conte n'est-il pas fini?

- Je ne sais pourquoi il me semble qu'il y manque quelque chose encore, dit Eudoxie.

- Que voulez-vous que je vous dise? Deux jours après, nous étions de retour à Gironne, où nous attendait un ordre de départ pour le régiment. Les revers de la grande armée forçaient l'empereur à réunir l'élite de ses troupes dans le Nord. Je m'y retrouvai avec Boutraix, qui était devenu dévot depuis qu'il avait parlé en propre personne à une âme du purgatoire, et avec Sergy, qui n'avait plus changé d'amour depuis qu'il était tombé amoureux d'un fantôme. Au premier feu de la bataille de Lutzen, Sergy était à côté de moi. Il fléchit tout à coup et laissa reposer sa tête, frappée d'un plomb mortel, sur le cou de mon cheval. "Inès, murmura-t-il, je vais te rejoindre"; et il rendit le dernier soupir.

Quelques mois plus tard, l'armée rentra en France, où d'inutiles prodiges de valeur retardèrent, sans l'empêcher, la chute inévitable de l'Empire. La paix se fit alors, et un grand nombre d'officiers déposèrent pour jamais les armes. Boutraix s'enferma dans un cloître, où je pense qu'il est encore; je me retirai dans l'héritage de mes pères, que je n'ai pas envie de quitter. Voilà tout.

- Ce n'est pas là, dit Anastase d'un air boudeur, toute l'histoire d'Inès. Tu dois en avoir su davantage.

- Cette histoire est très complète dans son genre, répondis-je. Vous m'avez demandé une histoire de revenant, et c'est une histoire de revenant que je vous ai racontée, ou bien il n'en fut jamais. Tout autre dénouement serait vicieux dans mon écrit, car il en changerait la nature.

- Mauvaise défaite, dit le substitut. Vous cherchez à vous sauver d'une explication par une subtilité. Raisonnons un peu, s'il vous plaît, car la logique est de mise partout, même dans les contes de revenant. Vous avez pris avec vos camarades l'engagement solennel de garder un silence absolu sur l'événement de la nuit de Noël, tant que le fait de l'apparition ne vous serait pas clairement expliqué; vous vous êtes même soumis à cette obligation par serment, et je m'en souviens bien; car je n'ai dormi qu'au commencement de la narration, qui, par parenthèse, traînait quelque peu en longueur. Or, vous n'avez pu être dégagé de cette espèce de contrat synallagmatique (c'est ainsi qu'on l'appelle en droit), que par l'éclaircissement conditionnel sur lequel il était fondé; à moins qu'il ne vous plaise de supposer que vous en avez été affranchi par la mort de l'un des contractants et par l'entrée en profession de l'autre, laquelle peut être considérée, à la vérité, comme une espèce de mort; mais je vous préviens que ce déclinatoire ne peut être admis dans l'espèce, ce que je prouverai à loisir si vous persistez dans vos conclusions. Donc vous êtes dans le cas flagrant d'infraction à l'engagement contracté, si la condition qui le résout n'a pas été accomplie.

- Je vous prie, monsieur le substitut, répliquai-je, de m'épargner ce procès, à moi qui n'en eus de ma vie. Je suis parfaitement en règle sur les termes de mon contrat, que j'aurais pu me dispenser d'alléguer, si je n'avais voulu tout dire. Mais l'histoire qu'on réclame, c'est une autre histoire; la pendule marque minuit et davantage; voulez-vous me permettre de laisser le mot du logogriphe suspendu un mois, comme celui du vieux Mercure de France?

- J'estime, reprit le substitut, qu'il peut y avoir lieu à ajourner, si cela convient à ces dames.

- D'ici là, continuai-je, votre imagination peut s'évertuer à chercher l'explication que je lui promets. Je vous avertis toutefois que c'est ici une histoire véritable, du commencement à la fin, et qu'il n'y a dans tout ce que je vous ai raconté ni supercherie, ni mystification, ni voleurs...

- Ni revenant? dit Eudoxie.

- Ni revenant, repartis-je en me levant et en prenant mon chapeau.

- Ma foi, tant pis! dit Anastase.

 

II

- Mais, si ce n'était une véritable apparition, dit Anastase aussitôt que je fus assis, apprends-nous ce que c'était. Il y a un mois que j'y réfléchis, sans trouver d'explication raisonnable à ton histoire.

- Ni moi non plus, dit Eudoxie.

- Je n'ai pas eu le temps d'y penser, dit le substitut; mais autant que je m'en souviens, cela tirait furieusement au fantastique.

- Il n'y a cependant rien de plus naturel, répondis-je, et tout le monde a entendu raconter ou vu de ses propres yeux des choses bien plus extraordinaires que celles qui me restent à vous apprendre, si vous êtes disposés à m'écouter encore une fois.

Le cercle se resserra un peu, car dans les longues veillées d'une petite ville on n'a rien de mieux à faire que de prêter l'oreille à des contes bleus pour attendre le sommeil. J'entrai en matière.

Je vous ai dit que la paix était faite, que Sergy était mort, que Boutraix était moine et que je n'étais plus rien qu'un petit propriétaire à son aise. Les arrérages de mes revenus m'avaient presque rendu opulent, et un héritage qui arriva sur le tout m'enrichit d'un superflu ridicule. Je résolus de le dépenser en voyages d'instruction et de plaisirs, et j'hésitai un moment sur le choix du pays que j'irais visiter; mais ce ne fut qu'une feinte de ma raison qui luttait contre mon coeur. Mon coeur me rappelait à Barcelone, et ce roman formerait, si c'était ici sa place, un accessoire beaucoup plus long que le principal. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'une lettre de Pablo de Clauza, le plus cher des amis que j'eusse laissés en Catalogne, acheva de me décider. Pablo épousait Léonore, Léonore était la soeur d'Estelle, et cette Estelle dont je vous parlerai peu était l'héroïne du roman dont je ne vous parlerai pas.

J'arrivai trop tard pour la noce; elle était fait depuis trois jours, mais elle se continuait, suivant l'usage, en fêtes qui se prolongent quelquefois au delà des douceurs de la lune de miel. Il n'en devait pas être ainsi dans la famille de Pablo, qui était digne d'être aimé d'une femme parfaitement aimable, et qui est heureux aujourd'hui comme il espérait l'être alors. Cela s'est vu de temps en temps; mais il ne faut pas s'y fier. Estelle m'accueillit comme un ami regretté qu'on désirait de revoir, et mes rapports avec elle ne m'avaient pas donné lieu d'en attendre davantage, surtout après deux ans d'absence, car ceci se passait en 1814, dans l'intervalle de cette courte paix européenne qui sépara la première restauration du 20 mars.

- Nous avons dîné de meilleure heure qu'à l'ordinaire, dit Pablo en rentrant dans le salon où j'avais ramené sa femme; le souper nous dédommagera; mais il fallait laisser une heure aux soins de la toilette, et il n'y a personne ici qui ne veuille assister, dans les loges que j'ai retenues, à la représentation peut-être unique de la Pedrina. Cette virtuose est si fantasque! Dieu sait si elle ne nous échappera pas demain!

- La Pedrina? dis-je par réflexion. Ce nom m'a déjà frappé une fois, et dans une circonstance assez mémorable pour que je n'en perde jamais le souvenir. N'est-ce pas cette chanteuse extraordinaire, cette danseuse plus extraordinaire encore, qui disparut de Madrid après une journée de triomphes, et dont on n'a jamais retrouvé les traces? Elle justifie sans doute la curiosité dont elle est l'objet par des talents qui ne souffrent aucune comparaison sur aucun théâtre; mais je t'avoue qu'un événement singulier de ma vie m'a tout à fait blasé sur ce genre d'émotions, et que je ne suis nullement curieux d'entendre ou de voir la Pedrina elle-même. Permets-moi d'attendre sur la Rambla l'heure de nous réunir.

- A ton aise, répliqua Pablo. Je croyais cependant qu'Estelle comptait sur toi pour l'accompagner!

Estelle revint, en effet, et s'approcha de moi au moment de partir. J'oubliai que je m'étais promis de ne jamais revoir une danseuse, de ne jamais entendre une cantatrice, après Inès de Las Sierras, mais je me croyais sûr, ce jour-là, de ne voir et de n'entendre qu'Estelle. Je tins longtemps parole, et je serais fort embarrassé de dire ce qu'on joua d'abord. Le bruit même qui avait annoncé l'entrée de la Pedrina n'était pas parvenu à m'émouvoir; je restais calme et les yeux à demi voilés de ma main, quand le silence profond qui avait remplacé cette émotion passagère fut rompu tout à coup par une voix qu'il ne m'était pas possible de méconnaître. La voix d'Inès n'avait jamais cessé de résonner à mon oreille; elle me poursuivait dans mes méditations, elle me berçait dans mes songes, et la voix que j'entendais, c'était la voix d'Inès! Je tressaillis, je poussai un cri, je m'élançai sur le devant de la loge, les regards arrêtés sur le théâtre. C'était Inès, Inès elle-même! Mon premier mouvement fut de chercher, de recueillir autour de moi toutes les circonstances, tous les faits qui pouvaient me confirmer dans l'idée que j'étais à Barcelone, que j'étais à la comédie, que je n'étais pas comme tous les jours, depuis deux ans, la dupe de mon imagination; qu'un de mes rêves habituels ne m'avait pas surpris. Je m'efforçai de me ressaisir à quelque chose qui pût me convaincre de la réalité de ma sensation. Je trouvai la main d'Estelle et je la pressai avec force.

- Eh bien! dit-elle en souriant, vous étiez si sûr d'être prémuni contre les séductions d'une voix de femme! la Pedrina prélude à peine, et vous voilà hors de vous!...

- Etes-vous certaine, Estelle, répliquai-je, que ce soit ici la Pedrina? Savez-vous précisément si c'est une femme, une comédienne, ou si c'est une apparition?

- En vérité, reprit-elle, c'est une femme, une comédienne extraordinaire, une chanteuse comme on n'en a jamais entendu peut-être, mais je n'imagine pas que ce soit rien de plus. Votre enthousiasme, prenez-y garde, ajouta-t-elle froidement, a quelque chose d'inquiétant pour ceux qui vous aiment. Vous n'êtes pas le premier, dit-on, que sa vue aurait rendu fou, et cette faiblesse de coeur ne flatterait probablement ni votre femme ni votre maîtresse.

En achevant ces paroles, elle retira tout à fait sa main, et je la laissai échapper; la Pedrina chantait toujours. Ensuite elle dansa, et ma pensée, emportée avec elle, se livra sans défense à toutes les impressions qu'elle voulait lui donner. L'ivresse universelle cachait la mienne, mais elle l'augmentait encore; tout le temps qui s'était écoulé entre nos deux rencontres avait disparu à mes yeux, parce qu'aucune sensation du même genre et de la même puissance n'était venue me rappeler celle-là; il me semblait que j'étais encore au château de Ghismondo; mais au château de Ghismondo agrandi, décoré, peuplé d'une foule immense, et les acclamations, qui s'élevaient de toutes parts, bruissaient dans mes oreilles, comme des joies de démons. Et la Pedrina, possédée d'une frénésie sublime que l'enfer seul peut inspirer et entretenir, continuait à dévorer le parquet de ses pas, à fuir, à revenir, à voler, chassée ou ramenée par des impulsions invincibles jusqu'à ce que, haletante, épuisée, anéantie, elle tomba entre les bras des comparses, en proférant avec une expression déchirante un nom que je crus entendre et qui retentit douloureusement dans mon coeur.

- Sergy est mort! m'écriai-je en pleurant à chaudes larmes, les bras étendus vers le théâtre...

- Vous êtes décidément fou, dit Estelle en me retenant à ma place; mais calmez-vous enfin! elle n'y est plus.

- Fou! repris-je à part moi... cela serait-il vrai? aurais-je cru voir ce que je n'ai pas vu? ce que j'ai cru entendre, ne l'entendais-je pas en effet? Fou, grand Dieu! séparé du genre humain et d'Estelle par une infirmité qui me rendra la fable publique! Château fatal de Ghismondo, est-ce là le châtiment que tu réserves aux téméraires qui osent violer tes secrets? Heureux mille fois Sergy d'être mort dans les champs de Lutzen!

Je m'abîmais dans ces idées quand je sentis le bras d'Estelle se lier au mien pour sortir du spectacle.

- Hélas! lui dis-je en tremblant, car je commençais à revenir à moi, je dois vous faire pitié, mais je vous ferais plus pitié encore, si vous connaissiez une histoire qu'il ne m'est pas permis de raconter! Ce qui vient de se passer n'est pour moi que la prolongation d'une illusion terrible, dont ma raison ne s'est jamais totalement affranchie. Permettez-moi de rester seul avec mes pensées, et d'y remettre, autant que j'en suis capable, un peu d'ordre et de suite. Les plaisirs d'une douce conversation me sont interdits aujourd'hui; je serai plus calme demain.

- Tu seras demain comme il te plaira, dit Pablo, qui venait de saisir ces dernières paroles en passant auprès de nous, mais tu ne nous quitteras certainement pas ce soir. Au reste, ajouta-t-il, je compte plus, pour t'y décider, sur les instances d'Estelle que sur les miennes.

- Serait-il vrai, reprit-elle, et consentiriez-vous à nous donner le temps que vous destinez sans doute à vous occuper de la Pedrina?

- Au nom de Dieu, m'écriai-je, ne prononcez plus ce nom, chère Estelle, car le sentiment que j'éprouve ne ressemble à aucun des sentiments que vous pourriez soupçonner, si ce n'est peut-être à la terreur. Pourquoi faut-il que je ne puisse pas m'expliquer davantage?

Il avait fallu céder. Je m'étais assis au souper sans y prendre part, et comme je m'y attendais, on n'avait parlé que de la Pedrina.

- L'intérêt que cette femme extraordinaire vous inspire, dit tout à coup Pablo, a quelque chose de si exalté, que l'on comprendrait à peine la possibilité de l'augmenter encore. Que serait-ce donc pourtant, si vous connaissiez ses aventures, dont une partie s'est, à la vérité, passée à Barcelone, mais dans un temps où la plupart d'entre nous n'y étaient pas établis! Vous seriez obligés de convenir que les malheurs de la Pedrina ne sont pas moins surprenants que ses talents.

Personne ne répondit, car on écoutait; et Pablo, qui s'en aperçut, continua ainsi:

- La Pedrina n'appartient point à la classe d'où sont ordinairement sortis ses pareils, et dans laquelle se recrutent ces troupes nomades que leur destinée dévoue aux plaisirs de la multitude. Son nom véritable a été porté, dans des temps reculés, par une des familles les plus illustres de la vieille Espagne. Elle s'appelle Inès de Las Sierras.

- Inès de Las Sierras! m'écriai-je en me levant de ma place dans un état d'exaltation difficile à décrire; Inès de Las Sierras! Il est donc vrai? Mais, sais-tu, Pablo, ce que c'est qu'Inès de Las Sierras? sais-tu d'où elle vient, et par quel effrayant privilège elle se fait entendre sur un théâtre?

- Je sais, dit Pablo en souriant, que c'est une rare et infortunée créature, dont la vie mérite au moins autant de pitié que d'admiration. Quant à l'émotion que te cause son nom, elle ne saurait m'étonner, car il est probable qu'il t'a frappé plus d'une fois dans les lamentables complaintes de nos Romanceros. L'histoire qu'il retrace à la mémoire de notre ami, poursuivit-il en s'adressant au reste des assistants, est une de ces traditions populaires du moyen âge, qui furent probablement fondées sur quelques faits réels ou sur quelques apparences spécieuses, et qui se sont maintenues de génération en génération dans le souvenir des hommes, jusqu'au point d'acquérir une espèce d'autorité historique. Celle-ci, quoi qu'il en soit, jouissait déjà d'un grand crédit au seizième siècle, puisqu'elle força la puissante famille de Las Sierras à s'expatrier avec tous ses biens, et à profiter des nouvelles découvertes de la navigation pour transporter son domicile dans le Mexique. Ce qu'il y a de certain, c'est que la fatalité tragique dont elle était poursuivie ne se relâcha pas de sa rigueur dans d'autres climats. J'ai entendu assurer souvent que depuis trois cents ans tous ses chefs sont morts par l'épée.

Au commencement du siècle dont nous parcourons la quatorzième année, le dernier des nobles seigneurs de Las Sierras vivait encore à Mexico. La mort venait de lui enlever sa femme, et il ne lui restait qu'une fille âgée de six ou sept ans, qu'il avait nommée Inès. Jamais des facultés plus brillantes ne s'étaient annoncées dans un âge plus tendre, et le marquis de Las Sierras n'épargna rien pour la culture de ces dons précieux qui promettaient tant de gloire et tant de bonheur à sa vieillesse. Trop heureux, en effet, si l'éducation de sa fille unique avait pu absorber tous ses soins et toutes ses affections; mais il sentit bientôt le funeste besoin de remplir d'un autre sentiment encore le vide profond de son coeur. Il aima, il crut être aimé, il s'enorgueillit de son choix; il fit plus: il se félicita de donner une autre mère à sa belle Inès, et il lui donna une implacable ennemie. La vive intelligence d'Inès ne tarda pas à saisir toute les difficultés de sa nouvelle position. Elle comprit bientôt que les arts, qui n'avaient été jusque-là pour elle qu'un objet de distraction et de plaisir, pouvaient devenir un jour sa seule ressource. Elle s'y livra dès lors avec une ardeur qui fut couronnée par des succès sans exemple, et, au bout d'un très petit nombre d'années, elle ne trouva plus de maître. Le plus habile et le plus présomptueux des siens se serait honoré d'en recevoir des leçons; mais elle paya cher ce glorieux avantage, s'il est vrai que, dès cette époque, sa raison, si pure et si brillante, vaincue par des fatigues obstinées, parut s'altérer graduellement, et que des égarements momentanés aient commencé à trahir le désordre de son intelligence, au moment où elle semblait n'avoir plus rien à acquérir.

Un jour, le corps inanimé du marquis de Las Sierras fut rapporté dans son hôtel. Il avait été trouvé, percé de coups, dans un endroit écarté, où il ne s'était présenté d'ailleurs aucune circonstance qui fût propre à jeter quelque lumière sur le motif et l'auteur de ce cruel assassinat. La voix publique ne tarda cependant pas à désigner un coupable. Le père d'Inès n'avait point d'ennemi connu, mais avant son second mariage il avait eu un rival signalé dans Mexico par l'ardeur de ses passions et la violence de son caractère. Tout le monde le nomma dans l'intimité de sa pensée; mais ce soupçon universel ne put être converti en accusation parce qu'il n'était justifié par aucun commencement de preuve. Toutefois, les conjectures de la multitude acquirent une nouvelle force, quand on vit la veuve de la victime passer, au bout de quelques mois, dans les bras de l'assassin, et, si rien ne les a éclairées depuis, rien du moins n'en a diminué l'impression. Inès resta donc solitaire dans la maison de ses aïeux, entre deux personnes qui lui étaient également étrangères, qu'un instinct secret lui rendait également odieuses, et auxquelles la loi avait aveuglément confié l'autorité par laquelle elle supplée à celle de la famille. Les atteintes qui avaient quelquefois menacé sa raison se multiplièrent alors d'une manière effrayante, et personne n'en fut surpris, quoiqu'on ignorât généralement la moitié de ses malheurs.

Il y avait à Mexico un jeune Sicilien, qui se faisait nommer Gaëtano Filippi, et dont la vie antérieure semblait cacher quelque mystère suspect. Une légère teinture des arts, un babil séduisant, mais frivole, des manières élégantes qui trahissaient l'étude et l'affectation, ce vernis de politesse que les honnêtes gens doivent à leur éducation et les intrigants au commerce du monde, lui avaient ouvert l'accès de la haute société, que la dépravation de ses moeurs aurait dû lui interdire. Inès, à peine âgée de seize ans, était trop ingénue et trop exaltée à la fois pour pénétrer au-dessous de cette écorce trompeuse. Elle prit le trouble de ses sens pour la révélation d'un premier amour. Gaëtano n'était pas embarrassé par la difficulté de se faire connaître sous des titres avantageux: il savait l'art de se procurer ceux dont il avait besoin, et de leur donner toute l'apparence d'authenticité nécessaire pour fasciner les yeux les plus habiles et les plus expérimentés. Ce fut en vain, cependant, qu'il demanda la main d'Inès. La marâtre de cette infortunée avait formé le projet de s'assurer de sa fortune; et il est probable qu'elle n'aurait pas été scrupuleuse sur le choix des moyens. Son mari la seconda de son côté avec un zèle dont il lui déroba sans doute le mobile secret. Le misérable était amoureux de sa pupille, il avait osé le lui déclarer quelques semaines auparavant, et il se promettait de la séduire. C'était là le chagrin profond qui aggravait si cruellement, depuis quelque temps, les mortels chagrins d'Inès.

Il en était de l'organisation d'Inès comme de toutes celles que le génie favorise à un degré supérieur. Elle joignait à l'élévation d'un talent sublime la faiblesse d'un caractère qui ne demande qu'à se laisser conduire. Dans la vie de l'intelligence et de l'art, c'était un ange. Dans la vie commune et pratique, c'était un enfant. La simple apparence d'un sentiment bienveillant captivait son coeur, et, quand son coeur était soumis, il ne restait point d'objections à sa raison. Cette disposition de l'esprit n'a rien de funeste, quand il se trouve placé dans d'heureuses circonstances et sous une sage direction; mais le seul être dont Inès pût reconnaître l'empire dans le triste isolement où la mort de son père l'avait laissée n'agissait sur elle que pour la perdre; et c'est là un de ces horribles secrets que l'innocence ne soupçonne point!

Gaëtano la décida, presque sans efforts, à un enlèvement dont il faisait dépendre le salut de sa maîtresse. Il n'eut guère plus de peine à convaincre Inès que tout lui appartenait, d'un droit légitime et sacré, dans l'héritage de ses ancêtres; ils disparurent; et, au bout de quelques mois, abondamment munis d'or, de bijoux, de diamants, ils étaient tous deux à Cadix.

Ici le voile se souleva; mais les yeux d'Inès, encore éblouis par les fausses lueurs de l'amour et du plaisir, se refusèrent longtemps à voir la vérité tout entière. Cependant, le monde au milieu duquel Gaëtano l'avait jetée l'effrayait quelquefois par la licence de ses principes; elle s'étonnait que le passage d'un hémisphère à l'autre pût produire de si étranges différences dans le langage et dans les moeurs; elle cherchait, en tremblant, une pensée qui répondît à la sienne dans cette foule de bateleurs, de libertins et de courtisanes qui composaient sa société habituelle, et elle ne la trouvait pas. Les ressources passagères qu'elle devait à une action sur laquelle sa conscience n'était pas tout à fait rassurée commençaient d'ailleurs à lui échapper, et la tendresse hypocrite de Gaëtano semblait diminuer avec elles. Un jour, elle le demanda inutilement à son réveil, elle l'attendit inutilement la nuit suivante; le lendemain, elle passa de l'inquiétude à la crainte, et de la crainte au désespoir; l'affreuse réalité vint enfin mettre le comble à ses misères. Il était parti, après l'avoir dépouillée de tout, parti avec une autre femme; il l'avait abandonnée, pauvre, déshonorée, et, pour dernier malheur, livrée à son propre mépris. Ce ressort de noble fierté qui réagit contre l'infortune dans une âme sans reproche finit de se rompre dans celle d'Inès. Elle avait pris le nom de Pedrina pour se soustraire aux recherches de ses indignes parents. "Pedrina, soit! dit-elle avec, une résolution amère; honte et ignominie sur moi, puisque ainsi l'a voulu ma destinée!" Et elle ne fut plus que la Pedrina.

Vous comprendrez facilement que je cesse de la suivre dans tous les détails de sa vie; elle ne les a pas donnés. Nous ne la retrouverons qu'à ce mémorable début de Madrid, qui la plaça si promptement au premier rang des virtuoses les plus célèbres. L'enthousiasme fut si véhément et si passionné, que la ville entière retentit des applaudissements du théâtre, et que la foule qui l'avait accompagnée jusque chez elle de ses acclamations et de ses couronnes ne consentit à se dissiper qu'après l'avoir revue, une seconde fois encore, à une des croisées de son appartement. Mais ce n'était pas le seul sentiment qu'elle eût excité. Sa beauté, qui n'était, en effet, pas moins remarquable que ses talents, avait produit une impression profonde sur un personnage illustre, qui tenait alors entre ses mains une partie des destinées de l'Espagne, et que vous me permettrez de ne pas désigner autrement, soit parce que cette anecdote de la vie privée n'est pas suffisamment éclaircie par ma conscience d'historien, soit parce qu'il me répugne d'ajouter une faiblesse, d'ailleurs assez excusable, aux torts vrais ou faux dont la mobile opinion du peuple accuse toujours les rois déchus. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne reparut plus sur la scène, et que toutes les faveurs de la fortune s'accumulèrent, en peu de jours, sur cette aventurière obscure dont les provinces voisines avaient vu, pendant un an, la honte et la misère. On ne parla plus que de la variété de ses toilettes, que de la richesse de ses bijoux, que du luxe de ses équipages; et contre l'ordinaire, on lui pardonna cependant assez facilement cette opulence soudaine, parce qu'il y avait très peu d'hommes parmi ses juges qui ne se fussent trouvés heureux de lui donner cent fois davantage. Il faut ajouter, à l'honneur de la Pedrina, que les trésors qu'elle devait à l'amour ne s'épuisèrent pas en fantaisies stériles. Naturellement compatissante et généreuse, elle chercha le malheur pour le réparer; elle alla porter des secours et des consolations dans le triste réduit du pauvre et au chevet du malade; elle soulagea toutes les infortunes avec une grâce qui ajoutait encore à ses bienfaits; et, quoique favorite, elle se fit aimer du peuple. Cela est si aisé quand on est riche!

Le nom de la Pedrina faisait trop de bruit pour ne pas parvenir jusqu'aux oreilles de Gaëtano, dans l'endroit obscur où il cachait sa honteuse vie. Le produit du vol et de la trahison, qui l'avait soutenu jusque-là, venait de manquer à ses besoins. Il regretta d'avoir méconnu les ressources qu'il pouvait tirer de l'avilissement de sa maîtresse. Il osa concevoir le projet de réparer sa faute à quelque prix que ce fût, et même au prix d'un crime nouveau. C'était ce qui lui coûtait le moins. Il comptait sur une habileté trop souvent exercée pour lui inspirer quelque défiance. Il connaissait le coeur d'Inès, et le malheureux n'hésita pas à se présenter devant elle. La justification de Gaëtano paraissait impossible au premier abord, mais il n'y a rien d'impossible pour un esprit artificieux, surtout quand il est secondé par l'aveugle crédulité de l'amour; et Gaëtano n'était pas seulement le premier homme qui eût fait palpiter le coeur d'Inès; il était le seul qu'elle eût aimé. Tous les égarements auxquels ses sens s'étaient abandonnés depuis avaient laissé son âme vide et indifférente; et, par un privilège fort rare, sans doute, mais qui n'était pas sans exemple, elle s'était perdue sans se corrompre. Le roman de Gaëtano, tout absurde qu'il fût, n'eut pas de peine à obtenir le crédit de la vérité. Inès avait besoin d'y croire pour retrouver quelque apparence de son bonheur évanoui, et cette disposition d'esprit se contente des moindres vraisemblances. Il est probable qu'elle n'osa pas même hasarder les objections qui se présentaient en foule à sa pensée, dans la crainte d'en rencontrer une qui resterait sans réponse. Il est si doux d'être trompé sur ce qu'on aime, quand on ne peut cesser d'aimer!

Le perfide n'avait d'ailleurs négligé aucun de ses avantages. Il arrivait de Sicile, où il était allé disposer sa famille à permettre son mariage. Il avait réussi. Sa mère elle-même avait daigné l'accompagner en Espagne, pour hâter le moment de voir une fille chérie dont elle s'était formé l'idée la plus flatteuse. Quelle horrible nouvelle l'attendait à Barcelone! Le bruit du succès de la Pedrina lui était parvenu avec celui de son crime et de son ignominie. Etait-ce là le prix qu'elle avait réservé à tant d'amour et à tant de sacrifices? La première idée, le premier sentiment dont il se fût trouvé capable, était la résolution de mourir, mais sa tendresse l'avait encore emporté sur son désespoir. Il avait caché à sa mère son triste secret; il avait volé à Madrid pour parler à Inès, pour lui faire entendre, s'il en était temps encore, le cri de l'honneur et de la vertu; il était venu pour pardonner, et il pardonnait! Que vous dirai-je! Inès, noyée de larmes; Inès, égarée, palpitante, éperdue de remords, de reconnaissance et de joie, tomba aux pieds de l'imposteur; et l'hypocrisie triompha presque sans efforts d'un coeur trop sensible et trop confiant pour la deviner. Ce changement subit de rôle et de position, qui donnait au coupable tous les droits de l'innocence, a peut-être de quoi étonner. Mais demandez plutôt aux femmes! il n'y a rien de plus commun.

Les soupçons d'Inès durent cependant se réveiller quand elle vit Gaëtano plus empressé à charger, sur la voiture préparée pour leur départ, des trésors dont elle ne pouvait, sans rougir, se rappeler l'origine, qu'à l'enlever elle-même à ses criminelles amours. Inutilement elle insista pour tout abandonner. Elle ne fut pas entendue. Quatre jours après, une voiture de voyage s'arrêtait à Barcelone, devant l'hôtel de l'Italie. On en vit sortir un jeune homme élégamment vêtu, et une dame qui paraissait se dérober avec soin aux regards des voyageurs et des passants. C'étaient Gaëtano et la Pedrina. Un quart d'heure après, le jeune homme sortit, et se dirigea vers le port. L'absence de la mère de Gaëtano ne confirmait que trop les craintes qu'Inès avait commencé à concevoir. Il paraît qu'elle prit assez d'empire sur sa timidité pour les exprimer sans détours, quand il fut rentré dans son appartement. Il est du moins certain qu'une discussion violente s'éleva entre eux dès le soir, et se renouvela plusieurs fois dans la nuit. Au point du jour, Gaëtano, pâle, défait, agité, fit transporter plusieurs caisses par les domestiques à bord d'un vaisseau qui devait mettre à la voile dans la matinée, et s'y rendit lui-même avec une cassette plus petite qu'il avait enveloppée dans les plis de son manteau. Arrivé au bâtiment, il congédia les gens qui l'avaient suivi, sous prétexte de quelques arrangements qui le retenaient encore, les paya largement de leur peines, et leur recommanda de la manière la plus expresse de ne pas troubler le sommeil de madame avant son retour. Cependant, une grande partie de la journée s'écoula sans que l'étranger eût reparu. On apprit que le navire faisait route, et un des hommes qui avaient accompagné Gaëtano, troublé d'un sombre pressentiment, fut tenté de s'en assurer. Il vit disparaître les voiles à l'horizon.

Le silence qui continuait à régner dans la chambre d'Inès, au milieu des bruits de la maison, devenait inquiétant. On s'assura que sa porte n'avait pas été fermée à l'intérieur, mais en dehors, et la clef n'était pas restée à la serrure. L'hôte ne balança point à l'ouvrir d'une double clef, et un spectacle horrible s'offrit à ses yeux. La dame inconnue était couchée sur son lit dans l'attitude d'une personne qui dort, et on aurait pu s'y tromper, si elle n'avait été baignée dans le sang. Elle avait eu le sein percé d'un coup de poignard pendant son sommeil, et l'arme de l'assassin était encore dans la blessure.

Vous me pardonnerez facilement de n'avoir pas insisté sur ces épouvantables détails. Ils furent connus dans le temps de la ville tout entière. Ce qui est encore ignoré des personnes mêmes que le sort de cette infortunée toucha le plus, car il y a peu de jours qu'elle est en état de recueillir et de mettre en ordre les souvenirs confus de son histoire, c'est que la malheureuse victime de ce forfait, c'est la sublime Pedrina dont Madrid ne perdra jamais la mémoire, et que la Pedrina, c'est Inès de Las Sierras.

Je reviens à mon récit, continua Pablo. Les témoins accourus à cette scène d'horreur, et les médecins qu'on y avait appelés sur-le-champ, ne tardèrent point à reconnaître que la dame étrangère n'était pas morte. Des soins déjà tardifs, mais empressés, lui furent rendus avec tant de succès qu'on parvint à réveiller en elle le sentiment et la vie. Quelques jours cependant se passèrent dans des alternatives de crainte et d'espérance qui excitèrent vivement la sympathie publique. Un mois après, le rétablissement d'Inès paraissait tout à fait affermi; mais le délire qui s'était manifesté dès le moment qu'elle avait recouvré la parole, et qu'on attribuait alors à l'action d'une fièvre ardente, ne céda ni aux remèdes ni au temps. La pauvre créature venait d'être ressuscitée pour la vie physique, mais elle restait morte à la vie intelligente. Elle était folle.

Une communauté de saintes femmes l'accueillit et lui continua les sollicitudes attentives dont son état avait besoin. Objet de tous les égards d'une charité presque providentielle, on dit qu'elle les justifiait par une douceur à toute épreuve, car son aliénation n'avait rien de la fougue et de la violence qui caractérisent ordinairement cette affreuse maladie. Elle était d'ailleurs fréquemment interrompue par des intervalles lucides qui se prolongeaient plus ou moins, et qui donnaient de jour en jour un espoir plus fondé de sa guérison; ils devinrent assez fréquents pour qu'on se relâchât beaucoup de l'attention qu'on avait portée d'abord à ses moindres actions et à ses moindres démarches; on s'accoutuma peu à peu à la laisser abandonnée à elle-même pendant les longues heures de l'office et elle mit cette négligence à profit pour s'évader; l'inquiétude fut grande, et les recherches furent actives; leur résultat parut d'abord assez heureux pour promettre un succès prochain. Inès avait été remarquée dès les premiers jours de son voyage vagabond par l'incomparable beauté de ses traits, par la noblesse naturelle de ses manières, et aussi par le désordre intermittent de ses idées et de son langage. Elle l'avait été surtout par la singulière physionomie de son accoutrement, composé au hasard des restes élégants, mais flétris, de sa toilette de théâtre, lambeaux de quelque éclat et de peu de valeur que le Sicilien avait dédaigné de s'approprier, et dont l'assortiment bizarre, emprunté à l'appareil de luxe, faisait un contraste singulier avec le sac de toile grossière duquel Inès avait chargé son épaule pour y recevoir les charités du peuple. On suivit ainsi ses traces jusqu'à une petite distance de Mattaro; mais à cet endroit de la route elles s'effacèrent totalement, et sur quelque point qu'on se dirigeât dans les alentours, il fut impossible de les retrouver, Inès avait disparu à tous les yeux deux jours avant Noël, et, quand on se rappela la profonde mélancolie où son esprit paraissait plongé toutes les fois qu'il était parvenu à se dégager de ses ténèbres habituelles, on n'hésita pas à penser qu'elle avait mis fin elle-même à ses jours en se précipitant dans la mer. Cette explication se présentait si naturellement à l'esprit, qu'on fut à peine tenté d'en chercher une autre. L'inconnue était morte, et l'impression de cette nouvelle se fit sentir pendant deux jours. Le troisième jour, elle s'affaiblit comme toutes les impressions, et le lendemain on n'en parla plus.

Il arriva dans ce temps-là quelque chose de fort extraordinaire qui contribua beaucoup à distraire les esprits de la disparition d'Inès et du dénouement tragique de ses aventures. Il existe aux environs de la ville où l'on avait perdu ses derniers vestiges un vieux manoir en ruines connu sous le nom de château de Ghismondo, dont le démon a, dit-on, pris possession depuis plusieurs siècles, et dans lequel la tradition lui fait tenir tous les ans un cénacle pendant la nuit de Noël. La génération actuelle n'avait rien vu qui fût capable de prêter quelque autorité à cette superstition ridicule, et on ne s'en inquiétait plus; mais des circonstances qui ne se sont jamais expliquées lui rendirent ses droits en 1812. Il n'y eut pas lieu de douter cette fois que le château maudit fût habité par des hôtes d'exception qui s'y livraient sans mystère à la joie des banquets. Une illumination splendide éclata dès minuit dans ses appartements si longtemps déserts, et porta dans les hameaux voisins l'inquiétude et l'effroi. Quelques voyageurs attardés, que le hasard conduisit sous les murailles, entendirent des bruits de voix étranges et confuses auxquelles se mêlaient par moment des chants d'une douceur infinie. Les phénomènes d'une nuit orageuse, et telle que la Catalogne ne s'en rappelait point de pareille dans une saison aussi avancée, ajoutaient encore à la solennité de cette scène bizarre, dont la peur et la crédulité ne manquèrent pas d'exagérer les détails. Il ne fut bruit le lendemain et les jours suivants. à plusieurs lieues à la ronde, que du retour des esprits dans la maison de Ghismondo, et le concours de tant de témoignages qui s'accordaient sur les principales circonstances de l'événement finit par inspirer à la police des alarmes assez fondées. En effet, les troupes françaises venaient d'être rappelées de leurs garnisons pour aller fortifier au loin les débris de l'armée d'Allemagne, et l'instant pouvait paraître favorable au renouvellement des tentatives du vieux parti espagnol, qui commençait d'ailleurs à fermenter d'une manière très sensible dans nos départements mal soumis. L'administration, peu disposée à partager les croyances de la populace, ne vit donc, dans ce prétendu conciliabule de démons fidèles à leur rendez-vous anniversaire, qu'une assemblée de conspirateurs tout prêts à déployer de nouveau le drapeau de la guerre civile. Elle ordonna une visite exacte du manoir mystérieux, et cette perquisition confirma, par des preuves évidentes, la vérité des bruits qui l'avaient rendue nécessaire. On retrouva tous les vestiges de l'illumination et du festin, et on put conjecturer, au nombre des bouteilles vides qui garnissaient encore la table, que les convives avaient été assez nombreux.

A ce passage du récit de Pablo, qui me remettait en mémoire la soif inextinguible et les libations immodérées de Boutraix, je ne pus contenir un éclat de rire convulsif qui l'interrompit longtemps et qui contrastait d'une manière trop bizarre avec les dispositions où il m'avait vu au commencement de l'histoire pour ne pas lui occasionner une vive surprise. Il me regarda donc fixement, en attendant que je fusse parvenu à réprimer l'essor de ma gaieté indiscrète, et me voyant plus calme, il continua:

L'assemblée tenue par un certain nombre d'hommes, probablement armés, et certainement montés, car il était resté aussi des fourrages, était devenue une chose démontrée pour tout le monde; mais aucun des conjurés ne fut trouvé au château, et on se mit inutilement sur leurs traces. Jamais le moindre éclaircissement n'est arrivé à l'autorité sur ce fait singulier, depuis l'époque même où il a cessé d'être répréhensible, et où il y aurait autant d'avantage à l'avouer qu'il y avait alors de nécessité à le taire. La troupe qui avait été chargée de cette petite expédition se disposait à partir, quand un soldat découvrit dans un des souterrains une jeune fille étrangement vêtue, qui paraissait privée de la raison, et qui, loin de l'éviter, s'empressa de courir à lui en prononçant un nom qu'il n'a pas retenu: "Est-ce toi? lui cria-t-elle. Combien tu t'es fait attendre!..." Amenée au grand jour et reconnaissant son erreur, elle se prit à fondre en larmes.

Cette jeune fille, vous savez déjà que c'était la Pedrina. Son signalement, adressé quelques jours auparavant à toutes les autorités du littoral, leur était parfaitement présent. On s'empressa donc de la renvoyer à Barcelone, après lui avoir fait subir, dans un de ses moments lucides, un interrogatoire particulier sur l'événement inexplicable de la nuit de Noël; mais il n'avait laissé dans son esprit que des traces extrêmement confuses, et ses témoignages, dont on ne pouvait suspecter la sincérité, ne firent qu'augmenter les embarras déjà fort compliqués de l'information. Il parut seulement démontré qu'une préoccupation étrange de son imagination malade lui avait fait chercher dans le manoir des seigneurs de Las Sierras un asile garanti par les droits de sa naissance; qu'elle s'y était introduite avec difficulté, en profitant de l'étroit passage que ses portes délabrées laissaient entre elles, et qu'elle y avait d'abord vécu de ses provisions, et, les jours suivants, de celles que les étrangers y avaient abandonnées. Quant à ceux-ci, elle paraissait ne point les connaître; et la description qu'elle faisait de leurs habillements, qui ne sont propres à aucune population vivante, s'éloignait tellement de toutes les vraisemblances, qu'on l'attribua sans hésiter aux réminiscences d'un songe dont son esprit confondait les traits avec ceux de la réalité. Ce qui semblait plus évident, c'est qu'un des aventuriers ou des conjurés avait fait une vive impression sur son coeur, et que le seul espoir de le retrouver lui inspirait le courage de vivre encore. Mais elle avait compris qu'il était poursuivi, qu'il était menacé dans sa liberté, dans son existence peut-être, et les efforts les plus assidus, les plus obstinés, ne purent lui arracher le secret de son nom.

Ce dernier endroit de la narration de Pablo venait de me rappeler sous un aspect tout à fait nouveau le souvenir d'un ami dont j'avais reçu le dernier soupir. Mon sein se gonfla, mes yeux se remplirent de larmes, et j'y portai brusquement la main pour cacher mon émotion aux personnes qui m'entouraient. Pablo s'arrêta comme la première fois, et attacha sur moi ses regards avec une attention encore plus marquée. Je pénétrai facilement le sentiment qui l'occupait, et j'essayai de le rassurer par un sourire.

- Tranquillise ton coeur d'ami, lui dis-je avec expansion, sur les alternatives d'attendrissement et de gaieté que me fait éprouver ta singulière histoire. Elles n'ont rien que de naturel dans ma position, et tu en conviendras toi-même quand j'aurai pu les expliquer. Continue, cependant, et pardonne-moi de t'avoir interrompu, car les aventures de la Pedrina ne sont pas finies.

- Il s'en faut de peu de chose, reprit Pablo. Elle fut ramenée dans son couvent, et placée sous une surveillance plus étroite. Un vieux médecin, très versé dans l'étude des maladies de l'esprit, que d'heureuses circonstances ont, depuis quelques années, conduit à Barcelone, entreprit sa guérison. Il s'aperçut d'abord qu'elle offrait de grandes difficultés, car les désordres d'une imagination blessée ne sont jamais plus graves et, pour ainsi dire, plus incurables, que lorsqu'ils résultent d'une peine profonde de l'âme. Toutefois il insista, parce qu'il comptait sur un auxiliaire qui se montre toujours habile à soulager la douleur, le temps qui efface tout, et qui est seul éternel au milieu de nos plaisirs et de nos chagrins passagers. Il voulut y joindre la distraction et l'étude; il appela les arts au secours de sa malade, les arts qu'elle avait oubliés, mais dont l'impression ne tarda pas de se réveiller plus puissante que jamais dans cette admirable organisation. Apprendre, dit un philosophe, est peut-être se souvenir. Pour elle, c'était inventer. Sa première leçon fit passer les auditeurs de l'étonnement à l'admiration, à l'enthousiasme, au fanatisme. Ses succès s'étendirent avec rapidité; l'ivresse qu'elle faisait naître la gagna elle-même. Il y a des natures privilégiées que la gloire dédommage du bonheur et cette compensation leur a été merveilleusement ménagée par la Providence; car le bonheur et la gloire se trouvent rarement ensemble. Enfin elle guérit, et fut en état de se faire connaître de son bienfaiteur dont je tiens le récit. Mais le retour de sa raison n'aurait été pour elle qu'un malheur nouveau, si elle n'eût retrouvé en même temps les ressources de son talent. Vous imaginez bien que les offres ne lui manquèrent pas, dès qu'on eut appris qu'elle était décidée à se consacrer au théâtre. Déjà dix villes différentes menaçaient de nous l'enlever, quand Bascara est parvenu à la voir hier et à l'engager dans sa troupe.

- Dans la troupe de Bascara? m'écriai-je en riant. Sois sûr qu'elle sait maintenant à quoi s'en tenir sur les redoutables conspirateurs du château de Ghismondo.

- C'est ce que tu vas nous faire comprendre, répondit Pablo, car tu parais fort au fait de ces mystères. Parle donc, je t'en prie.

- Il ne saurait, dit Estelle d'un ton piqué. C'est un secret qu'il ne peut révéler à personne.

- Cela était vrai il n'y a qu'un moment, repartis-je; mais ce moment a opéré un grand changement dans mes idées et dans mes résolutions. Je viens d'être dégagé de mon serment.

Je n'ai pas besoin de vous dire que je racontai alors ce que je vous racontais il y a un mois, et ce que vous me dispenserez sans peine de vous raconter aujourd'hui, même quand vous n'auriez pas un souvenir bien présent de ma première histoire. Je ne suis pas capable de lui prêter assez d'attrait pour la faire écouter deux fois.

- Vous êtes du moins assez bon logicien, dit le substitut, pour en tirer quelque induction morale, et je vous déclare que je ne donnerais pas un fétu de la nouvelle la plus piquante, s'il n'en résultait aucun enseignement pour l'esprit. Le bon Perrault, votre maître, savait faire sortir de ses contes les plus ridicules de saines et graves moralités.

- Hélas! repris-je en levant les mains vers le ciel, de qui me parlez-vous là? D'un des génies les plus transcendants qui aient éclairé l'humanité depuis Homère! Oh! les romanciers de mon temps et les faiseurs de contes eux-mêmes n'ont pas la prétention de lui ressembler. Je vous dirai même entre nous qu'ils se tiendraient fort humiliés de la comparaison. Ce qu'il leur faut, mon cher substitut, c'est la renommée quotidienne qu'on obtient avec de l'argent, et l'argent qu'on parvient toujours à gagner bien ou mal, quand on a de la renommée. La morale, suivant vous si requise, est le moindre de leurs soucis. Cependant, puisque vous le voulez, je vais finir par un adage que je crois de ma façon, mais qu'on trouverait peut-être ailleurs en cherchant bien, car il n'y a rien qui n'ait été dit:

Tout croire est d'un imbécile,

Tout nier est d'un sot.

Et, si celui-là ne vous convient pas, il me coûte peu d'en emprunter un autre aux Espagnols, pendant que je suis sur leur terrain:

De las cosas mas seguras,

La mas segura es dudar.

Cela veut dire, chère Eudoxie, que de toutes les choses sûres, la plus sûre est de douter.

- Douter, douter! dit tristement Anastase. Beau plaisir que de douter! Il n'y a donc point d'apparitions?...

- Tu vas trop loin, répondis-je; car mon adage t'enseigne qu'il y en a peut-être. Je n'ai pas eu le bonheur d'en voir; mais pourquoi cela ne serait-il pas réservé à une organisation plus complète et plus favorisée que la mienne?

- A une organisation plus complète et plus favorisée! s'écria le substitut. A un idiot! à un fou!

- Pourquoi pas, monsieur le substitut? Qui m'a donné la mesure de l'intelligence humaine? Quel est l'habile Popilius qui lui a dit: Tu ne sortiras pas de ce cercle! Si les apparitions sont un mensonge, il faut convenir qu'il n'y a point de vérité plus accréditée que cette erreur. Tous les siècles, toutes les nations, toutes les histoires en rendent témoignage; et sur quoi faites-vous reposer la notion de ce qu'on appelle la vérité, si ce n'est sur le témoignage des histoires, des nations, des siècles? J'ai d'ailleurs, sur ce sujet, une manière de penser qui m'est tout à fait propre, et que vous trouverez probablement fort étrange, mais dont je ne peux me départir: c'est que l'homme est incapable de rien inventer; ou, pour m'exprimer autrement, c'est que l'invention n'est en lui qu'une perception innée des faits réels. Que fait aujourd'hui la science? A chaque nouvelle découverte, elle justifie, elle authentique, si l'on peut s'exprimer ainsi, un des prétendus mensonges d'Hérodote et de Pline. La fabuleuse girafe se promène au Jardin du Roi. Je suis un de ceux qui y attendent incessamment la licorne. Les dragons, les vouivres, les endriagues, les tarasques ne font plus partie du monde vivant; mais Cuvier les a retrouvés dans le monde fossile. Tout le monde sait que la harpie était une énorme chauve-souris, et les poètes l'ont décrite avec une exactitude qui ferait envie à Linné. Quant à ce phénomène des apparitions dont nous parlions tout à l'heure, et auquel je reviens volontiers...

J'allais y revenir en effet, et avec de longs développements, car c'est une matière sur laquelle il y a beaucoup à parler, quand je m'avisai que le substitut s'était endormi.

 

Les quatre talismans

 

Préface inutile

Eh quoi! dira-t-on, des Nouvelles encore; et des Nouvelles toujours!

Je crains bien, hélas! qu'on ne m'adresse pas ce reproche pour la dernière fois.

Et j'ai cependant quelque raison pour désirer qu'on me l'adresse longtemps, car je ne ferai plus que des Nouvelles.

Quand une Nouvelle signée de mon nom aura failli à son retour périodique, il sera arrivé une modification inaperçue, mais certaine, dans le chiffre total de la statistique littéraire. Les dix-sept cent-cinquante auteurs qui se disputent, à Paris, l'attention du public ne seront plus que dix-sept cent quarante-neuf.

L'honneur d'avoir fait partie de cette vaine légion d'oisifs, plus ou moins ingénieux, plus ou moins superficiels, c'est ce que les jeunes gens de province prennent pour de la réputation ou pour la gloire.

Pauvres jeunes gens, qui ne savent pas qu'un état vulgaire, qu'un petit métier, qu'une industrie grossière, mais honnête, sont mille fois plus conformes à la destination naturelle de l'homme, et valent mille fois mieux par son bonheur, que ce bruit passager de la librairie et des journaux, qui va se perdre sans échos et sans souvenirs dans tous les bruits de la multitude!

A compter du jour fatal où l'on s'est avisé de mettre des lettres à la suite d'une lettre pour en faire un mot, des mots à la suite d'un mot pour en faire une phrase, des phrases à la suite d'une phrase pour en faire une page, des pages à la suite d'une page pour en faire un livre, un million d'auteurs ont vécu; il y en a cent qui vivront.

Voilà certainement la plus sotte des loteries, mais j'y ai mis, j'y ai perdu, j'y perdrai encore: je ne suis plus le maître de n'y pas jeter mon avenir, quoique je n'en aie plus. Malheur à qui m'imitera!

Les Nouvelles que je me raconte avant de les raconter aux autres ont d'ailleurs pour mon esprit un charme qui le console. Elles détournent ma pensée des faits réels pour l'exercer sur des chimères de mon choix; elles l'entretiennent d'idées rêveuses et solitaires qui m'attendrissent, ou de fantaisies riantes qui m'amusent; elles me font vivre d'une vie qui n'a rien de commun avec la vie positive des hommes, et qui me sépare d'elle un peu moins que je ne voudrais, mais autant qu'il est permis à l'imagination d'en allonger les lisières et d'en franchir la portée.

C'est pour cela que j'ai fait des Contes.

On m'a dit souvent, car il n'y a point d'hommes qui n'ait ses flatteurs, que j'aurais pu me livrer avec quelque chance de succès à des travaux plus sérieux; et comme nous n'avons point de flatteur aussi assidu que notre propre vanité, il m'est arrivé de me le dire à moi-même. J'ai fait davantage encore. Tout en suivant le fil de mes causeries frivoles, j'ai péniblement amassé trente années d'études pour la composition d'un de ces ouvrages dans lesquels on ose pressentir une espèce de mouvement, et que le dernier jour de la vie on ne lègue pas sans orgueil à la postérité. Accoutumé à me nourrir d'illusions, je me suis aisément familiarisé avec celle-là. J'ai cru fermement pendant trente ans qu'une inspiration étrangère à ma faible intelligence m'avait révélé le plus important des secrets de la nature humaine; que mes regards éclairés par cet instinct supérieur que Socrate appelait son DEMON, pénétraient avec assurance dans l'avenir de notre espèce et que j'apercevais, aussi vive et aussi pure que si elle était déjà scellée au cycle merveilleux de la création, la soudure inconnue qui doit le fermer, en faisant rentrer tous les êtres, parvenus à la plus haute expression de leur perfectionnement possible, dans le sein de Dieu qui les a produits. Cette idée, soumise à Cuvier dont le génie était un suprême bon sens, l'avait rempli de cet enthousiasme naïf que les grands hommes éprouvent pour la vérité, quelle que soit la source humble et cachée d'où elle jaillit à leurs yeux.

Ce paragraphe, que je voudrais moins long et moins ambitieux si j'en avais le temps, contient d'ailleurs toute l'histoire de ma destinée littéraire. Me reprochera maintenant qui voudra de ne l'avoir pas autrement remplie. J'ai vécu de mes Romans et de mes Nouvelles, parce que je n'ai pas pu faire autrement, et ma philosophie descendra tout entière avec moi dans la fosse que voilà (mon Dieu, je ne la savais pas si près!), parce que je n'ai eu pour l'écrire, ni les loisirs que laisse l'indépendance, ni l'indépendance que donne la fortune, ni la fortune qui vient du hasard ou du savoir-faire, ni le suffrage protecteur d'un de ces libraires bénévoles qui prennent en commandite la plume d'un écrivain renommé. Il fallait pourtant dire cela quelque part pour l'acquit de ma gloriole académique; et je me suis avisé de le dire dans une Préface, parce qu'on ne lit pas les Préfaces.

Revenons un moment à mes Contes, et puisqu'on n'en parlera plus.

J'ai cherché à prouver dans Soeur Béatrix qu'il ne manque à la plupart de nos légendes populaires qu'un peu d'élégance et d'industrie pour les relever du dédain où elles sont tombées. Si j'y ai réussi, tout le monde y réussira, et c'est un trésor inépuisable de fictions délicieuses.

Les Quatre Talismans ont un objet d'utilité plus sensible et plus général. Je les ai consacrés à la classe de la société qui a le mieux compris selon moi les obligations de la vie, et qui en tirerait le parti le plus raisonnable, si elle connaissait tous ses avantages, c'est-à-dire aux ouvriers. J'ai voulu leur montrer, dans un cadre trop étroit pour un tableau de cette importance, mais dont tout le monde peut agrandir la bordure à sa fantaisie, que les conditions de supériorité sociale les plus universellement reconnues ajoutent fort peu de chose ou n'ajoutent rien au bonheur, et qu'il arrive même assez souvent qu'elles le rendent impossible, tandis qu'il y a peu d'exemples d'un travail actif, obstiné, consciencieux, dirigé par l'envie de bien faire, qui n'ait pas tôt ou tard trouvé en lui-même sa récompense légitime. Cette leçon est grande, consolante, salutaire, propre à désabuser les bons esprits de ces ambitions jalouses et déplacées qui précipitent les vieux peuples vers leur ruine, et qui sont l'unique secret de nos révolutions. Aussi n'aurais-je pas hésité à la soumettre aux respectables distributeurs du prix fondé par M. de Montyon, si cette noble récompense ne paraissait presque uniquement réservée désormais aux vues philosophiques et aux applications expérimentales qui ont pour but le perfectionnement intellectuel et moral des fainéants, des vagabonds et des forçats. Je conviendrais volontiers d'ailleurs, dans toute la sincérité de mon âme, que la direction donnée en ce sens à l'accomplissement des intentions rémunératrices du bienfaiteur ne saurait être plus impérieusement prescrite par les besoins de notre civilisation, et je ne crois pas le temps fort éloigné où l'on pourra le regarder comme un hommage rendu aux intérêts de la majorité souveraine, qui sont le principe et la fin de la nouvelle politique.

A une époque où tous les sentiments moraux et religieux semblent s'être exilés de la terre, il faut du moins savoir gré à la philanthropie moderne de leur ouvrir un refuge dans les maisons de détention et dans les bagnes.

C'est toujours cela.

 

Première journée

Travaillez, prenez de la peine,

C'est le fonds qui manque le moins.

Il y avait une fois, à Damas, un vieillard très riche, très riche, qu'on appelait le Bienfaisant, parce qu'il n'usait de ses trésors que pour adoucir les maux du peuple, soulager les malades et les prisonniers, ou héberger les voyageurs; et il réunissait tous les jours quelques-uns de ceux-ci à sa table, car il n'était pas fier, quoiqu'il fût parvenu. Les plus anciens de Damas se souvenaient qu'il y était arrivé bien pauvre, et qu'il y avait longtemps gagné sa vie à porter des fardeaux pour les marchands; après quoi, ses petites économies lui permettant d'entreprendre le négoce à son propre compte, on l'avait vu s'élever au plus haut degré de prospérité sans donner lieu au moindre reproche, de sorte que personne ne prenait ombrage de sa fortune, dont il ne semblait jouir que pour en faire part à tout le monde.

Un jour, trois voyageurs fort mal en point et recrus d'âge, de fatigue et de misère s'étant rencontrés au même moment à sa porte pour y demander l'hospitalité, les esclaves du vieillard leur donnèrent à laver suivant l'usage, substituèrent à leurs pauvres haillons et à leurs turbans délabrés des vêtements propres et décents, et distribuèrent entre eux trois bourses pleines d'or. Il les introduisirent ensuite dans la salle du festin, où le maître les attendait, comme il faisait tous les jours, entouré de ses douze fils, qui étaient de beaux jeunes gens rayonnants d'espérance, de force et de santé, car Dieu avait béni le Bienfaisant dans sa famille.

Quand ils eurent fini leur repas, qui était simple, mais copieux et salutaire, le Bienfaisant leur demanda leur histoire, non pour satisfaire une vaine curiosité, comme le font la plupart des hommes, mais pour s'informer du moyen de les aider dans leurs entreprises et de les secourir dans leurs tribulations. Le plus âgé des trois, auquel il s'était adressé, prit donc la parole et s'exprima ainsi:

Histoire de Douban le riche.

Seigneur, je suis né à Fardan, qui est une petite ville du Fitzistan, dans le royaume de Perse, et je m'appelle Douban. Je suis l'aîné de quatre enfants mâles, dont le second s'appelait Mahoud, le troisième Pirouz, et le quatrième Ebid, et mon père nous avait eus tous les quatre d'une seule femme qui mourut fort jeune, ce qui le décida sans doute à se remarier, pour qu'une autre mère eût soin de nous. Celle qu'il nous donna dans ce dessein n'était guère propre à servir ses vues, car elle était avare et méchante. Comme notre fortune passait pour considérable, elle fit le projet de se l'approprier, et mon père ayant été obligé de s'absenter plusieurs mois, elle résolut de mettre ce temps à profit pour exécuter ses desseins. Elle feignit de s'adoucir un peu en notre faveur pour nous inspirer plus de confiance, et les premiers jours ainsi passés avec plus d'agrément que nous n'étions accoutumés à en trouver auprès d'elle, cette mauvaise personne nous leurra tellement des merveilles du Fitzistan et du plaisir que nous goûterions à y voyager en sa compagnie, que nous en pleurâmes de joie. Nous partîmes, en effet, peu de temps après, dans une litière bien fermée, dont elle ne soulevait jamais les portières, par respect, disait-elle, pour la loi qui défend aux femmes de se laisser voir, et nous voyageâmes ainsi pendant soixante journées, sans apercevoir ni le ciel ni la terre, tant il s'en fallait que nous puissions nous faire une idée du chemin que nous avions parcouru et de la direction dans laquelle nous étions conduits. Nous nous arrêtâmes enfin dans une forêt épaisse et obscure, où elle jugea à propos de nous faire reposer sous des ombrages impénétrables au soleil, et je ne doute pas que ce ne fût cette forêt magique qui sert de ceinture à la montagne du Caf, laquelle est elle-même, comme vous savez, la ceinture du monde. Nous nous divertîmes assez bien dans cet endroit, en buvant des vins qu'elle avait apportés et dont nous ne connaissions pas l'usage. Ces breuvages défendus nous plongèrent dans un sommeil si profond, qu'il me serait difficile d'en déterminer la durée. Mais quelle fut la douleur de Mahoud, celle de Pirouz et la mienne, car notre jeune frère Ebid dormait encore, quand nous ne retrouvâmes au réveil ni la femme de mon père ni la litière qui nous avait amenés! Notre premier mouvement fut de courir, de chercher, d'appeler à grands cris; le tout en vain. Nous comprîmes alors aisément le piège où nous étions tombés, car j'avais déjà vingt ans et mes deux frères puînés une seule année de moins, parce qu'ils étaient jumeaux. Dès ce moment nous nous abandonnâmes au plus horrible désespoir et nous remplîmes les airs de nos cris, sans parvenir toutefois à réveiller notre frère Ebid, qui paraissait occupé d'un rêve gracieux, car le malheureux enfant riait dans son sommeil. Cependant nos clameurs devinrent si fortes, qu'elles attirèrent vers nous le seul habitant de ces affreux déserts. C'était un génie de plus de vingt coudées de hauteur, dont l'oeil unique scintillait comme une étoile de feu; et dont les pas retentissaient sur la terre comme des rochers tombés de la montagne. Mais il faut convenir qu'il avait d'ailleurs une voix douce et des manières gracieuses qui nous rassurèrent tout de suite.

"C'est bravement crié, garçons, dit-il en nous abordant, mais c'est une affaire faite, et je vous dispense volontiers de vous égosiller davantage, d'autant que je n'aime pas le bruit. La gryphone a délogé à tire-d'aile et sans se faire prier aussitôt qu'elle vous a entendus; et vous n'ignorez pas certainement, puisque vous mettez tant de zèle à mes intérêts, que mon maître le roi Salomon, trompé par les faux rapports de ce méchant animal, lui avait donné l'autorité souveraine dans mes Etats, jusqu'au jour où une voix humaine viendrait troubler le silence de ces solitudes. C'était à peu près comme qui aurait dit l'éternité, car il n'était guère probable que vous prissiez un jour fantaisie de venir brailler ici, au lieu de faire endêver messieurs vos parents à domicile. Grâces au ciel, tout est pour le mieux, et il ne me reste plus qu'à vous récompenser suivant vos mérites. Vous verrez, petits, que je sais être reconnaissant, car je vais vous gratifier entre vous trois de tout ce qui peut combler les désirs de l'homme sur la terre, savoir la fortune, le plaisir et la science.

Et d'abord pour toi, continua-t-il en me passant un ruban au cou et en me montrant un petit coffret qui y était suspendu, cette amulette aura la propriété de te faire posséder tous les trésors cachés que nous foulons aux pieds sans les connaître, et de t'enrichir de tout ce qui est perdu.

Toi, qui n'es que médiocrement joli garçon, dit-il à Mahoud avec la même cérémonie, tu m'auras l'obligation d'être aimé, du premier regard, de toutes les femmes que tu rencontreras dans ton chemin. Ce n'est pas ma faute si tu ne fais pas un bon établissement.

Toi, dit-il à Pirouz, tu devras à ce talisman l'empire le plus universel qu'il soit possible d'exercer sur le genre humain, puisqu'il te fournira des moyens infaillibles de calmer toutes les douleurs du corps et de guérir toutes ses maladies... - Gardez bien ces précieux joyaux, ajouta-t-il enfin, car c'est en eux seuls que résident les merveilleux talents dont vous voilà revêtus, et ils perdront toute leur puissance au moment où vous en serez séparés."

En achevant ces paroles, le génie nous tourna le dos, et nous laissa plongés dans le plus profond étonnement.

Nous ne revînmes à nous que peu à peu, et sans nous communiquer nos premières réflexions qui s'arrêtèrent probablement sur la même idée. Le génie n'avait disposé en notre faveur que de trois amulettes, et il était probable qu'il n'en possédait pas davantage; Ebid, qui n'avait pas été appelé au partage, prendrait mal notre soudaine fortune, et peut-être il exigerait de nous une nouvelle répartition qui nous serait également funeste à tous, puisque la vertu de nos amulettes, exclusives à chacun de ceux qui venaient d'en être dotés, ne pouvait se communiquer à d'autres. Un sentiment de justice naturelle révolterait son coeur contre le caprice de cette destinée inégale et nous en ferait un ennemi toujours prêt à contrarier nos desseins et à troubler nos jouissances. Que vous dirais-je, seigneur? Nous eûmes la cruauté d'abandonner cet innocent enfant qui n'avait que nous pour appuis, en essayant de nous persuader réciproquement que le génie en prendrait soin, mais sans autre motif réel que la honteuse crainte de l'avoir à notre charge. Cette abominable action, qui devait être l'éternel tourment de mon coeur, n'a pas encore été expiée par tous les maux que j'ai soufferts.

Nous marchâmes pendant quelques jours, en nous servant de ce qui nous restait de nos provisions, et soutenus par les brillantes espérances que nous fondions sur nos talismans. Mahoud, qui était le plus laid de nous trois et qui voyait d'avance toutes les belles soumises à son ascendant vainqueur, devenait, à chaque pas, plus insupportable d'impertinence et de fatuité. C'était en vain que le ruisseau où nous allions puiser notre breuvage lui annonçait insolemment deux fois par jour qu'il n'avait pas changé de visage. L'insensé commençait à prendre plaisir à la reproduction de son image, et se pavanait devant nous, dans ses grâces ridicules, de manière à nous inspirer plus de pitié que de jalousie. Pirouz, qui n'avait jamais rien pu apprendre, tant il avait l'esprit borné, n'était pas moins fier de sa science que Mahoud de sa beauté. Il parlait avec assurance de toutes les choses qui peuvent être soumises à l'intelligence de l'homme, et imposait hardiment des noms baroques à tous les objets inconnus que nous présentait notre voyage. Quant à moi, qui me croyais le mieux traité de beaucoup, parce que j'avais assez d'habitude du monde pour savoir déjà que toutes les voluptés de l'amour et toute la célébrité du savoir s'y achètent facilement au prix de l'or, je tremblais que mes frères ne fissent de leur côté les mêmes réflexions, et j'osais à peine me livrer au sommeil sans leur rappeler que nos amulettes perdraient toute leur valeur dans les mains de ceux qui s'en seraient emparés. Cette précaution même ne me rassurait pas entièrement, et il m'arrivait rarement de céder aux fatigues de la journée, sans avoir enfoui la mienne à l'écart dans le sable du désert, ou sous un lit de feuilles sèches. Pendant la nuit, le moindre bruit me réveillait en sursaut; j'éprouvais des inquiétudes qui ressemblaient à des angoisses; je me rapprochais furtivement de mon talisman, je le déterrais avec d'horribles battements de coeur et je ne dormais plus.

Ces préoccupations, qui nous étaient sans doute communes, avaient fait naître entre nous la défiance et la haine, et nous en étions venus au point de ne pouvoir plus vivre ensemble. Nous résolûmes de nous séparer et de marcher tous trois dans trois directions différentes, en nous promettant, de la bouche plutôt que du coeur, de nous retrouver un jour. Là-dessus, nous nous embrassâmes froidement, et nous nous dîmes un adieu qui devait être éternel.

Le lendemain, je restai seul avec mes rêves, sans autre nourriture que les fruits sauvages des forêts; ils me manquaient déjà depuis le matin, et la faim me pressait d'une manière cruelle, quand, au détour d'un ravin profond, je tombai au milieu d'une caravane de marchands ou d'une embuscade de voleurs nomades, et je n'ai jamais su lequel. J'allai cependant m'asseoir avec sécurité dans le rang le plus épais de la bande, parce que mon amulette venait de me découvrir un mystère dont j'espérais tirer parti avec elle: "Mes amis, leur dis-je d'un ton résolu, vous voyez parmi vous un pauvre jeune homme qui ne possède au monde que ces simples vêtements, mais qui peut vous rendre tous les plus heureux et les plus opulents des mortels. Comme je suppose que vous n'avez pour but, dans vos périlleux voyages, que de vous enrichir par des gains licites, je viens vous offrir une fortune immense et facile, sans autre condition que de la partager avec vous. Voyez s'il vous convient de m'accorder la moitié d'un trésor que mes glorieux ancêtres ont caché dans ces solitudes, et ce qu'il me faut de chameaux pour la transporter dans la ville la plus voisine. Je prends le divin prophète à témoin que je vous cède l'autre part, et qu'elle est assez considérable pour combler l'ambition de vingt rois."

Sur l'assentiment empressé de toute la troupe: "Fouillez le sol de ce camp, repris-je aussitôt, et divisez les charges en égales portions entre vos chameaux et les miens. Je vous répète que la moitié est ma part, et que je ne veux rien de plus, car Mahomet m'a inspiré d'enrichir les premiers croyants que je trouverais dans le désert."

L'événement répondit à ma promesse. L'or était presque à fleur de terre, et tous les chameaux furent chargés avant la nuit. Quoique le pays parût tout à fait inhabité, nous préposâmes les plus vigilants à la garde de la caravane, et, comme il n'y avait pas un de nous qui crût pouvoir compter aveuglément sur les autres, je suis assez porté à croire que personne ne dormit. Nous commencions à recueillir le premier fruit des richesses.

Les jours suivants se passèrent assez paisiblement, à jouir entre nous de l'idée de notre bonheur, et à nous confier nos projets. Seulement, à mesure qu'ils se développaient dans notre esprit, nous concevions la possibilité d'en étendre la portée dans une proportion presque infinie, et au bout d'une semaine, le plus modéré de la troupe était mécontent de son lot; car l'insatiable cupidité des riches leur crée, au milieu de leur prospérité apparente, une pauvreté relative plus difficile à supporter que la pauvreté absolue des malheureux de la terre. J'avais remarqué cette disposition dans mes compagnons, quand nous nous arrêtâmes pour camper sur l'emplacement d'une ville antique dont la vaste enceinte et les ruines superbes annonçaient la vieille capitale d'un grand peuple. Mon talisman m'y décelait presque à chaque pas des trésors mille fois plus précieux que le nôtre; mais nos bêtes de somme pliaient déjà sous un fardeau qui ralentissait considérablement leur marche, et l'avarice dont j'étais possédé me faisait craindre d'ailleurs de nouveaux partages. Sous prétexte de visiter ces monuments dont la munificence n'avait frappé que moi, je m'éloignai donc du reste de la caravane pour marquer à loisir, par des signes faciles à retrouver, les lieux qui recelaient tant de gages de mon opulence future, et je ne rentrai au camp qu'excédé de fatigue et de faim. Je fus étrangement surpris de l'agitation qui y régnait à mon approche, mais elle ne tarda pas à m'être expliquée:

"Jeune homme, me dit un de ces voyageurs que j'avais remarqué parmi les plus déterminés de la bande, nous ne savons ni qui vous êtes, ni d'où vous venez; et depuis dix jours que nous sommes ensemble, vous n'avez pu nous faire connaître, en aucune manière, les droits particuliers que vous prétendez faire valoir sur le trésor dont nous nous sommes rendus maîtres. Cependant nous sommes vingt, nous avons vingt chameaux, et le traité que vous avez malicieusement imposé vous a rendu possesseur de la moitié de nos chameaux et de la moitié de notre trésor, tandis que la moitié de la charge d'un seul chameau nous est échue à chacun, comme si quelque privilège imprimé à votre front, de la main d'Allah, nous avait livrés à vous en serviteurs et en esclaves. Les règles de l'équité naturelle voulaient que ces richesses fussent également divisées entre tous, et nous y consentirions encore, quoique votre orgueil et votre perfidie méritassent un plus rude traitement, si vous acceptez l'offre que nous vous faisons de la vingtième partie de nos charges. Autrement, nous examinerons la valeur de vos titres dans la sévérité de notre justice, et nous verrons s'il ne nous convient pas de vous mener prisonnier à Bagdad pour y rendre compte de l'origine de ce précieux dépôt, dont le secret est probablement caché dans la conscience de quelque assassin."

Pendant qu'il parlait, j'avais réfléchi. Mon amulette, qui me donnait la connaissance des trésors enfouis, ne me révélait rien sur leurs maîtres légitimes, et j'étais, au reste, assez avancé dans l'étude de la politique pour ne pas espérer que les titres les plus sacrés prévalussent contre le fisc. L'immense fortune que je venais de découvrir et de jalonner me consolait d'ailleurs aisément de la perte de quelques misérables millions, car je l'évaluais à l'équivalent de tout ce qu'il y a d'or en circulation sur la terre; je me contentai donc de sourire avec toute la grâce dont j'étais capable, en méditant ma réponse:

"Eh quoi! mes chers camarades! m'écriai-je, une difficulté si légère a-t-elle menacé un moment de troubler notre union? Je venais vous apporter moi-même la proposition que vous me faites, et le seul regret que j'éprouve est de ne vous avoir pas prévenus. Autant que chacun de vous, et pas davantage, voilà le voeu auquel mon esprit s'était arrêté. Prenez donc neuf de mes chameaux; et chargez celui qui me reste de la part qui me revient. C'est tout ce que j'exige de vous." Ces paroles achevées, je m'associai gaiement à la réfection commune, et je m'endormis ensuite avec tranquillité, en rêvant aux trésors inépuisables dont je venais de m'assurer la conquête.

Le lendemain, et plusieurs jours encore, nous continuâmes à marcher sans qu'il nous arrivât rien de notable. Seulement, de soleil en soleil, la caravane devenait plus pensive et plus triste, et il était aise de discerner dans chacun de nos chameliers des mouvements alternatifs de jalousie et d'inquiétude. Il fut même question de quelques vols qui amenèrent des rixes sanglantes parmi ces aventuriers, dont le moindre avait de quoi acheter une province. D'un autre côté, les provisions étaient fort diminuées, et de toutes les rations la mienne était devenue la plus parcimonieuse. Dix fois j'avais regretté que le génie ne m'eût pas accordé, au lieu du talisman qui annonce le gisement des trésors, celui qui m'aurait fait deviner quelque silo inconnu ou seulement quelque racine nourrissante. Et pourtant nous nous encouragions mutuellement à patienter, parce que notre route s'avançait. Des indices connus de tous ceux qui pratiquent le désert nous faisaient espérer d'arriver incessamment à un bourg ou à un village, et de nous y établir en souverains. Partout la souveraineté appartient à l'or.

Un jour enfin, livré à mes alarmes habituelles, j'étais à peine parvenu à clore mes paupières, au moment où l'aube commençait à blanchir les horizons du désert, quand je fus tout à coup réveillé par un coup de yatagan qui faillit me plonger dans l'éternel sommeil. Je n'eus que la force d'entrouvrir un oeil mourant pour m'assurer près de moi que mon chameau n'y était plus, et pour porter à mon talisman une main défaillante, qui le trouva encore. Un cri, qui m'aurait perdu, manqua heureusement à ma douleur, et je retombai soudain dans un profond évanouissement, que mes assassins prirent pour la mort. Un grand nombre d'heures s'écoulèrent depuis, car le soleil était au milieu de son cours quand je revis la lumière.

J'étais couché sur le bord d'un ruisseau où l'on m'avait transporté pour laver ma blessure. Un vieillard vénérable, dont la barbe blanche descendait jusqu'à la ceinture, et qui achevait, penché sur moi, les soins de mon pansement, paraissait épier dans mes regards, avec une sollicitude paternelle, quelque faible rayon de vie. "Divin prophète! m'écriai-je, est-ce vous qui êtes descendu du haut des cieux que vous habitez, pour rappeler à l'existence l'infortuné Douban, ou plutôt l'ange de la mort m'a-t-il déjà transporté sur ses ailes rapides à votre céleste séjour?

- Je ne suis point Mahomet, répondit-il en souriant; je suis le scheick Abou-Bedil, que la prévoyance ineffable du Tout-Puissant a conduit dans ce lieu pour te sauver, et qui a réussi avec l'assistance de sa volonté, par le secours de quelques simples dont la nature est prodigue. Rassure-toi donc, mon fils, car ta blessure ne présente plus de dangers et tu t'en remettras facilement dans ma maison, où tu seras traité avec toute la sollicitude que méritent ton âge et ton malheur. Elle n'est pas éloignée d'ici, et cette litière de feuillage, que j'ai fait préparer pour toi, t'en adoucira le chemin."

Nous y arrivâmes effectivement en quelques heures, et, avant le coucher du soleil, je reposais sur les nattes d'Abou-Bedil.

Ce sage vieillard avait été la lumière de l'Orient. Longtemps conseiller des rois, il avait attaché le souvenir de son nom à celui d'une époque de paix et de prospérité qui vivra éternellement dans la mémoire des peuples. Les poètes avaient composé des chants à sa gloire, et les villes lui avaient consacré des monuments où éclatait leur reconnaissance. Malheureusement pour lui, la prudence de son administration diminua tellement le nombre des procès que l'infatigable activité des gens de loi, qui ne peut jamais être oisive, se changeant en haine implacable pour l'appointeur de tous les débats, suscita peu à peu contre sa bienfaisante autorité les aveugles colères de la multitude. Il tomba du pouvoir, sans s'y attendre, comme il y était parvenu, et, dépouillé de tous ses biens, il avait obtenu, pour grâce, de se réfugier obscurément dans le plus pauvre de tous les manoirs de ses ancêtres. Il y habitait depuis, également exempt d'ambition et de regrets, nourri du laitage de ses troupeaux, habillé de leurs toisons, partagé entre les loisirs de la méditation et les travaux de l'agriculture, plus heureux peut-être qu'il ne l'eût été jamais, parce qu'il avait promptement appris, dans sa retraite, qu'il n'est point d'état, si disgracié qu'il soit de la fortune, où une vie laborieuse et une âme bienveillante ne puissent être utiles aux hommes. Tel était Abou-Bedil, qui me sauva de la mort, et dont j'ai souvent maudit le bienfait, parce que je n'ai pas su en profiter.

Quand je fus entièrement rétabli, je me présentai devant lui pour baiser ses mains vénérables, mais avec une humilité moins timide qu'on n'aurait pu l'attendre de ma fortune et de ma condition, mon amulette m'ayant fourni pendant ma convalescence un moyen sûr de lui prouver que je n'étais pas ingrat.

"Généreux scheick, m'écriai-je en me relevant dans ses bras qui me pressaient avec tendresse, vois dans l'heureuse circonstance qui m'a valu tes bons offices une marque signalée de la protection du Dieu parfaitement juste que nous adorons, et qui voulait que je servisse d'instrument au rétablissement de ta prospérité et de ta grandeur. Un secret dont j'ai hérité de mes pères m'enseigne que tes aïeux ont caché dans les fondements de ce palais, pendant une longue suite de siècles, des trésors qui surpassent en richesse le trésor même des califes. Tu vas t'en assurer en faisant détourner à l'instant la pierre de tes souterrains, et creuser la terre de tes jardins, à quelques palmes au-dessous de la profondeur que la bêche peut atteindre. Redeviens donc opulent et renommé parmi les hommes, vertueux Abou-Bedil: loue Allah, qui ne peut jamais être assez loué, et ne refuse pas ta bénédiction à ton esclave fidèle."

Abou-Bedil parut pensif, se mordit les lèvres, et me fit asseoir.

"Mon fils, me répondit-il, Dieu est grand et sa puissance est infinie. Je suis assez assuré de l'effet des remèdes dont je t'ai prescrit l'usage pour ne pas attribuer l'hallucination dont tu es frappé aux vertiges qui sont quelquefois la suite d'une blessure mal guérie. J'avais d'ailleurs entendu parler, par mon père, de l'existence de ces trésors, et tu t'étonneras peut-être que je n'aie point cherché à m'en assurer la possession. C'est que l'étude et l'expérience m'ont appris qu'il n'y avait de trésors réels que la modération, qui est la sagesse. Les dons innocents de la nature ont suffi jusqu'ici à mon bonheur, et je ne m'exposerai point à altérer la pureté d'une vie simple et facile, en versant dans la coupe que Dieu m'a donnée le dangereux poison des richesses; mais ta découverte, si elle se trouve vraie, m'enlève le droit de persister dans un dédain qui serait préjudiciable à ta propre fortune. Dans tous les pays policés, l'homme qui découvre un trésor caché peut légitimement en réclamer la moitié, et je manquerais aux devoirs de l'équité la plus commune, si je te privais des avantages que tant d'or acquis sans travail et sans périls semble promettre à l'inconsidération de ta jeunesse. Tu vas donc toi-même prendre possession de ces biens, à supposer qu'ils existent réellement, dans les vastes souterrains sur lesquels mon manoir est bâti. Seulement, je te supplie, au nom de la reconnaissance que tu me témoignais tout à l'heure, et que tu dois réserver plus particulièrement au souverain auteur de toutes choses, de me laisser pour ma part les trésors enfouis sous le sol de mon jardin, non pas que j'imagine qu'ils puissent être plus considérables que les premiers, mais parce qu'on ne pourrait les extraire sans détruire les plantations dont je tire ma nourriture, et les fleurs que je cultive pour le plaisir de mes yeux. Dieu me préserve de sacrifier jamais à la folle envie d'entasser dans mes coffres le métal corrupteur qui engendre tous nos maux le parfum d'une seule rose!"

Après avoir prononcé ces paroles, Abou-Bedil se retira dans ses bains, car c'était l'heure des ablutions.

Quant à moi, je fis appeler des ouvriers, je les conduisis dans les souterrains, et je leur ordonnai de les dépaver sous mes yeux dans toute leur étendue. Les lingots de l'or le plus pur y étaient entassés en si grande quantité qu'après en avoir composé la charge de toutes les bêtes de somme qu'il fut possible de se procurer dans le pays, j'eus le regret d'en laisser presque autant que je pouvais en enlever; mais je ne manquai pas de me faire honneur de ma modération forcée, en exagérant devant le scheick le nombre et la valeur des trésors que je lui laissais, comme s'il avait dépendu de moi de les lui ravir. "Tu sauras donc où les retrouver, dit le vieillard en souriant, quand tu auras épuisé ceux qui t'appartiennent, car je fais voeu, sur le saint livre du Koran, de n'y toucher de ma vie. Donne maintenant à ceux qui ont travaillé sous tes ordres tout ce qu'ils auront la force d'emporter de ce métal, et commande-leur de recouvrir le reste avec toute la solidité qu'ils sont capables de mettre dans leurs ouvrages. Puisse cet or être plus profondément enfoncé encore dans les entrailles de la terre, et y demeurer jusqu'à ce que mes mains l'en retirent. Il n'y fait du moins point de mal."

J'étais si impatient de jouir de mon opulence que je fus prêt à partir le lendemain avant la naissance du jour. Le scheick était debout comme moi, mais c'était pour contempler le lever du soleil et pour visiter ses fleurs. Quand il me vit disposé à m'éloigner: "Mon fils, me dit-il, veuille le ciel t'être désormais plus favorable qu'il ne l'a été jusqu'ici! Tu es riche entre tous les hommes, et la richesse entraîne à sa suite plus de malheurs que tu n'en peux prévoir. Soulage ceux qui souffrent et nourris ceux qui ont faim: c'est le seul privilège de la fortune qui mérite d'être envié. Evite le pouvoir, qui est un piège tendu par les mauvais esprits aux âmes les plus innocentes. Evite même la faveur de ceux qui sont puissants, car on ne l'obtient presque jamais qu'au prix de la liberté et du bonheur. Cherche cependant à te concilier leur bienveillance et à t'assurer leur appui, par les moyens dont tu te servirais pour te gagner des clients dans la classe moyenne, c'est-à-dire par des présents proportionnés à leurs besoins ou à leur cupidité. Toutes les classes sont également soumises à la séduction de l'or; il n'y a que le taux de changé. Ne dédaigne pas d'acheter au même prix la protection des courtisans, sans laquelle il serait insensé de compter sur la protection du maître. Je n'ai plus que trois mots à ajouter à mes conseils: sois indulgent et miséricordieux envers tout le monde, ne te mêle pas des affaires publiques, et tâche d'apprendre un métier."

Là-dessus, Abou-Bedil me bénit, et retourna, tranquille, à ses roses.

Tandis que je cheminais vers Bagdad, je méditais ces sages conseils dans mon esprit, et je pressentais de plus en plus la nécessité de signaler mon entrée dans la ville par un magnifique présent au calife; mais je n'y pouvais penser sans m'effrayer du sacrifice que je serais obligé de faire à cette mesure de prudence, et je promenais sur mes trésors un regard inquiet et jaloux, en cherchant des moyens de ne pas m'en séparer. Nous arrivâmes enfin aux portes de la cité souveraine, dans une plaine propre à notre campement, qui s'étendait sur un des côtés de la route. Le côté opposé était occupé par une autre caravane, dans laquelle je n'eus pas de peine à reconnaître les bandits qui m'avaient dépouillé au désert, avec leurs chameaux chargés de mon or. Les vêtements que j'avais reçus de la libéralité d'Abou-Bedil me déguisèrent heureusement à leurs yeux, et je passai assez près d'eux pour m'assurer de ma découverte sans exciter leur défiance. Comme je m'étais accoutumé à la perte de ces richesses, et qu'elles n'auraient fait en ce moment qu'augmenter mes embarras, cette rencontre inopinée me suggéra un dessein qui satisfaisait à la fois mon avarice et ma vengeance, et que je me hâtai d'exécuter, après avoir mis mon escorte sur ses gardes contre de si dangereux voisins. J'entrai donc seul à Bagdad, et je me rendis sur-le-champ au palais du calife, car c'était l'heure où il tient ses audiences, qui sont ouvertes à tout le monde.

Il faut vous dire, seigneur, que l'empire des califes venait de recevoir un de ces rudes échecs qui ont enfin causé sa ruine, et que le souverain régnant n'avait trouvé moyen d'y porter remède qu'en levant sur ses peuples un impôt exorbitant qui menaçait de devenir une source de sédition et de révolte. C'est dans ces circonstances que je me présentai devant lui, non sans colorer mon histoire d'un de ces mensonges que la mystérieuse origine de ma fortune me rendait à tout moment nécessaires, car c'est là l'inconvénient inévitable de toute fortune qui n'a pas été acquise par un droit légitime ou par un travail assidu.

"Souverain commandeur des croyants, lui dis-je après m'être prosterné trois fois et avoir frappé trois fois de ma tête le pavé de son palais, tu vois à tes pieds le malheureux Douban, prince du Fitzistan, chassé de ses Etats par l'ambition cruelle d'un frère, et qui vient chercher dans les tiens une demeure hospitalière et un tranquille repos. Le Très-Haut me garde pourtant d'aggraver les charges de ton empire des frais d'une hospitalité importune! J'ai soustrait mes trésors à la rapacité de mes ennemis, et la part que d'affreux malheurs m'ont laissée suffit largement aux besoins d'une existence digne du rang que j'ai tenu dans la Perse. Par un fatal hasard, j'en avais dirigé la plus faible portion par les voies ordinaires, et c'est celle qui m'accompagne aujourd'hui. L'autre, que j'escortais de ma personne dans les routes du désert, m'a été volée par mes esclaves, qui m'ont assassiné et laissé pour mort dans une région éloignée. Miraculeusement sauvé du trépas, j'ai rejoint ce matin la première partie de mon convoi aux portes de Bagdad, et le Tout-Puissant a permis que je reconnusse l'autre dans une caravane voisine, au moment où je venais déposer à tes genoux l'assurance de mon dévouement filial. Celle-là, qui peut dispenser tes peuples du payement d'un impôt rigoureux et difficile à prélever, et qui te fournira de surcroît tout ce qu'il faut d'or pour satisfaire à l'entretien de ta magnificence royale, t'appartiendra sans réserve, si tu daignes en recevoir l'hommage. Il suffira, pour la faire entrer dans ton trésor, que tu m'accordes une troupe de soldats disposés à s'en emparer sous mes ordres, et que tu m'autorises à faire justice de mes assassins."

"Nous recevons ce que tu nous offres, et nous t'accordons ce que tu nous demandes, repartit le calife; mais ce n'est point à cela que nous bornerons nos grâces. Il y a trois mois que notre grand visir cherche à remédier aux embarras de l'empire, sans y avoir réussi, tandis que la vivacité de ton intelligence vient de nous en délivrer en un moment. Hâte-toi d'exécuter ce que tu nous proposes et de prendre sa place auprès de nous, car telle est notre volonté."

Ce langage me frappa de confusion et de terreur, parce que je comprenais pour la première fois que la fortune ne tient pas lieu de tout. J'étais à peine initié à la connaissance des lettres vulgaires, et, par conséquent, incapable d'exercer les fonctions de grand visir, dont l'éloignement où j'avais toujours vécu des affaires me faisait concevoir une idée extravagante. Je ne me trouvais d'aptitude réelle qu'à être riche, état pour lequel j'imaginais qu'on a toujours assez d'esprit, et les exemples ne me manquaient pas. D'ailleurs, s'il faut l'avouer, j'estimais ma condition fort au-dessus de celle du grand visir et du calife lui-même, et je m'étais proposé plus d'une fois, dans mes projets de grandeur future, d'acheter un jour l'empire du monde. Je déclinai donc, sous les prétextes les plus spécieux que mon imagination me put suggérer, la haute faveur dont m'honorait le commandeur des croyants, et je fus assez heureux pour colorer mon orgueil des apparences de la modestie et de la vertu. Il n'y a rien de plus aisé que de se donner les honneurs de la modération quand on n'a rien à désirer.

Le soir, les voleurs de mon or furent pendus, sans qu'il leur eût profité, et le trésor dont leur crime les avait rendus maîtres passa dans les caisses du calife, qui n'en profita pas davantage.

Le lendemain, j'achetai des palais, des maisons de campagne, des meubles somptueux, des esclaves innombrables, des femmes de toutes les couleurs et de tous les pays. Les jours suivants, je mis en route des caravanes bien escortées pour aller recueillir dans la ville du désert les richesses immenses que je prétendais y avoir enfouies, et j'ordonnai leurs voyages de telle manière que chaque soleil devait me ramener, pendant une longue suite d'années, autant de biens que j'en avais amassé jusque-là. Je fis creuser des souterrains d'une étendue prodigieuse pour y enfermer tous les nouveaux trésors que la terre devait accorder à mes recherches, et je m'abandonnai ensuite à la mollesse et à la volupté, au milieu de mes maîtresses et de mes flatteurs, sans aucune défiance de l'avenir, le service que j'avais rendu au calife me rassurant complètement sur les efforts que mes ennemis pourraient faire pour m'enlever sa protection.

Il s'en fallait cependant de beaucoup que je fusse à l'abri de tout danger, et je n'eus que trop tôt l'occasion de m'en apercevoir. En rendant l'impôt inutile, j'avais irrité les préposés du fisc qui recueillent toujours la meilleure part de tous les impôts possibles. J'avais aigri le sot orgueil de la populace elle-même qui souffre impatiemment qu'on se mêle des affaires, et qui ne veut pas qu'on puisse se flatter de lui avoir imposé l'indépendance et le bonheur. J'avais humilié l'ambition des grands, qui rougissaient de voir leurs honneurs répudiés par un aventurier, et la vanité des riches, dont mes profusions scandaleuses avaient rendu le faste impuissant et ridicule. Loin de me savoir gré de mon refus, le visir le regardait comme un moyen plus sûr de m'emparer de sa puissance, en l'avilissant dans ses mains et en me faisant, par des largesses, des créatures dans le peuple. Le calife, indigné de ne pouvoir lutter avec moi de magnificence, avait épuisé en vain ses ressources et son crédit par des emprunts ruineux, et il se tenait renfermé depuis quelque temps, sous prétexte de maladie, dans la misère de son palais. Telle était la position des choses, quand on m'annonça que le grand demandait à me parler.

J'allai le recevoir en grande pompe, et je l'introduisis, en affectant une humilité insolente, dans le plus riche de mes appartements. C'était un homme déjà sur l'âge, que j'avais toujours dédaigné de voir, malgré les sages conseils d'Abou-Bedil, et dont toute la physionomie annonçait la plus honteuse avarice. Son oeil était creux, fauve, éraillé; sa figure hâve et plombée par de longs soucis; son dos était voûté en quart de cercle, comme celui de ces malheureux ouvriers qui travaillent aux mines; son corps grêle, épuisé par les privations, chancelait sous ses frêles appuis, comme un chalumeau vide que la faux du moissonneur a oublié en passant. Il pressait sur sa poitrine un manteau d'une étoffe assez riche, probablement dérobé aux dépouilles de son prédécesseur, mais dont la trame usée ne présentait plus qu'un tissu finement travaillé à jour qui menaçait de se rompre de toutes parts. Il en releva soigneusement les pans avant de s'asseoir, pour ne pas l'exposer aux chances périlleuses d'un frottement, et il me parla ainsi:

"Voyageur du Fitzistan, me dit-il, j'aurais le droit de vous aborder avec des paroles de colère, car vous avez oublié le respect qui est dû à notre auguste maître, en lui donnant pour un hommage libre ce qui n'est, en effet, qu'une très faible partie du tribut légal dont vous étiez tenu envers lui; mais sa mansuétude toute-puissante impose silence à notre justice. Je viens donc vous signifier en son nom, et par égard pour votre qualité d'étranger qui peut excuser votre ignorance, que la moitié des trésors dont vous vous êtes notoirement emparé en maintes et diverses parties de ses Etats, lesquels s'étendent aux bornes du monde, relève de sa propriété souveraine, et que vous ne pourriez la retenir traîtreusement sans encourir la peine justement infligée aux crimes de lèse-majesté, c'est-à-dire la mort et la confiscation."

A ce dernier mot, qui avait une valeur particulière dans la bouche du grand visir, ses lèvres longues et étroites se relevèrent par les coins; ses petits yeux enfoncés brillèrent d'une lumière ardente, et son regard avide supputa d'un clin d'oeil plus rapide que l'éclair la valeur de mes meubles et de mes bijoux.

Ses intentions et ses regrets étaient trop manifestes pour échapper, en moi, à cet esprit de prudence, déjà éprouvé, qui est la sagesse et le tourment des riches; mais ma résolution était prise à l'égard des voleurs de cour comme à l'égard des voleurs du désert, et j'étais décidé d'avance à tous les sacrifices, parce qu'il n'y avait point de sacrifice qui pût compromettre une fortune inépuisable. Je prévoyais d'ailleurs que le calife et le visir seraient obligés d'enfouir une partie de mes richesses; et comme ils étaient beaucoup plus vieux que moi, je savais bien où retrouver un jour l'or qu'ils m'auraient volé. Ce n'était qu'une espèce de dépôt que j'espérais reprendre avant peu, grossi de leurs propres économies.

"Seigneur, répondis-je avec un sourire un peu forcé, quoique mes trésors ne doivent rien à la succession d'Abou-Giafar-Almanzor, premier calife de l'Irak, et que je me fusse fait scrupule d'en recueillir d'autres que ceux qui me viennent de mes pères, je me soumettrai sans réserve aux ordres de notre maître, qui ne peut jamais se tromper; je le prierai même d'agréer tout ce que je possède, au lieu de la moitié qu'il réclame, heureux que sa bonté souveraine me laisse une natte où reposer ma tête, et un burnous pour m'envelopper. Je ne prétends en distraire, si votre grâce le permet, que ces deux coupes, chacune d'une seule émeraude taillée par Ali-Taffis, et qui contiennent les diamants royaux de ma famille depuis le règne de Taher le Grand."

"Deux coupes d'une seule émeraude chacune, et toutes remplies de pierres précieuses!" s'écria le grand visir en bondissant sur mon divan.

"J'avais depuis longtemps destiné ces deux inestimables joyaux, continuai-je sans m'émouvoir, à enrichir le trésor particulier du plus grand ministre qui ait imposé à cet empire la douce sagesse de ses lois. C'est à vous, seigneur, qu'ils appartiennent, et c'est dans la seule intention de vous les offrir que je me les suis conservés. Puissent-ils vous paraître dignes de tenir une place modeste parmi les magnificences de votre palais!"

"Prince Douban, répondit le grand visir en se soulevant d'un air de bienveillance sur ses mains sèches et crochues, nous aimons à reconnaître dans ce présent, qui nous est singulièrement agréable, la somptueuse libéralité de vos illustres ancêtres, et nous vous prions de croire à notre bénigne et infaillible protection."

Un instant après, il fit charger trois cents chameaux de mes dépouilles, et il me quitta, en me félicitant, par des paroles affables et louangeuses, sur mon mépris pour les richesses.

Il s'en fallait de beaucoup que je fusse parvenu à ce haut degré de la sagesse humaine. Je me consolais sans effort d'un jour de mauvaise fortune, dans l'attente de mes convois, et il n'en manqua pas un seul. Mes maisons se remplirent, mes souterrains se comblèrent, l'or m'envahit de tous côtés; et comme je ne pouvais suffire à le dépenser et à le répandre, je craignis quelquefois qu'il ne vînt me disputer la place étroite que je m'étais réservée pour vivre simplement et commodément à la manière des autres hommes. Deux mois se passèrent ainsi en sollicitudes et en embarras, dont les pauvres ont au moins le bonheur de ne pas se faire d'idée, et je crois que je serais mort à la peine si le grand visir n'avait pas jugé à propos de mettre un terme éternel à mes soucis par une nouvelle visite.

Il se présenta cette fois dans un autre appareil, c'est-à-dire accompagné de cent eunuques noirs précédés de leurs chefs, et brandissant autour de leur tête des sabres éblouissants, dont l'aspect me saisit de terreur, car je n'ai jamais été fort brave, et il n'y a rien qui rende le coeur plus lâche que la richesse. L'abominable vieillard entra sans être annoncé, s'assit sans que je l'en priasse, et, fixant sur moi ses yeux rouges de colère: "Infâme giaour! me dit-il, tu n'as donc pas craint de lasser par tes crimes la miséricorde du calife et celle du ciel! Non content de nous avoir dérobé la moitié de nos droits dans les trésors que tu accumules sans cesse, tu as contracté un pacte sacrilège avec les mauvais esprits pour convertir en or la plus pure substance de nos peuples bien-aimés, et jusqu'aux éléments nourriciers qui germent dans les moissons et qui mûrissent dans les fruits de la terre. De tels forfaits auraient mérité un châtiment qui étonnât le monde entier; mais le calife, dont la bonté est infinie, adoucissant en ta faveur la rigueur de sa justice, en considération de quelque service que tu as rendu naguère au pays, et réduisant ta condamnation aux termes les plus favorables, veut bien se contenter de te faire étrangler aux prochaines fêtes de son glorieux anniversaire. La même sentence nous donnant l'investiture de tous tes biens passés et présents, provenant d'hoirie ou d'acquêts, nous daignons en prendre ici possession par-devant toi, pour que tu n'aies à en prétexter ignorance: et sur ce, gardes, qu'on le conduise hors de notre présence, aussitôt qu'il sera possible, car la vue des pervers est un supplice pour la vertu."

Il n'y avait rien à répondre à cette allocution, puisque mon jugement était prononcé. Je baissai donc humblement la tête sous le sabre des eunuques, et je me disposai à gagner la prison où j'allais attendre le jour assez prochain des exécutions solennelles. J'atteignais à peine à la porte de ma salle des cérémonies, quand la voix aigre et fêlée du grand visir vint vibrer à nos oreilles. "Holà! dit-il, qu'on ramène ici ce misérable, et qu'on le dépouille à mes yeux des magnifiques vêtements qu'il a l'audace d'étaler jusqu'au milieu des calamités publiques que ses sortilèges ont attirées sur le pays. Le sayon le plus grossier et le plus vil est trop bon pour couvrir. Ayez soin de placer ces étoffes somptueuses dans notre vestiaire pour quelque usage charitable auquel nous les avons réservées, car nous savons un homme de bien dont le nom est en bénédiction parmi le peuple, qui s'est toujours habillé avec une simplicité extrême, à cause de sa grande modestie, et qui relèvera encore ces riches parures par sa grâce et sa bonne mine. - Attendez, attendez, s'écria-t-il comme par réflexion, qu'est-ce donc que le coffret qui pend à cette chaîne d'un brillant métal sur la poitrine de cet infidèle? Qu'on me le fasse voir à l'instant! C'est qu'il est en vérité aussi remarquable par le travail que par la matière! Si j'en juge à son poids, il doit être de l'or le plus pur; les pierres dont il est incrusté sont si fines qu'on les croirait dérobées à la couronne de Salomon, et la ciselure en est si délicate qu'elle ne peut avoir été travaillée que par les péris. Je me proposais, au premier abord, d'en faire présent à Fatime, la plus jeune de mes esclaves, à qui je n'ai jamais rien donné, mais je m'avise qu'il convient mieux de le conserver dans mon trésor, dont il ne sera certainement pas la pièce la moins rare."

En achevant ces exécrables paroles, le vieux coquin passa la chaîne de mon amulette autour de son cou.

"Tu ne t'es pas trompé en tout sur la valeur de ce joyau, voleur maudit que Dieu punisse par des tourments éternels, m'écriai-je en rugissant de fureur. Le coffret que tu me ravis, c'est le talisman merveilleux qui me donnait la connaissance de tous les trésors de la terre. Si l'impatience de ton insatiable avarice avait pu se satisfaire des biens que je lui aurais donnés, j'aurais changé en six mois tous tes palais en or, et je t'aurais fait marcher dans tes jardins sur un sable de diamants. Il t'en aurait moins coûté de distribuer des royaumes à tes esclaves qu'il ne t'en coûte aujourd'hui de les parer d'un misérable collier d'argent faux. Meurs donc de désespoir et de rage, homme stupide et détestable, car ce talisman dont tu t'es si indignement emparé vient de perdre toute sa vertu en tombant dans tes mains profanes. Il ne te révèle pas même, à l'instant où je parle, l'endroit mystérieux où j'ai caché mes plus précieuses richesses."

En effet, le talisman était devenu muet, et le grand visir le savait déjà. Cette idée l'avait frappé du coup de mort; on l'emporta évanoui, et l'on me traîna en prison.

Peu de temps après, le visir mourut, au milieu de ses sacs d'or, du regret de n'en pouvoir augmenter le nombre. Le calife s'empara de son héritage et de mes trésors les plus cachés, et il dévora en voluptés passagères ces vains restes de ma fortune, qui ne servirent qu'à l'amollissement et à la corruption de sa cour. Le peuple même énerva son courage dans les délices de ses fêtes. L'ennemi profita de ces jours d'ivresse et de délire pour planter ses tentes au milieu du vieux royaume d'Abou-Giafar; et avant le joyeux anniversaire du couronnement où je devais être pendu, l'empire entier avait péri, parce qu'il s'y était trouvé un homme trop riche. Tels furent les effets réels du talisman que le génie de la montagne de Caf m'avait donné pour la ruine d'une nation et peut-être pour le malheur du monde.

Les gouvernements qui succédèrent à celui de ce voleur couronné s'emparèrent tour à tour de la direction des affaires au nom de la justice et de l'humanité, car il paraît décidément que c'est un des meilleurs moyens possibles de tromper les hommes. L'insigne persécution dont j'étais victime fut la seule oubliée, parce que la splendeur de mon ancien état m'avait fait autant de rivaux qu'il y avait de riches et autant d'ennemis qu'il y avait de pauvres, et qu'il n'était d'ailleurs personne à Bagdad qui, par violence ou par adresse, n'eût tiré à soi quelque bonne part de mes dépouilles. Les cachots ne me furent ouverts qu'au bout de trente ans par une insurrection populaire, et je me trouvai heureux de m'échapper de la ville, où j'avais déployé tant de faste, à la faveur d'un incendie.

Ma première pensée fut de me rendre au modeste manoir d'Abou-Bedil, non pas que j'espérasse le trouver encore vivant, mais parce que je me flattais qu'il n'avait pas révélé à ses héritiers le trésor de ses jardins. Hélas! je ne parvins pas sans de longues recherches à en connaître la place. Les ouvriers que j'avais employés s'étaient souvenus de ce mystère; peu de temps après mon départ, ils avaient égorgé le vieux scheick et sa famille; la terre, bouleversée au loin, leur avait rendu son funeste dépôt; il n'y restait pas même une des plantes nourricières que ses mains avaient cultivées, et qui auraient pu soulager ma faim. Ainsi j'avais porté dans cette maison, pour prix d'une si douce hospitalité, les plus effroyables malheurs; et ces horribles calamités, dont le tableau me suivait partout où je portais mes pas, c'était le talisman de l'or qui les avait produites!

Il fallut donc me résigner à ma destinée, et tendre la main de ville en ville à la pieuse charité des passants, plus souvent secouru par les pauvres que par les heureux de la terre, dont la prospérité dessèche le coeur comme elle avait desséché le mien; car mon aveugle opulence n'a pas laissé dans sa courte durée, je l'avoue en rougissant de honte et d'indignation, la trace d'un bienfait de peu de valeur, dont la reconnaissance puisse aujourd'hui me payer l'intérêt. Vingt ans se sont écoulés depuis, et c'est dans cet état d'opprobre que je suis arrivé ce matin à Bagdad, attiré, seigneur, par la renommée de votre inépuisable compassion pour les misérables, afin de mendier un faible secours à votre porte, où j'ai trouvé ces deux vieillards.

Cette histoire est celle de Douban LE RICHE, qui avait eu à sa disposition tous les trésors inconnus, qui s'était proposé, à vingt ans, d'acheter tous les royaumes et toutes les îles du monde, et qui vivait depuis cinquante ans des aliments grossiers de la prison et des ressources incertaines de l'aumône.

Quoiqu'elle ne me paraisse pas fort amusante, le vieillard bienfaisant de Damas l'avait écoutée avec plus d'attention que je ne serais capable de lui en prêter moi-même, si j'étais obligé de la relire. Mais, comme l'heure s'avançait, il se leva en bénissant ses hôtes, et en les ajournant au lendemain pour entendre la suite de leurs récits.

 

Seconde journée

Le lendemain, les trois vieillards voyageurs se rendirent chez le vieillard de Damas, à l'heure où ils étaient conviés. Ils reçurent chacun une bourse d'or comme la veille, et s'assirent au banquet avec un parfait contentement, car ils n'avaient été depuis longtemps ni si bien accueillis ni si heureux. Douban le riche paraissait surtout s'étonner d'être si à son aise dans ses affaires, et de vivre si largement.

Quand le repas fut terminé, le bon vieillard de Damas se tourna du côté du second des trois vieillards qu'il avait à sa droite et lui témoigna par une douce inclination de tête qu'il aurait aussi plaisir à entendre son histoire. Celui-ci ne se fit pas prier davantage, et raconta ce qu'on va lire:

Histoire de Mahoud le séducteur

Seigneur, dit-il, je ne vous occuperai pas longtemps des particularités de mon enfance, car elles vous ont été rapportées avec beaucoup d'exactitude par celui de mes deux compagnons qui a eu l'honneur de parler devant vous. Je suis en effet son frère Mahoud le beau, surnommé l'amour et les délices des femmes, et dont le nom retentissait, il y a un demi-siècle au plus, dans tous les harems de l'Orient. Vous savez déjà comment nous nous séparâmes, et j'avoue que le dédain de mes frères pour quelques agréments dont j'étais doué me faisait désirer ce moment avec une vive impatience, quoique je n'eusse pas tardé à penser que le talisman du génie qui devait me faire adorer des belles produisait sur les hommes un effet tout opposé. Je restai donc seul, aussi satisfait de ma personne que mécontent de ma situation.

Le désert, seigneur, est un triste séjour pour un joli homme. J'y vécus fort mal et fort péniblement pendant plusieurs semaines, mais je trouvai à me dédommager aux premières habitations. Je n'ai pas besoin de vous dire à quel genre d'avantages personnels je dus partout la plus gracieuse hospitalité. Je ne peux cependant me dispenser d'ajouter qu'elle entraînait souvent avec elle de fâcheuses compensations. Les hommes sont généralement jaloux, et les jaloux sont généralement brutaux, surtout quand ils n'ont pas reçu d'éducation. Tous les pays que je traversais étaient des pays de conquête; mais, à l'opposé des autres conquérants, je ne les traversais presque jamais sans être battu.

Un jour que j'échappais à la poursuite de cent beautés rivales, poursuite qui a aussi ses importunités, et que je me dérobais en même temps aux procédés grossiers de leurs amants et de leurs époux, je tombai au milieu de la caravane d'un marchand d'esclaves qui se rendait à Imérette pour y acheter des Géorgiennes. Comme j'avais entendu dire que c'était là que se trouvaient les plus belles personnes du monde, et que j'étais empressé d'y exercer l'empire déjà éprouvé de mon mérite ou de mon talisman, je n'hésitai pas à m'engager parmi ses serviteurs pour quelque office assez vil, dans l'espoir assuré de m'en affranchir au premier endroit où nous trouverions des femmes. Ces vallées creusées, comme vous le savez, dans les flancs du Caucase sont malheureusement fort désertes, et nous devions arriver à Imérette sans avoir rencontré une seule tribu.

Le maître de la caravane était un homme fin, jovial et facétieux, qui avait surpris sans peine le dessein de mon voyage, et qui se faisait un malin plaisir de présenter mes espérances et mes prétentions sous un aspect ridicule: "Camarades, dit-il un jour, nous approchons du but de notre route, et nous allons nous remettre en possession de ces douces jouissances de la vie dont le désert nous a si longtemps privés: trop heureux, cependant, si l'aimable Mahoud, le séduisant prince de Fardan, daigne nous laisser quelques beautés à toucher, car vous savez qu'il sait les émouvoir, dès le premier jour, à la suite de son char victorieux. O beau Mahoud, que la nature a comblé de tant de grâces, refuseriez-vous d'être propice aux bons et fidèles compagnons qui ont partagé vos hasards, et n'auront-ils pas une seule amourette à glaner derrière vos riches moissons? Assez de jolies filles fleurissent dans les délicieuses campagnes d'Imérette pour suffire à vos plans de conquêtes, sans que vous réduisiez vos amis au malheur d'aimer sans être aimés! Il en est peu d'ailleurs parmi elles qui méritent d'être associées à une destinée telle que la vôtre, et celles-là ne doivent vous être disputées par personne. Que n'êtes-vous, hélas! arrivé plus tôt dans le pays, quand la chute du plus puissant souverain du Caucase mit à ma disposition la princesse de Géorgie, cette adorable Zénaïb, la perle unique du monde, que je vendis l'année dernière au roi de la Chine...

- Zénaïb, princesse de Géorgie! m'écriai-je avec enthousiasme; car ce nom était pour moi une espèce de révélation merveilleuse.

- Elle-même, reprit le marchand avec un sang-froid accablant, et c'est ainsi qu'elle parlait de vous! "Cruel, me disait-elle souvent en tournant sur moi des yeux de gazelle qui auraient attendri un tigre, si tu vends ma personne au roi de la Chine, comme tu te l'es proposé, ne te flatte pas de lui vendre mon coeur. Mon coeur s'est donné au plus beau des princes de la terre, au charmant Mahoud, l'héritier présomptif du Fitzistan: je ne sais si tu en as entendu parler, continuait-elle, et je ne l'ai jamais vu, mais il m'apparaît toutes les nuits dans mes songes. C'est à lui qu'appartient à jamais, quoi qu'il arrive, l'infortunée Zénaïb..."

A ces mots, la troupe entière partit d'un éclat de rire convulsif, mais j'y fis peu d'attention. L'image que je me faisais de Zénaïb absorbait toute ma pensée, et je me promettais déjà d'avoir peu d'égards pour les vulgaires tendresses des filles d'Imérette. Nous entrâmes le lendemain dans la ville, sans que j'eusse changé de résolution.

Après avoir reçu du marchand d'esclaves ce qui m'était dû en raison de mes services, je me retirai dans un kan fort isolé, pour y penser librement à Zénaïb, et pour y chercher les moyens de rejoindre ma princesse à travers l'espace immense qui nous séparait. Mon imagination, naturellement assez paresseuse, ne m'en ayant fourni aucun, je commençais à m'abandonner à la plus noire mélancolie, quand une fête publique qui se célébrait à Imérette m'inspira l'envie de sortir de ma retraite pour me distraire un moment des chagrins qui m'accablaient. Il est inutile de vous parler de l'effet que produisit ma vue; il n'y eut qu'un cri sur mon passage, et la modestie me défend de le répéter. Seulement, l'émotion des plus jeunes ou des plus réservées se trahissait par quelques soupirs qu'on étouffait à demi, en cherchant à les faire entendre. Je ne rentrai chez moi que fort tard, à cause du grand concours de femmes qui se pressaient au-devant de moi, et qui me fermaient le chemin. La soirée tout entière fut employée à recevoir des présents et à refuser des billets doux. Hélas! m'écriais-je avec un dédain amer, en repoussant ces témoignages insensés d'une passion que je ne pouvais partager; hélas! ce n'est point Zénaïb! - Et j'ajoutais, en gémissant du profond de mon coeur: Barbare souverain de la Chine, rends-moi Zénaïb, l'unique objet de mes voeux, Zénaïb que tu m'as ravie, ma belle et tendre Zénaïb!... A ce prix, je te laisse sans regret l'empire du monde! - Il est vrai que je n'y avais pas beaucoup de prétentions.

J'avais paru. Les jours suivants ne firent qu'augmenter mon embarras. Vous ne sauriez imaginer, seigneur, combien il est pénible d'être adoré de toutes les femmes. On pourrait s'accommoder de trois ou quatre, et d'un peu de surplus; mais, quand cela passe la douzaine, il n'y a réellement plus moyen d'y tenir. Et puis il y a des passions douces et faciles avec lesquelles on est toujours libre de prendre des arrangements; mais celles que j'avais le malheur d'inspirer étaient si fantasques et si violentes, que je ne me les rappelle pas sans frémir. Il ne fut bientôt plus question que de jeunes beautés éperdues d'amour, qui renonçaient à la modestie de leur sexe pour se disputer le coeur d'un aventurier inconnu. Quelques-unes furent subitement privées de l'usage de la raison; quelques autres se livrèrent aux dernières extrémités du désespoir. Mon arrivée et mon séjour dans la capitale d'Imérette furent signalés enfin par une insurrection unique dans les annales du monde, et qui ne pouvait manquer d'attirer l'attention du gouvernement. On me conduisit devant le roi.

Ce prince, qui était jeune et beau, m'attendait avec une impatiente curiosité, au milieu des grands officiers de sa cour.

- Est-ce toi, me dit-il en arrêtant sur moi des yeux étonnés, qui te fais nommer Mahoud, prince de Fardan?

- C'est moi, seigneur, lui répondis-je d'un ton assuré, en déployant tout ce que je croyais posséder de dignité et de grâces.

Je dois rendre à ce monarque la justice de déclarer qu'il resta quelque temps interdit et comme stupéfait, mais la puissance secrète attachée à mon talisman reprenant tout son empire, il s'abandonna si follement au délire de sa gaieté, que je pensai un moment qu'il allait perdre connaissance; et, comme les sentiments des rois ont toujours quelque chose de contagieux, les courtisans qui l'entouraient, oubliant la retenue respectueuse que leur imposait sa présence, tombèrent pêle-mêle sur les degrés du trône, en se roulant dans les spasmes du rire le plus extravagant dont on puisse se faire une idée. Les gardes mêmes qui m'environnaient abandonnèrent leurs armes pour se presser les côtés des deux mains, dans ce paroxysme presque effrayant de la joie qui commence à toucher aux confins de la douleur. Cette crise fut longue, et me parut plus longue peut-être qu'elle ne le fut en effet.

"Eh quoi! s'écria le roi quand il eut repris assez de calme pour se faire entendre, c'est toi qui es venu troubler de ta funeste présence la tranquillité de mes Etats, en jetant dans le coeur des femmes les séductions de l'amour! Ce prodigieux triomphe était réservé à ces petits yeux ronds et stupides, qui laissent tomber, de droite et de gauche, deux regards louches et maussades; ou bien à ce nez large et aplati qui surmonte de si haut une bouche torse et mal garnie. Tourne-toi un peu, je te prie, afin que je m'assure si je ne me suis pas trompé en devinant derrière tes épaules inégales une lourde protubérance. Elle y est en vérité; j'en prends tout le monde à témoin: et, pour comble de difformité, il s'en faut de cela, continua-t-il en montrant sa main étendue, que la jambe sur laquelle il s'appuie maintenant avec une nonchalance affectée égale l'autre en longueur. Par le soleil qui nous éclaire, on n'a jamais rien vu de plus surprenant, depuis que les caprices d'un sexe imbécile disposent de l'honneur de l'autre!

Odieux rebut de la nature, reprit-il après un moment de réflexion (c'est à moi qu'il adressait ces expressions désagréables), je t'ordonne d'évacuer à l'instant notre royaume d'Imérette, et, s'il t'arrive de te faire aimer avant ton départ de la dernière des esclaves, tiens-toi pour averti que tu seras hissé demain à l'arbre le plus élevé de la contrée, pour y servir d'épouvantail aux oiseaux de rapine."

Cet arrêt sévère était énoncé de manière à ne pas me permettre la moindre réplique. Je me glissai avec modestie entre mes gardes, et je sortis de la ville au milieu de cette escorte insolente, en voilant mon visage de mes mains, dans la crainte d'exciter encore une de ces sympathies que j'étais menacé de payer si cher. Arrivé hors des faubourgs, et congédié plus grossièrement, s'il est possible, que je n'en avais l'habitude, je me mis à marcher résolument vers la frontière sans oser tourner les yeux derrière moi. Je cheminais ainsi depuis deux heures, en proie à des méditations fort sérieuses, car je n'avais pas eu le loisir de reprendre dans mon kan les cadeaux et les bijoux dont les beautés d'Imérette venaient de m'enrichir, quand les pas de plusieurs cavaliers qui me suivaient de près me firent craindre un nouveau malheur.

"Prince Mahoud, arrêtez, s'il vous plaît, s'écriaient des voix confuses; beau prince Mahoud, est-ce vous?"

Presque assuré cependant que ces cris graves et robustes n'étaient pas articulés par des femmes, je fis courageusement face au péril, et je vis quatre pages ou icoglans, superbement vêtus, montés sur de magnifiques chevaux blancs, tout caparaçonnés de soie et d'or, et qui accompagnaient de riches voitures de bagages.

- Je suis le prince Mahoud que vous cherchez, répondis-je fièrement, et s'il n'y a point de femmes parmi vous, comme je le suppose, je puis l'avouer sans inconvénient pour la tranquillité publique. Maintenant, que demandez-vous de moi?

Je ne vous dissimulerai point, seigneur, que ma vue produisit sur ces étourdis son effet accoutumé. Ils se recueillirent toutefois après un moment de sottes risées, et celui d'entre eux qui paraissait exercer une certaine autorité sur les autres, descendant de cheval avec un embarras respectueux, vint ployer le genou et s'humilier à mes pieds.

- Seigneur, dit-il en frappant la terre de son front, qu'il vous plaise d'agréer le timide hommage de vos esclaves. La divine Aïscha, notre reine, qui s'était glissée ce matin derrière une des portières de la salle du conseil, pendant votre entretien avec son auguste époux, et qui en connaît les funestes résultats, n'a pu se défendre d'un mouvement d'amour pour votre glorieuse et ravissante personne. En attendant des jours plus propices pour vous rappeler à sa cour dont vous êtes destiné à faire l'ornement, elle nous a ordonné de venir vous offrir ces présents et ces équipages, et de vous accompagner partout où il vous conviendra de nous conduire. Dis-lui bien, Chélébi, a-t-elle ajouté en tournant sur moi des yeux pleins de la plus touchante langueur, que les minutes de son absence se compteront par siècles dans la vie de la malheureuse Aïscha, et que la seule espérance de le revoir bientôt peut soumettre mon coeur au cruel tourment de l'attendre!

En achevant ces paroles, elle a perdu la couleur et la voix, et nous l'avons laissée presque évanouie dans les bras de ses femmes.

- Levez-vous, Chélébi, lui répondis-je, et disposez-vous à me suivre. Nous avons, hélas! de vastes contrées à traverser avant que je rentre dans les Etats de votre souveraine, si je dois y rentrer jamais! Soumettons-nous à la volonté de celui qui peut toutes choses, et qui décidera seul de la destinée d'Aïscha et de la mienne.

Je montai ensuite un superbe cheval de main qui était conduit par un de mes esclaves, et je me hâtai vers les dernières limites du royaume avec tout l'empressement que pouvait m'inspirer l'envie d'échapper à ma nouvelle conquête, car je n'en avais pas encore fait de si redoutable. Mon âme ne fut entièrement délivrée de la crainte qui l'oppressait que lorsque j'eus franchi les frontières d'Imérette, où je laissais de si profonds souvenirs.

- Tendre Aïscha, me dis-je alors à part moi, puisse le temps, qui triomphe de tout, vous rendre la douleur de notre séparation plus légère! Elle sera probablement éternelle; car vous ignorez, douce princesse, qu'un sentiment invincible m'entraîne vers l'adorable Zénaïb, dont les tourments ne peuvent être apaisés que par ma possession. Consolez-vous, s'il est possible, et n'attribuez qu'à la prudence un abandon qui m'est imposé par l'amour. La faute en est au sort qui me condamne à être aimé.

Ainsi plongé dans des pensées mélancoliques sur les regrets dont j'étais l'objet, j'abandonnai nonchalamment la bride qui flottait sur le cou de mon cheval, et je me livrai à l'instinct naturel de son espèce, qui le conduisit au premier kan de la route.

J'abuserais de l'attention que vous voulez bien m'accorder, seigneur, si j'entrais dans les mêmes détails sur toutes les aventures de mon voyage, qui fut d'une longueur infinie; car, malgré mon impatience, j'étais obligé de ne marcher qu'à petites journées, et je ne m'arrêtai qu'à la grande capitale du royaume de la Chine, dont le nom est Xuntien, comme tout le monde le sait. La nuit était déjà tombée depuis quelques heures, quand je parvins à m'établir dans une auberge assez voisine du palais, où j'essayai inutilement de goûter quelque repos. La pensée que j'habitais enfin les lieux où respirait Zénaïb, et l'incertitude naturelle que j'éprouvais sur le succès de mon entreprise, ne me permirent pas de fermer les yeux. Je me levai avec plus de diligence que je ne l'avais fait de ma vie; je me revêtis à la hâte de quelques habits simples, mais galants, et je me dirigeai vers la demeure du souverain de tous les rois, la face à demi cachée dans mon manteau, pour me soustraire aux regards des femmes. Il est vrai qu'on n'en trouve point dans les rues qui n'appartiennent à la classe du peuple, toutes les autres étant retenues dans leurs maisons par l'extrême délicatesse de leurs pieds, qui sont les plus menus, les plus gracieux et les plus adorables du monde, mais qui ne peuvent leur servir à changer de place. Le soleil avait accompli plus de la moitié de sa course, avant que j'eusse achevé de parcourir la magnifique allée d'arbres qui borde dans toute sa longueur la principale façade du palais.

Rassuré par la solitude qui règne aux environs de ce beau séjour, je laissais flotter mon manteau, quand un cri parti des balcons m'avertit que j'avais été vu, et qu'il était trop tard pour cacher ces traits dont les funestes ravages m'avaient déjà causé tant d'embarras et de traverses. Je levai les yeux, imprudemment peut-être, et un nouveau cri se fit entendre. Une jeune princesse, dont j'eus à peine le temps de remarquer la beauté, à travers le trouble et la pâleur de son visage, tombait sans connaissance entre les bras de ses femmes, et les jalousies, refermées derrière elle, m'en séparaient à jamais.

- Infortunée! m'écriai-je quand je fus rentré chez moi, et le front appuyé sur les coussins de mon divan.

- Trop séduisant et trop malheureux Mahoud, pourquoi faut-il que vous sachiez plaire à toutes les femmes, si la seule femme dont le coeur puisse avoir pour vous quelque prix, Zénaïb, la divine Zénaïb, doit rester la proie de son barbare vainqueur? Mais quelle partie de ce palais habite ma Zénaïb? Où la trouver? comment la voir? comment surtout en être vu? Espérances insensées! fatal amour! illusions trompeuses que trop de succès ont nourries! La nature ne m'a-t-elle donné tant d'avantages sur les autres hommes que pour me faire sentir plus amèrement la rigueur de ma destinée?

En achevant ces paroles, je cachai ma tête tout entière entre mes coussins, et je les inondai de mes larmes.

Chélébi entrait au même instant pour m'annoncer la présence d'une vieille esclave maure qui demandait à me parler.

- Qu'elle parle, répondis-je sans daigner détourner vers elle mes yeux obscurcis par les pleurs. Que veut-elle au triste Mahoud? Que peut-elle attendre du déplorable prince de Fardan?

- C'est bien à vous, seigneur, que mon message s'adresse, dit la vieille Maure d'un ton mystérieux, et je me connais mal à ces sortes d'affaires, s'il ne comble tous vos désirs. Ce n'est peut-être pas sans dessein que vous vous êtes arrêté, il y a une heure, sous le balcon de la favorite; mais, quoi qu'il en soit de ce projet ou de ce hasard, l'amour vous y rappelle ce soir, à minuit. Cette clef vous ouvrira la porte de la grille qui se ferme au coucher du soleil, et une échelle de cordes, jetée de la croisée, vous conduira aux pieds de la plus aimable des princesses. Prenez donc la clef, seigneur; mais répondez, je vous en conjure, et n'oubliez pas que Zénaïb vous attend!

Au nom de Zénaïb, je m'emprai de la clef que la vieille s'était efforcée d'introduire dans ma main languissante, et je m'élançai vers elle pour l'embrasser, en action de grâces d'une si bonne nouvelle; mais, à son aspect, je reculai d'une horreur irrésistible, tant cette noire était exécrable à voir, et je retombai à ma place.

Par une rencontre de circonstances trop facile à expliquer, l'esclave maure restait clouée à la sienne, et roulait sur moi des yeux épouvantablement passionnés, dont l'expression n'a rien qui puisse lui être comparée dans toutes les terreurs du sommeil.

- O le plus séduisant de tous les hommes, s'écria-t-elle en adoucissant autant qu'elle le pouvait sa voix aigre et cassée, les égarements de l'amour n'ont point d'excès qui ne s'explique à votre vue! Mais, heureusement pour vous, la nature ne vous oblige point à partager les sentiments imprudents que vous inspirez. Daignez réfléchir un moment, beau prince, avant d'accepter les périls du rendez-vous qu'on vous propose. Il est vrai que Zénaïb ne manque pas de beauté, mais elle compte parmi ses esclaves une femme qui peut hardiment lui disputer cet avantage, et qui prodiguerait à vos désirs des plaisirs moins dangereux. L'empereur est fier, jaloux et cruel, et sa vengeance serait peut-être plus terrible que vous ne pouvez le prévoir. Tant de perfections, hélas! ne la désarmeraient point. La tendre Boudoubougoul, que vous avez sous les yeux, n'aspirerait, au contraire, qu'à embellir votre existence des jouissances les plus douces; car sa vertu éprouvée vous est garante, comme les attraits incomparables dont vous êtes pourvu, que vous n'auriez jamais de rivaux! Cédez, cédez, seigneur, aux conseils de la prudence, et ne repoussez pas les voeux de Boudroubougoul qui vous implore, de la brune Boudroubougoul, votre servante et votre épouse!...

- Monstre abominable! m'écriai-je en me relevant avec violence afin d'éviter les embrassements odieux dont elle me menaçait, rends grâce au message dont tu es chargée, si je ne te frappe à l'instant de mon canzar, pour punir ton insolence et ta trahison. Retourne auprès de ta maîtresse, et dis-lui que je payerai de ma vie, s'il le faut, le bonheur dont elle a flatté mes espérances.

Boudroubougoul sortit en lançant sur moi un regard courroucé, qui me laissa douter si sa haine était aussi effrayante que son amour.

Je me rendis aux bains, je me parfumai avec soin, je me couvris des habits les plus élégants que je pusse trouver parmi les magnifiques présents de la déplorable Aïscha, et je fus exact au rendez-vous de Zénaïb. L'échelle de corde était préparée; il ne me fallut, pour la franchir, que le temps de le vouloir. Je la vis, seigneur, et le souvenir de ce moment, impossible à décrire, fait encore le bonheur et le désespoir de ma vie! Pardonnez donc à l'émotion involontaire qui embarrasse et qui suspend mes paroles.

Zénaïb, couchée sur de riches carreaux semés de fleurs, se souleva lentement en poussant un faible cri, car l'excès de sa passion lui avait ôté presque toutes ses forces. Je fléchis un genou devant elle, et je m'emparai en tremblant de sa main palpitante.

- Prince Mahoud, est-ce vous? dit-elle en entrouvrant sur moi un long oeil noir qui resplendissait de plus de feux que l'étoile du matin. Est-ce vous? continua-t-elle avec une langueur inexprimable, en laissant retomber sa tête défaillante sur son cou de cygne, parce que son coeur ne pouvait plus suffire au trouble qu'il éprouvait. Quant à moi, je cherchais en vain un langage pour lui répondre, à l'aspect des beautés qui frappaient mes regards, et dont les houris de Mahomet n'offriront jamais qu'une imparfaite image.

Cependant nos yeux se rencontrèrent, et une admiration réciproque prenant la place de tout autre sentiment, nous restâmes comme pâmés l'un devant l'autre, plus semblables à des statues insensibles qu'à des amants impatients d'être heureux.

Au même instant une des portières de l'appartement s'entrouvrit, et l'empereur de la Chine, suivi de courtisans et de soldats, s'élança au milieu de nous en brandissant un sabre nu sur nos têtes, pendant que Zénaïb retombait évanouie sur ses coussins, et que je me couchais sur ma face, éperdu de terreur, comme pour cacher aux assassins dont j'étais entouré les charmes funestes qui avaient causé mon infortune. Je ne savais pas encore combien j'aurais à les maudire.

- Qu'on livre cette indigne esclave aux plus vils de mes serviteurs, dit alors le tyran, et qu'elle ne reparaisse jamais devant moi. Quant à l'impie qui a osé franchir le seuil de ce palais, gardes, emparez-vous du traître, et disputez-vous la gloire de le faire mourir à mes yeux dans les plus horribles tourments. Je donnerai une province du céleste empire à celui d'entre vous dont l'habile cruauté se conformera le mieux aux désirs de ma vengeance!...

Il n'avait pas fini de prononcer cette sentence, que dix bras vigoureux me saisirent, et que je me trouvai debout au milieu de mes bourreaux furieux. Je vous laisse à juger, seigneur, des angoisses dans lesquelles j'étais plongé, quand la portière qui s'était ouverte pour le passage de l'empereur se souleva de nouveau, et laissa paraître la vieille Boudroubougoul. L'infâme esclave, que je regardais déjà comme l'artisan secret de ma perte, s'avança jusqu'aux pieds de l'empereur, se prosterna, et parla ainsi:

- Auguste souverain de la Chine et de toutes les îles du monde, dit-elle, daigne modérer, au nom de ta propre gloire, les justes emportements d'une colère trop fondée, mais à laquelle tu viens d'imposer toi-même des limites qu'il ne t'est pas permis de franchir! Lorsque je t'ai révélé la trahison de Zénaïb et de son perfide complice, il te souvient, sans doute, que je m'étais réservé, pour prix d'un secret si important à l'honneur de ta couronne, l'assurance d'obtenir la première grâce que j'oserais implorer de toi.

- Il est vrai, répondit l'empereur, et j'en ai pris à témoin les dieux du ciel et de la terre.

- Je t'implore donc avec assurance, continua-t-elle.

Apprends, puissant roi de tous les rois, que la jalousie seule m'a excitée à trahir le mystère qui couvrait ces criminelles amours. Le charmant prince de Fardan s'était rendu maître de mon coeur, jusqu'ici inflexible, et j'étais prête à lui faire le sacrifice de mon innocence, quand il osa former l'audacieux projet de te ravir ta favorite. Il avait paru lui-même touché de mes faibles attraits, et le bonheur de ton esclave allait passer tous ses voeux, si les séductions de Zénaïb n'avaient rompu de si beaux liens. Rends-moi, rends-moi l'époux qui m'abandonne, et je m'engage à fixer désormais le volage de manière à ne plus le perdre! C'est la grâce que je t'ai demandée.

- En effet, repartit l'empereur en détournant de Boudroubougoul ses yeux effrayés, ce genre de supplice n'a peut-être rien à envier à tous ceux qu'inventerait l'imagination des hommes. Que le prince de Fardan soit ton époux, car telle est notre volonté souveraine. Je ferai plus, fidèle Boudroubougoul, en faveur d'une si digne alliance je t'accorde pour dot la meilleure forteresse du Petcheli, et une garde de cinq cents guerriers qui veilleront aux déportements de ton séducteur, car je n'entends pas qu'il reparaisse jamais aux regards de ce sexe facile dont il surprend si insolemment les bonnes grâces. Qu'on l'amène en ma présence pour entendre son arrêt.

Les gardes me poussèrent devant l'empereur, et j'y restait immobile et comme terrassé sous le coup de foudre qui venait de m'accabler.

Il y eut alors un moment de silence que j'essayais inutilement de m'expliquer à moi-même, et qui se termina par des éclats d'un genre si extraordinaire, que je ne pus me défendre de relever la tête pour en connaître la cause. Ma vue avait produit sur la cour de Xuntien le même effet que sur la cour d'Imérette; mais comme les Chinois sont beaucoup plus gais que les Géorgiens, leurs transports avaient quelque chose d'effrayant qui me consterna presque autant que mon propre malheur. L'empereur surtout était en proie aux convulsions d'un rire si délirant, qu'on semblait craindre pour sa vie, quand il parvint à se rasseoir, tout haletant, sur un de ces carreaux, en couvrant ses yeux d'un pan de sa robe royale pour éviter de me voir.

- Qu'on l'éloigne d'ici, dit-il, au nom de tous les dieux qui protègent la Chine, et qu'on s'assure attentivement des moindres circonstances d'un mariage si bien assorti, pour les inscrire en lettres d'or dans les annales de mon règne!...

Les gardes se rangèrent alors sur deux lignes, entre lesquelles on me fit placer à côté de ma fatale fiancée; nous descendîmes ainsi dans les rues de la ville qui commençaient à s'éclairer des premiers rayons du jour, et nous traversâmes lentement, pendant tout un soleil, la foule qui s'augmentait sans cesse aux huées unanimes de la populace, car j'entendais trop bien les intérêts de ma gloire pour laisser mon visage exposé à la vue des femmes. Il était tard quand nous arrivâmes au château fort de Boudroubougoul, qui ne se sentait pas de joie et qui ne se lassait pas de m'accabler de ses formidables caresses; mais des courriers, qui nous précédaient de loin, avaient déjà tout fait disposer pour nous y recevoir. Le mariage se célébra dans les formes ordinaires, et la soldatesque féroce dont nous étions accompagnés eut la cruauté de ne nous quitter qu'au lit nuptial.

Vous me permettrez, seigneur, de jeter un voile sur les horreurs du sort que la barbare vengeance de l'empereur m'avait réservé. Elles se comprennent mieux, hélas! qu'elles ne peuvent se décrire. Qu'il me suffise de vous dire que ma captivité dans cette demeure infernale ne dura pas moins de trente ans dont les minutes ne peuvent se mesurer à aucune espèce de temps connu, car la vieillesse de Boudroubougoul semblait défier les années. Plus l'âge s'appesantissait sur elle, plus elle devenait acariâtre et violente, plus elle redoutait; dans son implacable jalousie, que je n'échappasse au funeste amour que j'avais eu l'affreux malheur de lui inspirer. La précaution même avec laquelle elle avait éloigné toutes les femmes ne la rassurait qu'à demi. Elle descendait impitoyablement jusque dans les mystères de mon coeur, pour y surprendre une pensée qui n'aurait pas été pour elle, et la moindre découverte de ce genre m'exposait aux traitements les plus odieux. Je vous laisse à penser si l'occasion s'en présentait souvent; et que serait-ce, grand Dieu! si vous aviez vu Boudroubougoul!

J'avais toutefois conservé précieusement mon amulette. Je touchais tout au plus à ma cinquantième année, et si ce n'est plus l'âge de plaire, c'est celui du moins où les gens sensés ont acquis toute la maturité nécessaire pour tirer un parti raisonnable de l'amour. Je vivais encore, triste mais résigné, par cette espérance présomptueuse de l'arrière-saison, quand je m'aperçus un matin que le talisman du génie m'avait été dérobé pendant mon sommeil. Boudroubougoul, qui partageait toutes les nuits la couche de malédiction sur laquelle le ciel avait amassé pour moi tant d'opprobres et de douleurs, pouvait seule s'en être emparée, dans la fausse et ridicule idée que ce joyau était le gage de quelque sentiment de jeunesse dont mon âme conservait tendrement le souvenir. Je m'élançai brusquement de mon lit, je courus à la chambre de ma femme, et je vis l'abominable vieille occupée à exciter, de la pointe d'une longue broche de fer, l'ardent brasier qui achevait de dévorer l'amulette. Elle n'existait déjà plus qu'en cendres impalpables qui noircissaient à la surface des charbons brûlants, mais qui trahissaient encore l'apparence de sa forme. A cet aspect, un cri lamentable s'échappa de mon coeur déchiré, mes yeux se voilèrent, et je sentis mes jambes défaillir sous moi.

- Perfide! s'écria Boudroubougoul en se retournant de mon côté, c'est donc ainsi que vous trahissez les devoirs d'un lien si bien assorti, et qui a fait si longtemps votre félicité? Pour cette fois, misérable, ma vengeance est sans pitié, et je ne me laisserai attendrir ni par vos larmes ni par vos serments.

Elle se levait, en effet, pour me frapper, selon sa constante habitude, quand une impression toute nouvelle, dont elle ne fut pas maîtresse, la contraignit de changer de langage.

- Oh! oh! reprit-elle en faisant deux pas en arrière, par quel mystère ce manant a-t-il pu s'introduire dans ces murs impénétrables? Qui es-tu, isolent étranger, pour oser te présenter sans être annoncé dans l'appartement des femmes?

- Hélas! répondis-je les yeux baissés, ne reconnaissez-vous pas en moi votre malheureux époux, Mahoud, le beau prince de Fardan?

- Serait-il vrai! dit Boudroubougoul après m'avoir longtemps considéré avec un mélange d'étonnement et d'effroi. Il serait vrai! répéta-t-elle du ton d'une conviction amère. C'est donc à toi, ignoble et difforme créature, c'est à toi, magicien maudit, que la vive et gracieuse Boudroubougoul a prodigué, pendant trente ans d'illusions, les trésors de sa jeunesse et de sa beauté! C'est à toi que j'ai sacrifié la fleur de ses charmes innocents qui faisaient l'enchantement des yeux et les délices du monde... Retire-toi, continua-t-elle dans un accès de colère impossible à exprimer, et en me poursuivant outrageusement de la broche de fer que sa main n'avait pas laissée échapper. Disparais à jamais de ma présence, et va chercher des conquêtes nouvelles chez les monstres qui te ressemblent.

Boudroubougoul me conduisit ainsi jusqu'aux remparts de la forteresse; car toutes les portes s'ouvraient devant elle. La dernière se referma sur moi, et j'arrivai au milieu de la place publique, en regrettant profondément de ne m'être pas avisé plus tôt d'un moyen si facile de reconquérir ma liberté. Je n'avais pas perdu avec mon talisman la confiance un peu tardive que je fondais sur la bonne volonté des femmes. Je cherchai leurs regards; j'épiai leurs émotions, j'attendis leur enthousiasme et leurs avances, et je n'obtins que des rebuts. Le jour de mes triomphes était passé à jamais. Fiez-vous après cela aux avantages de la nature et aux talismans des génies.

Le commencement de mon récit ressemble au commencement du récit de mon frère Douban le riche, et ces deux récits se ressemblent aussi par la fin. Obligé, comme lui, pendant vingt ans, de subsister aux dépens de la charité publique, j'arrivai à Damas où tout le monde m'indiqua cette maison hospitalière, comblée des bénédictions du ciel et de celles de la multitude. Je venais y demander les aliments d'un jour et l'asile d'une nuit, quand je trouvai à la porte ces deux vieillards, dont l'un est mon frère. Puisse le maître souverain de toutes choses reconnaître l'accueil généreux que vous nous avez fait!

Cette histoire est celle de Mahoud Le séducteur, qui avait le don d'être aimé de toutes les femmes, qui avait dédaigné à vingt ans le coeur des princesses et des reines, qui avait gémi pendant trente ans sous le joug de la plus abominable et de la plus méchante des créatures, et qui vivait, depuis qu'il en était délivré, des petites aumônes du peuple, comme son frère Douban LE RICHE.

Quoiqu'elle ne me paraisse guère plus amusante que la première, le vieillard bienfaisant de Damas l'avait écoutée avec plus d'attention que vous ne lui en avez probablement porté vous-même, et je vous prie de ne pas regarder cette observation comme un reproche. Mais, comme l'heure s'avançait, il se leva en bénissant ses hôtes, et en les ajournant au lendemain pour entendre le reste de leurs aventures.

 

Troisième et dernière journée

Le lendemain, les trois vieillards se réunirent, comme la veille, chez le vieillard bienfaisant de Damas, à l'heure du repas du soir où ils étaient invités. Ils reçurent chacun une bourse d'or, comme les deux jours précédents, et quand le banquet fut fini, leur hôte, s'adressant à celui qui n'avait pas encore parlé, lui rappela qu'il attendait aussi le récit de son histoire. Le voyageur inconnu, qui était un homme sérieux et circonspect, passa gravement sa main sur sa barbe, salua d'un air digne et posé le père de famille et ses enfants, et commença en ces termes:

Histoire de Pirouz le savant

Illustres seigneurs, vous n'apprendrez peut-être pas sans étonnement que je suis le troisième frère de ces deux vieillards, et que c'est de moi qu'ils vous ont parlé sous le nom de Pirouz. Je suis plus connu aujourd'hui dans l'Orient sous le titre de savant que l'on m'y a donné par excellence, pour me distinguer de la foule des gens qui font profession de science, aux risques et périls de l'humanité, sans s'être jamais signalés par une découverte utile. C'est moi qui avais reçu du génie de la montagne le talisman au moyen duquel on connaît le secret des maladies, et les électuaires spéciaux que la nature a produits pour y porter remède. Il n'avait probablement pas fait ce choix sans motif, mon inclination m'ayant toujours porté à la recherche de ces arcanes précieux, qui seraient la première des richesses de l'homme, s'il savait la connaître. Je reçus cette faveur avec joie, parce qu'elle m'ouvrait en espérance un long avenir de fortune et de gloire, et je quittai mes frères sans regret et sans envie. Epris de leur opulence et de leurs avantages personnels, ils jouissaient d'une santé qui ne me donnait pas lieu de croire qu'ils eussent jamais besoin de moi. J'emportai donc ma part des provisions, et je m'avançai dans le désert en cueillant des simples assortis aux principales infirmités de l'espèce.

Quelques semaines écoulées, mon sac fut plein de spécifiques et vide de provisions. Je me trouvai riche de tout ce qui peut guérir ou soulager les souffrances de l'humanité, à l'exception de la faim; la faim, ce mal positif, auquel les sages n'ont pu pourvoir jusqu'ici qu'en mangeant. Ce qui me consolait, seigneur, dans les tourments qu'elle me fit éprouver, c'est que je n'ignorais pas qu'il y avait beaucoup de savants qui les ont éprouvés avant moi, et, si on s'en rapporte au témoignage des histoires, il n'est pas absolument nécessaire d'aller dans le désert pour en citer des exemples.

J'étais pressé par cette nécessité importune et humiliante, quand mon oreille fut frappée du bruit de quelques voix humaines. Le bruyant délire dont ces voyageurs paraissaient animés me fit d'abord espérer que j'aurais affaire à des malades; mais je m'aperçus avec une certaine satisfaction, je dois le dire, qu'il n'annonçait que l'explosion bienveillante et communicative d'un banquet qui tire à sa fin. Je m'y glissai sans crainte: les gens qui ont faim sont si insinuants et si persuasifs! J'y fus admis sans difficulté: les gens qui dînent sont si polis! Je pris part, avec une expansion toute naturelle, à la bonne chère et à la joie des convives, et j'y serais resté longtemps, si un soin particulier ne les avait appelés quelque part.

C'était un festin funèbre.

Le roi d'Egypte avait alors un favori que la passion de la chasse aux bêtes fauves entraînait souvent à leur poursuite dans les régions les plus sauvages. Il s'était arrêté, la veille, avec son escorte, dans le lieu qui nous rassemblait, et il venait d'être victime de la vengeance d'un tigre blessé à mort, qui l'avait laissé sans vie à côté de lui sur le sable du désert. La fosse était creusée, le cadavre était là, et voilà pourquoi on se réjouissait, en attendant les funérailles.

Je n'eus pas plus tôt touché le mort, que je reconnus qu'il était vivant. Mon sac me fournissait des baumes et des dictames inconnus d'une puissance héroïque; et quand tout fut prêt pour l'enterrement, mon mort monta à cheval.

Le plus rare bonheur qui puisse arriver à un jeune médecin, c'est de débuter dans la pratique par la guérison d'un grand seigneur. Le salut d'un peuple entier ne l'aurait pas tiré de l'obscurité; celui d'un homme en place fait sa fortune; mais la mienne devait être exposée à d'étranges vicissitudes, et je ne vous en raconterai qu'une partie. J'arrivais au Caire sous les auspices d'un courtisan que la faveur dont il jouissait rendait au moins l'égal du souverain, et, par conséquent, avec une perspective presque infaillible de profit et de gloire. Malheureusement pour mon patron et pour moi; le prince, qui avait besoin d'un ami plus assidu, venait de donner un successeur à mon maître. Quand son favori arriva, il lui fit trancher la tête, et c'est un genre d'accident pour lequel mon amulette ne m'enseignait pas le moindre remède. La science ne saurait pourvoir à tout.

Par une compensation dont les médecins ont seuls quelque bonne raison de se féliciter, la contagion qui désole l'Egypte tous les ans faisait alors d'horribles ravages. La circonstance était propice, et j'en usai avec empressement pour guérir tous les malades, à l'exception de ceux qui aimaient mieux mourir selon les règles, en s'en tenant aux ordonnances qui avaient tué leurs pères. Leur nombre fut considérable; mais ma réputation prévalut, et je n'en tirai pas un grand profit. Il n'y a rien d'ingrat comme un malade guéri. Les hommes n'apprécient la santé à sa valeur que lorsqu'ils n'en jouissent plus. Il en est autrement de l'héritage des morts, dont ils ne connaissent jamais mieux le prix que lorsqu'ils vont en prendre possession. L'héritier est naturellement reconnaissant et libéral, et voilà pourquoi les riches ne guérissent presque jamais.

Cependant je n'avais pas à me justifier, dans ma pratique, d'un seul événement sinistre ou même douteux, et la médecine me porta envie. Le collège des docteurs m'assigna devant le tribunal souverain, pour y rendre compte du droit que j'avais de guérir, car il n'est pas permis, dans ce pays-là, de sauver un homme de la mort, quand on n'y est pas autorisé par un brevet qui rapporte de gros deniers au fisc. Pour être confirmé dans l'exercice de la profession dont j'avais témérairement usurpé les privilèges, il fallait prouver au moins que je m'y étais préparé par des études préliminaires d'un genre fort singulier, entre lesquelles passait en première ligne la connaissance approfondie de la langue copte. Le tribunal souverain devant lequel m'avait envoyé le collège des docteurs, et qui ne connaissait pas la langue copte, me renvoya devant le collège des docteurs, qui ne la connaissait pas non plus.

Le premier des docteurs qui avait à m'interroger me demanda si Sésostris était devenu aveugle des deux yeux à la fois, et, dans le cas où je partagerais l'opinion contraire, qui paraît la plus vraisemblable aux savants, si l'oeil qu'il avait perdu le premier était le droit ou le gauche.

Je lui répondis que cette question semblait assez étrangère à l'art de guérir, mais que si Sésostris n'était pas devenu aveugle à la fois des deux yeux, et que ce ne fût pas l'oeil gauche qu'il eût perdu le premier, il me paraissait probable que c'était le droit.

Je peux dire ici, sans faire trop de violence à ma modestie, que cette solution fut accueillie par un murmure assez flatteur.

Le second docteur voulut savoir mon avis sur la couleur du scarabée sacré, qui a toujours passé pour noir, jusqu'à l'arrivée d'un voyageur venu de Nubie, d'où il a rapporté un scarabée vert. Cette difficulté ne présentant pas non plus un intérêt fort grave pour l'humanité souffrante, je me contentai de déclarer, dans la sincérité de mon coeur, que Dieu avait fait, selon toutes les apparences, des scarabées de toutes les couleurs, et que ses moindres ouvrages étaient dignes de l'admiration des hommes.

Le troisième docteur toucha de plus près aux questions sur lesquelles mon talisman me fournissait des solutions infaillibles. Il exigeait que j'expliquasse à la docte assemblée les vertus secrètes par lesquelles l'abracadabra guérit de la fièvre tierce, et je répliquai cette fois, sans hésiter, que l'abracadabra ne guérissait point de la fièvre tierce. Comme les médecins d'Egypte ne guérissent la fièvre tierce qu'au moyen de l'abracadabra, quand ils ont le bonheur de la guérir, cette dernière réponse excita l'indignation générale. Le collège me repoussa comme un imposteur téméraire et ignare qui ne savait pas même la langue copte, et le tribunal souverain me renvoya en prison, pour y finir mes jours, avec défense expresse de guérir qui que ce fût, sous peine du dernier supplice. J'y passai trente ans à souhaiter la mort; mais je ne m'étais jamais mieux porté, et je ne reçus pas une seule visite des médecins. C'est la seule marque de vengeance dont ils m'aient fait grâce.

Au bout de trente ans, le jeune roi d'Egypte était devenu vieux. Tourmenté d'un mal inconnu qui défiait toutes les prescriptions de la science et pourvu d'une vitalité qui résistait à tous les remèdes, il se rappela confusément les cures miraculeuses du médecin persan qui avait fait si grand bruit au commencement de son règne. Il ordonna que je lui fusse amené, sous la condition formelle de payer de ma tête le mauvais succès d'un ordonnance inutile. J'acceptai avec empressement cette terrible alternative, quoiqu'il ne me parût pas bien démontré que mon amulette eût conservé si longtemps sa vertu. Il y a si peu de facultés données à l'homme qui ne perdent pas, en trente ans, une partie de leurs propriétés et de leur énergie, si peu de réputations scientifiques qui survivent à un quart de siècle!

Je ne manquai pas sur ma route d'occasions de me rassurer. A peine eus-je passé le seuil de mon cachot, que je trouvai la rue encombrée de malades, les uns errant comme des spectres échappés au tombeau et encore à demi voilés de leurs linceuls: les autres; appuyés sur le bras de leurs amis et de leurs parents; ceux-ci gisant sur la paille et tendant vers moi des bras suppliants; ceux-là portés dans des litières magnifiques et faisant joncher le chemin que je parcourais de bourses d'or et de bijoux par les mains de leurs esclaves. D'un regard, je connaissais tous les maux; je les guérissais d'une parole, et j'arrivai au palais escorté d'un peuple de moribonds ressuscités qui remplissaient l'air des éclats de leur joie et de leur reconnaissance. Je m'approchai, avec la sécurité calme et fière d'un triomphateur modeste, du lit royal sur lequel le prince était assis. Hélas! combien ma confiance fut trompée!

Le roi d'Egypte n'avait pas alors plus de cinquante ans, mais son front portait l'empreinte d'une caducité séculaire. Sa face hâve et plombée, comme la main livide de l'ange funèbre qui s'était étendue sur lui, avait perdu jusqu'au mouvement de la vie. Ses lèvres sans couleur conservaient à peine assez de force pour s'entrouvrir au dernier souffle qui allait lui échapper; ses yeux seuls laissaient deviner quelques restes d'une existence futigive, et finissaient de briller dans la profonde cavité de leur orbite, comme deux étincelles prêtes à s'éteindre sur des charbons éteints. Il voulut faire un mouvement pour m'appeler, mais sa main le trahit et resta glacée sur le dossier qui l'appuyait. Un balbutiement confus erra sur sa langue paralysée, mais je ne l'entendis point.

Mon état n'était guère à préférer à celui de l'agonisant. Je ne l'avais pas plus tôt aperçu que je devinai ma destinée à l'horrible silence de mon talisman. Il ne me suggéra pas une pensée, pas un subterfuge même qui pût me tenir lieu de pensée. Un médecin ordinaire aurait improvisé le nom d'une maladie inconnue, celui d'un remède imaginaire ou difficile à trouver. Il aurait gagné le temps nécessaire pour laisser mourir son malade, et il en fallait si peu! Médecin par l'instinct de la nature et les bons secours du génie de la montagne de Caf, je ne connaissais pas ces habiles artifices. Je jetai autour de moi un regard d'humiliation et de désespoir, et je rencontrai les yeux du médecin du roi qui jouissait de ma confusion avec un insolent sourire. Ma première idée fut que la présence d'un de ces docteurs à brevet suffisait pour neutraliser les effets de l'amulette salutaire, quoique le génie ne l'eût pas dit; mais les génies ne peuvent pas penser à tout. Convaincu que je ne gagnerais rien à réfléchir plus longtemps, je me jetai la face contre terre.

- Seigneur, m'écriai-je enfin en me relevant sur mes genoux dans l'humble attitude de la résignation, ou Votre Majesté n'est point malade, ou le mal dont elle est frappée se dérobe à mon savoir impuissant. Je suis incapable de la guérir.

A ces mots, le roi rassembla le reste des ses forces pour m'accabler de sa colère, mais il ne put faire qu'un geste et pousser qu'un cri. - Qu'on le mène à la mort, dit-il.

- Seigneur, dit le médecin en se rapprochant de l'auguste malade, votre indignation est légitime, et votre vengeance est trop douce. Permettez-moi cependant de vous indiquer un moyen de la rendre utile à la conservation de ces jours précieux sur lesquels reposent la prospérité de l'Egypte et le bonheur du monde. Votre Majesté, qui sait tout ce que savent les rois, ces dieux visibles de la terre, n'ignore pas que notre loi nous défend d'attenter au cadavre et de troubler par une étude sacrilège le saint repos de la mort. Cette science impie des Cafres et des giaours nous est sagement interdite, mais le divin Alcoran ne nous a défendu nulle part d'en puiser les rares secrets dans les entrailles d'un criminel vivant. Si votre mansuétude paternelle, qui veille incessamment à la conservation de vos sujets, daignait m'accorder ce misérable, couvert de forfaits et d'ignominie, je me crois assez expert dans mon art pour l'ouvrir et le disséquer, sans toucher aux parties nobles, et pour découvrir dans ses viscères palpitants le mystère et le remède des douleurs qui vous tourmentent, car l'amour seul de votre personne sacrée m'a inspiré cette prière.

Pendant cette allocution effroyable, la moelle s'était figée dans mes os, et j'attendais la réponse du tyran dans une horrible perplexité. Un sourire d'espérance courut sur sa bouche pâle, et il inclina faiblement la tête en signe d'approbation. Je perdis connaissance.

Alors on me lia les pieds et les mains; on me transporta ainsi dans une litière fermée, et on me conduisit à la maison de plaisance du médecin du roi, délicieuse villa, dont le Nil baigne l'enceinte élevée. Arrivés au terme de ce voyage fatal, les esclaves me déposèrent sur une table de cèdre qui paraissait disposée à l'avance pour l'affreuse opération que j'allais subir, tandis que d'autres serviteurs préparaient sur une table voisine les instruments de mon supplice, des scies, des couteaux, des scalpels, des bistouris acérés, dont la vue ferait horreur à un de ces héros invulnérables que chantent les anciens poèmes de l'Arabie. J'en détournais les yeux avec une épouvante qui me brisait le coeur, quand un pas grave et lent, qui s'imprimait solennellement sur les degrés, m'annonça la présence de mon barbare assassin. Oh! combien je regrettai alors que le génie maladroit qui m'avait doué, sans mon aveu, du privilège stérile de guérir toutes les maladies des hommes ne m'eût pas accordé en échange le pouvoir de les donner! de quelle foudroyante apoplexie j'aurais accueilli, sans remords, le médecin du roi! Mais je me débattis inutilement sous les convulsions de la terreur, et je retombai dans mes liens.

- Que vois-je! s'écria-t-il en m'apercevant. Est-ce ainsi qu'on reçoit les hôtes respectables qui me font l'honneur de me visiter! Hâtez-vous de rompre ces cordes infâmes et de nous apporter des carreaux sur lesquels nous puissions nous livrer à loisir aux douceurs d'un sage entretien. - Et toi, continua-t-il en s'adressant à une espèce de majordome que je n'avais pas encore vu, tâche de te surpasser dans les apprêts d'un festin qui témoigne à ce noble étranger, par sa magnificence, combien je suis sensible à la gloire dont sa présence me comble aujourd'hui. Quand j'aurai affaire à vous pour d'autres services, j'aurai soin de vous appeler et de vous faire connaître mes volontés.

Il n'avait pas fini de parler que ses ordres s'exécutèrent. Une table jonchée de fleurs se couvrit de sorbets, de confitures, de mets délicats, de vins exquis; car les médecins d'Egypte poussent à un degré incroyable de raffinement le goût de la bonne chère, et ne se font pas grand scrupule d'enfreindre les préceptes de la loi; je ne sais s'il en est de même ici. J'étais loin cependant d'être rassuré, ou plutôt je commençais à m'imaginer que le docteur se proposait de m'étourdir par des breuvages narcotiques dont je n'avais pas l'habitude, pour procéder ensuite à son opération avec moins de difficulté. Les scalpels et les bistouris n'avaient d'ailleurs pas disparu, et la vue de ces ustensiles menaçants réprimait fort mon appétit. Le médecin parut remarquer enfin ma consternation, dont il n'ignorait pas la cause.

- Eh quoi! me dit-il, mon illustre confrère, vous croyez-vous par hasard au saint temps du Ramazan pour dédaigner des mets qui éveilleraient la sensualité d'un santon? Daignez du moins me faire raison de ce verre de vieux Schiraz que je vais boire à l'honneur de vos glorieux succès.

La révolution que produisit en moi cette singulière apostrophe me rendit subitement la parole: C'en est trop, lui répondis-je en pleurant de colère; je ne m'attendais pas à voir un homme qui exerce une profession libérale et humaine joindre une ironie si amère à une si noire cruauté!

- Allons donc, reprit-il, vous ne sauriez attribuer sérieusement au plus zélé de vos admirateurs et de vos disciples l'intention de cette exécrable plaisanterie. J'avoue que la gloire d'ouvrir un grand homme tel que vous est faite pour éblouir mon orgueil; mais ce n'est pas au point de fermer mes yeux à l'éclat de votre savoir et de vos talents. Je vous suivais d'assez près, ce matin, quand vous marchiez de votre prison au palais du roi d'Egypte, et vous m'avez rendu témoin de miracles si surprenants, qu'ils semblent plutôt l'ouvrage d'un génie que celui d'un homme. O seigneur, que vous êtes un habile médecin, et que les moindres de vos formules seraient payées cher par notre académie!

Quoique ma situation fût peu changée en apparence, j'avouerai que ces paroles me pénétrèrent d'une émotion assez douce, et que mon amour-propre triompha un moment de ma peur. Je bus un verre de Schiraz, et je repris quelque courage.

- Il est vrai, dis-je avec l'expression d'un contentement modeste, que ma pratique n'a jamais été malheureuse, à une triste occasion près, et je mets le monde entier au défi de citer un seul malade que je n'aie pas guéri du premier abord, si ce n'est le roi d'Egypte, à qui Dieu pardonne le mal qu'il me fait ou qu'il veut me faire.

- Pour celui-là, répliqua le docteur en riant, vous m'auriez étonné d'une tout autre manière, si vous aviez deviné sa maladie, car je vous suis caution qu'il n'est point malade. C'est une organisation de fer, usée avant l'âge par tous les excès qui précipitent le cours de la vie, la satiété des voluptés, la satiété du pouvoir, la satiété du crime. Il n'y a plus rien de nouveau pour ses organes blasés, sur cette terre dont il est l'effroi, et voilà pourquoi il se meurt. C'est de tous mes clients celui qui m'inquiète le moins, car je lui tiens en réserve, pour le premier moment d'humeur dont il aura le malheur de m'inquiéter, une potion souveraine qui lui procurera la guérison radicale de tous ces maux, et qui guérira l'Egypte plus infailliblement encore de l'opprobre et des calamités de son règne. Ne soyez donc pas surpris de n'avoir pas trouvé de remède aux douleurs qui le dévorent. La Providence est trop sage pour avoir réservé de telles ressources au plus méchant de tous les hommes.

- Si je comprends la valeur de ce spécifique, interrompis-je en frissonnant, il est bien à regretter pour moi que vous ne vous en soyez pas avisé plus tôt.

- C'est ce que nous verrons tout à l'heure, poursuivit le médecin du roi en jetant un regard oblique sur ses redoutables ferrements. Nous avons auparavant à nous entretenir d'autre chose, et au point où nous en sommes, vous et moi, nous pouvons nous parler tous deux sans mystère. Vous pénétrez d'un coup d'oeil la cause de toutes les maladies, et vous savez leur approprier à l'instant le remède qui leur convient: c'est un point sur lequel nous sommes d'accord, et dont les observations que j'ai faites, il y a peu de temps, ne me permettent pas de douter; ce que je ne saurais croire, c'est qu'il y eût une école de médecine, en Egypte ou ailleurs, qui enseignât cette science, et vous me permettrez d'imaginer que vous la devez plutôt au hasard qu'à l'étude.

Un sentiment involontaire de confusion ou de pudeur dut alors se manifester sur mon visage, et, dans mon émotion, je baissai les yeux sans répondre.

- J'ai fréquenté comme vous, continua-t-il, les cours des sages les plus renommés, et j'y ai appris que les médecins ne savaient que peu de chose ou ne savaient rien. Nous raisonnons sur les maladies par approximation; nous leur appliquons, par habitude, les remèdes qui nous ont plus ou moins réussi dans des circonstances analogues, et nous les guérissons quelquefois par hasard. C'est à cela que se réduit notre savoir; mais il nous suffit pour gagner la confiance de la multitude, et pour vivre dans l'aisance aux dépens des gens crédules. Si vous connaissez une autre médecine que celle-là, vous êtes encore plus savant que je ne l'avais pensé, mais j'ai quelque raison de croire que vous n'en avez pas acquis le secret sur les bancs du collège. Une confidence loyale et sans réserve pourrait faciliter entre nous un bon arrangement dont je n'ai pas besoin de vous faire sentir l'urgence. Vous avez eu le temps d'y penser.

Il porta au même instant une main nonchalante sur ses bistouris, et les étala sur ses genoux avec une distraction affectée.

J'avais compris mon médecin, et je n'hésitai plus que sur les termes de la capitulation.

- Un secret pareil, lui dis-je, serait à estimer au-dessus de tous les trésors des hommes.

- Et non pas au-dessus de la vie, reprit-il en repassant négligemment le plus horrible de ses bistouris sur une pierre à aiguiser. Il me semble qu'une jolie djerme voilière galamment équipée, qui vous transporterait cette nuit loin des terres d'Egypte, et une poignée de franches roupies de Perse qui vous donnerait de quoi vivre, en attendant une clientèle, valent mieux pour vous que l'honneur de figurer un jour dans un cabinet d'anatomie. C'est payer assez haut, selon moi, dans la position où vous êtes, la communication de quelques folles paroles que vous devez à la bienveillance d'une péri.

- Apportez-moi les roupies, repartis-je, et allons voir la djerme, si elle est prête, car j'ai hâte de voyager. Vous aurez le talisman.

Je le passai, en effet, sur son cou au moment où le patron donnait le signal du départ. Je fis valoir avec soin les vertus incomparables de mon amulette, mais j'omis plus soigneusement encore, et pour cause, de prévenir le docteur qu'elle perdait à l'instant son efficacité quand elle était tombée en d'autres mains, parce que cette circonstance malencontreuse aurait annulé un marché auquel j'avais le plus grand intérêt possible. C'est toutefois depuis ce temps-là que les médecins d'Egypte se flattent, entre ceux de toutes les nations, de guérir toutes les maladies, mais je puis vous attester, seigneur, qu'il n'en est rien, et que les médecins de ce pays-là tuent leurs malades comme les autres.

Mes ressources ne furent pas longtemps à s'épuiser; mais je croyais en avoir conservé quelques-unes dans mes habitudes de praticien. J'avais vu et nommé une multitude de maladies; j'avais nommé et conseillé une multitude de remèdes, et ma mémoire ne m'avait pas abandonné avec le talisman du génie. J'allai donc à travers le monde, cherchant partout des malades, imposant le plus souvent au hasard les définitions de ma pathologie et les recettes de ma pharmacopée, et laissant les traces ordinaires du passage d'un médecin dans les endroits où je passais. J'en eus quelques remords au commencement, parce que j'ai l'âme naturellement sensible; mais je finis par m'en faire une habitude assez facile, comme les autres médecins, quand j'eus expérimenté, en cent consultations différentes, que les plus huppés de cette savante profession n'en savaient pas plus que moi. Il arrivait toujours, en dernier résultat, que le malade triomphait du mal, ou que le mal triomphait du malade, selon l'arrêt de la destinée ou le caprice de la nature.

J'éprouvai cependant quelques échecs qui compromirent ma réputation, et qui mirent ma sûreté en péril. Je crois qu'il n'en eût pas été question pour un docteur en crédit, dont la considération repose sur une vieille tradition pratique et sur la confiance d'une clientèle honorable. Ceux-là font tout ce qu'ils veulent des infortunés qui tombent dans leurs mains, et l'opinion ne vient pas leur en demander compte; mais c'est autre chose pour un pauvre médecin sans diplôme, qui n'a pas, comme l'on dit, l'attache du corps enseignant, et le privilège légal d'exercer l'art de guérir, sans avoir jamais guéri personne. On me sacrifia sans pitié dans toutes les villes où je m'étais successivement établi à la basse jalousie de mes confrères, qui se partageaient joyeusement mes malades le lendemain de mon départ, et qui ne manquaient pas de les enterrer en trois jours, pour se réserver le plaisir d'attribuer ce mauvais succès au vice radical du premier traitement. Cette fatalité, qui semblait partout s'attacher à mes remèdes, finit par produire un tel scandale, que la justice crut devoir me défendre de pratiquer la médecine, sous peine de perdre le nez et les oreilles. J'étais si las de la science, et si jaloux de conserver les principaux ornements d'une figure humaine en bon état, que je me résignai à vivre d'aumônes, en suivant les convois des morts, que j'avais vus tant de fois s'ouvrir sous mes auspices. J'étais parvenu à ce point de misère et d'avilissement, quand le hasard me fit rencontrer avant-hier, aux portes de Damas, ces deux vieillards mendiants, dans lesquels j'ai reconnu depuis mon frère Douban le riche et mon frère Mahoud le séducteur, que les avantages de la fortune et de la beauté n'ont pas rendus plus chanceux que moi.

A ces derniers mots du récit de Pirouz, les trois frères se levèrent et demandèrent au vieillard bienfaisant de Damas la permission de s'embrasser, comme de voyageurs revenus de courses lointaines, qui se rencontrent inopinément au but commun de tous les hommes, sur cette pente de la caducité qui mène à la mort. Le vieillard les y autorisa par un signe de tête plein de douceur et de grâce; et se levant à son tour en essuyant quelques larmes, il les embrassa aussi tous les trois; après quoi il reprit sa place et les fit asseoir.

- C'est à moi, dit-il, de vous apprendre maintenant, ô mes chers amis! comment je suis parvenu à l'éclatante prospérité qui couronne mon heureuse vieillesse, et qui va devenir votre partage; car vous voyez en moi votre frère Ebid, que vous avez laissé dans la montagne de Caf. Consolez-vous, frères bien-aimés, et soyez sûrs que le jour où le Tout-Puissant vous dirigea vers ma

demeure, il avait tout oublié comme moi.

Histoire d'Ebid le bienfaisant

Mon histoire, continua-t-il, ne sera pas longue à raconter. Il y a peu de vicissitudes dans la vie des hommes simples, qui obéissent naïvement à leur nature, et qui subissent les lois inévitables de la nécessité sans ressources et sans secrets que la patience et le travail. Ce que j'ai fait, c'est ce que l'instinct universel de la conservation enseigne à tous nos semblables. Ce que je suis devenu, c'est Dieu qui l'a fait.

Mes cris troublèrent comme les vôtres le silence presque inviolable où reposait depuis des siècles le génie de la montagne. Il m'apparut comme à vous, mais probablement plus impatient et plus fatigué, car il n'avait pas compté sur une importunité nouvelle. Aussi je ne vous cacherai pas que son aspect me remplit de terreur, et que je tombai tremblant devant lui, sans avoir la force d'opposer une parole à sa colère. Touché cependant de mon enfance et de ma faiblesse, il s'empressa de me rassurer par des discours bienveillants, qui me rendirent un peu de courage, parce qu'à travers les formes grossières de sa mauvaise éducation, ils annonçaient un grand fonds de bonne foi et d'honnêteté naturelles. "Lève-toi, pauvre petit, me dit-il, et laisse-moi en repos sans t'inquiéter pour toi-même, car je ne veux point te faire de mal. Ce n'est pas ma faute, au reste, si tu dors d'un sommeil si dur, et je regrette que tu ne te sois pas éveillé avec tes compagnons. Comme ils m'avaient rendu service, et que toute peine vaut salaire, j'ai distribué entre eux quelques babioles qui me sont venues d'héritage, mais dont je n'avais aucun besoin pour mon usage particulier, le patrimoine que mes aïeux m'ont laissé me permettant de vivre ici à mon aise, insouciant et solitaire, sans autre ambition que de dormir la grasse matinée et de manger à mes heures. Je les ai dotés de la science, de la fortune et du don de plaire. C'était tout ce que j'avais de joyaux: un pauvre génie ne peut donner que ce qu'il a. Quant à toi, tu me trouves les mains vides, et j'en suis presque aussi fâché que toi. Vois pourtant, continua-t-il en frappant du pied un vieux sac de cuir qu'avait laissé, selon toute apparence, quelque homme égaré comme nous dans ces tristes déserts, vois si tu peux tirer quelque parti de ces ferrailles; il ne me reste pas autre chose." Après cela il disparut.

Mon premier soin fut d'examiner mon trésor, qui se composait d'outils bizarres que je croyais avoir vus quelquefois dans la main des ouvriers, mais dont je ne m'expliquais pas l'usage. Le second fut de recourir aux provisions que vous m'aviez ménagées, et de rassembler ce qui m'en restait dans un autre sac qui les avait contenues, en répartissant les deux charges d'une manière à peu près égale, pour diminuer la fatigue du transport. Cependant je marchais lentement, parce que j'étais faible, et je m'arrêtais souvent, parce que j'étais paresseux comme le sont tous les enfants; mais je m'aperçus avec plaisir, au bout de quelques jours, que l'habitude m'avait rendu ce travail facile et ce fardeau léger.

Bientôt je parvins à des lieux plus favorisés du ciel, où la nature me fournit assez de racines et de fruits pour suppléer à mes provisions épuisées. Je m'y serais arrêté volontiers, si le cri des bêtes féroces ne m'avait pas inquiété pendant de longues nuits, qui n'étaient pour moi que des veilles soucieuses. C'est alors que j'appris la valeur des objets contenus dans mon sac de cuir. J'imaginai de détacher quelques fortes branches d'arbres avec un de mes instruments qui s'appelle une scie, de les enfoncer dans la terre avec un maillet, de les unir avec des scions robustes que j'empruntais aux roseaux, de les fortifier par de grosses pierres que je cimentais de terre glaise avec une truelle, et de m'en faire une enceinte impénétrable, où je trouvais chaque soir le repos. Toutefois, je n'arrivais pas aux habitations des hommes, et mes vêtements en lambeaux commençaient à m'abandonner. Je m'avisai de m'en faire d'autres avec quelques écorces flexibles qui se détachaient facilement sous ma main, que je taillais avec des ciseaux et que je réunissais avec des aiguilles, au moyen de certains filaments souples et solides que me fournissaient en abondance les plantes les plus communes. Je m'étais initié ainsi, par un apprentissage de trois ans, à tous les travaux des métiers; et quand le sort aventureux des voyages me conduisit à Damas, je n'étais ni riche, ni beau, ni savant, mes pauvres frères; j'étais ignorant, indigent et dédaigné, mais j'étais ouvrier. La sobriété m'avait rendu sain et robuste; l'exercice m'avait rendu souple et léger; la nécessité même, qui est une bonne maîtresse, m'avait rendu inventif et adroit. Je joignais à cela le contentement de l'âme qui rend sociable et gai. L'aspect d'une ville ne m'effraya point, parce que je savais que les hommes, réunis en société, ont besoin partout de payer de quelques aliments l'intelligence, l'industrie et la force. Au bout d'un jour, j'avais gagné ma journée; au bout d'une semaine, j'avais économisé pour les besoins d'un jour; au bout de quelques mois, je m'étais assuré une vie d'un mois, car il faut bien compter avec les maladies et même avec la paresse. Un an après, j'avais de l'aisance: dix ans après, j'étais riche dans l'acception raisonnable du mot. La richesse consiste à vivre honorablement, sans se rendre à charge aux autres, et dans une condition d'aisance modeste et tempérée qui permet quelquefois d'être utile aux pauvres. Tout le reste n'est que luxe et vanité.

A trente ans, le soin que je mettais à mon travail avait attiré l'attention des manufacturiers de Damas. Le plus opulent de tous me donna de lui-même sa fille unique que j'aimais sans oser le dire. Je reconnus sa bonté par mon zèle, et Dieu favorisa mes entreprises. J'avais centuplé sa fortune quand il la laissa dans mes mains. Arrivé moi-même à l'âge du repos, car mon bienfaiteur était mort plein de jours, je bornai ma dernière ambition à sanctifier sa mémoire par un bon usage des biens qu'il m'avait laissés, et je m'avance ainsi doucement vers le terme de ma douce vie, sans avoir rien à regretter que l'épouse chérie et les amis que j'ai perdus.

Vous étiez compris dans ce nombre, car je ne vous avais jamais oubliés. L'heureux événement qui vous a rendus à mes voeux est un bienfait de plus dont je suis redevable à la divine Providence. Après ces rudes épreuves de la vie qui ont été si pénibles pour nous, il vous reste du moins à goûter, dans le sein de la famille, les loisirs sans mélange d'une tranquille vieillesse. Cet âge n'est plus celui des vives jouissances, mais il a les siennes qui ont aussi leur charme et leurs délices, et vous verrez qu'il n'est jamais trop tard pour être heureux. Nous nous rappellerons ensemble vos espérances et vos désabusements, pour nous réjouir ensemble des circonstances prospères, quoique tardives, qui vous ont fait passer de cet océan d'illusions orageuses dans un port de salut et de prospérité; et nous tomberons facilement d'accord pour convenir que de tous les talismans qui promettent le bonheur aux vaines ambitions de l'homme, il n'y en a point de plus sûr que le travail.

Ici finit le discours du vieillard, et on ne trouvera pas mauvais que je finisse avec lui. Je vous proteste qu'il y a longtemps que j'en éprouve le besoin, et que je regrette de vous avoir entraînés dans les lenteurs d'une narration languissante dont j'avais peine à dégager mon imagination et ma plume; mais l'aimable génie qui me raconte ces histoires dans mon sommeil avait prêté à celle-ci des grâces que je n'ai pas retrouvées en écrivant. Vous jugerez si l'époque est venu où je dois renoncer à ses promesses, et j'apprendrai de vous si j'ai perdu aussi le modeste talisman qui m'a quelquefois obtenu de faibles droits à votre indulgence. Il faut bien que ce jour arrive, et il est peut-être arrivé.

 

L'homme et la fourmi Apologue primitif

Quand l'homme arriva sur la terre, les animaux y vivaient depuis des siècles sans nombre, chacun selon ses moeurs, et ne reconnaissaient point de maîtres.

L'année n'avait alors qu'une saison qui surpassait en douceur les plus beaux printemps. Toute la terre était chargée d'arbres qui prodiguaient quatre fois par an leurs fleurs aux papillons, leurs fruits aux oiseaux du ciel, et sous lesquels s'étendait un ample et gras pâturage, infini par son étendue, perpétuellement vivace dans sa riche verdure, dont les quadrupèdes, grands et petits, avaient peine à émonder la luxuriante abondance.

Le sol était parfaitement égal et uni, comme s'il eût été poli à la roue du tourneur, parce qu'il n'avait encore été ni remué par les tremblements de terre, ni bouleversé par les volcans, ni ravagé par les déluges. Il n'y avait point de ces sites âpres qui font naître de tristes pensées, comme il n'y avait point de ces besoins dévorants qui développent des passions farouches. Il n'y avait point de bêtes féroces ni malfaisantes d'aucune espèce. Pour quiconque se serait trouvé une âme, c'était alors plaisir de vivre. Le monde était si beau avant que l'homme fût venu!

Quand l'homme arriva sur la terre, nu, inquiet, peureux, mais déjà ambitieux, convoiteur, impatient d'agitation et de puissance, les animaux le regardèrent avec surprise, s'éparpillèrent devant lui, et le laissèrent passer. Il chercha de nuit un lieu solitaire; les anciennes histoires racontent qu'une femelle lui fut donnée dans son sommeil; une race entière sortit de lui, et cette race, jalouse et craintive, tant qu'elle était faible, se parqua dans ses domaines et disparut longtemps.

Un jour enfin, l'espace qu'elle occupait ne suffit plus à la nourrir. Elle fit des sorties fugitives autour de ses enceintes pour surprendre l'oiseau dans son nid, le lièvre dans son gîte du soir, le chevreau sous ses buissons, le chevreuil sous ses grands ombrages. Elle les emporta palpitants au fond de son repaire, les égorgea sans pitié, et mangea de la chair et du sang.

Les mères s'en aperçurent d'abord. On entendit pour la première fois dans la forêt un bruit immense de gémissements qui ne pouvait se comparer à rien, car on ne connaissait pas les tempêtes.

L'homme était doué d'une faculté particulière, ou, pour s'exprimer plus justement, Dieu l'avait frappé, entre toutes ses autres créatures, d'une infirmité propre à sa malheureuse espèce. Il était intelligent. Il pressentit bientôt que les animaux irrités deviendraient dangereux pour lui. Il inventa des pièges pour traquer les imprudents et les maladroits, des amorces pour duper les faibles, des armes pour tuer les forts. Comme il tenait surtout à se défendre, il s'entoura de palissades et de remparts.

Le nombre de ses enfants s'accroissant de jour en jour, il imagina d'élever leurs demeures au-dessus de la surface des basses terres. Il bâtit des étages sur des étages, il construisit les premières maisons, il fonda la première ville, que les Grecs ont appelée Biblos, par allusion au nom de Biblion, qu'ils donnaient au livre, et il est probable qu'ils firent ainsi pour représenter par un seul mot l'origine de toutes les calamités du monde. Cette ville fut la reine des peuples.

On ne sait rien d'ailleurs de son histoire, si ce n'est qu'elle vit danser les premiers baladins, approvisionner la première boucherie, et dresser le premier échafaud.

Les animaux s'effrayèrent en effet des accroissements de cette espèce ennemie qui avait inventé la mort; car, avant elle, la cessation de l'existence ne passait que pour ce qu'elle est réellement, pour un sommeil plus long et plus doux que l'autre, qui arrivait à son terme, et que chaque espèce allait goûter à son tour dans un lieu retiré, au jour marqué par la nature.

Depuis l'avènement de l'homme, c'était autre chose. L'agneau manquait au bêlement d'appel de sa mère, et, quand elle cherchait à retrouver sa trace aux débris de ses toisons, elle flairait du sang sur les herbes à l'endroit où il avait cessé de les brouter.

Elle se disait: l'homme a passé là.

On s'assembla pour remédier aux malheurs qu'amenait avec lui ce nouvel hôte de la création, destiné par un instinct fatal à en troubler l'harmonie. Et comme les idées les plus indulgentes prévalaient toujours dans le sage conseil de ces peuples innocents, on avisa d'envoyer vers l'homme des ambassadeurs choisis parmi les plus intelligents et les plus graves, l'éléphant, le cheval, le boeuf, le faucon et le chien. On chargea ces notables personnages d'offrir au nouveau venu la domination de la moitié du monde, sous la condition qu'il s'y renfermerait avec sa famille, et qu'il cesserait d'épouvanter le reste des êtres vivants de son aspect menaçant et de ses sanglantes excursions.

- Qu'il vive, dit le lion, mais qu'il respecte nos droits et notre liberté, s'il ne veut pas que je fasse sur lui, comme il l'a fait sur nous, l'épreuve de mes ongles et de mes dents! C'est le meilleur parti qu'il puisse prendre, si j'en crois ma force; car les lâches avantages qu'il a usurpés jusqu'ici reposent sur des artifices indignes du vrai courage.

Et en même temps le lion apprit à rugir, et battit ses flancs de sa queue.

- Il n'y a point d'avantages que nous ne possédions bien mieux, dit la biche. Il s'est vainement fatigué à poursuivre le plus petit de mes faons, celui dont la tête s'élève à peine au-dessus des plus modestes bruyères, et je l'ai vu tomber, haletant et rebuté, après quelques efforts maladroits.

- Je construirai comme lui, quand il me plaira, dit le castor, des maisons et des citadelles.

- Je lui opposerai une cuirasse qui ne redoute pas ses atteintes, dit le rhinocéros.

- J'enlèverais, s'il m'en prenait envie, ses nouveau-nés dans les bras de leur mère, dit le vautour.

- Il ne me suivra pas dans les eaux, dit l'hippopotame.

- Ni moi dans les airs, dit le roitelet. Je suis faible et petit, mais je vole.

Les ambassadeurs, assurés des dispositions de leurs commettants, se rendirent à la demeure de l'homme qui les attendait, et qui s'était tenu en mesure de les recevoir.

Il les accueillit avec cette perfidie caressante et fardée qu'on a depuis appelée de la politesse.

Le lendemain, il mit un chaperon au faucon, un mors et une bride au cheval, au boeuf un joug, des ceps à l'éléphant, et il s'occupa de construire sur son dos une tour pour la guerre. C'est ce jour-là que cet exécrable mot fut inventé.

Le chien, qui était de son tempérament paresseux, glouton et couard, se coucha aux pieds de l'homme, et lécha indignement la main qui allait l'enchaîner. L'homme jugea le chien assez méprisable pour le trouver bon à devenir son complice. Mais comme, tout méchant que fût le dernier des animaux créés, il avait du moins apporté avec lui quelque vague sentiment du bien et du mal, il imprima au nom de son vil esclave un sceau éternel d'infamie qui ne s'est effacé dans aucun langage.

Ces conquêtes achevées, il s'enhardit au crime par la facilité de la commettre. Il fit profession de la chasse et de la guerre, inonda du sang des animaux la riante parure des prairies, et n'épargna pas même dans sa rage ses frères et ses enfants. Il avait travaillé un métal meurtrier qui perçait et coupait la chair; et il lui avait donné des ailes en le munissant des plumes de l'oiseau. Il ne négligeait pas, pendant ce temps-là, de s'envelopper de nouvelles forteresses, et les enfants qui sortaient du monstre allaient plus loin construire d'autres villes et porter d'autres ravages.

Et, partout où l'homme arrivait, la création désolée poussait des hurlements de douleur.

La matière inorganisée elle-même parut sensible à l'affreuse détresse des créatures. Les éléments se déchaînèrent contre l'homme avec autant de fureur que s'ils avaient pu le connaître. La terre qu'il avait vue encore si paisible et si magnifique fut incendiée par des feux souterrains, foudroyée par les météores de l'air, et noyée par les eaux du ciel.

Et quand le phénomène avait disparu, l'homme se retrouvait debout.

Le petit nombre d'animaux qui s'étaient soustraits à ces désastres, et qui ne faisaient pas partie de ceux que l'ennemi commun avait soumis, n'hésitèrent pas à se soustraire à son dangereux voisinage par tous les moyens que leur donnaient leur instinct et leur génie. L'aigle, heureux d'avoir vu surgir des rochers inaccessibles, se hâta de placer son aire à leur sommet; la panthère se réfugia dans des forêts impénétrables; la gazelle, dans des sables mouvants qui auraient aisément saisi des pieds moins vites et moins légers que les siens; le chamois, dans les franges bleues des glaciers; l'hyène, dans les sépultures. La licorne, l'hippogriffe et le dragon firent tant de chemin qu'on ne les a jamais revus depuis. Le bruit commun dans l'Orient est que le griffon s'en alla d'un vol se cacher dans la fameuse montagne de Kaff, qui est la ceinture du monde, et que les navigateurs cherchent encore.

L'homme croyait avoir asservi tout le reste. Il fut content.

Un jour qu'il marchait en grande pompe dans son orgueil insolent (c'était un dieu de ce temps-là), un jour donc, fatigué de carnage et de gloire, il s'assit sur un cône assez grossier que ses ouvriers paraissaient avoir élevé à dessein dans la campagne. La construction en était régulière, solide, assez compacte pour résister au marteau, et rien n'y manquait pour seoir commodément le maître du monde.

- Eh bien! dit-il, que sont devenus les animaux que mes pères ont rencontrés? Les uns ont fui ma colère, et je m'en inquiète peu! Je les retrouverai bien avec mes chiens et mes faucons, avec mes soldats et mes vaisseaux, quand j'aurai besoin de leur duvet pour mes sommiers ou de leur poil pour mes fourrures. Les autres se sont dévoués de bonne grâce au pouvoir de leur maître légitime. Ils ouvrent mes sillons, traînent mes chars, ou servent mes plaisirs. Ils fournissent leurs molles toisons à mes vêtements, leurs plumes diaprées à ma parure, leur sang à ma soif et leur chair à mon appétit. Je n'ai pas trop à me plaindre. Je suis l'homme et je règne. Est-il un seul être animé, sur tout l'espace où je daigne étendre mon empire, qui m'ait refusé son hommage et sa foi?...

- "Oui, dit une voix grêle, mais aigre et sifflante, qui s'élevait en face de lui du haut d'un grain de sable; oui, tyran, tu n'as pas encore dompté la fourmi Termès qui se rit de ton pouvoir, et qui te forcera peut-être demain à t'enfuir de tes cités, et à te livrer nu, comme tu es arrivé, à la mouche de Nubie! Prends garde, roi des animaux, car tu n'as pensé ni à la mouche, ni à la fourmi!..."

C'était une fourmi en effet; et l'homme s'élançait pour la tuer, quand elle disparut dans un trou. Longtemps il le cerna de la pointe de son fer; mais il eut beau soulever le sable à une grande profondeur la galerie souterraine se prolongeait en s'élargissant, et il s'arrêta d'épouvante et d'horreur en sentant le sol s'ébranler sous ses pieds, tout près de l'entraîner dans un abîme horrible à concevoir, pour y servir de pâture à la famille de la fourmi Termès.

Il appela ses gardes et ses esclaves. L'homme en avait déjà; car l'esclavage et l'inégalité sont les premières choses qu'il ait inventées pour son usage. Il fit retourner, il fit labourer, il fit creuser la terre. Il fit renverser à grand-peine tous ces monticules artificiels sur l'un desquels il s'était reposé. La bêche et la sape lui découvrirent partout des trous pareils à celui où la fourmi Termès s'était précipitée à ses yeux. Il calcula en frémissant de terreur que le nombre de ses sujets rebelles excédait, dans une proportion infinie, celui des grains de sable du désert, puisqu'il n'y avait pas un grain de sable qui n'eût son trou, pas un trou qui n'eût sa fourmi, pas une fourmi qui n'eût son peuple. Il se demanda sans doute avec un ressentiment amer pourquoi le vainqueur des éléphants n'avait point de pouvoir sur le plus vil des insectes de la nature! Mais il était déjà trop avancé en civilisation pour être resté capable d'attacher une solution naturelle à une idée simple.

"Que me veut-elle enfin, s'écria-t-il, cette fourmi Termès qui abuse de sa bassesse et de son obscurité pour insulter à ma juste domination sur tout ce qui respire? que m'importe qu'elle murmure dans les retraites où elle se sauve de ma colère, et où je suis peu jaloux de la suivre? Toutes les fois qu'elle se retrouvera sur mon chemin, je l'écraserai du talon. C'est à moi que le monde appartient."

L'homme rentra dans son palais. Il s'endormit à la vapeur des parfums et au chant des femmes.

La femme, c'est autre chose. C'était la femelle de l'homme; une créature ingénue, vive et délicate, irritable et flexible; un autre animal plein de charmes dans lequel l'esprit créateur avait suppléé à la force par la finesse et par la grâce, et qui caressait l'homme sans l'aimer, parce qu'elle croyait l'aimer; une espèce crédule et tendre que Dieu avait déplacée à dessein de sa destinée naturelle pour éprouver jusqu'au bout son dévouement et sa pureté; un ange tombé par excès d'amour qui achevait son expiation dans l'alliance de l'homme, pour subir tout le malheur de sa faute. L'amour d'une femme pour un homme: Dieu lui-même ne l'aurait pas compris! Mais il se jouait, dans les ironies de sa haute sagesse, des déceptions d'un coeur qu'il avait formé à se laisser surprendre aux apparences de quelque beauté, à la foi de quelques serments, à l'espérance d'un faux bonheur.

La femme n'était pas de ce monde matériel; c'est la première fiction que le ciel ait donnée à la terre.

L'homme parvint donc à se distraire ainsi, entre les molles voluptés et les jeux cruels qui se partageaient sa vie, du regret de n'avoir pas assujetti une fourmi à sa puissance, et il se reprocha même le mouvement passager de douleur qu'il en avait ressenti, comme une faiblesse indigne de la majesté souveraine.

Pendant ce temps, la fourmi Termès, descendue dans ses chemins couverts, avait convoqué son peuple entier; elle continuait, avec une infatigable persévérance, à ouvrir de loin mille voies convergentes vers la principale ville de l'homme. Elle arriva, suivie d'un monde de fourmis, sous les fondations de ses édifices, et cent mille noires légions, plus pressés que des troupeaux de moutons, s'introduisirent de toutes parts dans les pièces de charpente, ou allèrent fouiller la terre autour de la base des colonnes. Quand les pierres angulaires de tous les bâtiments ne s'appuyèrent plus que sur des plans inclinés d'un terrain mobile et perfide; quand les poutres et les solives, rongées intérieurement jusqu'à leur épiderme et vides comme le chalumeau flétri d'une paille sèche, n'offrirent plus qu'une vaine apparence d'écorce, la fourmi Termès se retira subitement avec son armée de mineurs en bon ordre.

Et, le lendemain, tout Biblos tomba sur ses habitants.

Elle poursuivit ensuite son dessein, en dirigeant ses troupes d'impitoyables ouvriers sur tous les points où l'homme avait bâti ses villes; et, pendant qu'il fuyait, éperdu, devant son invisible vainqueur, il n'y eut pas une de ses villes qui ne tombât comme Biblos. Après cela l'empire de l'homme ne fut plus qu'une solitude, où s'élevaient seulement çà et là des constructions de peu d'apparence, qui annonçaient aux yeux la demeure du conquérant définitif de la terre. Ce grand ravageur de cités, et envahisseur formidable à qui demeurait, du droit royal de dernière possession, la propriété des immenses pays qu'il avait parcourus, ce n'était ni Bélus, ni Sésostris: c'était la fourmi Termès.

Les faibles débris de la famille humaine qui échappèrent à la ruine des villes, aux obsessions opiniâtres de la mouche homicide et aux ardeurs du seymoun, furent trop heureux de se réfugier dans les contrées disgraciées qui ne reçoivent du soleil que des rayons obliques, pâlis par d'incessantes vapeurs, et de relever des villes pauvres, fétides, pétries de fange ou d'ossements calcinés délayés avec du sang, et fières, pour toute gloire, de quelques ignobles monuments qui trahissent partout l'orgueil, l'avarice et la misère.

Dieu ne s'irrite que dans le langage des orateurs et des prophètes auxquels il permet quelquefois d'interpréter sa parole; il sourit aux erreurs qu'il méprise, aux fureurs mêmes qu'il sait réparer; car rien de tout ce qui a été n'a cessé d'être qu'en apparence; et il ne crut pas que la création eût besoin d'un autre vengeur qu'une pauvre fourmi en colère. "Patient, parce qu'il est éternel", il attendit que la fourmi Termès se fût creusé des routes sous les mers, et qu'elle vînt ouvrir des abîmes sous les cités d'une espèce qu'il ne daignerait pas haïr, s'il était capable de haine; il la croit assez punie par sa démence et ses passions.

L'homme bâtit encore, et la fourmi Termès marche toujours.

 

Légende de soeur Béatrix

Maria, gratia plena.

Il était bien convenu en France, il y a une vingtaine d'années, que tous les trésors de la poésie sont renfermés sans exception dans le Pantheum mythicum de Pomey et dans le Dictionnaire de la Fable de M. Noel. Un nom inconnu de Phurnutus, une fable ignorée de Paléphate, un récit tendre et touchant qui ne remontait pas aux Métamorphoses, toute idée qui n'avait pas passé à la filière éternelle des Grecs et des Romains, était réputée barbare. Quand vous en aviez fini avec les Aloïdes, les Phaétontides, les Méléagrides, les Labdacides, les Danaïdes, les Pélopides, les Atrides, et autres dynasties malencontreuses, fatalement vouées aux Euménides par la docte cabale d'Aristote et surtout par la rime, il ne vous restait plus qu'un parti à prendre: c'était de recommencer, et on recommençait. La patiente admiration des collèges ne se lassait jamais de ces beaux mythes qui ne disaient pas la moindre chose à l'esprit et au coeur, mais qui flattaient l'oreille de sons épurés à la douce euphonie des Hellènes. C'était Bacchus né avant terme au bruit d'un feu d'artifice, et que Jupiter héberge dans sa cuisse, par l'art de Sabasius, pour y accomplir le temps requis à une gestation naturelle. C'était le fils de Tantale servi aux dieux dans une olla podrida digne des enfers, et dont Minerve, plus affamée que le reste des immortels, est obligée de remplacer l'épaule absente par une omoplate d'ivoire. C'était Deucalion repeuplant le monde avec les ossements de sa grand-mère, c'est-à-dire en jetant des pierres derrière lui. C'était je ne sais quel autre conte absurde et solennel dont il fallait connaître les détails ridicules, et souvent obscènes ou impies, sous peine de passer pour ignorant et pour stupide aux yeux de la société polie. En revanche, on décernait des récompenses et des couronnes à l'heureux enfant qui était parvenu à rassembler dans sa mémoire le plus grand nombre possible de ces inepties classiques, et s'il m'en souvient bien, le premier prélat du diocèse daignait imprimer à son triomphe le sceau de sa bénédiction pontificale. Cette méthode d'abrutissement et de dégradation intellectuelle, qui manquait rarement son effet, s'appelait l'éducation.

Cependant notre civilisation ne ressemblait plus depuis bien des années à celle qui s'était nourrie, pendant tant de siècles, des fables puériles du paganisme. L'ironie de Socrate avait porté le premier coup aux fantômes des mythologues. Ils s'étaient évanouis sous le fouet de Lucien. Une nouvelle croyance s'était introduite, grave, majestueuse, touchante, pleine de mystères sublimes et de sublimes espérances. Avec elle étaient descendus dans le coeur de l'homme une multitude de sentiments que les anciens n'ont point connus, la sainte ferveur de la foi, le noble enthousiasme de la liberté, l'amour, la charité, le pardon des injures. Une poésie, mieux appropriée aux besoins du christianisme, était née avec lui, et cette poésie avait aussi ses mythes et ses histoires. Pourquoi cette nouvelle source d'inspirations merveilleuses et de tendres émotions fut-elle négligée par ces habiles artisans de la parole, qui charment de leurs récits les ennuis et les douleurs de l'humanité? Pourquoi la légende pieuse et touchante fut-elle reléguée à la veillée des vieilles femmes et des enfants, comme indigne d'occuper les loisirs d'un esprit et d'un auditoire choisi? C'est ce qui ne peut guère s'expliquer que par l'altération progressive de cette précieuse naïveté dont les âges primitifs tiraient leurs plus pures jouissances, et sans laquelle il n'y a plus de poésie véritable. La poésie d'une époque se compose, en effet, de deux éléments essentiels, la foi sincère de l'homme d'imagination qui croit ce qu'il raconte, et la foi sincère des hommes de sentiment qui croient ce qu'ils entendent raconter. Hors de cet état de confiance et de sympathie réciproques où viennent se confondre des organisations bien assorties, la poésie n'est qu'un vain nom, l'art stérile et insignifiant de mesurer en rythmes compassés quelques syllabes sonores. Voilà pourquoi nous n'avons plus de poésie dans le sens naïf et original de ce mot, et pourquoi nous n'en aurons pas de longtemps, si nous en avons jamais.

Pour en retrouver de faibles vestiges, il faut feuilleter les vieux livres qui ont été écrits par des hommes simples, ou s'asseoir dans quelque village écarté, au coin du foyer des bonnes gens. C'est là que se retrouvent de touchantes et magnifiques traditions dont personne ne s'est jamais avisé de contester l'autorité, et qui passent de génération en génération, comme un pieux héritage, sur la parole infaillible et respectée des vieillards. Là ne sauraient prévaloir les objections ricaneuses de la demi-instruction, si revêche, si maussade et si sotte, qui ne sait rien à fond, mais qui ne veut rien croire, parce qu'en cherchant la vérité qui est interdite à notre nature, elle n'a gagné que le doute. Les récits qu'on y fait, voyez-vous, ne peuvent donner matière à aucune discussion; ils défient la critique d'une raison exigeante qui rétrécit l'âme, et d'une philosophie dédaigneuse qui la flétrit; ils ne sont pas tenus de se renfermer dans les bornes des vraisemblances communes, dans les bornes mêmes de la possibilité, car ce qui n'est pas possible aujourd'hui était sans doute possible autrefois, quand le monde, plus jeune et plus innocent, était digne encore que Dieu fît pour lui des miracles; quand les anges et les saints pouvaient se mêler, sans trop déroger de leur grandeur céleste, à des peuples simples et purs dont la vie s'écoulait entre le travail et la pratique des bonnes oeuvres. Les faits qu'on vous rapporte n'ont pas besoin, d'ailleurs, de tant d'éclaircissements: n'ont-ils pas le témoignage du vieil aïeul qui les savait de son aïeul, comme celui-ci d'un autre vieillard qui en a été le témoin oculaire? Et dans cette longue succession de patriarches nourris dans l'horreur du péché, s'en est-il jamais rencontré un seul qui ait menti?

O vous! mes amis, que le feu divin qui anima l'homme au jour de sa création n'a pas encore tout à fait abandonnés; vous qui conservez encore une âme pour croire, pour sentir et pour aimer; vous qui n'avez pas désespéré de vous-mêmes et de votre avenir, au milieu de ce chaos des nations où l'on désespère de tout, venez participer avec moi à ces enchantements de la parole, qui font revivre à la pensée l'heureuse vie des siècles d'ignorance et de vertu; mais surtout ne perdons point de temps, je vous en conjure! Demain peut-être il serait trop tard! Le progrès vous a dit: Je marche, et le monstre marche en effet. Comme la mort physique dont parle le poète latin, l'éducation première, cette mort hideuse de l'intelligence de l'imagination, frappe au seuil des moindres chaumières. Tous les fléaux que l'écriture traîne après elle, tous les fléaux de l'imprimerie, sa soeur perverse et féconde, menacent d'envahir les derniers asiles de la pudeur antique, de l'innocence et de la piété, sous une escorte de sombres pédants. Quelques jours encore, et ce monde naissant, que la science du mal va saisir au berceau, connaîtra un ridicule alphabet et ne connaîtra plus Dieu; quelques jours encore, et ce qui reste, hélas! des enfants de la nature, seront aussi stupides et aussi méchants que leurs maîtres. Hâtons-nous d'écouter les délicieuses histoires du peuple, avant qu'il les ait oubliées, avant qu'il en ait rougi, et que sa chaste poésie, honteuse d'être nue, ne soit couverte d'un voile comme Eve exilée du paradis.

J'ai juré, quant à moi, de n'en jamais écouter, de n'en jamais raconter d'autres. Celle que je vais vous dire est tirée d'un vieil hagiographe, nommé Bzovius, continuateur peu connu de Baronius, qui ne l'est guère davantage. Bzovius la regardait comme parfaitement authentique, et je suis de son avis, car de pareilles choses ne s'inventent point. Aussi me serais-je bien gardé d'y changer la moindre chose dans le fond; et quant aux différences qu'on pourra trouver dans la forme, il ne faut point les imputer à mon goût, mais à celui de la multitude, qui ferait peu de cas du tableau d'un maître naïf, s'il n'était relevé par la bordure et rafraîchi par le vernis. Après cette déclaration, les lecteurs dans lesquels l'amour du beau et du vrai n'est pas altéré par de mauvaises habitudes sauront à quoi s'en tenir. Ils laisseront là mon pastiche, et liront, s'ils déterrent son bouquin dans les bibliothèques, le bonhomme Bzovius, qui raconte cent fois mieux que moi.

Non loin de la plus haute cime du Jura, mais en redescendant un peu sur son versant occidental, on remarquait encore, il y a près d'un demi-siècle, un amas de ruines qui avait appartenu à l'église et au monastère de Notre-Dame-des-Epines-Fleuries. C'est à l'extrémité d'une gorge étroite et profonde, mais beaucoup plus abritée du côté du nord, et qui produit tous les ans, grâce à la faveur de cette exposition, les fleurs les plus rares de la contrée. A une demi-lieue de là, l'extrémité opposée laisse voir aussi les débris d'un antique manoir seigneurial, qui a disparu comme la maison de Dieu. On sait seulement qu'il était occupé par une famille très renommée dans les armes, et que le dernier des nobles chevaliers dont il portait le nom mourut à la conquête du tombeau de Jésus-Christ, sans laisser d'héritier pour perpétuer sa race. La veuve inconsolable n'abandonna pas des lieux si propres à entretenir sa mélancolie; mais le bruit de sa piété se répandit au loin avec ses bienfaits, et une tradition glorieuse consacre à jamais sa mémoire aux respects des générations chrétiennes. Le peuple, qui a oublié tous ses autres titres, l'appelle encore LA SAINTE.

Un de ces jours où l'hiver, près de finir, se relâche tout à coup de sa rigueur, sous les influences d'un ciel tempéré, la Sainte se promenait, comme d'habitude, dans la longue avenue de son château, l'esprit occupé de pieuses méditations. Elle arriva ainsi jusqu'aux buissons d'épines qui la terminent encore, et elle ne fut pas peu surprise de voir qu'un de ces arbustes s'était chargé déjà de toute sa parure du printemps. Elle se hâta de s'en approcher pour s'assurer que cette apparence n'était pas produite par un reste de neige rebelle, et, ravie de le voir couronné en effet d'une multitude innombrable de belles petites étoiles blanches à rayons incarnats, elle en détacha soigneusement un rameau pour le suspendre, dans son oratoire, à une image de la sainte Vierge qu'elle avait depuis son enfance en grande vénération, et s'en revint joyeuse de lui porter cette offrande innocente. Soit que ce faible tribut fût réellement agréable à la divine mère de Jésus, soit qu'un plaisir particulier qu'on ne saurait définir soit réservé à la moindre effusion d'un coeur tendre vers l'objet qu'il aime, jamais l'âme de la châtelaine ne s'était ouverte à des émotions plus ineffables que dans cette douce soirée. Aussi se promit-elle avec une joie ingénue de retourner tous les jours au buisson fleuri, et d'en rapporter tous les jours une guirlande nouvelle. On peut croire qu'elle fut fidèle à cet engagement.

Un jour, cependant, que le soin des pauvres et des malades l'avait retenue plus longtemps que d'ordinaire, elle eut beau se presser de gagner son parterre sauvage; la nuit y arriva avant elle, et on dit qu'elle commençait à regretter de s'être engagée si avant dans ces solitudes, quand une clarté calme et pure, comme celle qui descend du jour naissant, lui montra soudainement toutes ses épines en fleur. Elle suspendit un instant ses pas, à la pensée que cette lumière pouvait provenir d'une halte de brigands, car il était impossible d'imaginer qu'elle fût produite par des myriades de vers luisants, éclos avant leur saison. L'année était encore trop éloignée alors des nuits tièdes et pacifiques de l'été. Toutefois, l'obligation qu'elle s'était imposée venant se présenter à son esprit et ranimer un peu son courage, elle marcha légèrement, en retenant son haleine, vers le buisson aux blanches fleurs, saisit d'une main tremblante une branche, qui sembla tomber d'elle-même entre ses doigts, tant elle fit peu de résistance, et reprit le chemin du manoir, sans oser regarder derrière elle.

Durant toute la nuit suivante, la sainte dame réfléchit à ce phénomène, sans pouvoir l'expliquer; et, comme elle avait à coeur d'en pénétrer le mystère, dès le lendemain, à la même heure du soir, elle se rendit aux buissons, en compagnie d'un serviteur fidèle et de son vieux chapelain. La douce lumière y régnait ainsi que la veille, et semblait devenir, à mesure qu'ils approchaient, plus vive et plus rayonnante. Ils s'arrêtèrent alors, et se mirent à genoux, parce qu'il leur sembla que cette lumière venait du ciel; après quoi le bon prêtre se leva seul, fit quelques pas respectueux vers les épines fleuries, en chantant une hymne de l'église, et les détourna sans efforts, car elles s'ouvrirent comme un voile. Le spectacle qui s'offrit en ce moment à leurs regards les frappa d'une telle admiration, qu'ils restèrent longtemps immobiles, tout pénétrés de reconnaissance et de joie. C'était une image de la sainte Vierge, taillée avec simplicité dans un bois grossier, animée des couleurs de la vie par un pinceau peu savant, et revêtue d'habits qui ne révélaient qu'un luxe naïf; mais c'était d'elle qu'émanait la splendeur miraculeuse dont ces lieux étaient éclairés. "Je vous salue, Marie, pleine de grâces", dit enfin le chapelain prosterné; et au murmure harmonieux qui s'éleva dans tous les bois, quand il eut prononcé ces paroles, on aurait pu croire qu'elles étaient répétées par le choeur des anges. Il récita ensuite, avec solennité, ces admirables litanies où la foi a parlé sans le savoir le langage de la poésie la plus élevée; et, après de nouveaux actes d'adoration, il souleva la statue entre ses mains, afin de la transporter au château où elle devait trouver un sanctuaire plus digne d'elle, pendant que la dame et le valet, les mains jointes et le front incliné, le suivaient lentement en s'unissant à ses prières.

Je n'ai pas besoin de dire que l'image merveilleuse fut placée dans une niche élégante, qu'elle fut entourée de flambeaux odorants, baignée de parfums, chargée d'une riche couronne, et saluée, jusqu'au milieu de la nuit, du cantique des fidèles. Cependant, le matin, on ne la retrouva plus, et l'alarme fut vive parmi tous ces chrétiens que sa conquête avait comblés d'un bonheur si pur. Quel péché inconnu pouvait avoir attiré cette disgrâce au manoir de LA SAINTE? Pourquoi la Vierge céleste l'avait-elle quitté? Quel nouveau séjour avait-elle choisi? On le devine sans doute. La bienheureuse mère de Jésus avait préféré l'ombre modeste de ses buissons favoris à l'éclat d'une demeure mondaine. Elle était retournée; au milieu de la fraîcheur des bois, goûter la paix de sa solitude et les douces exhalaisons de ses fleurs. Tous les habitants du château s'y rendirent dans la soirée, et l'y trouvèrent, plus resplendissante que la veille. Ils tombèrent à genoux dans un respectueux silence.

"Puissante reine des anges! dit la châtelaine, c'est ici la demeure que vous préférez. Votre volonté sera faite."

Et peu de temps après, en effet, un temple embelli de tous les ornements que prodiguait l'architecte inspiré en ces siècles d'imagination et de sentiment s'éleva autour de l'image révérée. Les grands de la terre la voulurent enrichir de leurs dons, les rois la dotèrent d'un tabernacle d'or pur. La renommée de ses miracles se répandit au loin dans tout le monde chrétien, et appela dans la vallée une multitude de femmes pieuses qui s'y rangèrent sous la règle d'un monastère. La sainte veuve, plus touchée que jamais des lumières de la grâce, ne put refuser le titre de supérieure de cette maison. Elle y mourut pleine de jours, après une vie de bonnes oeuvres, d'exemples et de sacrifices, qui s'exhala comme un parfum au pied des autels de la Vierge.

Telle est, suivant les chroniques manuscrites de la province, l'origine de l'église et du couvent de Notre-Dame-des-Epines-Fleuries.

Deux siècles s'étaient écoulés depuis la mort de LA SAINTE, et une jeune vierge de sa famille était encore, suivant l'usage, soeur custode du saint tabernacle; ce qui veut dire qu'elle en avait la garde, et que c'était à elle qu'il appartenait d'ouvrir le tabernacle aux jours solennels où l'image miraculeuse était offerte à la piété du peuple. C'est elle qui avait soin d'entretenir l'élégance toujours nouvelle de sa parure; d'en chasser la poussière et les insectes malfaisants; de recueillir, pour composer sa couronne et pour orner son autel, les fleurs du jardin les plus gracieuses dans leur port et les plus chastes dans leur couleur; d'en former des festons, des guirlandes et des bouquets qui attiraient à leur tour, par le grand vitrail ouvert au soleil levant, une multitude de papillons de pourpre et d'azur, fleurs volantes de la solitude. Parmi ces innocents tributs, la fleur de l'épine était toujours préférée dans sa saison; et, contrefaite pour toutes les autres avec un art dont les bonnes religieuses avaient dès lors dérobé le secret à la nature, elle reposait sur le sein de la belle madone, en touffe épaisse nouée d'un ruban d'argent. Les papillons eux-mêmes auraient pu s'y tromper quelquefois, mais ils n'osaient s'arrêter sur ces fleurs célestes qui n'étaient pas faites pour eux.

La soeur custode s'appelait alors Béatrix. Agée de dix-huit ans tout au plus, elle avait à peine entendu dire qu'elle fût belle, car elle était entrée à quinze ans dans la maison de la sainte Vierge, aussi pure que ses fleurs.

Il y a un âge heureux ou funeste où le coeur d'une jeune fille comprend qu'il est créé pour aimer, et Béatrix y était parvenue; mais ce besoin, d'abord vague et inquiet, n'avait fait que lui rendre ses devoirs plus chers. Incapable de s'expliquer alors les mouvements secrets dont elle était agitée, elle les avait pris pour l'instinct d'une pieuse ferveur qui s'accuse de n'être pas assez ardente, et qui se croit encore obligée envers ce qu'elle aime, tant qu'elle ne l'aime pas jusqu'à l'enthousiasme et jusqu'au délire. L'objet inconnu de ces transports échappait à son inexpérience; et parmi ceux qui tombaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, sous les sens de son âme ingénue, la sainte Vierge seule lui paraissait digne de cette adoration passionnée, à laquelle sa vie pouvait à peine suffire. Ce culte de tous les moments était devenu l'unique occupation de sa pensée, le charme unique de sa solitude; il remplissait jusqu'à ses rêves de mystérieuses langueurs et d'ineffables transports. On la voyait souvent prosternée devant le tabernacle, exhalant vers sa divine protectrice des prières entrecoupées de sanglots, ou mouillant le parvis de ses pleurs; et la Vierge céleste souriait sans doute, du haut de son trône éternel, à cette heureuse et tendre méprise de l'innocence, car la sainte Vierge aimait Béatrix et se plaisait à en être aimée. Elle avait lu d'ailleurs peut-être dans le coeur de Béatrix qu'elle en serait aimée toujours.

Il arriva dans ce temps-là un événement qui souleva le voile sous lequel le secret de Béatrix avait été si longtemps caché pour elle-même. Un jeune seigneur des environs, attaqué par des assassins, fut laissé pour mort dans la forêt; et quoiqu'il conservât tout au plus les faibles apparences d'une existence prête à s'éteindre, les serviteurs du monastère le transportèrent dans leur infirmerie. Comme les filles des châtelains possédaient à cette époque, dès leur première jeunesse, le formulaire des recettes et l'art des pansements, Béatrix fut envoyée par ses soeurs au secours de l'agonisant. Elle mit en oeuvre tout ce qu'elle avait appris de cette utile science, mais elle comptait davantage sur l'intercession de la Vierge miraculeuse; et ses longues et laborieuses veilles, partagées entre les soins de la garde-malade et les prières de la servante de Marie, obtinrent tout le succès qu'elle en avait espéré. Raymond rouvrit ses yeux à la lumière et reconnut sa libératrice: il l'avait vue quelquefois dans le château même où elle était née.

"Eh quoi! s'écria-t-il, Béatrix, est-ce vous que je retrouve? vous que j'ai tant aimée dans mon enfance, et que l'aveu trop vite oublié de votre père et du mien m'avait permis d'espérer pour épouse! Par quel funeste hasard vous ai-je revue, enchaînée dans les liens d'une vie qui n'est pas faite pour vous, et séparée sans retour de ce monde brillant dont vous étiez l'ornement? Ah! si vous avez choisi de vous-même cet état de solitude et d'abnégation, Béatrix, je vous le jure, c'est que vous ne connaissiez pas encore votre coeur. L'engagement que vous avez contracté, dans l'ignorance où vous étiez des sentiments naturels à tout ce qui respire, est nul devant Dieu comme devant les hommes. Vous avez trahi sans le savoir votre destinée d'amante et d'épouse et de mère! Vous vous êtes condamnée, pauvre et chère enfant, à des jours d'ennui, d'amertume et de dégoût, dont aucun plaisir n'adoucira désormais la longue tristesse! Il est cependant si doux d'aimer, si doux d'être aimé, si doux de revivre par ce que l'on aime dans des objets que l'on aime! Les joies pures d'une affection qui double, qui multiplie la vie; la tendresse d'un ami qui vous adore, qui embellit tous vos moments par des fêtes nouvelles, qui n'existe que pour vous chérir et pour vous plaire; les caresses innocentes de ces jolis enfants, si frais, si gracieux, si joyeux d'être, et qu'un caprice barbare aurait abandonnés au néant! voilà ce que vous avez perdu! voilà ce que vous auriez perdu, ma Béatrix, si une obstination aveugle vous retenait dans l'abîme où vous vous êtes plongée! Mais non, continua-t-il avec une expansion plus vive encore, tu ne méconnaîtras point les intentions de ton Dieu et du mien, qui ne nous a rapprochés que pour nous réunir à jamais! Tu te rendras aux voeux de l'amour qui t'implore et qui t'éclaire! Tu seras l'épouse de ton Raymond, comme tu es sa soeur et sa bien-aimée! Ne détourne pas de lui tes yeux pleins de larmes! Ne lui arrache pas ta main qui tremble dans les siennes! Dis-lui que tu es disposée à le suivre et à ne plus le quitter!..."

Béatrix ne répondit point; elle n'avait pu trouver des expressions pour rendre ce qu'elle éprouvait. Elle s'échappa des bras affaiblis de Raymond, s'éloigna troublée, éperdue, palpitante, et alla tomber aux pieds de la Vierge, sa consolation et son appui. Elle y pleura comme auparavant, mais ce n'était plus d'une émotion inconnue et sans objet; c'était un sentiment plus puissant que la piété, plus puissant que la honte, plus puissant, hélas! que cette Vierge sainte dont elle appelait en vain le secours; et ses pleurs, cette fois, étaient amers et brûlants. On la vit plusieurs jours de suite prosternée et suppliante, et on ne s'en étonna point, parce que tout le monde connaissait dans le couvent sa dévotion passionnée pour Notre-Dame-des-Epines-Fleuries. Elle passait le reste de ses heures dans la chambre du blessé, dont la guérison avait cependant cessé d'exiger des soins assidus.

Un soir, à l'heure où l'église est fermée, où toutes les soeurs sont retirées dans leurs cellules, où tout se tait jusqu'à la prière, voici Béatrix qui gagne le choeur à pas lents, qui dépose sa lampe sur l'autel, qui ouvre d'une main tremblante la porte du tabernacle, qui se détourne en frémissant et en baissant les yeux, comme si elle craignait que la reine des anges ne la foudroyât d'un regard, et qui se jette à genoux. Elle veut parler, et les paroles meurent sur ses lèvres, ou se perdent dans ses sanglots. Elle enveloppe son front de son voile et de ses mains; elle essaie de se raffermir et de se calmer; elle tente un dernier effort; elle parvient à arracher de son coeur quelques accent confus, sans savoir si elle profère une prière ou un blasphème.

"O céleste bienfaitrice de ma jeunesse! dit-elle, ô vous que j'ai si longtemps uniquement aimée, et qui restez toujours la plus chère souveraine de mon âme, à quelque indigne partage que je vous fasse descendre! ô Marie, divine Marie! pourquoi m'avez-vous abandonnée? Pourquoi avez-vous permis que votre Béatrix tombât en proie aux horribles passions de l'enfer? Vous savez, hélas! si j'ai cédé sans combats à celle qui me dévore! Aujourd'hui, c'en est fait, Marie, et c'en est fait pour jamais! je ne vous servirai plus, car je ne suis plus digne de vous servir. J'irai cacher loin de vous l'éternel regret de ma faute, le deuil éternel de mon innocence que vous n'avez pas, vous-même, le pouvoir de me rendre. Souffrez cependant, ô Marie, que j'ose vous adorer encore! prenez en compassion les larmes que je répands, et qui prouvent du moins combien je suis étrangère aux lâches trahisons de mes sens! accueillez le dernier de mes hommages comme vous avez accueilli tous les autres; ou plutôt, si mon zèle pour vos autels fut digne de quelque reconnaissance, envoyez la mort à l'infortunée qui vous implore, avant qu'elle vous ait quittée!"

En achevant ces paroles, Béatrix se leva, s'approcha, tremblante, de l'image de la sainte Vierge, la para de nouvelles fleurs, se saisit de celles qu'elle venait de remplacer, et, honteuse pour la première fois de l'usage pieux qu'elle n'avait plus le droit d'en faire, elle les pressa son coeur, dans le sachet bénit du scapulaire, pour ne jamais s'en séparer. Après cela, elle jeta un dernier regard sur le tabernacle, poussa un cri de terreur et s'enfuit.

La nuit suivante, une voiture rapide entraîna loin du couvent le beau chevalier blessé, et une jeune religieuse, infidèle à ses voeux, qui l'accompagnait.

La première année qui s'écoula depuis fut presque tout entière dans l'ivresse d'une passion satisfaite. Le monde même était pour Béatrix un spectacle nouveau, inépuisable en jouissances. L'amour multipliait autour d'elle tous les moyens de séduction qui pouvaient perpétuer son erreur et achever sa perte; elle ne sortait des rêves de la volupté que pour s'éveiller au milieu de la joie des festins, parmi les jeux des baladins et les concerts des ménestrels; sa vie était une fête insensée, où la voix sérieuse de la réflexion, étouffée par les clameurs de l'orgie, aurait essayé vainement de se faire entendre; et cependant Marie n'était pas tout à fait sortie de son souvenir. Plus d'une fois, dans les apprêts de sa toilette, son scapulaire s'était machinalement ouvert sous ses doigts. Plus d'une fois elle avait laissé tomber sur le bouquet flétri de la Vierge un regard et une larme. La prière avait monté plus d'une fois jusqu'à ses lèvres, comme une flamme cachée que la cendre n'a pu contenir mais elle s'y était éteinte sous les baisers de son ravisseur; et, dans son délire même, quelque chose lui disait encore qu'une prière l'aurait sauvée!

Elle ne tarda pas d'éprouver qu'il n'y a d'amour durable que celui qui est épuré par la religion; que l'amour seul du Seigneur et de Marie échappe aux vicissitudes de nos sentiments; que, seul entre toutes nos affections, il semble s'accroître et se fortifier par le temps, pendant que les autres brûlent si vives et se consument si vite dans nos coeurs de cendre. Cependant elle aimait Raymond autant qu'elle pouvait aimer, mais un jour arriva où elle comprit que Raymond ne l'aimait plus. Ce jour lui fit prévoir le jour, plus horrible encore, où elle serait tout à fait abandonnée de celui pour qui elle avait abandonné l'autel, et ce jour redouté arriva aussi. Béatrix se trouva sans appui sur la terre, hélas! et sans appui dans le ciel. Elle chercha en vain une consolation dans ses souvenirs, un refuge dans ses espérances. Les fleurs du scapulaire s'étaient flétries comme celles du bonheur. La source des larmes et de la prière était tarie. La destinée que s'était faite Béatrix venait de s'accomplir. L'infortunée accepta sa damnation. Plus on tombe de haut dans le chemin de la vertu, plus la chute a d'ignominie, plus elle est irréparable, et c'est de haut que Béatrix était tombée. Elle s'effraya d'abord de son opprobre, et puis elle finit par en contracter l'habitude, parce que le ressort de son âme s'était brisé. Quinze années s'écoulèrent ainsi, et pendant quinze ans, l'ange tutélaire que le baptême avait donné à son berceau, l'ange au coeur de frère qui l'avait tant aimée, se voila de ses ailes et pleura.

Oh! que ces années fugitives emportèrent de trésors avec elles! l'innocence, la pudeur, la jeunesse, la beauté, l'amour, ces roses de la vie qui ne fleurissent qu'une fois, et jusqu'au sentiment de la conscience qui dédommage de toutes les autres pertes! Les bijoux qui l'avaient autrefois parée, tributs impies que la débauche paye au crime, lui fournirent quelque temps une ressource trop prompte à s'épuiser. Elle demeura seule, délaissée, objet de mépris pour les autres comme pour elle-même, livrée aux dédains insolents du vice, et odieuse à la vertu, exemple rebutant de honte et de misère que les mères montraient à leurs enfants pour les détourner du péché! Elle se lassa d'être à charge à la pitié, de ne recevoir que des aumônes qu'une pieuse répugnance clouait souvent aux mains de la charité, de n'être secourue à l'écart que par des gens qui avaient la rougeur sur le front en lui accordant un peu de pain. Un jour, elle s'enveloppa de ses haillons, qui avaient été dans leur fraîcheur une riche toilette; elle résolut d'aller demander les aliments de la journée ou l'asile de la nuit à ceux qui ne l'avaient pas connue! Elle se flatta de cacher son infamie dans son malheur; elle partit, la pauvre mendiante, sans autre bien que les fleurs qu'elle avait autrefois ravies au bouquet de la Vierge, et qui tombaient une à une, en poussière, sous ses lèvres desséchées!

Béatrix était jeune encore, mais la honte et la faim avaient imprimé sur son front ces traces hideuses qui révèlent une vieillesse hâtive. Quand sa figure pâle et muette implorait timidement les secours des passants, quand sa main blanche et délicate s'ouvrait en frémissant à leurs dons, il n'était personne qui ne sentît qu'elle avait dû avoir d'autres destinées sur la terre. Les plus indifférents s'arrêtaient devant elle avec un regard amer qui semblait dire: O ma fille! comment êtes-vous tombée?... - Et son regard à elle ne répondait plus; car il y avait longtemps qu'elle ne pouvait plus pleurer. Elle marcha longtemps, longtemps: son voyage semblait ne devoir aboutir qu'à la mort. Un jour surtout, elle avait parcouru, depuis le lever du soleil, sur le revers d'une montagne nue, un sentier âpre et raboteux, sans que l'aspect d'aucune maison vînt consoler sa lassitude; elle avait eu pour seul aliment quelques racines sans saveur arrachées aux fentes des rochers; sa chaussure en lambeaux venait d'abandonner ses pieds sanglants; elle se sentait défaillir de fatigue et de besoin, lorsque, à la nuit close, elle fut frappée tout à coup de l'aspect d'une longue ligne de lumières qui annonçaient une vaste habitation, et vers lesquelles elle se dirigea de toutes les forces qui lui restaient; mais, au signal d'une cloche argentine dont le son réveilla dans son coeur un étrange et vague souvenir, tous les feux s'éteignirent à la fois, et il n'y eut plus autour d'elle que la nuit et le silence. Elle fit cependant quelques pas encore, les bras étendus, et ses mains tremblantes s'appuyèrent contre une porte fermée. Elle s'y soutint un moment, comme pour reprendre haleine; elle essaya de s'y attacher pour ne pas tomber; ses doigts débiles la trahirent; ils glissèrent sous le poids de son corps: O sainte Vierge! s'écria-t-elle, pourquoi vous ai-je quittée!... Et la malheureuse Béatrix s'évanouit sur le seuil.Que la colère du ciel soit légère aux coupables! De pareilles nuits expient toute une vie de désordre! La fraîcheur saisissante du matin commençait à peine à ranimer en elle un sentiment confus et douloureux d'existence, quand elle s'aperçut qu'elle n'était pas seule. Une femme agenouillée à ses côtés soulevait sa tête avec précaution, et la regardait fixement dans l'attitude d'une curiosité inquiète, en attendant qu'elle fût tout à fait revenue à elle-même.

"Dieu soit béni à jamais, dit la bonne tourière, de nous envoyer de si bonne heure un acte de piété à exercer et un malheur à secourir! C'est un événement d'heureux augure pour la glorieuse fête de la sainte Vierge que nous célébrons aujourd'hui! Mais comment se fait-il, ma chère enfant, que vous n'ayez pas pensé à tirer la cloche ou à frapper du marteau? Il n'y a point d'heure où vos soeurs en Jésus-Christ n'eussent été prêtes à vous recevoir. Bien, bien!... ne me répondez pas maintenant, pauvre brebis égarée! Fortifiez-vous de ce bouillon que j'ai chauffé à la hâte, aussitôt que je vous ai aperçue; goûtez ce vin généreux qui rendra la chaleur à votre estomac et la souplesse à vos membres endoloris. Faites-moi signe que vous êtes mieux. Buvez, buvez tout, et maintenant, avant de vous lever, si vous n'en avez pas encore la force, enveloppez-vous de cette mante que j'ai jetée sur vos épaules; donnez-moi entre mes mains vos petites mains si froides, pour que j'y rappelle le sang et la vie. Sentez-vous déjà vos doigts se dégourdir sous mon haleine? Oh! vous serez bien tout à l'heure!"

Béatrix, pénétrée d'attendrissement, se saisit des mains de la digne religieuse et les pressa à plusieurs reprises sur ses lèvres.

- Je suis bien déjà, lui dit-elle, et je me sens en état d'aller remercier Dieu de la grâce qu'il m'a faite en me dirigeant vers cette sainte maison. Seulement, pour que je puisse la comprendre dans mes prières, ayez la bonté de m'apprendre où je suis.

- Et où seriez-vous, répliqua la tourière, si ce n'est à Notre-Dame-des-Epines-Fleuries, puisqu'il n'y a point d'autre monastère dans ces solitudes à plus de cinq lieues à la ronde?

- Notre-Dame-des-Epines-Fleuries! s'écria Béatrix avec un cri de joie que suivirent aussitôt les marques de la plus profonde consternation; Notre-Dame-des-Epines-Fleuries! reprit-elle en laissant tomber sa tête sur son sein; le Seigneur ait pitié de moi!

- Eh quoi! ma fille, dit la charitable hospitalière, ne le saviez-vous pas? Il est vrai que vous paraissez venir de bien loin, car je n'ai jamais vu d'habillements de femme qui ressemblassent aux vôtres. Mais Notre-Dame-des-Epines-Fleuries ne borne pas sa protection aux habitants du pays. Vous n'ignorez pas, si vous en avez ouï parler, qu'elle est bonne pour tout le monde.

- Je la connais, et je l'ai servie, répondit Béatrix; mais je viens de bien loin, comme vous dites, ma mère, et il n'est pas étonnant que mes yeux n'aient point reconnu d'abord ce séjour de paix et de bénédiction. Voilà cependant l'église, et le couvent, et les buissons d'épines où j'ai cueilli tant de fleurs. Hélas! ils fleurissent toujours!... J'étais si jeune cependant quand je les ai quittés!... C'était du temps, continua-t-elle en relevant son front vers le ciel avec cette expression résolue que donne aux remords d'un chrétien l'abnégation de lui-même, c'était du temps où soeur Béatrix était custode de la sainte chapelle. Ma mère, vous en souvenez-vous?

- Comment l'aurais-je oublié, mon enfant, puisque soeur Béatrix n'a jamais cessé d'être custode de la sainte chapelle? - puisqu'elle est restée jusqu'aujourd'hui parmi nous, et qu'elle restera longtemps, j'espère, un sujet d'édification pour toute la communauté; - puisque, après la protection de la sainte Vierge, nous ne connaissons point d'appui plus assuré devant le ciel?

- Je ne parle point de celle-là, interrompit Béatrix en soupirant amèrement; je parle d'une autre Béatrix qui a fini sa vie dans le péché, et qui occupait la même place il y a seize ans.

- Le bon Dieu ne vous punira pas de ces paroles insensées, dit la tourière en la rapprochant de son sein. La détresse et la maladie qui altèrent vos esprits ont troublé votre mémoire de ces tristes visions. Il y a plus de seize ans que j'habite le couvent, et je n'y ai jamais connu d'autre custode de la sainte chapelle que soeur Béatrix. Au reste, puisque vous êtes décidée à présenter à Notre-Dame un acte d'adoration, pendant que je vous préparerai un lit, allez, ma soeur, allez au pied du tabernacle; vous y trouverez déjà Béatrix, et vous la reconnaîtrez aisément, car la bonté divine a permis qu'elle ne perdît pas en vieillissant une des grâces de sa jeunesse. Je vous retrouverai tout à l'heure, pour ne plus vous quitter jusqu'à votre entier rétablissement.

En achevant ces paroles, la tourière rentra dans le cloître. Béatrix gagna en chancelant l'escalier de l'église, s'agenouilla sur le parvis, et le frappa de sa tête, puis s'enhardit un peu, se leva, et, de colonne en colonne, s'avança jusqu'à la grille, où elle retomba sur ses genoux. A travers le nuage dont sa vue était obscurcie, elle avait distingué la soeur custode qui était debout devant le tabernacle.

Peu à peu, la soeur se rapprochait d'elle en faisant sa revue ordinaire du saint lieu, rendant la flamme aux lampes éteintes, ou remplaçant les guirlandes de la veille par de nouvelles guirlandes. Béatrix ne pouvait en croire ses yeux. Cette soeur, c'était elle-même, non telle que l'âge, le vice et le désespoir l'avaient faite, mais telle qu'elle avait dû être aux jours innocents de sa jeunesse. Etait-ce une illusion produite par le remords? Etait-ce un châtiment miraculeux, anticipé sur ceux que lui réservait la malédiction céleste? Dans le doute, elle cacha sa tête dans ses mains, et la reposa immobile contre les barreaux de la grille, en balbutiant du bout des lèvres les plus tendres de ses prières d'autrefois.

Et cependant la soeur custode marchait toujours. Déjà les plis de ses vêtements avaient effleuré les barreaux, Béatrix accablée n'osait respirer.

- C'est toi, chère Béatrix, dit la soeur d'une voix dont aucune parole humaine ne peut exprimer la douceur. Je n'ai pas besoin de te voir pour te reconnaître, car tes prières viennent à moi telles que je les ai jadis entendues. Il y a longtemps que je t'attendais; mais, comme j'étais sûre de ton retour, je pris ta place le jour où tu m'as quittée, pour qu'il n'y eût personne qui s'aperçût de ton absence. Tu sais maintenant ce que valent les plaisirs et le bonheur dont l'image t'avait séduite, et tu ne t'en iras plus. C'est, entre nous, pour le siècle et pour l'éternité. Rentre donc avec confiance dans le rang que tu occupais parmi mes filles. Tu trouveras dans ta cellule, dont tu n'as pas oublié le chemin, l'habit que tu y avais laissé, et tu revêtiras avec lui ta première innocence, dont il est l'emblème; c'est une grâce peu commune que je devais à ton amour, et que j'ai obtenue pour ton repentir. Adieu, soeur custode de Marie! Aimez Marie comme elle vous a aimée!

C'était Marie, en effet; et quand Béatrix éperdue releva vers elle ses yeux inondés de larmes, quand elle étendit vers elle ses bras palpitants, en lui jetant une action de grâces brisée par ses sanglots, elle vit la sainte Vierge monter les degrés de l'autel, rouvrir la porte du tabernacle, et s'y rasseoir dans sa gloire céleste sous son auréole d'or et sous ses festons d'épines fleuries.

Béatrix ne descendit pas au choeur sans émotion. Elle allait revoir ses compagnes dont elle avait trahi la foi, et qui avaient vieilli, exemptes de reproche, dans la pratique d'un devoir austère. Elle se glissa parmi ses soeurs, le front baissé, et prête à s'humilier au premier cri qui annoncerait sa réprobation. Le coeur vivement agité, elle prêta une oreille attentive à leurs voix, et elle n'entendit rien. Comme aucune d'elles n'avait remarqué son départ, aucune d'elle ne fit attention à son retour. Elle se précipita aux pieds de la sainte Vierge, qui ne lui avait jamais paru si belle, et qui semblait lui sourire. Dans les rêves de sa vie d'illusions, elle n'avait rien compris qui approchât d'un tel bonheur.

La divine fête de Marie (car je crois avoir dit que ceci se passait le jour de l'Assomption) s'accomplit dans un mélange de recueillement et d'extase dont les plus belles des solennités passées avaient à peine donné l'idée à cette communauté de vierges, sans tache comme leur reine. Les unes avaient vu tomber du tabernacle des lumières miraculeuses, les autres avaient entendu le chant des anges se mêler à leurs chants pieux, et s'étaient arrêtées de respect pour n'en pas troubler la céleste harmonie. On se racontait avec mystère qu'il y avait ce jour-là une fête dans le paradis, comme dans le monastère des Epines-Fleuries; et, par un phénomène étranger à cette saison, toutes les épines de la contrée avaient refleuri, de sorte que ce n'était, au dehors comme au dedans, que printemps et parfums. C'est qu'une âme était rentrée dans le sein du Seigneur, dépouillée de toutes les infirmités et de toutes les ignominies de notre condition, et qu'il n'y a point de fête qui soit plus agréable aux saints.

Une seule inquiétude obscurcit un moment l'innocente joie des colombes de la Vierge. Une pauvre femme, toute souffreteuse et toute malade, s'était assise, le matin, sur le seuil du monastère. La tourière l'avait vue, elle l'avait imparfaitement soulagée; elle avait disposé pour elle un lit doux et tiède où reposer ses membres débiles, affaiblis par la privation, et depuis elle l'avait inutilement cherchée. Cette malheureuse créature avait disparu sans qu'on en retrouvât aucune trace, mais on pensait que soeur Béatrix pouvait l'avoir aperçue à l'église où elle s'était réfugiée.

- Rassurez-vous, mes soeurs, dit Béatrix émue jusqu'aux larmes de ces tendres soucis; rassurez-vous, continua-t-elle en pressant la tourière contre son sein; j'ai vu cette pauvre femme et je sais ce qu'elle est devenue. Elle est bien, mes soeurs, elle est heureuse, plus heureuse qu'elle ne le mérite et que vous n'auriez pu l'espérer pour elle.

Cette réponse apaisa toutes les craintes; mais elle fut remarquée, parce que c'était la première parole sévère qui fût sortie de la bouche de Béatrix.

Après cela toute l'existence de Béatrix s'écoula comme un seul jour, comme ce jour de l'avenir qui est promis aux élus du Seigneur, sans ennui, sans regrets, sans crainte, sans autre émotion, car les coeurs sensibles ne peuvent s'en passer tout à fait, que celle de la piété envers Dieu et de la charité envers les hommes. Elle vécut un siècle sans avoir paru vieillir, parce qu'il n'y a que les mauvaises passions de l'âme qui vieillissent le corps. La vie des bons est une jeunesse perpétuelle.

Béatrix mourut cependant, ou plutôt elle s'endormit avec calme dans ce sommeil passager du tombeau qui sépare le temps de l'éternité. L'Eglise honora sa mémoire d'un souvenir glorieux. Elle la plaça au rang des saints.

Bzovius, qui a examiné cette histoire avec le grave esprit de critique dont les auteurs canoniques offrent tant d'exemples, est bien convaincu qu'elle a mérité cet honneur par sa tendre fidélité à la sainte Vierge, car c'est, dit-il, le pur amour qui fait les saints; et je le déclare avec peu d'autorité, j'en conviens, mais dans la sincérité de mon esprit et de mon coeur: tant que l'école de Luther et de Voltaire ne m'aura pas offert un récit plus touchant que le sien, je m'en tiendrai à l'opinion de Bzovius.

 

La neuvaine de la chandeleur

 

I.

La vie intime de la province a un charme dont on ne conçoit aucune idée à Paris, et qui se fait surtout sentir dans les premières années de la vie. On peut aimer le séjour de Paris dans l'âge de l'activité, des passions, du besoin des émotions et des succès; mais c'est en province qu'il faut être enfant, qu'il faut être adolescent, qu'il faut goûter les sentiments d'une âme qui commence à se révéler et à se connaître. Ce n'est pas à Paris qu'on éprouvera jamais ces émotions incompréhensibles que réveillent au fond du coeur le son d'une certaine cloche, l'aspect d'un arbre, d'un buisson, le jeu d'un rayon du soleil sur la ferblanterie d'un petit toit solitaire. Ces doux mystères du souvenir n'appartiennent qu'au village. J'entendais l'autre jour une femme de beaucoup d'esprit se plaindre amèrement de n'avoir point de patrie: "Hélas! ajouta-t-elle en soupirant, je suis née sur la paroisse Saint-Roch."

Dieu me garde de faire un reproche à Paris de cette légère imperfection. C'est moins un vice qu'un malheur, la grande métropole de la civilisation a d'ailleurs, pour se consoler, tout ce qu'il est possible d'imaginer de séductions et d'amusements: l'Opéra, le bal Musard, la Bourse, l'association des gens de lettres, l'homéopathie, la phrénologie, et le gouvernement représentatif. Je pense seulement que le lot de la province vaut mieux, mais je le pense avec mon esprit de tolérance accoutumé. Il ne faut pas disputer des goûts.

La réminiscence même de ces jeunes et tendres impressions, qui ne se remplacent jamais, conserve encore une partie de sa puissance, même quand on s'est éloigné par infortune ou par choix des lieux où on les a reçues, et cela se remarque aisément dans les écrivains qui ont un style et une couleur. La prose de Rousseau se ressent de la majesté des Alpes et de la fraîcheur de leurs vallées. On devinerait que Bernardin de Saint-Pierre a vu le jour sur des rives toutes fleuries, et qu'il a été bercé au bruit des brises de l'Océan. Sous le langage magnifique de Chateaubriand, il y a souvent quelque chose de calme et de champêtre, comme le murmure de son lac et le doux frémissement de ses ombrages. J'ai quelquefois pensé que Virgile ne serait peut-être pas Virgile s'il n'était né dans un hameau.

A la province elle seule, à la petite ville, aux champs, ces charmantes impressions qui deviennent un jour la gracieuse consolation des ennuis de la vieillesse, et ces pures amours qui ont toute l'innocence des premières amours de l'homme dans son paradis natal, et ces chaudes amitiés qui valent presque l'amour! Avec un coeur sensible et une imagination mobile, on rêve tous ces biens à Paris. On ne les y goûte jamais. Le Dieu qui parlait à Adam a beau vous crier: "Où es-tu?" il n'y a plus de voix dans le coeur de l'homme qui lui réponde.

En province, tous les berceaux se touchent, comme des nids placés sur les mêmes rameaux, comme des fleurs écloses sur la même tige, quand, au premier rayon du soleil, tous les gazouillements, tous les parfums se confondent. On naît sous les mêmes regards, on se développe sous les mêmes soins, on grandit ensemble, on se voit tous les jours, à tous les moments; on s'aime, on se le dit, et il n'y a point de raison pour qu'on finisse de s'aimer et de se le dire. La différence même des sexes, qui nous impose ici une réserve prudente et nécessaire, mais sévère et sérieuse, n'exclut que bien tard ces intimités ingénues, ces délicieuses sympathies qui n'ont pas encore changé d'objet. Ce sont les passions qui marquent cette différence, et l'enfant n'en a point. L'abandon familier des premiers rapports de la vie se prolonge sans danger jusques au delà de cet âge le moindre abandon devient dangereux, où la moindre familiarité devient suspecte, entre les jeunes filles et les jeunes garçons des grandes villes. Les affections les plus ardentes continuent à se ressentir de la tendresse du frère et de la soeur, et celle-ci est mêlée de trop d'égards et de pudeur pour que les moeurs aient rien à en redouter. Bien plus, l'adolescent qui commence à deviner le secret de ses sens exerce encore une espèce de tutelle sur cette faible enfant qu'il aime, et que la nature et l'amour semblent confier à sa garde. Plus il apprend dans la funeste science des passions, plus il se rend attentif à protéger la douce et timide créature dans laquelle il met son bonheur ou ses espérances. Il ne se contente pas de la défendre contre des inspirations étrangères, il la défend contre lui-même, dans l'intérêt d'un avenir qui leur sera commun. Il la respecte, il la craint.

Et combien de voluptés impossibles à décrire cet amour délicat d'une âme qui vient de se connaître ne laisse-t-il pas à désirer à l'âge qui le suit! Oh! le premier signe de la préférence de cet ange de la pensée, le premier regard expressif que la petite amie adresse à son ami entre les deux battants d'une porte qui se ferme, la première articulation de sa voix pénétrante, qui s'est émue, qui s'est attendrie en passant entre ses lèvres, la première impression d'une main livrée à la main qui l'a saisie, la tiède moiteur de son toucher, le frais parfum de son haleine!... et, bien moins que cela, une fleur tombée de ses cheveux, une épingle tombée de son corset, le bruit, le seul bruit de la robe dont elle vous effleure en courant, c'est cela qui est l'amour, c'est cela qui est le bonheur! Je sais le reste, ou à peu près; mais c'est cela que je voudrais recommencer, si on recommençait.

On ne recommence plus; mais se souvenir, c'est presque recommencer.

On goûte à Paris les doux loisirs de l'enfance; on y connaît la valeur de ses jeux, on y jouit de ces délicieuses soirées de rien faire qui suivent les jours laborieux de l'étude; mais ce n'est qu'en province qu'une heureuse habitude prolonge ces innocents plaisirs, sous l'oeil attentif des mères, jusque dans l'ardente saison de l'adolescence. On est homme déjà par la pensée, qu'on est encore enfant par les goûts; on commence à éprouver d'étranges et turbulentes émotions qu'on subit toujours, à certaines heures d'oubli, des sentiments pleins de grâce et de naïveté. On se demande quelquefois ce qu'il y a de vrai entre le passé que l'on quitte et l'avenir que l'on commence; mais on devine, en y plongeant un regard inquiet, que l'avenir ne vaudra pas le passé. Il se trouve même des esprits simples et tendres qui seraient tentés de ne pas aller plus loin, et qui sacrifieraient sans hésiter les voluptés incertaines du lendemain aux pures jouissances de la veille. A dix-huit ans, j'aurais fait ce marché bizarre avec l'ange familier qui préside aux changeantes destinées de l'homme, s'il s'était communiqué à mes prières; et nous y aurions gagné tous les deux, car j'imagine que mon émancipation insensée pourrait bien lui avoir donné quelque chagrin.

Le 24 janvier 1802, je n'en étais pas encore là. J'aimais ces belles jeunes filles, parmi lesquelles je passais les heures les plus douces de la journée, de toute la force d'un coeur accoutumé à les aimer, mais sans fièvre, sans inquiétude et presque sans préférence. Je me trouvais bien parmi elles; je me trouvais mieux tout seul, parce que mon imagination commençait à se former, dans la solitude, un type qui ne ressemblait à aucune femme, et auquel une seule femme devait complètement ressembler, quoique j'aie cru le retrouver cent fois. C'était mon rêve chéri, et, dans le vague immense où il m'était apparu, il me donnait une idée plus distincte du bonheur que toutes les réalités de la vie. Cependant je ne faisais que l'entrevoir à travers mille formes douteuses; mais je le cherchais toujours, et le délicieux fantôme ne manquait jamais à mes rêveries. Tantôt il venait me tirer de ma mélancolie en frappant mon oreille de rires malins et en balançant sur mon front les noirs anneaux de sa chevelure; tantôt il s'appuyait sur le pied de ma couche d'écolier en me regardant d'un oeil triste et en cachant sous une touffe de cheveux blonds une larme prête à couler; et mon coeur gonflé s'élançait vers lui avec des battements à me rompre la poitrine; car je savais que toute ma félicité consistait dans la possession de cette image insaisissable qui me refusait jusqu'à son nom.

Le 24 janvier 1802, nous étions donc réunis, comme à l'ordinaire, avant l'heure de souper, car on soupait encore, et nous causions en tumulte autour de nos mères, qui causaient plus gravement de matières non moins frivoles: notre conversation roulait sur le choix d'un jeu, question fort indifférente au fond, l'intérêt d'un jeu reposant tout entier dans la pénitence; et qui ne sait que la pénitence est l'accomplissement du devoir qui rachète un gage? C'est le moment des aveux, des reproches, des secrets dits à l'oreille, et surtout des baisers. C'est le moment de la soirée pour lequel on vit tout le jour, et celui de tous les moments de la vie qui laisse le moins d'amertume après lui, parce que les sentiments auxquels on commence à s'exercer ne sont pas encore pris au sérieux; quand on est sorti de là une fois avec une de ces idées orageuses qui tourmentent le coeur, c'est qu'on en est sorti pour la dernière fois; le plaisir n'y est plus.

"Nous ne serions pas si embarrassés, dit la brune Thérèse, si Claire était arrivée. Claire connaît tous les jeux qu'on a inventés, et, quand par hasard elle ne s'en rappelle aucun, elle en invente un sur-le-champ.

- Elle a bien assez d'imagination pour cela, remarqua Emilie en se mordant les lèvres et en baissant les yeux pour se donner l'air de circonspection dont elle accompagnait toujours une petite médisance. On craint même qu'elle n'en ait trop, et j'ai entendu dire qu'elle donnait de temps en temps des marques de folie. Ce serait un grand malheur pour sa famille et pour ses amies.

- Claire ne viendra pas, s'écria Marianne d'un ton de voix pétulant qui annonçait qu'elle ne répondait qu'à sa propre pensée, et qu'elle n'avait pas entendu l'observation désobligeante d'Emilie; elle ne viendra pas, j'en suis sûre! elle commence aujourd'hui la neuvaine de la Chandeleur.

- La neuvaine de la Chandeleur! dis-je à mon tour; et à quel propos? je ne la savais pas si dévote.

- Ce n'est pas par dévotion, reprit Emilie avec une gravité méprisante; c'est par superstition ou par ostentation."

J'avais oublié de dire qu'Emilie était philosophe. Tout le monde se mêlait alors de philosophie, jusqu'aux petites filles.

"Par superstition, répéta Marianne qui ne saisissait jamais qu'un mot de la conversation la mieux suivie. Par superstition, en effet; la superstition la plus capricieuse, la plus bizarre, la plus extraordinaire, la plus extravagante...

- Mais encore? interrompis-je en riant. Tu excites notre curiosité sans la satisfaire.

- Bon! répondit Marianne en me regardant avec une expression marquée d'ironie, cela est trop stupide pour un savant de votre espèce! Quant à ces demoiselles, elles n'ignorent pas, j'imagine, que la neuvaine de la Chandeleur est une dévotion particulière des jeunes personnes du peuple, qui a pour objet... Comment dirai-je cela?

- Qui a pour objet...? murmurèrent une douzaine de petites voix, pendant que douze jolies têtes se penchaient vers Marianne.

- Qui a pour objet, reprit Marianne, de connaître d'avance le mari qu'elles auront.

- Le mari qu'elles auront! répétèrent encore les douze voix sur le mode varié d'inflexions que devaient leur fournir douze organisations différentes. Et quel rapport le mari qu'on aura peut-il avoir avec un acte de dévotion comme la neuvaine de la Chandeleur?"

"Voilà la question, pensai-je tout bas, et je voudrais bien le savoir; mais si Marianne le sait, elle le dira."

"Vous sentez bien que je ne le crois pas, continua-t-elle, et, si je le croyais, je ne m'en soucierais pas davantage. Que m'importe, à moi, le mari que j'aurai, pourvu qu'il soit honnête homme, qu'il soit aristocrate et qu'il soit riche? Mes parents ne m'en donneront pas un autre. Beau ou laid, jeune ou vieux, aimable ou bourru d'ailleurs, il ne pourra pas se dispenser de me conduire dans les sociétés, dans les bals, dans les spectacles, et de fournir, selon ma fortune, aux dépenses de ma toilette. Le mariage, c'est cela, j'imagine? Et puis, je ne m'en inquiète pas de si loin.

- Ni moi non plus, dit Thérèse en rapprochant sa chaise de celle de Marianne. Mais le moyen?"

L'impatience était à son comble, et celle de Marianne ne le cédait pas à la nôtre, car elle prenait plus de plaisir à parler vite et longtemps que personne au monde n'en prit jamais à écouter. Elle promena donc sur cet auditoire empressé un regard de satisfaction, qu'elle cherchait à rendre modeste, et elle reprit la parole en ces termes:

"Vous saurez, dit-elle, qu'il n'y a point de dévotion plus agréable à la sainte Vierge que la neuvaine de la Chandeleur, et c'est pour cela qu'on s'est persuadé qu'elle récompensait par une faveur singulière les personnes qui lui rendaient cet hommage. Quant à moi, je ne le crois pas, et je ne le croirai jamais; mais Claire le croit fermement parce qu'elle croit tout ce qu'on veut. Elle est si bonne! Seulement, il y a beaucoup de cérémonies et de façons à cette expérience, et j'ai peur de m'embrouiller, si Emilie ne m'aide un peu. Elle était près de nous le jour où Claire m'en a parlé.

- Moi? repartit dédaigneusement Emilie. Je ne me mêle pas de vos conversations.

- Je ne dis pas que tu t'en mêles, poursuivit Marianne, mais tu les écoutes. Il faut donc, ajouta-t-elle après avoir un peu rongé ses jolis doigts, commencer la neuvaine ce soir, à la prière de huit heures, dans la chapelle de la sainte Vierge. Il faut ensuite y entendre la première messe tous les jours, et y retourner à la prière tous les soirs jusqu'au Ier février, avec une piété qui ne se soit pas ralentie, avec une foi qui ne se soit pas ébranlée. C'est terriblement difficile. Et puis, le Ier février, c'est bien autre chose, vraiment. Il faut entendre toutes les messes de la chapelle, depuis la première jusqu'à la dernière; il faut entendre toutes les prières et toutes les instructions du soir sans en manquer une seule. Attendez! attendez! j'allais oublier qu'il faut aussi s'être confessée ce jour-là, et que si, par malheur, on n'avait pas reçu l'absolution, tout le reste serait peine perdue, car la condition essentielle du succès est de rentrer dans sa chambre en état de grâce. Alors...

- Alors on y trouve un mari! s'écria Thérèse.

- Tu es bien pressée, répliqua froidement Marianne. Je n'en suis pas encore à la moitié de mes instructions. Alors on recommence à prier; on s'enferme pour accomplir toutes les conditions d'une retraite sévère; on jeûne, et cependant on dispose tout pour un banquet, mais pour un banquet, à dire vrai, auquel la gourmandise n'a aucune part. La table doit être dressée pour deux personnes, et garnie de deux services complets, aux couteaux près, qu'il faut éviter avec grand soin. Ceci mérite une extrême attention, car il y a des exemples affreux des malheurs auxquels on s'expose en oubliant cette règle. Je vous les raconterai, si vous voulez, tout à l'heure. Je n'ai pas besoin de vous dire que ce couvert exige un linge parfaitement blanc, aussi propre, aussi fin, aussi neuf qu'on puisse se le procurer, et que le bon ordre et le bon goût du petit appartement ne sauraient trop répondre à la bonne mine du festin, car ce sont des choses qu'on a coutume d'observer quand on reçoit une personne de considération...

- Tu nous parles banquets et festins, interrompit une des jeunes filles, et je n'ai pas encore vu le moindre préparatif de cuisine.

- Je ne peux pas tout dire à la fois, reprit Marianne. Je vous ai prévenues que le repas serait fort simple. Il se compose de deux morceaux de pain bénit qu'on a rapportés du dernier office, et de deux doigts de vin pur répartis entre les deux couverts, qui occupent, comme de raison, les deux côtés de la table. Seulement, le milieu du service est garni d'un plat de porcelaine ou d'argent, s'il est possible...

- Nous y voilà donc enfin! dit la petite fille.

- Et qui renferme, continua Marianne, deux brins soigneusement bénits de myrte, de romarin ou de toute autre plante verte, le buis excepté, placés l'un à côté de l'autre, et non en croix. C'est encore un point qu'il est très essentiel d'observer.

- Ensuite?" demanda Thérèse.

Et le cercle tout entier répéta sa question comme un écho.

"Ensuite, répondit Marianne, on rouvre sa porte pour faire passage au convive attendu, on prend place à table, on se recommande bien dévotement à la sainte Vierge, et on s'endort en attendant les effets de sa protection, qui ne manquent jamais de se manifester, suivant la personne qui les implore. Alors commencent d'étranges et admirables visions. Celles pour qui le Seigneur a préparé sur la terre quelque sympathie inconnue voient apparaître l'homme qui les aimera, s'il les trouve, qui les aurait aimées, du moins, s'il les avait trouvées; le mari que l'on aurait, si des circonstances favorables le rapprochaient de nous; et heureuses celles qui le rencontrent! Ce qu'il y a de rassurant, c'est qu'on prétend qu'un privilège particulier de la neuvaine est de procurer le même rêve au jeune homme dont on rêve, et de lui inspirer la même impatience de se rejoindre à cette moitié de lui-même qu'un songe lui a fait connaître. C'est là le beau côté de l'expérience. Mais malheur aux jeunes filles curieuses dont le ciel ne s'est pas occupé dans la distribution des maris, car elles sont tourmentées par des pronostics effrayants. Les unes, destinées au couvent, voient, dit-on, défiler lentement une longue procession de religieuses, chantant les hymnes de l'Eglise; les autres, que la mort doit frapper avant le temps, et cela glace le sang dans les veines, assistent vivantes à leurs propres funérailles. Elles se réveillent en sursaut à la clarté des torches funèbres et au bruit des sanglots de leur mère et de leurs amies, qui pleurent sur un cercueil drapé de blanc.

- Je prends Dieu à témoin, dit Thérèse en se retirant un peu, que je ne m'exposerai jamais à de pareilles terreurs. On tremble seulement d'y penser.

- Tu pourrais cependant t'y exposer sans crainte, répliqua Emilie. Je suis caution que tu dormirais jusqu'au matin d'un bon sommeil, et qu'il faudrait t'éveiller, comme à l'ordinaire, pour prendre ta leçon d'italien.

- C'est mon avis, reprit Marianne, et je serais bien étonnée si ce n'était pas aussi celui de Maxime, qui paraît abîmé dans ses réflexions, comme s'il cherchait à expliquer un passage difficile de quelque auteur grec ou latin.

- Je ne sais, répondis-je en revenant à moi, et vous me permettrez de ne pas me prononcer si vite sur une croyance appuyée du témoignage du peuple, qui se fonde presque toujours lui-même sur l'expérience. La question vaut bien, selon moi, la peine d'être étudiée; mais pardonne, chère Marianne, continuai-je en lui adressant la parole, si les détails que tu viens de nous donner avec ta grâce accoutumée ont laissé quelque chose à désirer à mon esprit. Tu n'as mis en scène, dans ton récit, qu'une jeune fille inquiète de son avenir; et tu conviendras sans peine que le même doute peut tourmenter l'imagination d'un jeune homme. Penses-tu que la neuvaine de la Chandeleur ne produise son effet que pour les femmes, et que la sainte Vierge n'accorde pas les mêmes grâces aux prières des garçons?- Nullement, s'écria Marianne, et je te demande pardon de ma distraction. La neuvaine de la Chandeleur, accomplie dans ce dessein, a la même efficacité pour toutes les personnes à marier, et le sexe n'y fait rien. Aurais-tu l'envie étrange de t'en assurer?...

- Vraiment, dit Emilie en relevant de côté ses lèvres pincées, il ferait beau voir un jeune homme raisonnable, qui recherche la société des gens éclairés, et dont le père était l'ami de M. de Voltaire, donner, comme Claire, comme un enfant honnête, mais sans instruction, dans ces honteuses folies!"

Je ne répliquai pas, et je n'aurais pas eu beau jeu contre Emilie, qui n'avait pas lu Voltaire, mais qui le citait avec d'autant plus d'autorité que personne entre nous ne l'avait lu. Je me levai doucement, sous l'apparence de quelque préoccupation subite; je me glissai peu à peu derrière le banc des mères, je m'emparai de mon chapeau, et je courus à la chapelle de la sainte Vierge, pour y commencer la neuvaine de la Chandeleur.

Je n'étais pas fort dévot; je ne pouvais l'être ni par habitude d'imitation, ni par l'effet d'une conviction raisonnée; mais je trouvais la religion belle, je la croyais bonne, je respectais ses pratiques sans les suivre, j'admirais ses dévouements sans les imiter; j'avais la foi du sentiment, qui est peut-être la plus sûre, et je professais dès lors une haine instinctive contre cet esprit d'examen qui a tout détruit, ou qui détruira infailliblement tout ce qu'il n'a pas détruit encore. Je ne connaissais, en vérité, aucune objection plausible contre la neuvaine de la Chandeleur.

"Pourquoi cela ne serait-il pas ainsi? me demandai-je à moi-même quand j'eus fait quelques pas vers l'église. La nature a vingt mystères plus merveilleux que celui-là, et qu'il n'est jamais arrivé à personne de mettre en doute. Des corps grossiers, et insensibles en apparence, ont entre eux des affinités qui les appellent les uns vers les autres à travers un espace incalculable: l'aiguille aimantée, consultée sous l'équateur, sait de là reconnaître le pôle; un papillon qui vient d'éclore vole, sans se tromper, à sa femelle inconnue; le pollen du palmier se livre aux vents du désert, et va féconder sur leurs ailes une fleur solitaire qui l'attend. A l'homme seul, si privilégié d'ailleurs entre tous les êtres créés, il serait interdit de pressentir sa destinée, et de se joindre à cette partie essentielle de lui-même que Dieu a mise en réserve pour lui dans les trésors de sa Providence! Ce serait calomnier la puissance et la bonté du Père commun que de croire à cet oubli. Mais, si l'homme avait perdu cet avantage par une faute dont l'expiation est imposée à toute sa race! repris-je avec inquiétude... Eh bien, l'intercession de Marie implorée avec confiance ne suffit-elle pas à le relever de sa condamnation? A qui appartient-il mieux qu'à la pure et douce Marie de protéger les chastes amours et les penchants vertueux? N'est-ce pas là sa plus belle mission dans le ciel? Oh! si le mythe merveilleux qui est caché sous cette croyance du peuple n'est pas vrai comme je le crois vrai, il faut convenir qu'il devrait l'être!"

Les esprits froids, qui ne comprennent pas le charme de la dévotion pratique, m'ont toujours beaucoup étonné; le dédain des oeuvres pieuses me paraît encore plus incompréhensible dans ces âmes vives et passionnées pour lesquelles la vie positive n'a pas de sensations assez fortes, et qui sont obligées d'en demander incessamment de nouvelles à l'imagination et au sentiment. Que sont, grand Dieu! les hypothèses de la philosophie et des sciences, le prestige des arts et les inventions de la poésie, auprès de cette poésie du coeur qui s'éveille aux inspirations de la religion, et qui transporte la pensée dans une région d'idées sublimes où tout est prodige, et où cependant tout est vérité! Il faut croire, sans doute; mais ce qu'il faut croire est mille fois plus probable, mille fois plus facile à croire, s'il est permis de comparer des choses si étrangères, que tout ce qu'il est nécessaire de croire dans les rapports communs de la vie sociale, pour la supporter sans amertume et sans dégoût. Examinons, au bout de quelques années, les sensations dont nous avons joui avec le plus d'ivresse, et nous n'en trouverons peut-être pas une qui ne soit une erreur et un mensonge; les illusions que nous avons goûtées, tout en les prenant pour des illusions, n'étaient pas plus fausses, hélas! que celles que nous avons prises pour des réalités. Et nous dédaignons la religion, si féconde en joies ineffables, en consolations, en espérances, la religion qui serait encore le bonheur le plus pur et le plus complet de l'humanité, si elle n'était qu'une illusion! celle-là au moins n'aurait pas les angoisses du désabusement et du regret. On n'en est pas détrompé sur la terre!

J'avais donc rempli, avec une joie nouvelle pour moi, toutes les obligations de la neuvaine, et, comme si l'habitude de ces exercices avait élevé ma raison elle-même à une hauteur qu'elle n'avait jamais pu atteindre auparavant, je me faisais quelque reproche de m'y être livré dans le seul objet de satisfaire à une curiosité puérile. C'était, en effet, ma confiance aveugle pour de misérables contes d'enfants qui m'avait inspiré tant d'actes de soumission et de foi dont une piété plus sincère et plus désintéressée se serait fait un devoir, et dont j'osais attendre la récompense, comme si je ne l'avais pas trouvée dans la satisfaction de mon propre coeur. Ce remords me saisit surtout au moment où, mes préparatifs achevés et ma porte ouverte à l'apparition prochaine, je me disposais à proférer ma dernière prière. Il est probable que j'y exprimai plus de regrets que de voeux, et je ne sais si cette réparation fut agréée, mais je pus du moins m'en flatter, à la douce sérénité qui rentra dans mes sens, qui calma en un moment toutes les agitations de mon esprit; j'eus à peine regagné mon fauteuil, que j'y fus surpris du sommeil le plus profond.

Je ne sais combien il dura, ni comment s'éclaircirent les ténèbres dans lesquelles il m'avait plongé; mais il me sembla tout à coup que j'avais cessé de dormir. Ma chambre reprit son aspect accoutumé, à la lueur vacillante de mes bougies. Je discernai tous les objets, j'entendis tous les bruits, ces bruits faibles, indéterminés, sans origine sensible, qui semblent ne s'élever un moment que pour rassurer l'âme contre l'envahissement du silence éternel. Le parquet extérieur ne criait pas, mais il rendait un petit murmure, comme s'il avait été caressé d'une touffe de plumes ou d'un bouquet de fleurs. Je tournai les yeux vers ma porte, et j'y vis une femme; je voulus m'élancer pour aller la recevoir, et une puissance invincible me retint à ma place. J'essayai de parler, et les paroles restèrent clouées à ma langue. Ma raison ne se perdit pas dans ce mystère; elle comprit que c'était un mystère, et que les prières de ma neuvaine étaient exaucées.

L'inconnue s'approcha lentement, sans m'apercevoir peut-être, comme si elle avait obéi à une sorte d'instinct, d'impulsion irrésistible. Elle arriva au fauteuil que je lui avais préparé, s'assit et resta ainsi exposée à ma curiosité, dont rien ne réprimait l'impatience, car elle avait toujours les yeux baissés. J'attachai sur elle des regards enhardis par son immobilité, par son silence. Je ne l'avais certainement jamais vue, et j'éprouvai cependant, au milieu de la conscience vague d'un songe, la conviction que cette existence, étrangère à tous mes souvenirs, n'en était pas moins réelle et vivante. L'imagination même de mon âme, épurée par le recueillement et par la prière, ne devait rien produire qui approchât de ce rêve. Il appartenait à un ordre d'inspirations auquel l'homme ne saurait s'élever de lui-même, et que cette science délicate et choisie de la sensation qu'on appelle aujourd'hui l'esthétique est incapable de contrefaire. Ma métaphysique d'écolier philosophe veillait encore dans mon sommeil, mais elle s'humiliait devant l'oeuvre de la puissance de Dieu. Je comprenais qu'une création aussi pure et aussi parfaite ne pouvait pas être mon ouvrage.

Je ne parlerai pas de la beauté de cette jeune fille; on ne fait pas de portraits avec des mots. J'ai douté quelquefois qu'on pût en faire avec des traits et avec des couleurs. Il y a dans l'ensemble de toutes les formes d'un être animé je ne sais quel jeu de passion et de vie qui ne se reproduit guère mieux sous le pinceau que sous la plume, et ce qui n'est pas moins sûr, c'est que la signification de cet ensemble n'est pas également intelligible pour tout le monde. Chacun la lit selon son aptitude à en démêler les caractères, à en pénétrer le sens, à s'en approprier l'esprit. Quand elle est montée au ton d'une parfaite harmonie avec l'intelligence et la sensibilité de celui qui regarde, elle se sent mille fois mieux qu'elle ne s'analyse, et l'effet en est trop saisissant, trop simultané, pour laisser la moindre place à l'observation des détails. J'imagine qu'il faut être déjà un peu blasé sur les impressions de l'amour pour s'arrêter à l'effet piquant d'un pli de la lèvre ou du sourcil, d'une dent qui se soulève presque imperceptiblement sur son clavier d'émail, d'une petite boucle de cheveux rebelles, échappée à l'arrangement de la coiffure. Les sympathies puissantes qui décident de la vie tout entière procèdent d'une manière plus soudaine, et on se rappelle que l'apparition de la Chandeleur ne s'accomplit qu'en raison d'une sympathie complète et absolue entre les personnes qu'elle met en rapport. Je ne me demandai pas pourquoi j'aimais cette femme, je ne me demandai pas même si je l'aimais; je sus que je l'aimais. Je me dis ce que dut se dire Adam quand Dieu combla le bienfait de la création en lui donnant une épouse: J'achève d'être; je suis!

L'étrangère paraissait habillée, comme moi, pour un festin de fiançailles; mais ses vêtements n'étaient pas familiers aux nouvelles mariées de ma province. Ils me rappelaient ceux que j'avais remarqués plusieurs fois, en pareille circonstance, dans une ville peu éloignée que l'invasion de nos armes et de nos doctrines venait d'attacher à la République. C'était le costume piquant et gracieux de Montbéliard, que la société la plus élevée du pays conservait encore par tradition dans certaines cérémonies solennelles, et qui est probablement abandonné aujourd'hui par le peuple lui-même. Elle avait déposé à côté d'elle, sur la table, un de ces petits sacs à mailles d'acier poli dans lesquels les jeunes femmes renfermaient alors ces légers chiffons qu'il leur plaisait d'appeler leur ouvrage, et je n'avais pas tardé à m'apercevoir que sa plaque était décorée de deux lettres relevées en clouterie d'acier, qui devaient être les initiales des deux noms de ma future; mais j'aurais mieux aimé les apprendre tout entiers de sa bouche. Malheureusement le charme qui m'avait interdit la parole n'était pas rompu, et toutes les facultés, toutes les puissances de mon âme avaient passé dans mes yeux, car ils venaient de rencontrer les siens. La fascination de ce regard céleste aurait suffi d'ailleurs pour me rendre muet. Je concevais à peine la possibilité d'en supporter l'expression sans mourir, et je ne devais sans doute la force de résister à une émotion si vive qu'au privilège de la neuvaine, dont mon esprit n'oubliait point le mystère. C'est que jamais le feu d'une tendresse innocente n'anima des yeux plus doux et ne révéla mieux ces secrets ineffables du pur amour, pour lesquels aucune voix humaine ne saurait trouver des paroles. Cependant un nuage étrange obscurcit tout à coup ses paupières. Il sembla qu'une notion confuse de l'avenir qui venait d'éclore dans sa pensée s'y manifestait peu à peu sous une forme plus sensible, et l'accablait d'une horrible certitude. Son sein palpita, ses cils s'humectèrent de quelques pleurs qu'elle cherchait à retenir; elle repoussa doucement de la main le pain et le vin que j'avais placés devant elle, se saisit avec ardeur d'un des brins de myrte bénit, et le fit passer sous un des noeuds de son bouquet. Ensuite elle se leva et reprit le chemin par où elle était venue. Je triomphai alors de l'horrible contrainte qui m'enchaînait à ma place, et je m'élançai sur ses pas pour en obtenir un mot de consolation et d'espérance. "Oh! qui que vous soyez, m'écriai-je, ne m'abandonnez pas à l'horrible regret de vous avoir vue et de ne pouvoir vous retrouver! Songez que mon avenir dépend de vous, et ne faites pas un malheur éternel du plus doux moment de ma vie! Apprenez-moi du moins si je pourrai presser une fois encore cette main que je couvre de larmes, si je pourrai vous voir encore une fois!...

- Une fois encore, répondit-elle, ou jamais!... Jamais!" répéta-t-elle avec un cri douloureux.

En parlant ainsi, elle s'échappa. Je sentis mes forces me manquer et mes jambes défaillir. Je cherchai un point d'appui, je m'y fixai, je m'y abandonnai sans résistance. Le plus obscur des voiles du sommeil avait remplacé sur mes yeux le voile transparent des songes. Je ne fus réveillé qu'au grand jour, par les éclats de rire d'un domestique qui enlevait les apprêts de ma collation nocturne, et qui attribuait cet appareil à des fantaisies de somnambule, auxquelles j'étais en effet sujet. Je ne m'en défendis pas, mais j'oubliai de m'assurer, dans mon trouble et dans ma confusion, si les deux brins de myrte avaient été retrouvés; c'était la seule circonstance qui pût donner à mon rêve une espèce de réalité positive, ou la lui faire perdre. Dans le doute, un esprit plus grave que le mien se serait abstenu; il aurait regardé l'étrange illusion de la nuit précédente comme l'effet d'une longue préoccupation, de l'imagination, du jeûne, et on est libre de croire que ce n'était pas autre chose. Mais un amoureux de vingt ans, qui aime pour la première fois, n'est pas capable de tant de raisonnements. Et j'aimais de toute la puissance de mon coeur, et avec frénésie, cette jeune fille inconnue qui peut-être n'existait pas.

Je n'étais pas d'un caractère qui se déprît facilement des idées dont il s'était fortement occupé une fois. Celle-là devint mon idée fixe, l'unique pensée de ma vie, le seul but de ma destinée. J'abandonnai tout à fait ce monde innocent et doux dans lequel s'étaient renfermés jusque-là mes habitudes et mes plaisirs; je cherchai la solitude, parce que la solitude était la seule manière d'être où je pusse m'entretenir librement avec moi-même de mes voeux et de mes espérances. A quelle docile amitié, à quelle crédulité complaisante aurais-je osé les confier? Il me semblait, dans mon délire, qu'une circonstance prochaine, presque aussi imprévue que celle qui m'avait montré ma fiancée imaginaire, ne tarderait pas à la ramener sous mes yeux; je l'attendais, je croyais la rencontrer dans toutes les femmes inconnues que le hasard me faisait apercevoir de loin, et partout elle m'échappait comme dans le rêve où je l'avais vue. Cette succession perpétuelle d'illusions et de désabusements finit par prendre un ascendant funeste sur mon esprit; elle était devenue une manie assidue, invincible, inexorable. Ma raison et ma santé cédèrent à la fois, et la médecine, vainement appelée à mon lit de douleur, renonça en peu de jours à l'espoir de me guérir. La médecine ne pouvait deviner la cause de mon mal, et une juste pudeur m'empêchait de l'avouer.

Je n'avais cependant négligé aucun moyen de découvrir ma mystérieuse amie. Les initiales du sac en filet d'acier n'étaient pas sorties de ma mémoire, et je les avais fait connaître, sous la réserve d'un profond secret, à un de mes jeunes camarades d'étude qui habitait Montbéliard, en y joignant le portrait le plus circonstancié de la jeune fille dont elles devaient exprimer le nom. La description ne pouvait pas manquer de ressemblance: les traits, hélas! en étaient trop profondément empreints dans mon coeur, où je sens qu'ils vivent encore. Quant au danger de l'exagération, rien n'était moins à craindre. Quelle expression, quel langage paraîtrait exagéré à ceux qui l'auraient vue?

La réponse avait tardé longtemps. Elle vint tout à coup ranimer mon coeur dans un de ces moments d'angoisse extrême où mes forces épuisées ne semblaient plus capables de lutter avec la Mort. L'être idéal que j'avais rêvé dans la nuit de la Chandeleur existait réellement; la ressemblance était parfaite. On avait reconnu la personne que je désignais avec tant de soin, à tous les traits de ce signalement fidèle, et même à un petit signe empreint derrière le cou, qu'elle m'avait laissé apercevoir dans sa fuite. Elle s'appelait Cécile Savernier, et ces noms commençaient par les deux lettres que je me souvenais si bien d'avoir lues sur le sac en mailles d'acier. Elle habitait ordinairement, seule avec son père, une maison située à quelque distance de la ville, et c'était cette particularité qui avait rendu les informations plus difficiles et plus lentes. Depuis quelque temps ils étaient rentrés à Montbéliard, où les grâces et la beauté de Cécile faisaient l'objet de toutes les conversations. Mon officieux condisciple, qui regardait ces renseignements comme les préliminaires d'une demande en mariage dans laquelle j'avais consenti à servir d'intermédiaire, se croyait obligé d'insister sur les qualités incomparables de mademoiselle Savernier; mais il finissait par ajouter, non sans exprimer quelque regret, qu'elle avait peu de fortune. Cette circonstance ne me fut pas moins agréable que les autres; car ma fortune ne me permettait pas d'aspirer à un mariage opulent, et il n'y avait d'ailleurs rien de plus éloigné de ma manière de comprendre le mariage.

Je n'avais plus rêvé. Mon illusion prenait un corps, ma chimère devenait une réalité. C'était Cécile Savernier que j'aimais, et Cécile n'était plus l'enfant capricieux de mes songes. Elle existait à quelques lieues de moi; je pouvais, je devais la trouver, et passer près d'elle, avec elle, une vie tout entière, douce comme la première pensée de l'amour. Ma langueur disparut avec mes inquiétudes; ma santé se raffermit; il ne me resta de mon mal qu'un peu de trouble et de faiblesse, et mon père, consolé, plus heureux de jour en jour, se réjouit enfin de l'espoir assuré de ma guérison. Un jour qu'il pressait ma main avec tendresse, appuyé sur le lit que je n'avais pas encore quitté: "Dieu soit loué! me dit-il, tu as su triompher de ta douleur, et tu me rendras mon fils! je t'en remercie.

- Ma douleur, répondis-je, en me rapprochant de lui pour l'embrasser, croyez-vous en avoir le secret?...

- Oh! reprit-il en souriant, tous les chagrins de ton âge viennent de l'amour, je les ai connus comme toi. Je vois aujourd'hui d'assez loin ceux qui ont tourmenté ma jeunesse pour n'y penser qu'avec dédain; mais je sais qu'ils peuvent être mortels. Aussi n'aurais-je pas hésité à voler au-devant de tes voeux s'ils avaient pu être remplis. Je te félicite d'avoir pris ton parti contre un malheur inévitable que l'avenir ne tardera pas à réparer, et que tu compteras gaiement un jour parmi les folles déceptions d'une imagination de dix-huit ans. Promets-moi seulement de me mettre le premier dans ta confidence, quand un nouveau sentiment surprendra ton coeur. Nous en parlerons sérieusement ensemble, comme deux amis dont l'un a sur l'autre l'avantage de l'expérience, et je m'engage, si tu persistes, à ne rien épargner pour te rendre heureux! Dis-moi sincèrement, cher enfant, si cet arrangement te convient."

Je saisis la main de mon père et je la portai à mes lèvres. "Vous êtes le meilleur des pères, répliquai-je, et votre fils ne l'a pas oublié un moment; mais êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper sur la cause de ma maladie? Je ne comprendrais pas que vous l'eussiez devinée!...

- Cela n'était pas si difficile que tu te l'imagines, dit mon père avec un nouveau sourire. C'était l'amour, et tes regards ou ton silence me l'ont dix fois avoué. Il ne s'agissait plus que d'en chercher l'objet parmi les jeunes filles qui font partie de notre société habituelle. Ce n'était pas Thérèse; elle est trop légère et d'un esprit trop superficiel pour t'occuper. Ce n'était pas Marianne, dont le babillage t'amuse, mais qui n'a ni solidité dans l'esprit, ni tendresse réfléchie dans l'âme, et qui n'est bonne que par instinct. Ce n'était pas Emilie, qui est froide, pincée, raisonneuse, et qui a appris à lire dans le baron d'Holbach. Ce ne pouvait être que ta cousine Claire, qui est jolie, qui est simple, qui est modeste, et dont l'exaltation naïve s'accorde assez bien avec le tour de ton esprit. Crois-tu que je m'entende si mal à deviner?

- Claire!" m'écriai-je dans une sorte d'élan qui put tromper mon père, car il était bien loin d'en connaître le sujet.

C'était précisément cette jeune fille qui avait fait la neuvaine de la Chandeleur en même temps que moi, et dont l'exemple m'avait suggéré cette idée.

"En vérité, continuai-je après un moment de réflexion, vous avez eu raison de supposer que je préférais Claire à toutes les autres. J'aime Claire comme amie, comme parente, comme une personne excellente qui sera, j'espère, une digne femme et une digne mère; mais je n'ai jamais pensé à la faire ma femme et la mère de mes enfants!... Croyez, je vous prie, à la sincérité de mes paroles."

Mon père me regarda d'un air étonné.

"Je n'ai aucune raison pour en douter, me dit-il; mais ta réponse a trompé mes conjectures. Ce n'est donc pas le mariage de Claire qui t'a réduit à cet état de mélancolie auquel je t'ai vu près de succomber, et qui m'a causé tant d'affreux soucis?...

- Claire se marie? repartis-je en me soulevant sur mon lit... Claire se marie, dites-vous?... Oh! rassurez-vous, mon ami! je ne vous ai pas trompé. Ce transport n'est que de la joie: puisse ce mariage être conforme aux intentions du ciel, et la combler d'un parfait bonheur!...

- Je le souhaite, reprit mon père, et j'aime à l'espérer, quoiqu'il ait quelque chose de fort extraordinaire. Claire avait refusé cette année trois établissements très avantageux, et sa mère la croyait disposée à embrasser la vie religieuse, dont elle suivait les pratiques avec une singulière ardeur, quand un jeune homme inconnu, presque arrivé de la veille, a obtenu son consentement dès le premier entretien. Les renseignements ont été favorables, et les deux familles se sont promptement trouvées d'accord. Claire se trouve heureuse de cette union, que la sainte Vierge lui prépare, dit-elle, depuis le jour de la Chandeleur. Tu reconnais là cette imagination mystique et romanesque à la fois, qui m'avait fait croire à quelque sympathie entre vous.

- Je vous proteste, mon ami, que je comprends à merveille le mariage de Claire, et que je ne pense pas qu'elle en eût jamais pu faire un meilleur.

- A la bonne heure, répliqua-t-il en éclatant de rire, et cela dépend de votre manière de voir à tous deux. Mais nous ne parlons pas du tien?

- Pensez-vous qu'il soit déjà temps de s'en occuper? Je n'ai pas vingt ans!

- Entre nous, c'est une affaire qui te regarde; mais pourquoi pas? Je me suis marié trop tard, ou les années ont coulé trop vite, et je laisserais à goûter les plus douces joies de la vie si je mourais sans avoir été aimé d'une fille que tu m'aurais donnée, sans avoir joué avec des enfants, sans confier le souvenir de mes traits et celui de ma tendresse à la mémoire d'une génération nouvelle qui sera sortie de moi. C'est là, mon ami, l'immortalité matérielle de l'homme, la seule que la faiblesse de nos organes et de notre intelligence nous permette de pressentir clairement. L'autre est un grand mystère que la religion et la philosophie s'abstiennent prudemment d'expliquer. Ton mariage, à toi, est donc devenu l'objet principal de mes pensées, de mes espérances, et je te dirai franchement que je m'en suis beaucoup occupé depuis la Chandeleur dernière...

- Depuis la Chandeleur, mon père!...

- Depuis la Chandeleur, répliqua-t-il en témoignant un peu de surprise et en me regardant fixement. C'est le temps où les idées de mariage commencent à fermenter, avec la jeune saison, dans le coeur des jeunes gens, et viennent éveiller la sollicitude des pères, car il y a entre les uns et les autres de secrètes harmonies d'instinct et de prévoyance; mais je me rappelle que cette date a pu te remettre en mémoire la folle préoccupation de notre pauvre Claire. Ce qu'il y a de certain, c'est que j'ai conçu le même projet pour toi à la même époque, et selon toute apparence à l'insu de la sainte Vierge. Si j'ai négligé de t'en parler, tu en connais les raisons. Alors commençait pour toi cette longue période de maladie dont tu es à peine sorti, et qui m'a fait craindre pour ta vie. Si l'amour n'est pour rien dans tes souffrances, nous sommes encore à temps aujourd'hui pour parler de mes vues, mais sans qu'elles puissent tirer à conséquence le moins du monde, au cas où elles auraient le malheur de contrarier les tiennes; car j'entends expressément que ton choix et ton établissement restent libres, et je ne me départirai jamais de cette promesse.

- Vous me comblez de reconnaissance et de joie, m'écriai-je en m'asseyant sur mon lit et en rajustant mes habits, car je sentais mes forces se raffermir avec l'espoir de retrouver et d'obtenir Cécile. J'attends de votre tendresse que vous ne m'imposerez point un engagement auquel je ne puis souscrire, et que je ne saurais contracter sans violer les plus saintes obligations. Je vous jure de mon côté, mon unique et parfait ami, que je n'aurai jamais de secret pour votre coeur, et que je ne ferai entrer de ma vie dans votre maison une fille que vous n'aurez pas adoptée d'avance.

- Comme tu voudras, dit mon père; et cependant cette idée, dont il faut bien que je te fasse le sacrifice, était le plus doux des rêves de ma vieillesse. Laisse-moi du moins t'en parler pour la dernière fois. Je n'ai peut-être jamais prononcé devant toi le nom d'un de ces amis d'enfance dont le souvenir rappelle un jour les seules amitiés réelles que l'on ait goûtées dan la vie, les amitiés sincères et désintéressées du collège. Celui-là n'était pourtant pas sorti de ma mémoire; mais une grande différence de vocation, d'habitudes et de domicile semblait nous avoir séparés pour toujours. Il était devenu colonel d'artillerie; il émigra, et cette dernière circonstance rendit notre éloignement plus irrévocable: car j'avais suivi, comme tant d'autres, le mouvement de la Révolution, quand j'étais loin d'en prévoir encore le but et les résultats. Heureusement cette direction passagère d'un esprit trompé par les apparences m'avait valu un crédit politique que j'ai eu la consolation de voir quelquefois utile. Mon ami, désabusé à son tour d'un autre genre d'erreurs, regrettait le séjour de la patrie, toujours si chère aux coeurs bien nés. Je parvins à obtenir sa radiation et à lui rendre ses foyers, le champ paternel et l'air natal. Nous ne nous sommes pas revus depuis; mais ses lettres ne cessent de me témoigner une tendre reconnaissance qui récompense bien doucement mes efforts. Des confidences réciproques nous ont mis au fait des plus petits détails de notre intérieur et de notre fortune. Mon vieil ami Gilbert sait que j'ai un fils sur lequel repose tout mon avenir, et que des rapports multipliés lui ont fait connaître, dit-il, sous le point de vue le plus avantageux; il a une fille de seize ans dont l'éloge est dans toutes les bouches, et qui fera certainement le bonheur de son mari comme elle a fait celui de son père. Je ne te cache point que nous avions vu dans cette union projetée un agréable moyen de nous réunir pour le reste de nos jours, chacun de nous deux étant bien décidé à ne pas quitter son unique enfant. C'était une vie d'élection que nous nous étions préparée dans notre folle confiance, tant il est vrai qu'on s'abuse à tout âge, et que la vieillesse mûrie par l'expérience des choses ne se laisse pas moins entraîner à ses illusions que l'adolescence elle-même. Cette perspective était délicieuse, il faut y renoncer!

- Pardon, mon père, mille fois pardon! Pourquoi le ciel m'a-t-il condamné à si mal reconnaître votre tendresse?...

- Rassure-toi, me dit-il, j'oublierai facilement, quelque joie que je m'étais promise à voir mes espérances réalisées, pour ne plus penser qu'aux tiennes. Et c'est vraiment dommage, car Cécile Savernier passe pour la plus jolie fille d'un pays où on a le droit d'être difficile.

- Cécile Savernier! m'écriai-je en m'élançant de mon lit, Cécile Savernier! O mon père! vous ai-je bien entendu?...

- A merveille, répondit-il; Cécile Savernier, fille de Gilbert Savernier, ancien colonel d'artillerie, demeurant à Montbéliard, département du Mont-Terrible. C'est d'elle que je te parlais."

Je tombai aux pieds de mon père dans un état d'agitation impossible à décrire; je m'emparai de ses mains; je les couvris de mes baisers, de mes larmes; je restai longtemps sans retrouver la parole ni la voix. Mon père, inquiet, me releva, me pressa contre son coeur; m'interrogea dix fois avant que j'eusse la force de me faire entendre.

"Cécile Savernier! c'est elle, c'est elle, mon père! criai-je enfin d'une voix étouffée. C'est elle que je vous demandais à genoux!

- En vérité? répliqua-t-il. Alors tes voeux seront facilement exaucés, puisque l'affaire est presque toute faite; mais te crois-tu bien assuré de cette résolution? Sur quoi est-elle fondée? Où peux-tu avoir vu Cécile? Où peut-elle t'avoir connu? Montbéliard est la seule ville de France où elle ait paru depuis son retour de l'étranger, et, quand tu traversais ce pays, il y a deux ans, je suis positivement certain qu'elle n'y était pas encore."

Je rougis. Cette question touchait de trop près à un secret que je n'avais pas la force de révéler, et dans lequel mon père pouvait ne voir qu'une illusion ou un mensonge.

"Croyez, lui répondis-je, que j'ai vu Cécile, et que je suis autorisé à penser qu'elle ne repoussera pas mon amour. Sur les circonstances ou l'événement qui nous ont rapprochés un instant, soyez assez bon, je vous prie, pour ne pas m'en demander davantage.

- Dieu m'en garde! reprit-il en m'embrassant. Je respecte trop ce genre de mystère pour t'enlever le mérite de la discrétion. Il est des noeuds secrets, il est des sympathies qui ne sont connues que des amants, et qu'on devine mal à mon âge. Celle-ci répond si bien à mes désirs, que je n'ai aucun intérêt à m'informer de son origine. Pourquoi, d'ailleurs, ajouta-t-il en riant, la sainte influence qui se fait sentir depuis quelque temps dans les affaires de ma famille n'y aurait-elle pas ménagé deux mariages au lieu d'un? Occupons-nous seulement du tien, qui s'accomplira sans remise aussitôt que tu seras gradué. Ce délai paraît t'effrayer, mais il n'est pas si long que tu l'imagines. Tes succès dans les écoles font depuis plusieurs années mon bonheur et ma gloire, et le temps que ta maladie t'a fait perdre sera promptement regagné. Tu conçois qu'il te conviendrait mal de te présenter à l'acte le plus solennel de la vie sans y porter en dot un titre honorable et sérieux. Ne t'alarme pas, au reste, des rigueurs d'une séparation dont j'éloigne un peu le terme, et qui rendra ta félicité plus parfaite; car le bonheur qu'on espère est le bonheur le plus sûr de la vie. Il est d'ailleurs tout à fait conforme aux bienséances que tu voies ta future et son père avant de pousser plus loin les choses, et que tu obtiennes un aveu plus positif encore que celui dont nous nous flattons tous les deux. Puisque voilà ta convalescence en bon train, j'espère qu'un mois de séjour à Montbéliard ne peut que l'affermir, et tu assisteras à la noce de Claire en passant, car elle se fait à moitié chemin, dans sa jolie maison du bois d'Arcey. Qu'en dis-tu? cet arrangement te convient-il?"

Je me jetai dans ses bras; il me baisa sur le front, rentra dans son cabinet, et en sortit bientôt avec une lettre à l'adresse du colonel Savernier.

Je partis le lendemain pour Montbéliard, plus heureux qu'on ne peut le dire. Qu'est-ce, mon Dieu, que les joies de l'homme?

 

II.

J'ai dit que l'étrange illusion qui remplissait toute ma vie, qui absorbait toutes mes pensées, depuis la nuit de la Chandeleur, était devenue équivalente pour moi aux vérités les plus positives. Le résultat de mes recherches lui avait donné une extrême vraisemblance. Le concours inattendu des projets de mon père avec l'époque et les circonstances de mon rêve le faisait sortir de la classe des rêves ordinaires. Ce n'était plus un rêve: c'était une révélation; Dieu lui-même, touché de la soumission de mes prières, m'avait choisi l'épouse que j'allais chercher. Cette idée augmentait mon bonheur de toute la sécurité dont le bonheur passager des hommes a besoin pour être réellement quelque chose. Disposé par caractère à recevoir facilement l'impression du merveilleux, je m'abandonnai sans résistance à celle-là. Les coeurs qui ressemblent au mien n'auront pas de peine à me comprendre.

J'embrassais pour la première fois la pensée d'un bonheur dont rien ne paraissait devoir troubler la sérénité; je volais vers Cécile dans toute la confiance, dans tout l'abandon de mon coeur, et, par une singulière rencontre qui me semblait faite exprès pour moi, la fin de ce doux hiver avait pris tout à coup les grâces et jusqu'à la parure du printemps. Les frimas avaient disparu de la base à la cime des montagnes; un air tiède et embaumé circulait à travers les massifs toujours verts des sapins; les pousses précoces des autres arbres commençaient à se colorer de ces nuances d'un rouge vermeil qui peignent les bourgeons pressés d'éclore; et de petites fleurs, inconnues de la saison, émaillaient la mousse comme une semence de perles. Nous n'étions cependant qu'à la fin de janvier, et je fus frappé d'un étrange saisissement quand je remarquai que le jour de la noce de Claire était précisément le jour de la Chandeleur. J'arrivai à temps pour assister à la célébration: une joie modeste et religieuse, sans mélange d'aucune inquiétude, remplissait tous les esprits; la physionomie des mariés exprimait un contentement parfait, mais céleste, car il était calme et recueilli. Le jeune homme était beau, plein de tendresse et de prévenances, et toutefois sérieux, de sorte qu'on l'aurait moins pris pour l'heureux fiancé de la veille que pour un ange envoyé, comme témoin, par le Seigneur, au mariage d'une chrétienne. Lorsque la cérémonie fut achevée, je m'approchai de ma cousine, et je lui dis doucement, en portant sa main à mes lèvres: "J'aime à croire, petite amie, que cet époux est celui qui t'a été annoncé dans la veillée de la Chandeleur." Claire éleva les yeux sur moi en rougissant, avec un regard qui semblait dire: "Comment savez-vous cela?..." et puis elle me répondit en me pressant la main: "Je n'en aurais pas épousé un autre." Oh! non, sans doute, car elle savait bien que cette destinée de sa vie, c'était Dieu qui la lui avait faite. Je me sentis agité d'une émotion délicieuse et impossible à décrire, en songeant qu'une pareille félicité m'était promise.

Pendant que les fêtes du mariage de Claire me retenaient au bois d'Arcey un peu plus longtemps que je n'aurais voulu, mon excellent père avait prévenu le colonel Savernier sur ma visite, dont celui-ci, curieux de me connaître d'abord, n'avait pas jugé à propos d'avertir Cécile. Lorsque j'eus présenté ma lettre au colonel, il se contenta d'y jeter un regard et un sourire, et venant à moi les bras ouverts: "Je n'ai pas besoin, me dit-il avec une tendre cordialité de m'informer de ton nom; tu ressembles tellement à l'ami de ma jeunesse, qu'il me semble le voir encore quand toutes les matinées rappelaient un de nous deux auprès de l'autre. Tu es seulement un peu plus grand. Sois le bienvenu, mon garçon, comme un ami, comme un fils, si ton coeur parvient à se faire entendre, ainsi que je l'espère, de celui de ma Cécile. Et puis, maintenant, assieds-toi et repose-toi, pendant que je lirai la lettre de ton père, et que je te considérerai plus à mon aise."

La douceur de cet accueil fit venir à mes paupières quelques douces larmes, que je cherchai à réprimer en promenant ma vue sur l'intérieur de l'appartement: un chapeau de paille, garni d'un frais ruban bleu de ciel, était pendu à un clou; c'était celui de Cécile. Une harpe était placée dans un des angles du salon; c'était la harpe de Cécile. Un sac à mailles d'acier avait été abandonné négligemment sur un fauteuil voisin du mien, et j'y distinguais aisément le chiffre en clouterie qui m'avait frappé dans la nuit de ma vision; c'était le chiffre de Cécile. Et cependant, si ce n'avait pas été Cécile!... Cette idée, qui ne m'était pas encore venue, surprit tout à coup mes esprits et me glaça de terreur. Je me trouvais engagé de la manière la plus sacrée, la plus irrévocable, par les voeux que j'avais exprimés à mon père, par la démarche que je faisais auprès de M. Savernier, et mon aveugle précipitation n'aboutirait peut-être qu'à me séparer pour toujours de l'épouse qui m'était promise. Un frisson mortel parcourait mes membres, quand j'aperçus loin de moi un portrait de jeune femme coiffée d'un chapeau de paille; je recueillis toutes mes forces pour y courir, persuadé que la maladresse même d'un peintre de village ne serait pas parvenue à me dissimuler entièrement des traits si bien empreints dans mon coeur. J'arrivai, je restai pétrifié de désespoir; la foudre, tombée sur ma tête, ne m'aurait pas accablé d'un coup plus cruel. C'était le portrait d'une femme charmante, dont la physionomie avait quelque rapport avec celle de ma Cécile imaginaire. Ce n'était pas elle.

Mes jambes fléchissaient sous moi, quand le bras de M. Savernier, passé autour de mon corps, me soutint. "Hélas! me dit-il en essuyant une larme, tu ne verras plus celle-là! c'est Lidy, ma belle et douce Lidy! c'est la mère de notre Cécile! Puisses-tu ne jamais éprouver comme moi l'horrible douleur de survivre à ce que tu aimes!..."

Je me retournai vers lui, je m'appuyai sur son sein, et je baignai ses joues de mes pleurs, mais sans démêler, dans mon émotion, s'ils étaient produits par l'attendrissement ou par la joie. Il n'y avait plus rien qui démentît mes espérances, il n'y avait plus rien qui ne parût les confirmer. Mon effroi s'évanouit.

"Oui, tu seras mon fils, reprit M. Savernier d'un ton de résolution solennelle, tu seras mon fils, car tu as une âme! Tu seras l'époux de Cécile, si elle y consent. Et pourquoi n'y consentirait-elle pas? ajouta-t-il en me regardant avec complaisance et en m'embrassant encore. Je n'avais réellement pas encore remarqué que tu fusses si bien.

Causons maintenant, continua-t-il en me faisant asseoir et en prenant ma main dans la sienne. Les bienséances ne permettraient pas que tu logeasses chez moi, mais nous nous y verrons tous les jours pendant le temps que tu as à passer à Montbéliard avant d'aller reprendre tes études. La douce intimité qui doit précéder un engagement sérieux et inviolable s'établira d'elle-même. Il ne faut pas procéder légèrement dans les affaires de la vie entière et de l'éternité. Cette époque d'épreuves a d'ailleurs un charme que le bonheur lui-même fait quelquefois regretter, et j'imagine que ton père te l'a dit comme moi; et puis elles ne seront ni longues ni rigoureuses, car les vieillards ont encore de meilleures raisons que les jeunes gens pour se hâter d'être heureux. Je te parle en tout ceci comme si je n'avais point de doute à former sur un consentement réciproque entre la jeune fille et toi, et Dieu me garde de me tromper! Mais j'y suis autorisé par les communications que ton père m'a faites, et dont il résulte, à mon grand étonnement, que tu aimes déjà ma Cécile. Ce qu'il y a de plus étrange, s'il est possible, c'est que son coeur naïf, qui ne m'a jamais rien caché, se sent entraîné vers toi du même penchant, quoique vous ne vous soyez jamais vus... à moins que ma vigilance n'ait été déjouée par quelqu'un de ces artifices que la jeunesse pratique d'instinct et que la vieillesse oublie. Ah! je te le déclare, c'est là un point sur lequel je désire avec ardeur des éclaircissements, et ma bonne et franche amitié pour toi me donne quelque droit à les obtenir!..."

Le colonel me regardait fixement, et le trouble où sa question me plongeait ne pouvait pas lui échapper. Je baissai les yeux, j'hésitai, je cherchai une réponse, et je ne la trouvai pas.

"Je jure sur l'honneur, monsieur, répondis-je enfin, que je n'ai jamais vu Cécile, que je n'ai jamais vu son portrait, que je n'ai jamais eu l'audace de lui écrire, que son nom m'était connu depuis deux jours à peine, quand mon père l'a prononcé devant moi. Cependant je l'aime depuis près d'un an, je l'aime pour toute ma vie! Je l'aime plus encore que je ne me croyais capable d'aimer, du moment où vous avez daigné m'apprendre que nos âmes s'étaient entendues! Voilà la vérité, monsieur! Le reste est pour moi-même un incompréhensible mystère.

- Incompréhensible, en effet, reprit M. Savernier d'un air soucieux, tout à fait incompréhensible, car je ne suppose pas que tu puisses mentir!... Et cependant...

- Et cependant je ne vous ai rien déguisé: j'en prends à témoin la puissance inconnue qui m'a ménagé tant de félicités, et qui a jeté dans mon sein l'amour dont je viens demander le prix. N'est-il donc point d'exemple de ces sympathies qui s'emparent de nous à l'insu de nous-mêmes, et qui nous entraînent avec toute la véhémence d'une passion? La Providence, qui veille au bonheur à venir des familles, n'a-t-elle jamais préparé, dans le trésor de ses grâces, de semblables rapprochements? Ce qu'elle a fait pour tous les êtres créés, ne l'a-t-elle jamais fait pour l'homme? C'est ce que j'ignore profondément, et c'est pourtant ce qu'il faut que je croie, car je n'ai point d'autre explication à vous donner.

- Bon! bon! reprit le colonel. C'est qu'on jurerait qu'ils se sont concertés; ne faudra-t-il pas croire maintenant qu'ils se sont vus et aimés en rêve? Si le secret de ce genre de rendez-vous vient à se répandre, c'en est fait pour toujours de la surveillance paternelle. Je la mets bien au défi d'aller jusque-là. Qu'importe, au reste, ajouta-t-il, pourvu que vous vous aimiez, puisque je ne souhaite pas autre chose? Voilà ce que nous saurons tous avant peu d'une manière plus positive, car tu dîneras avec Cécile... demain.

- Demain!" m'écriai-je.

Et je ne tardai pas à regretter cette expansion indiscrète; mais je m'étais flatté de l'espoir de la voir plus tôt.

"Demain, dit-il en souriant. C'est plus tard que tu ne voudrais, mais ce délai n'est pas assez long pour te causer une véritable affliction. Ce demain, si redoutable pour les amants, n'est l'éternité que pour les morts. Je n'avais pas voulu prévenir Cécile de ton arrivée; je m'étais réservé le plaisir de découvrir, à votre première entrevue, quand je te connaîtrais déjà un peu, ce qu'il y a de réel dans votre sympathie, et j'ai saisi volontiers l'occasion de tenir ma fille éloignée à l'instant où je t'attendais. Une nombreuse famille catholique du pays dans laquelle Cécile ne compte pas moins de six amies, toutes soeurs, solennise aujourd'hui l'anniversaire de naissance d'une bonne aïeule qui est ma vieille amie, à moi. Comme les longues retraites de la Chandeleur sont finies, et que le temps qui nous reste à passer d'ici au carême est consacré, par un usage immémorial, à des divertissements plus ou moins innocents, mais que la piété même ne s'interdit pas, on dansera, on se réjouira, on se déguisera, je crois même qu'on sera masqué. Ne t'effraye pas, mon garçon: le programme de la fête n'admet que les femmes, et aucun homme n'y sera reçu, mari, père ou frère, avant l'heure où il convient que les douces brebis rentrent au bercail. En attendant, nous allons dîner tête à tête, car voilà Dorothée qui nous appelle..."

Notre petit repas fut aussi agréable et aussi gai qu'il pouvait l'être sans Cécile, car M. Savernier était d'un caractère cordial et enjoué, comme la plupart des hommes d'un certain âge dont la vie a été bonne et honnête. Lorsque nous fûmes près de quitter la table:

"Sais-tu, me dit-il tout à coup, qu'il me vient une idée dont tu me sauras probablement quelque gré, car ton impatience s'est trahie tout à l'heure par un mouvement sur lequel je ne me suis pas mépris. Nous essayerons au moins de la tromper jusqu'à demain, puisque demain te paraît si loin, et en voici le moyen. J'ai dû te rassurer sur la composition de la petite société dont ma fille fait aujourd'hui partie, en t'affirmant que les parents seuls y sont reçus, et cela est exactement vrai; mais cette règle n'est pas si rigoureuse que je ne puisse la faire fléchir en ta faveur. J'entrerais seul d'abord, et en quelques mots d'entretien j'aurais sans doute aplani toutes les difficultés. Un domestique, aposté d'avance, attendrait de moi le signal convenu pour t'introduire, et tu serais accueilli, sans autre éclaircissement, en ami de la maison. Il est bien convenu que nous jouerions notre rôle avec toute l'adresse dont nous sommes capables, et que nous aurions soin de paraître entièrement étrangers l'un à l'autre. De cette manière, je pourrai apprécier ce qu'il y a de réel dans ces merveilleuses sympathies dont tu me parlais tantôt; car rien ne t'empêchera, sinon de voir Cécile, au moins de l'entretenir avec liberté, et j'espère que tu n'auras pas beaucoup de peine à la reconnaître sous son déguisement de fiancée de Montbéliard.

- Elle est déguisée en fiancée de Montbéliard, dites-vous? En fiancée de Montbéliard! serait-il possible?

- Eh bien, oui, en fiancée de Montbéliard, continua-t-il sans prendre garde à mon agitation, dont il ne soupçonnait pas le motif. Cela est de bon augure, n'est-il pas vrai? Mais ce costume est si gracieux, il a tant d'attrait pour les jeunes filles, que plus d'une de ses compagnes pourrait l'avoir choisi comme elle. Dans ce cas, tu la distingueras des autres à un petit rameau de myrte séparé de son bouquet qu'il lui a pris fantaisie d'attacher sur son sein, et auquel je dois la reconnaître moi-même."

Cette seconde circonstance, qui me rappelait si vivement une des particularités de mon songe, me causa une nouvelle émotion; mais je parvins à m'en rendre maître, et je ne répondis à la proposition de M. Savernier que par les témoignages de la plus tendre reconnaissance. Une heure après, il avait exécuté son projet dans tous ses points, et j'étais auprès de Cécile, que je distinguai aisément aux indices que son père m'avait donnés. Il me sembla même que je l'aurais reconnue sans cela. De son côté, elle avait manifesté quelque émotion à mon approche, et, quand j'eus obtenu la permission de prendre une place qui était restée libre auprès d'elle, je crus m'apercevoir qu'elle tremblait.

"Excusez, lui dis-je, une témérité que le masque et le déguisement expliquent au moins un peu. Etranger ici à tout le monde, je vous importune probablement du voisinage d'un inconnu, et je doute beaucoup que mes traits vous rappellent un de ces souvenirs qui donnent matière aux entretiens malicieux du bal masqué.

- Je ne comprends pas ce genre de plaisir, répondit-elle, et je n'imagine aucune circonstance qui puisse m'inspirer la fantaisie de m'y livrer. Dans tous les cas, vous n'auriez pas à redouter de moi ces petites contrariétés qui occupent ici tout le monde, et qu'on paraît trouver amusantes, car je ne crois pas, en effet, avoir jamais eu l'honneur de vous voir.- Jamais, lui dis-je, en vérité?- Jamais, interrompit-elle avec un rire forcé, si ce n'est peut-être en rêve; et vous pouvez croire à ma parole, car je suis incapable de feindre; je n'ai pas même entrepris de déguiser ma voix."C'était sa voix, en effet, la voix que j'avais entendue plus d'une année auparavant, mais qui n'avait cessé depuis de retentir dans mon coeur.- Permettez-moi donc, répliquai-je avec chaleur, de chercher entre nous quelque motif de rapprochement qui puisse suppléer aux douces habitudes d'une connaissance déjà faite; mon nom, ou plutôt celui de mon père, a dû être prononcé plus d'une fois devant vous par le vôtre, et je n'ignore point que c'est à la fille de M. Savernier que je parle. Ce nom serait-il assez malheureux pour n'éveiller dans votre âme aucune espèce de sympathie? Je m'appelle Maxime..."Et j'avais à peine prononcé deux syllabes de plus, que Cécile tressaillit en tournant sur moi des regards qui semblaient exprimer un mélange d'attendrissement et d'effroi."Oui, oui, s'écria-t-elle d'un son de voix altéré, votre nom m'est bien connu. Il est cher à mon père - et à moi aussi - parce qu'il nous rappelle des souvenirs qui ne s'effacent jamais d'un coeur honnête, ceux de la reconnaissance!... Il est donc vrai, continua Cécile en s'entretenant avec elle-même, comme si elle avait subitement oublié ma présence, mais de manière à ne pas me laisser perdre une de ses paroles; ce n'était point une illusion! tout s'est accompli jusqu'ici; tout s'accomplira sans doute. Que la volonté de Dieu soit faite!"

Et elle tomba dans un sombre abattement où toutes ses idées parurent s'anéantir.

Une de ses mains touchait presque à ma main. Je m'en emparai sans qu'elle fît le moindre effort pour me la dérober. Seulement elle me regarda d'un oeil plus attentif.

"C'est lui! dit-elle.

- Oh! ma vue ne doit pas vous causer d'alarmes, repris-je en pressant sa main dans les miennes. Le sentiment qui m'a conduit auprès de vous est pur comme votre coeur, et il a l'aveu d'un père dont votre bonheur est l'unique pensée. Vous êtes libre, Cécile, et notre destinée à venir ne dépend que de vous.

- Notre destinée à venir ne dépend que de Dieu, répondit-elle en penchant sa tête sur son sein avec un soupir profond. Mais vous avez parlé de mon père. Vous l'avez déjà vu sans doute. Il sait qu'à cette heure de la nuit j'éprouve depuis quelque temps un mal inexprimable qui m'étouffe et qui me tue. Je souhaitais si vivement d'en prévenir l'accès! Comment mon père n'est-il pas venu?"

Quoique le colonel m'eût dit quelque chose de cet accident qui n'inspirait aucune crainte, l'expression de souffrance qui accompagnait ces paroles me glaça le sang. Le père de Cécile s'était d'ailleurs arrêté devant nous au moment même où elle paraissait le chercher dans la salle d'un regard inquiet. Je m'étonnai qu'elle ne l'eût pas vu.

"Je suis près de toi", dit-il en l'enveloppant d'un bras qui la soutint, car elle allait défaillir.

Elle s'appuya sur son sein et y passa un de ces instants d'angoisse qui sont si longs pour la douleur. Une de ses mains, que je n'avais pas abandonnée, s'était d'abord crispée sous mes doigts, et puis elle s'était relâchée et refroidie, comme si elle eût été gagnée par la mort. Je poussai un cri de terreur.

Les amies de Cécile s'étaient empressées autour d'elle; et, dans les soins qu'elles lui prodiguaient, elles avaient dérangé son masque. Hélas! tous mes doutes étaient dissipés; mais une pâleur effrayante couvrait ces traits si chers à ma mémoire. Je sentais la vie près de m'échapper aussi, quand Cécile respira, releva son front et fixa ses regards sur les personnes qui l'entouraient.

"Ah! dit-elle, c'est bien; je suis mieux, je vis, je ne souffre plus. Je vous demande pardon à tous, et je vous remercie. Cette crise n'est jamais longue, mais j'aurais voulu vous en épargner le souci. Il fallait ne pas venir, ou partir plus tôt. Et cependant, ajouta-t-elle en se tournant à demi de mon côté, cependant je regretterais de n'être pas venue ou d'être trop tôt partie. Je n'interromps pas plus longtemps vos plaisirs; l'air et la marche vont achever ma guérison."

Nous partîmes peu de temps après, et M. Savernier, rassuré, me confia le bras de sa fille. Elle était près de moi, près de mon coeur. Je communiquais librement avec sa pensée; je respirais son haleine; je possédais les dix minutes de vie pleine et heureuse que Dieu m'avait réservées sur la terre, et j'en jouissais avec délices, car aucun souci n'en altérait la pureté. Cécile ne souffrait plus; elle l'avait dit, elle le répétait à chaque pas. Elle marchait d'un pas sûr et léger; elle paraissait heureuse; elle riait en parlant de ce mal capricieux, qui ne la saisissait que pour l'effrayer de l'incertitude et de la rapidité de nos plaisirs. Son père, un bras passé autour d'elle, se félicitait de la trouver si bien, et de pouvoir attribuer le malaise passager qu'elle venait d'éprouver aux fatigues de la danse, ou à quelque soudaine émotion dont il se refusait gaiement à pénétrer le mystère. L'espace que nous avions à parcourir était fort court, et je ne savais pas si je devais désirer qu'il se prolongeât sans fin pour éterniser la pure félicité que je goûtais, ou que le terme en fût atteint plus vite pour rendre plus tôt à Cécile le repos dont elle avait besoin. Nous étions arrivés; la main de Cécile se dégageait de la mienne, et je ne sais quoi me disait que cette nuit serait trop longue. Je ressaisis cette main qui m'échappait, et je n'osai la porter à mes lèvres; mais je la pressai peut-être avec plus d'amour, et je crois que la main de Cécile me répondit... La porte s'était ouverte.

"A demain, dit le colonel, à demain! Demain, le plus beau jour de notre vie à tous, si mes espérances ne sont pas trompées... Mais la nuit est à demi passée; ce beau demain doit déjà toucher à sa deuxième heure, et Cécile a besoin de dormir longtemps, car sa santé nous a un peu inquiétés aujourd'hui. A quatre heures du soir, continua-t-il en m'embrassant, et cette fois-là nous serons tous trois à table, en attendant mieux. Bien des occupations pourront abréger pour toi le temps qui nous reste à n'être pas ensemble: le sommeil, la toilette et l'espérance."

Ils entrèrent; la porte retourna lentement sur ses gonds, et Cécile me jeta d'une voix émue un adieu que j'entends encore.

Le sommeil que mon vieil ami m'avait promis ne m'accorda pas ses douceurs, et je l'attendis inutilement jusqu'au lever du soleil, dans une insomnie inquiète et fiévreuse dont je ne m'expliquais point les alarmes. Il ne me surprit plus tard que pour me faire changer de supplice. Je voyais Cécile cependant, mais je la voyais comme elle m'était un moment apparue, pâle, défaillante, le front couvert des ombres de la mort; ou bien elle penchait vers mon oreille sa tête voilée de cheveux épars, en me répétant cet adieu sinistre qu'elle m'avait adressé quelques heures auparavant. Je me retournais alors de son côté pour la retenir, et mes mains ne saisissaient qu'un vain fantôme. Quelquefois je sentais ma face comme effleurée par le vol d'un oiseau nocturne, et, quand je m'efforçais de suivre du regard l'objet inconnu de mes craintes, j'apercevais Cécile encore qui s'enfuyait sur des ailes de feu en m'appelant à sa suite. "Ne viendras-tu pas? me criait-elle avec un long gémissement. Pourquoi m'as-tu laissée partir la première? Que deviendrai-je dans ces déserts, si je n'y suis accompagnée de quelqu'un qui m'aime et qui me protège? - Me voilà!" répondis-je enfin; et l'éclat de ma voix me réveilla. Le jour était fort avancé. Cette nuit sans fin s'était prolongée de toutes les heures de la matinée. C'était un dimanche; on sonnait le dernier office à la chapelle catholique.

Je m'étais déjà quelquefois vaguement reproché de n'avoir pas encore reconnu par un seul témoignage de piété le bienfait de ma divine protectrice. Je me hâtai de gagner l'église et de m'y mêler au petit nombre des fidèles. J'arrivai au moment où le prêtre se rendait à la chaire. C'était un homme à cheveux blancs, dont la noble figure portait l'empreinte d'un chagrin profond, tempéré par la résignation et par la foi. Il s'arrêta un instant devant moi, et me regarda fixement, comme s'il avait été surpris par l'aspect d'un chrétien étranger à son auditoire ordinaire, ou comme s'il eût été préoccupé, au moment de me voir, d'une impression que je venais retracer à son esprit. Il soupira, passa, monta à sa chaire, y donna quelques minutes à un acte d'adoration auquel je m'associai par de ferventes prières, se recueillit et parla. Son discours avait pour objet les vaines espérances des hommes qui ont placé leur avenir dans les choses de la terre, et qui ont compté, pour régler leur vie, sans les décrets de la Providence. Il déplorait l'aveugle présomption de la créature, dont la faible intelligence ne peut comprendre ni les causes ni les motifs des événements les plus simples; qui ne sait rien du passé, qui ne sait rien du futur, qui ne sait rien de ce qui touche à ses seuls intérêts véritables, aux intérêts de son âme immortelle, et qui se révolte jusqu'au désespoir contre de misérables déconvenues de cette vie fugitive, parce qu'elle est incapable de pénétrer dans les vues secrètes de Dieu. "Et cependant, ajoutait-il, qu'est-ce donc que cette vie qui occupe toutes vos pensées, pour qu'on attache la moindre importance à ses plus sérieuses vicissitudes? Qu'est-ce que la pauvreté? qu'est-ce que le malheur? qu'est-ce que la mort, sinon d'imperceptibles accidents de position et de forme dans l'immensité des siècles qui vous appartiennent? Epreuves nécessaires d'une âme mal affermie, ou conditions irrévocables de l'ordre universel, ces accidents qui indignent votre orgueil et qui brisent votre constance doivent concourir peut-être, dans le plan sublime de la création, à l'ensemble de sa merveilleuse harmonie. Ce qui est, c'est ce qui doit être, puisque Dieu l'a permis. Vous ne savez pas pourquoi il l'a permis, et vous ne pouvez pas le savoir; mais ce que vous ne savez pas, Dieu le sait!..."Le langage de ce prêtre vénérable était nouveau pour mon esprit. Les méditations dans lesquelles il m'avait plongé absorbèrent tellement mes facultés, que je m'aperçus à peine de ma solitude au milieu de l'église, à l'instant où l'on éteignait les dernières lumières du sanctuaire. C'était l'heure que m'avait indiquée le colonel, l'heure si impatiemment attendue, l'heure si lente à venir où je devais enfin voir Cécile! Cécile dont je pouvais me croire aimé, Cécile que j'adorais! Je la nommai à haute voix, comme si elle pouvait déjà m'entendre, et toutes mes idées, toutes les inexplicables inquiétudes dont j'étais tourmenté depuis la veille, vinrent s'anéantir dans le sentiment de mon bonheur. Il me semblait si bien savoir qu'elle était à moi, et qu'elle était à moi pour toujours!

La rue que je parcourais, et que j'avais vue presque déserte la veille, était alors remplie de monde. J'attribuai d'abord cette différence à la solennité du dimanche; mais je ne pus pas m'expliquer pourquoi cette foule, que devaient appeler en des sens différents les loisirs d'un jour de fête, se tenait au contraire immobile, ou se bornait à se former çà et là en groupes silencieux. Comme j'avais hâte d'arriver, je me frayais rapidement un passage au travers de ces petits attroupements, et je n'y saisissais qu'au hasard quelques paroles confuses, dont la plupart ne composaient point de sens suivi.

"Un anévrisme! disait-on, on ne meurt point d'un anévrisme à cet âge. - On meurt quand l'heure de mourir est venue", répondait l'interlocuteur. Un peu plus loin c'était un jeune homme qui paraissait me porter envie. "Que ne suis-je à la place de cet étranger, disait-il: du moins il ne l'a pas connue!" Plus loin encore, une petite fille parée et voilée, qu'une de ses compagnes écoutait en pleurant: "A deux heures et demie, en sortant du bal... Elle avait bien dit qu'elle ne serait jamais fiancée!"

Une horrible lumière éclaira ma pensée. Je n'étais plus qu'à vingt pas de la maison; je courus... Mon Dieu! tant d'années écoulées n'ont pu affaiblir l'impression de cet affreux moment.

La porte était drapée de blanc; dans l'allée il y avait un cercueil drapé de blanc. Quelques flambeaux l'entouraient.

"Qui est mort? qui est mort dans cette maison?" m'écriai-je en saisissant violemment par le bras un homme qui paraissait veiller à cet appareil.

"Mademoiselle Cécile Savernier!"

Je tombai sans connaissance sur le pavé, et, quand je revins à moi, par rares intervalles, ma raison m'avait abandonné. Je ne sais combien de jours cela dura.

Cependant mes yeux se rouvrirent tout à fait à la lumière, mais je restai longtemps sans pensée, sans réflexion, sans souvenir. Je venais d'acquérir ou de retrouver le sentiment que j'étais, mais sans savoir encore ce que j'étais: il faudrait rester comme cela.

Quelque mouvement qui se faisait près de moi, le bruit d'un soupir, d'un sanglot peut-être, attira enfin mon attention. Debout à mon côté, je reconnus le vieux prêtre dont j'avais un jour entendu les puissantes et sévères paroles; il me regardait de l'air impassible d'un juge qui n'attendait plus qu'un mot de ma bouche pour m'absoudre ou me condamner. Plus loin, vers le pied de mon lit, un autre vieillard venait de se lever de sa place, et se précipitait vers moi, en me tendant des bras tremblants.

"Mon père, m'écriai-je en cherchant ses mains pour les porter sur mes lèvres, mon père, est-ce vous?...

- Il m'a donc reconnu! dit-il; vous voyez bien qu'il m'a reconnu! J'ai encore un fils. Mon fils est sauvé!..."

Mes idées commençaient à s'éclaircir, le passé se dégageait lentement de la nuit de mes songes.

"M. Savernier, dis-je à mon père, M. Savernier? où est-il?

- Il est parti, répondit mon père; il est retourné aux extrémités de l'Europe; mais le temps affaiblira peut-être sa résolution, et j'espère le revoir encore.

- Et Cécile, Cécile! repris-je avec exaltation. Cécile est-elle partie aussi? Cécile, qu'en a-t-on fait? continuai-je en retenant mon père par la main. O mon ami! je vous en prie! répondez-moi sans déguisement, car je me sens du calme et de la force. Ne trompez pas mon coeur, que vous n'avez jamais trompé: il y avait ici une jeune fille qu'on appelait Cécile, je l'ai vue hier au bal, je lui ai parlé, j'ai pressé sa main de cette main qui presse la vôtre. Serait-il vrai qu'elle fût morte?..."

Mon père se détourna en fondant en larmes, et alla se jeter dans un fauteuil à l'autre bout de la chambre.

"Elle est morte, dit le prêtre; le Seigneur n'a pas permis que l'union à laquelle vous aspiriez pût s'accomplir sur la terre. Il a voulu la rendre plus pure, plus douce, plus durable, immortelle comme lui-même, en la retardant de quelques minutes fugitives qui ne méritent pas de compter dans l'éternité. Votre fiancée vous attend au ciel.

- Eh quoi! repartis-je en le regardant fixement, vous croyez que le ciel n'est pas fermé à la tendresse des amants et des époux? Vous croyez que l'amour aussi ressuscitera pour un avenir sans fin, que deux âmes séparées par la mort pourront voler l'une vers l'autre devant le Dieu qui les avait formées, sans offenser sa puissance, et je retrouverai Cécile?...

- Je crois fermement, répondit-il, que, dans la vie de l'homme, la mort ne met un terme qu'aux erreurs et aux misères de la vie; je crois que l'âme, c'est la bienveillance, la charité, l'amour; je crois que tous les sentiments tendres et vertueux que Dieu avait placés dans nos coeurs participeront de notre immortalité, qu'ils en composeront le bonheur immuable et sans mélange, et qu'ils se confondront, sans se perdre, dans l'amour de Dieu, qui les embrasse tous.

- Oh! l'amour du Dieu que vous me faites comprendre, dis-je en mouillant ses mains de mes larmes, est le plus naturel des sentiments de la créature, comme le premier de ses devoirs. Mais pourquoi m'a-t-il enlevé Cécile?

- De quel droit, jeune homme, s'écria-t-il, demandez-vous compte à Dieu de ses volontés? Savez-vous si, dans le coup qui vous a frappé, il n'a pas eu en vue votre félicité même, et si sa prescience infaillible ne vous a pas ménagé un bonheur qui ne doit cesser jamais, au prix d'un bonheur bientôt écoulé? Connaissez-vous tous les écueils qui pouvaient briser vos espérances, tous les poisons qui pouvaient corrompre votre miel, tous les événements qui pouvaient relâcher ou dissoudre vos liens, s'il ne les avait pas mis à l'abri des périls de cette vie passagère? A compter d'aujourd'hui seulement, la possession de Cécile vous est acquise sans inquiétude et sans trouble, car c'est Dieu qui vous la garde! Oserez-vous le blâmer d'avoir veillé sur vos intérêts plus attentivement que vous, et de s'être réservé votre avenir tout entier, pour vous le rendre en échange d'une faible et incertaine portion de cet avenir infini, qui vous aurait peut-être fait perdre le reste? Quand votre père exigea de vous qu'une année s'accomplît entre le moment où il accédait à vos voeux et celui où la main de Cécile semblait devoir les combler, ne vous rendîtes-vous pas sans efforts aux conseils de sa prudence? et pourtant une année est un long terme dans la vie de l'homme, un délai plus effrayant encore quand on le compare à la brièveté de la jeunesse, au cours presque insaisissable de cet âge que le temps emporte si vite. Voici maintenant qu'un autre père, qui est le Père commun de tous, vous impose un délai de quelques années de plus, de quelques mois, de quelques jours peut-être, car la mesure de votre existence n'est connue que de lui; et ce ne sont pas des années, ce ne sont pas des mois et des jours qui payeront ce faible sacrifice; plus prodigue envers vous, parce qu'il est plus puissant, il vous donne tous les temps qui ne finiront pas. S'il ajourne un instant votre bonheur temporel, c'est pour le perpétuer à travers ces myriades de siècles qui sont à peine les minutes de l'éternité. Tel est le marché que vous venez de contracter, sans le savoir, avec la Providence, et dont une pieuse soumission à ses décrets doit un jour vous faire recueillir le fruit. Subissez les jugements de Dieu, mon fils, et ne l'accusez pas!

- Je saurai me conformer à sa volonté, répondis-je d'une voix ferme, et j'en hâterai l'accomplissement par tous les moyens qu'il a laissés en mon pouvoir! Oui, mon père, j'aime à penser que Dieu avait béni ce mariage, et je crois l'avoir appris de Dieu lui-même! je crois qu'il ne m'a séparé de Cécile que pour me la rendre, et qu'il ne nous a pas permis d'être heureux sur la terre, parce qu'il nous réservait pour lui! J'irai vers lui, mon père, j'irai tout à l'heure. Je lui demanderai Cécile, et il me la redonnera!...

- Que dis-tu, malheureux? cria mon père en courant à moi; n'es-tu pas aussi à ton père, et veux-tu le quitter?..."

J'avais, hélas! oublié, dans mon égarement, que mon père était là!

"Calmez-vous, dit le vieux prêtre en l'éloignant de la main. Ne craignez pas que sa pensée s'arrête à ces résolutions forcenées de l'athéisme et du crime. Le suicide, qui désespère de la bonté de Dieu, calomnie Dieu. Il fait plus que le nier. Il proteste contre son âme en lui cherchant le néant pour refuge, et il ne trouvera pas le néant, car l'âme ne peut mourir. Tout ce que Dieu a créé vivra toujours, et, si Dieu pouvait lui-même rendre au néant l'être qu'il anima de son souffle, c'est le néant qui serait le châtiment du suicide; mais le suicide en aura un autre: il saura ce qu'il perd, il comprendra les biens que la patience et la résignation lui auraient acquis, et il n'espérera plus. Les méchants, peut-être, attendront quelque rémission dans l'éternité; il n'y aura point de rémission pour le suicide, il vivra toujours, dans un monde fermé qui n'aura plus d'avenir; il a rompu avec l'avenir, et son pacte ne se résoudra jamais. Entre Cécile et l'époux que son père lui avait donné, il n'y a qu'un petit nombre d'instants qui se succèdent et qui s'effacent l'un l'autre. Il y a l'infini entre Cécile et le suicide...

- Arrêtez, arrêtez, mon père! m'écriai-je en m'appuyant sur son sein. Je vivrai, puisqu'il le faut!..."

Et voilà pourquoi j'ai vécu.

 

Le Cycle Mystique (1839-1844)

 

Lydie ou la résurrection

Chamfort écrit quelque part: à vingt-cinq ans, il faut que le coeur se brise ou qu'il se bronze.

A vingt-cinq ans, mon coeur s'était brisé.

Du dégoût de la vie positive, j'étais arrivé à la prendre en horreur. Toutes mes idées, toutes mes espérances se rattachaient à cette vie de l'avenir, qui ne sera point (les matérialistes le disent), ou qui reste du moins pour nous, tant que nous sommes, un incompréhensible mystère. Toutes ses ténèbres s'étaient éclaircies à mes yeux. J'y pénétrais comme dans la réalité. Je sentais, je comprenais profondément que Dieu, qui ne pourrait lui-même, selon les règles immuables auxquelles il a soumis la création, détruire le plus petit atome de la matière, ne s'était pas réservé dans sa toute-puissance d'anéantir ce feu céleste de l'intelligence et de l'amour qui est la plus parfaite de ses oeuvres; je croyais donc fortement à la nécessité des compensations éternelles, abstraction faite de la révélation qui nous les promet, car j'étais né dans un siècle de peu de foi; et cette conviction me soutenait contre toutes les douleurs. Une fois que je fus parvenu à ce point de philosophie ou à ce degré d'illusion, les plaies de mon coeur se cicatrisèrent peu à peu; mais je tendis tous les efforts de ma prudence à lui en épargner de nouvelles, en m'isolant autant que je le pouvais de mes compagnons de misère. Il n'y a rien qui conduise plus facilement à l'égoïsme que la lassitude d'une sensibilité aigrie; j'avais été brisé si souvent dans mes affections les plus chères, que je fis consister la sagesse à ne plus rien aimer, dans la crainte de perdre encore ce que j'aimais; et il me semble qu'on pouvait vivre ainsi, comme si aimer et vivre n'étaient pas la même chose.Ma fortune me permettait encore des voyages, cette manière mobile et noble d'exister qui ne se compose que de sensations fugitives et qui nous emporte à travers tous les attachements de la terre, sans nous laisser le temps d'en rencontrer un nulle part. La vie elle-même est un voyage, me disais-je, et ce n'est qu'à défaut de la varier par des transitions de tous les jours qu'on se prend à elle d'un lien si difficile à dissoudre. Quel regret troublerait le dernier moment de l'insouciant pèlerin qui a changé tous les jours de famille et de patrie, qui n'a laissé à personne la mémoire de ses traits et de son nom, qui ne doit de larmes qu'aux souvenirs de son enfance, et qui ne coûtera point de larmes aux témoins de sa mort? Mourir ainsi, c'est passer d'une auberge à une autre, c'est tout au plus se dépayser un peu, et j'y serai bien accoutumé.Ce que j'aurais dû me dire, c'est que mourir ainsi, c'est mourir sans avoir vécu; c'est que nous ne sommes s la terre que pour nous aimer, nous servir réciproquement, nous aider les uns les autres à porter le poids de la vie; c'est que la résurrection serait inutile à qui n'aurait pas accompli ce devoir, et que l'homme qui n'a pas aimé ressuscite à peine, s'il est permis de s'exprimer ainsi, car nous ne sommes appelés à jouir du bienfait de la résurrection que par la bienveillance et par la vertu. Ces nouvelles idées germèrent dans mon coeur à l'occasion d'un événement que je veux vous raconter.

Pour être conséquent avec mon système, je n'avais point de domestique attitré. Un domestique, cela aime quelquefois et cela peut être aimé; j'en changeais comme de domicile, ou pour mieux dire, comme de station, et mes stations étaient fort courtes. Si je perdais à cet arrangement les avantages d'un service assidu, régulier, affectueux peut-être, j'y gagnais des guides plus intelligents, plus familiers avec les contrées que je parcourais, plus instruits de ces particularités qui animent l'aspect des lieux; je voyageais mieux et avec plus de fruit. Celui que je pris à Genève pour m'accompagner dans le pays de Vaud, et qui devait m'abandonner à Martigny, sa résidence ordinaire, s'appelait le petit Lugon à cause de l'extrême exiguïté de sa taille, d'ailleurs robuste et bien prise, que la nature avait opposée dans l'un de ces jours qui l'amusent, comme une miniature capricieuse, aux proportions gigantesques du monde alpin. Le petit Lugon réunissait d'ailleurs toutes les qualités qui font du guide des Alpes une espèce à part, un type particulier. C'était une histoire vivante, une biographie, une statistique helvétienne, et je conviens qu'il n'aurait pas fallu lui demander davantage; c'était mieux cependant que tout cela, car le petit Lugon n'était heureusement ni savant ni sceptique. Tout l'agrément de sa conversation consistait dans une bonne foi naïve qui n'avait en vue ni l'espérance d'apprendre, ni la prétention d'enseigner; il savait le nom des choses et la date des faits; mais sa modeste intelligence ne s'était jamais efforcée de remonter à la cause de tous les effets et de pressentir les effets de toutes les causes; il disait ce qu'il savait et croyait ce qu'il disait; c'est ainsi que j'aime l'érudition. Quand une question inattendue venait le surprendre au milieu de ses récits, et le transporter des réalités de la vie positive dans le domaine conjectural de l'imagination et de la métaphysique, il sortait ordinairement d'embarras par cette exclamation que le bienfait d'une organisation favorisée a enseignée aux peuples de l'Orient, mais qui appartient heureusement dans tous les pays à la langue des hommes sensés: Dieu est grand, disait Lugon, et je mets tous les philosophes de la terre au défi de trouver une solution plus raisonnable à la plupart des difficultés que présentent les sciences; je ne doute pas qu'on ne recommence un jour l'Encyclopédie sous cette inspiration, et il y aura moyen alors d'en faire un bon livre, c'est-à-dire tout autre chose que ce qu'elle est aujourd'hui; mais Lugon ne pensait nullement à recommencer l'Encyclopédie. Il n'en avait jamais entendu parler.

Nous étions partis de Vevey dans l'après-midi d'une belle journée de printemps, pour aller visiter, à défaut des bosquets de Clarens qui n'ont pas existé et dont je ne me soucie guère, le château de Chillon dont je ne me soucie pas du tout. Les voyageurs imaginent mal à propos qu'il est bon de voir ce que d'autres voyageurs sont venus voir avant eux, et c'est presque toujours ce qui ne mérite pas d'être vu.

Nous cheminions côte à côte sous les ombrages de la route, sans presser le pas de nos chevaux, quand Lugon rompit le silence pour se parler tout haut à lui-même:

"Voilà la maison de George, dit-il, mais Lydie n'y est plus. La pauvre créature a profité du beau temps pour aller composer à George un bouquet de fleurs sauvages, dans ce méchant coin de terre qu'elle appelle son jardin."

Nous passâmes, en effet, au même instant, devant une jolie maison blanche, fermée par une porte et des volets verts et dont tout l'aspect faisait naître une idée agréable de calme, d'aisance et de propreté.

- La maison de George, repris-je aussitôt, et qu'est-ce donc que George?

- Oh! George! répondit le petit Lugon, c'est le mari de Lydie.

- Fort bien, mais ne puis-je savoir ce que c'est que Lydie?

- Lydie, répondit froidement Lugon, soit qu'il ne prît pas garde à la monotonie de ce cercle vicieux, soit qu'il eût quelque secrète envie d'exciter ma curiosité, Lydie, monsieur, c'est la femme de George.

- A la bonne heure, m'écriai-je en contraignant mon impatience: mais Lydie et George, une fois pour toutes, n'apprendrai-je pas ce qu'ils sont, et sous quel rapport ils ont le bonheur de vous intéresser?

- Lydie et George, dit-il en rapprochant sa monture de la mienne et en appuyant familièrement sa main sur l'arçon de ma selle, c'est une histoire.

- Va pour une histoire, car je n'ai rien de mieux à faire que de l'entendre raconter.

Et nous ralentîmes encore le pas de nos chevaux.

Le petit Lugon se recueillit alors un moment; il passa lentement ses doigts dans ses cheveux, comme pour rétablir l'ordre de ses souvenirs, releva ensuite sa tête avec assurance, et commença ainsi:

"George et Lydie étaient donc mari et femme, comme vous savez, et on n'avait jamais vu de couple mieux assorti en toutes choses, car il n'y avait rien de plus beau que George, si ce n'est Lydie, et il n'y avait rien de meilleur que Lydie, si ce n'est George. On suppose qu'ils n'étaient pas bien munis d'argent quand ils arrivèrent dans le pays, il y a quatre ou cinq ans, car ils allèrent loger chez la mère Zurich, qui occupait alors une pauvre chaumière de la côte, au-dessus de ces vignes, et je pourrais vous la montrer encore, si le petit verger qui la borde n'était pas devenu si touffu maintenant; mais cela serait inutile puisqu'elle l'a donnée à un de ses voisins qui était plus pauvre qu'elle. C'est une bien digne femme! Peu de jours après, George descendit au rivage et se mit au service des bateliers et des pêcheurs. Comme il était vigoureux, adroit, sobre, cordial et avenant, il eut bientôt plus à faire à lui seul que tous les rameurs du lac; mais il n'abusa pas de ses avantages, et on a vu depuis que lorsqu'un de ses compagnons avait fait une mauvaise journée, George ne manquait jamais de lui faire part de ses bénéfices, en sorte que tout le monde l'aimait à cause de sa générosité; et, ce qui est bien rare, plus il augmentait sa petite fortune, moins il avait de jaloux. C'est peut-être même la seule fois que cela soit arrivé. Vous comprenez qu'il eut bientôt un bateau et des filets à lui; et c'est dans ce temps-là que, pour se mettre mieux à la portée du lac, il acheta la jolie petite maison que je vous ai montrée tout à l'heure. Il est vrai qu'elle n'était pas chère alors, et que c'est à force de soins et d'économies qu'il l'a embellie d'année en année. Ce qui le détermina surtout à quitter son méchant réduit, ce fut la mort d'un enfant qu'il avait perdu là-haut, sa femme ne pouvant plus vivre dans un endroit qui lui rappelait à chaque instant sa douleur, mais ils emmenèrent la mère Zurich avec eux. Elle avait soigné l'enfant, la mère Zurich; elle l'avait aimé; Lydie la regardait souvent en pleurant, et elles pleuraient ensemble. Quant à Lydie, on ne la voyait guère que le dimanche, quand elle allait entendre la messe à la chapelle catholique, ou les jours de bonne fête, qu'elle traversait le lac pour aller faire ses dévotions à Saint-Gengoux. Voilà, monsieur, ce que c'était que George et Lydie."

- Je vous remercie, Lugon, dis-je en faisant un mouvement pour pousser mon cheval au trot, la bénédiction de Dieu ne saurait descendre sur une plus honnête maison. Mais ce n'est pas là une histoire.

- Dieu est grand, reprit Lugon. Ce n'est pas l'histoire entière.

Je serrai la bride, et j'attendis.

"Comme George n'était pas du pays, continua Lugon, on s'informait volontiers du lieu d'où il pouvait être venu, et on se racontait les uns aux autres ce qu'on apprenait des étrangers; car monsieur n'ignore pas qu'il n'y a aucune autre contrée au monde qui soit plus parcourue de voyageurs que le canton de Vaud. George était né d'une famille honnête et cependant très riche, dans un port de mer de France. Je ne me rappelle pas si c'était Strasbourg ou Perpignan, mais je suis sûr que ce devait être du côté de l'Angleterre. Son père était armateur de vaisseaux pour le commerce et associé, dans ses entreprises, avec le père de Lydie, ce qui fait qu'ils étaient convenus depuis longtemps de marier les jeunes gens quand ils auraient l'âge. Les pauvres enfants s'aimaient tendrement, et leurs fortunes étaient si parfaitement égales, qu'il n'y avait pas un mot à redire sur la convenance. Mais l'homme propose et Dieu dispose. Un tempête, une banqueroute, un pirate enleva tout. Les deux amis moururent de _chagrin à peu de jours l'un de l'autre, et les amants restèrent si tristes, si pauvres et si abandonnés qu'il ne fut plus question de leurs fiançailles. George, qu'on avait élevé pour un métier inutile, comme celui de député, d'auteur ou d'avocat, se sentit de l'âme et du courage. Il alla travailler sur le port et gagna bravement sa vie à porter des fardeaux comme un simple homme du peuple, parce qu'il était fort, ainsi que je vous l'ai déjà dit, et parce qu'il n'était pas fier. Ses anciens camarades d'études le prirent en dédain, mais il se souciait bien d'eux!

"Un jour qu'il s'occupait du déchargement d'un vaisseau, et qu'il demandait où l'on devait porter les ballots, on lui donna l'ancienne adresse de son père. C'était le seul bâtiment de l'armateur qui eût échappé à l'accident où avaient péri tous les autres.

"C'est bon, dit George. Mon père avait la confiance d'un grand nombre de négociants dont son malheur a ébranlé la fortune, et ceci les dédommage."

"Il paya donc honorablement les dettes de son père, ne conservant pour lui que le peu qu'il plut aux créanciers de lui laisser; après quoi il se remit à travailler comme auparavant. Sa conduite fut remarquée, quoiqu'elle fût naturelle, parce que les hommes estiment volontiers l'honnêteté, même quand ils ne la pratiquent pas.

"Il faut vous dire, monsieur, que George avait un oncle d'un grand âge, qui n'était pas marié et qui était fort opulent, car il avait pris part aux affaires commerciales du père de George tant qu'elles étaient sûres, et il s'en était retiré à propos quand elles devinrent douteuses. L'oncle de George le manda par-devers lui, et les gens qui nous ont rapporté ces détails prétendent qu'il lui parla de la sorte:

"Parbleu! monsieur, j'en apprends de belles sur votre compte! Quoique votre mère, qui était ma soeur, n'ait jamais engagé son bien dans les affaires de son mari, parce que j'avais su l'en dissuader, et que vous eussiez beaucoup plus à réclamer que le hasard vous avait rendu, vous avez eu l'orgueil de payer tous les créanciers comme si cela vous regardait, pour satisfaire à je ne sais quel sot devoir d'exactitude et de probité dont personne ne vous tiendra compte. Ce n'est pas avec de semblables politesses qu'on fait une bonne maison. Cette faute ne concerne, au reste, que vous, et je m'en soucierais peu si je n'entendais dire que vous êtes obligé de vivre du travail de vos mains pour remédier à vos prodigalités insensées. Vous n'avez pas même observé que votre pauvreté pouvait me faire du tort dans une ville où je passe mal à propos pour être fort riche. Savez-vous, monsieur, que jamais aucun homme du sang bleu dont vous sortez ne s'est avisé de travailler pour le public, et que l'outil d'un artisan ou les crochets d'un porteur seront une honte éternelle à votre famille?

- Hélas! monsieur, répondit George, il ne me semblait pas que ma conduite pût avoir de pareilles conséquences. Je regardais le travail comme la seule ressource honnête de ceux qui n'ont rien, et vous me permettrez de suivre cette opinion dans l'emploi pratique de ma vie, rien ne me prouvant jusqu'ici qu'elle ne soit pas digne d'un homme de coeur et d'un chrétien. Je comprends plus aisément que mon indigence non méritée humilie cependant la juste fierté d'une honorable famille, et je lui épargnerai sans regrets la honte qu'elle en reçoit, en transportant loin d'ici l'exercice de mon obscure industrie. Il y a même longtemps que j'y avais pensé; et, si je n'ai pas exécuté plus tôt ce projet, c'est qu'il me fallait le temps de ramasser quelques économies qui aboutissent bien lentement à quelque chose dans le métier que j'ai embrassé. A compter d'aujourd'hui, puisque vous le voulez, vous pouvez être assuré que je ne vous affligerai plus de ma vue et du spectacle de ma misère. Je suis prêt à partir.

- Fort bien, dit le vieillard en fronçant le sourcil. On pourrait donc vous décider à quitter la ville en vous fournissant quelque argent pour les dépenses du voyage? Ce sera peu, je vous en préviens. Il est si rare, l'argent!...

- Non, non, monsieur! s'écria George avec une indignation qu'il s'empressa de contenir. La ville, je peux la quitter, et je la quitterai: les économies que je me proposais de faire, je les ai faites. On ne dépense guère quand on n'est pas assez riche pour donner. De l'argent, je n'en veux pas. Depuis que je travaille, je n'en ai jamais eu besoin."

A ces mots, le front du vieux millionnaire s'éclaircit un peu.

"Ecoute, dit-il à George d'un ton radouci: tu es mon neveu, le sang de mon sang, le fils de ma soeur chérie... oui, chérie. Je puis le dire! nous nous aimions beaucoup dans notre enfance. On a le coeur tendre quand on est jeune. C'est l'expérience qui nous apprend la réalité des choses, et qui élève notre esprit à la connaissance des idées positives; mais je suis ton oncle enfin, ton bon oncle, et je ne demanderais pas mieux que de te faire du bien, si je le pouvais. Il est vrai que je passe pour riche, mais c'est parce qu'on ne connaît pas mes affaires. D'ailleurs les impôts enlèvent tout. Que dirais-tu cependant si je voulais assurer ton bonheur, c'est-à-dire ta fortune? Ce n'est pas que je pense à me dessaisir de mes petites propriétés. Dieu m'en garde! la prudence me le défend, et par les vicissitudes du temps qui court, les gens sages gardent ce qu'ils ont; mais tu es mon seul héritier naturel, et je peux, sans me réduire à l'indigence, te garantir une part honorable de ma succession, si tu te maries à mon gré; car je suis ton bon oncle, mon pauvre George, et je n'ai en vue que ton bien-être à venir. Il faut bien se résoudre à quelque sacrifice pour ses parents. La femme que je te destine, c'est précisément la veuve d'un créancier de ton père, une femme d'ordre et d'esprit, très belle encore pour son âge, et qui a placé tout l'argent que tu lui as rendu au douze pour cent d'intérêts sur des nantissements superbes qui valent le triple, et qui ne seront probablement pas retirés, parce qu'elle ne prête pas à long terme. Tu seras donc riche après ma mort, et tu pourras soutenir dignement le nom de notre famille, en vivant d'économie; mais je t'expliquerai cela plus tard. Va donc tout préparer pour te mettre en état de justifier mes bienfaits, et nous dînerons demain avec ta femme... chez elle.

- Je vous remercie, mon cher oncle, repartit George, des projets que vous avez formés pour me rendre heureux, et je vous prie de croire à la reconnaissance que vos bontés m'inspirent; mais il m'est impossible d'en recueillir le fruit. Vous n'ignorez pas qu'avant la mort de mon père, j'étais près d'épouser Lydie, la fille de son ami, et l'infortune qui nous a frappés tous les deux en même temps n'a fait que rendre cet engagement plus inviolable. Deux volontés sacrées pour nous s'accordaient à nous unir, et la pauvreté ne nous a pas séparés.

- Vous épouseriez Lydie, une fille de rien et qui n'a rien! s'écria l'oncle furieux.

- Je venais vous en prévenir", répliqua George.

Et il se retira respectueusement, car la colère du vieillard ne se manifestait plus qu'en imprécations, et George craignait d'être maudit.

"Huit jours après, ils se marièrent, en effet, et ils partirent aussitôt, George ayant promis de quitter la ville pour ne pas faire rougir de son abaissement les honnêtes gens qui portaient son nom.

"L'oncle de George, dont l'âge n'était pas extrêmement avancé, mais que l'amour de l'or rongeait d'avarice et de souci, vint à mourir au bout de quelques semaines; et comme il était philanthrope (un nouveau métier qui rapporte beaucoup), il laissa toute sa fortune à l'enseignement mutuel, qui est la plus belle invention dont on ait jamais ouï parler: c'est la manière de tout savoir sans apprendre, et d'étudier sans maîtres. Dieu est grand! Quant au pauvre George, il pria pour son oncle, comme s'il en avait hérité, mais il ne s'affligea pas de son abandon, et travailla courageusement jusqu'à la mort."

- George est donc mort? interrompis-je en pressant vivement le bras de Lugon.

- Je croyais vous l'avoir déjà dit, continua-t-il. C'était le 6 octobre du dernier automne. Il y aura justement huit mois à la Fête-Dieu. George revenait gaiement sur son bateau, après avoir fini sa journée, quand ses yeux furent frappés tout à coup de l'aspect d'un nuage de feu et de fumée que le vent poussait vers le lac. Il pressentit aussitôt un accident terrible, et fit force de rames pour atteindre à ce petit cap de la grève, qu'on appelle maintenant le Jardin de Lydie. Un incendie dévorait, en effet, la maison qui occupe l'autre côté de la route et dont je vais us montrer les ruines tout à l'heure. Il prit à peine le temps d'amarrer sa barque, se saisit d'une échelle que traînaient péniblement quelques vieillards, car les ouvriers n'étaient pas encore rentrés, et l'appliqua sous une fenêtre d'où il entendait partir des cris. Un instant après, il s'était élancé dans la flamme et reparaissait avec une femme évanouie que je reçus dans mes bras, car j'étais arrivé presque au même moment, et je m'efforçais de le suivre.

- Elle est sauvée! Elle est sauvée! cria le peuple.

Mais la pauvre créature, qui avait repris connaissance au grand air, se mit à pousser d'affreux gémissements en appelant ses enfants. Je m'étais cependant rapproché de la fenêtre tant que je l'avais pu, mais je cherchais inutilement à m'y cramponner à quelque chose, parce que tout brûlait, quand je sentis que George me passait un nouveau fardeau, puis un troisième; c'étaient les enfants, que j'eus bien du plaisir à entendre crier, et qui furent passés à leur mère de main en main; mais la malheureuse femme se lamentait toujours, et je ne comprenais plus ses plaintes, la flamme bruissant dans mes oreilles comme une tempête.

- Le berceau! Le berceau! répétèrent alors quelques voix qui se rapprochaient de moi de plus en plus parce qu'il s'était établi une chaîne du bord du lac jusqu'à l'échelle où j'étais monté.

- Le berceau! Le berceau! criai-je à mon tour d'une voix presque étouffée par la fumée qui me suffoquait. George rentra encore, et je crus bien qu'il ne reviendrait plus. En cet instant, le feu avait atteint le sommet des montants de l'échelle et les échelons supérieurs, de manière qu'ils cédèrent tous à la fois sans excepter celui qui me portait. La foule qui me pressait par derrière me retint sur l'échelon suivant, et l'échelle s'appuya de son propre poids contre la muraille ardente que déchiraient déjà des fissures assez profondes pour que je pusse m'y retenir; mais la distance qui me séparait de la fenêtre s'était agrandie de six pieds. George la mesura d'un regard, détacha lestement sa ceinture de batelier, et la passa en un clin d'oeil autour du corps du pauvre innocent qu'il avait tiré de son berceau.

- A toi, Lugon! s'écria-t-il, et prends bien garde! L'enfant est vivant! il est sauvé aussi!...

L'enfant était vivant, en effet, il était sauvé, mais George était perdu, il était mort. A peine la pauvre petite créature était sortie de mes bras, que le toit s'écroula sur le plafond, que le plafond s'écroula sur George, et que tout s'engloutit dans un brasier horrible, où les restes mêmes de George n'ont pas été retrouvés. Il faut qu'il ait été consumé tout entier, ou que les anges l'aient enlevé au ciel. Dieu est grand!

- Bien, dis-je à Lugon en liant tendrement ma main à sa main, bien, mon noble ami!... mais après?...

- Après? reprit Lugon. Oh! les enfants se portent à merveille, et vous les auriez déjà vus s'ils ne jouaient pas sous la saussaye.

- Mais Lydie, tu ne m'en dis rien! est-elle morte aussi?

- Pour vous parler bien sincèrement, monsieur, il y a des gens qui pensent qu'il vaudrait autant qu'elle fût morte. Elle devint folle, peu de jours après, une étrange folie, allez! Ne s'imagine-t-elle pas qu'elle est à demi ressuscitée et qu'elle passe toutes les nuits avec George lui-même, dans je ne sais quel coin du ciel? Rien ne peut lui ôter cette idée de l'esprit...

Comme il parlait ainsi, Lugon s'arrêta tout à coup.

- Tenez, monsieur, me dit-il en me montrant sur sa gauche un amas de décombres noircis, voilà la maison. Tenez, ajouta-t-il en se rapprochant de la haie qui garnissait le côté droit du chemin, voilà le jardin de Lydie; et cette jeune femme qui s'y promène, les yeux penchés sur la terre, en cherchant des fleurs, c'est Lydie, la femme du pauvre George!

Il détourna ensuite brusquement son cheval, passa le dos de sa main sur ses yeux, et parut se disposer à reprendre la route convenue.

J'avais mis pied à terre.

- Tu m'attendras là, mon bon ami, lui dis-je, et tu laisseras reposer tes chevaux à l'ombre de ce tilleul. Il faut que je voie Lydie et que je lui parle!

- Gardez-vous-en bien, monsieur, reprit Lugon en essayant de me retenir par le bras. Le médecin dit que la folie est quelquefois contagieuse et que celle de Lydie est de cette espèce. Il faut que cela soit vrai, puisque la mère Zurich croit fermement tout ce que Lydie lui raconte.

- Un homme aussi sensé que toi, répliquai-je en riant, peut-il s'abandonner à de misérables chimères! Les médecins n'exercent d'empire sur votre crédulité qu'en se distinguant à l'envi par des propositions extraordinaires et par de fausses découvertes. Sois tranquille sur mon compte: je suis parfaitement à l'abri de la contagion des idées d'un fou, et si cette infortunée n'a point de consolation à recevoir de moi, je n'ai du mois rien à craindre d'elle.

En même temps, je gagnais l'autre côté de la haie, pendant que Lugon, un peu rassuré, se rangeait à l'ombre en sifflant. Lydie n'avait pas pris garde à moi. Sa corbeille était pleine, et elle s'était assise pour assortir ses bouquets.

J'arrivai au bord du lac en recueillant çà et là quelques fleurettes du rivage, pour attirer l'attention de Lydie. "Ne vous affligez pas, dis-je en les lui présentant, si je me permets de glaner dans votre moisson. Quoique ces fleurs soient plus fraîches et plus jolies que celles que j'ai vues dans mes voyages, mon intention n'est pas de les emporter avec moi, et je ne les ai ramassées que pour les joindre à votre bouquet.

- Ah! ah! dit-elle en me regardant avec un sourire et en les déposant une à une dans la corbeille où elle avait amassé les autres... c'est pour George. Il en a qui sont beaucoup plus belles, et qui ont des parfums dont aucune fleur de la terre ne peut donner l'idée; mais il aime à revoir encore les fleurs qui croissent au bord du lac, et que nous avons autrefois cueillies ensemble.

- Il ne tardera donc pas à revenir? repris-je en m'asseyant à quelques pas.

- Pas ici, répondit-elle; il n'y vient plus. Il ne peut pas y venir puisqu'il est mort. Ne saviez-vous pas qu'il est mort?...

Mon coeur se serra.

- Pardon, répliquai-je, pauvre Lydie, je croyais que vous l'attendiez.

- Eh! non, s'écria-t-elle, c'est lui qui m'attend; mais j'irai bientôt, tout à l'heure, quand le soleil sera couché. Oh! si l'on pouvait dormir toujours!

- Votre sommeil est doux, Lydie, puisque vous désirez l'heure qui le ramène. Pendant ce temps-là, du moins, vous ne souffrez pas.

- Souffrir! dit-elle en se rapprochant de moi, qui est-ce qui souffre? Je ne souffre jamais, jamais; pendant le jour, j'espère et j'attends. Je trouve quelquefois les journées longues, mais je les abrège à prier, à cueillir des fleurs pour George, à m'occuper de lui, à former des projets pour notre long bonheur, que rien ne pourra plus troubler quand nous serons réunis tout à fait.

- Et la nuit, Lydie, la nuit que vous préférez au jour?

- Oh! la nuit, nous sommes ensemble! Je ne vous l'ai donc jamais dit? C'est qu'il me semble, en effet, que je ne vous ai pas vu depuis longtemps; mais je vous le dirai bien, si vous voulez.

- Ce récit m'intéresserait beaucoup, s'il ne vous fatiguait pas; mais...

Elle prit ma main dans une de ses mains, et passa l'autre sur son front, comme pour y chercher un souvenir. Ensuite, elle demeura un instant en silence, pendant que ses idées se succédaient et s'enchaînaient les unes aux autres; sa physionomie prenait en même temps une expression plus animée, et ses yeux s'enflammaient d'une inspiration surnaturelle.

- Vous n'avez sans doute pas oublié le jour de l'incendie! dit-elle; personne ne l'a oublié. Cela fut bien affreux, n'est-il pas vrai? Cependant l'incendie s'apaisa; les enfants étaient sauvés; leur mère se trouvait heureuse. Tout le monde était réuni, il n'y eut que George qui ne revint pas. Je ne sais pas si on m'en dit la raison ou si je la devinai. George était mort, et dans ce temps-là, je regardais la mort comme une chose sérieuse, comme une séparation éternelle. Je pensai qu'entre George et moi c'était fini pour l'éternité, et je regrettai que ma douleur ne pût pas m'anéantir tout de suite. Il me sembla que je ne l'avais pas assez aimé, puisque je lui survivais; mais je me rassurai en me disant que le désespoir était peut-être une maladie semblable aux autres, qu'il lui fallait des périodes et des crises comme à la fièvre, qu'il ne tuait pas comme un poignard. Cela serait trop doux, pensai-je en moi-même, de mourir d'une première atteinte, de mourir presque sans souffrir pendant que George a tant souffert; mais cependant j'espérais, aux convulsions de mon coeur prêt à se rompre, que je ne souffrirais pas longtemps. Je vécus ainsi je ne sais pas combien de temps, sans mouvement, sans parole, sans aliments, sans sommeil, mais agitée dans mon esprit par des illusions singulières. La préoccupation de l'incendie me poursuivait. De temps en temps je sentais sa vapeur ardente se rouler sur moi comme un torrent; elle étouffait ma respiration, elle brûlait mes cheveux et mes paupières, et quand je cherchais à fixer autour de moi mes yeux desséchés, je voyais les flammes qui gagnaient toutes les issues, qui s'allongeaient, se repliaient, s'arrondissaient, se retiraient pour revenir, comme des langues de feu qui lèchent un bûcher avant de le consumer, et je me disais: Voilà qui est bien, je meurs avec George. Pourquoi a-t-on voulu me faire croire qu'il était mort sans moi? Quelquefois j'entendais de fortes voix qui criaient tout près de mon oreille: Courage, courage, il est sauvé! Voyez comme les solives se sont croisées miraculeusement sur sa tête et l'ont préservé comme une voûte!... - Il est sauvé, répétaient les petites filles des villages voisins qui revenaient de vendanges, et elles sautaient. - Je cherchais, moi, à tirer un son inarticulé du fond de ma poitrine pour demander qui était sauvé. - C'est moi! c'est moi! répondait George; ne m'entends-tu pas? - Je l'entendais bien et je ne pouvais pas suffire à mon bonheur, car son haleine avait effleuré ma joue; mais au moment où je croyais le saisir, je m'apercevais que ma main était tombée dans la main d'un homme pâle et triste qui me regardait d'un oeil sec et sévère. Elle ne mourra peut-être pas, disait-il, mais sa raison est aliénée; elle est folle."

Ici, Lydie s'arrêta un moment pour se recueillir de nouveau, et puis elle reprit sa phrase au mot où elle l'avait laissée, entraînée en apparence par un ordre imprévu d'idées, mais sans en perdre la liaison.

"Folle? dit-elle. Qu'est-ce donc que d'être folle? La folie, c'est l'état d'un esprit qui s'abandonne sans suite et sans règles à toutes les chimères dont il est frappé... Un état heureux, vraiment, le plus heureux de tous, après la mort, et le seul qu'il soit permis aux misérables d'envier, puisque c'est un crime de vouloir mourir. Je n'étais pas folle, moi! je n'oubliais rien! Je n'imaginais rien qui ne fût véritable! Je savais que George était mort, je savais que j'étais seule, je savais qu'il ne reviendrait plus. J'aurais bien voulu être folle, mais je ne pouvais pas. J'avais plus de raison qu'il n'en faut pour comprendre mon infortune, et je la comprenais trop bien pour m'en distraire. Je me disais: Cet horrible serrement de coeur que j'éprouve, il faut qu'il dure jusqu'à ce qu'il ait brisé mon coeur. Cette angoisse dans laquelle je meurs, il faut que je la subisse, tant que je n'aurai pas fini de mourir. Mais, mourir, c'est si aisé, ajoutai-je alors (pardonnez à mon désespoir comme Dieu m'a pardonné!); cette jeune femme que George retira dernièrement du lac et qu'on eut tant de peine à rappeler à la vie, elle ne vivait plus, elle ne sentait plus, elle n'avait plus d'amour, plus de regrets, plus de douleurs. Une minute encore, et elle était en repos, la pauvre créature, pour toute l'éternité. Le repos qu'elle avait trouvé si vite, qui m'empêche de l'obtenir et de le goûter comme elle? Il y a si près d'ici au lac, et les eaux y sont profondes!... Vous concevez bien, mon ami, que cette résolution m'était venue parce que je ne pensais pas à Dieu... Hélas! je ne pensais qu'à George! et cependant elle me calma. Je fus tranquille de l'espérance de l'être bientôt. J'ouvris les yeux pour savoir s'il était nuit, car mon projet ne pouvait s'exécuter que dans l'obscurité. Le soleil n'était pas tout à fait couché, mais en face de moi, ses derniers reflets s'éloignaient déjà sur les montagnes. Je prêtai l'oreille, et j'entendis le cornet des armaillers qui rappelaient les bêtes à l'étable. Les moucherons du crépuscule finissaient de bruire aux croisées. Ma tourterelle cachait sa tête sous son aile. Je dis: Tout à l'heure, et je me trouvai presque bien."

A cet endroit de son récit, Lydie s'interrompit encore un instant; elle soupira doucement comme un voyageur qui reprend haleine après un trajet pénible, et qui mesure avec sécurité, sur une pente facile, le reste de son chemin. Ensuite, elle continua:

"Il y avait plus de cent heures, dit-elle, que je n'avais pas dormi, et quelque effort que je fisse pour rester attentive, à l'arrivée des ténèbres dont j'attendais ma délivrance, je ne pus empêcher mes paupières de se fermer. Tous les objets disparurent ensemble, toutes mes idées s'évanouirent dans je ne sais quel sentiment confus d'existence qui ne diffère en rien de la mort, car il est calme et presque insensible comme elle. Seulement il y avait encore autour de moi un bruit vague, mais mélodieux et doux, comme celui d'une petite brise du soir qui expire dans les roseaux, comme celui du dernier flot qui touche au rivage. La nuit, dont je venais d'épier le commencement avec tant d'impatience, paraissait déjà se blanchir des clartés du matin; ou plutôt une lumière qui n'était pas celle du jour pénétrait peu à peu l'obscurité transparente. Comme elle s'accroissait graduellement, je fixais sur ce phénomène une attention d'instinct, complètement dégagée de toutes les préoccupations de mon esprit. Je n'avais plus de souvenirs, plus de sentiments, plus d'âme. Je n'avais que des yeux. La clarté devenait toujours plus vive, et cependant elle inondait mes paupières sans les fatiguer. Je me demandais vaguement comment des organes mortels pouvaient la supporter sans en être éblouis. Tout à coup, et comme si mes sens s'étaient réveillés l'un après l'autre, je crus entendre un frémissement d'ailes qui s'agitaient dans cette atmosphère merveilleuse et il me sembla que ce bruit procédait d'un point plus lumineux que le reste, qui se précipitait sur moi de toute la hauteur du ciel, en s'agrandissant, en se développant dans sa chute, en revêtant à mesure qu'il s'approchait des formes et des couleurs. C'étaient des ailes, en effet, des ailes aux plumes d'or, dont la vibration était plus charmante à l'oreille que toutes les harmonies de la terre, et l'ange ou le dieu qu'elles allaient rendre à mon amour, vous comprenez bien que c'était George! Mais, dans l'extase où tant de bonheur m'avait plongée, je fus plus capable de le deviner que de le voir.

Déjà ses ailes s'arrondissaient sur moi, ses bras m'enveloppaient d'une douce étreinte, ses lèvres erraient de ma bouche à mon front et à mes yeux, les boucles de ses cheveux flottaient à côté des miennes.

- Viens avec moi, disait-il, confie-toi sans crainte à ton frère et à ton ami bien-aimé. Cette terre n'est plus notre terre; ce séjour n'est plus notre séjour.

Et nous nous élevions au même instant avec une rapidité si merveilleuse, que la limite des ténèbres nocturnes était déjà franchie, que je me demandais encore où nous allions. Nous plongions comme dans un océan sans fond et sans rivage, dans cet éternel éther qui n'a jamais de nuit, et que tous les astres de l'espace inondent de leurs clartés. Notre monde, que je cherchais de mes regards sans le regretter, n'était plus qu'une planète pâle qui blanchissait à peine, d'une tache prête à s'effacer, les voiles noirs du firmament. Le soleil ne tarda pas à s'éteindre à son tour, pendant qu'un soleil nouveau venait poindre à l'horizon, semblait se précipiter sur nous en augmentant sans cesse de grandeur et d'éclat, et puis disparaissait dans les profondeurs de cet infini où sont cachés tant de soleils. Un moment après, tant notre essor se hâtait, sans doute, à mesure que nous approchions du but, ces astres innombrables passaient à mes yeux avec la promptitude de l'éclair, semblables à ces étoiles de feu qu'on voit courir et se croiser dans le ciel pendant les nuits calmes d'un bel automne. Mes sens étonnés ne pouvaient suffire au spectacle de ces tourbillons qui s'enfuyaient sur ma route, et dont je croyais quelquefois saisir en passant la mystérieuse harmonie. - Bientôt le mouvement des ailes de George se ralentit; elles se déployèrent dans toute leur étendue, semblables aux ailes d'un aigle qui plane, mais presque immobiles en apparence, et frappant mollement l'air de leurs extrémités, à des intervalles égaux. Le dernier soleil qui m'avait éclairée ne courait plus à la suite des autres, comme un météore qui va s'évanouir. Il restait fixe dans le ciel, mais plus grand, plus radieux, et cependant plus doux que le nôtre, car je supportais facilement sa splendeur, et mes regards affermis y puisaient une nouvelle force. Un instant après, de fraîches brises, souffles caressants d'une atmosphère inconnue, commencèrent à se jouer dans mes cheveux, et je crus entendre un bruit lointain où se mêlaient les bruits les plus gracieux de la terre, le murmure des rameaux qui frissonnent au souffle du vent, le gazouillement des oiseaux de la dernière couvée, qui, se penchant sur le bord du nid, vont s'essayer à voler, le soupir éternel du lac, faiblement agité, dont les petits flots viennent mourir entre les roseaux. L'horizon, tout à l'heure sans bornes, se rapprochait et se fermait peu à peu. Les montagnes dont les sommets ne m'avaient apparu d'abord que semblables à des îles flottantes qui se baignent dans une mer immense, grandissaient à mes côtés sous leurs robes d'ombrages, de verdures et de fleurs, car elles n'avaient rien de l'austérité de nos Alpes de glace et de granit. Un instant encore, et les cimes des arbres géants abaissèrent autour de nous leurs frondes flexibles; puis les relevèrent avec souplesse pour nous couronner d'un dais émaillé de bouquets et de fruits, où brillaient des couleurs, et d'où s'exhalaient des parfums que nos organes mortels ne peuvent rêver. George me déposa enfin sur un lit de gazon embaumé, replia ses ailes et se laissa tomber près de moi, comme un papillon d'or qui se pose. Ensuite, il passa son bras autour de ma tête, imprima un baiser sur mon front et, les yeux attentifs sur les miens, il me regarda en souriant, parce qu'il attendait ma première parole.

- Oh! je suis heureuse, lui dis-je, puisque me voilà près de toi; mais ne m'apprendras-tu pas où nous sommes?

- Dans le monde des ressuscités, répondit George. Dans le lieu où les âmes bienheureuses viennent prendre d'autres formes ou subir de nouvelles épreuves, plus longues mais moins rigoureuses que les premières, pour se rendre dignes de paraître un jour devant Dieu.

- Eh! quoi, m'écriai-je, n'est-ce pas encore ici le jardin céleste du Seigneur, qui nous a été promis par la foi de nos pères, et dans lequel commence, pour ne pas finir, le bonheur inaltérable du juste?

A ces mots, George prit une attitude plus grave, une expression de physionomie plus sérieuse, comme un homme qui a des choses solennelles à révéler et je sentis que son regard me remplissait d'un tendre respect, car, à travers la douce complaisance de l'amour, on y voyait briller la majesté d'une nature supérieure.

- Penses-tu, me répondit-il, qu'il ait jamais existé, parmi les créatures les plus favorisées des grâces du Tout-Puissant, une âme assez chaste et assez pure pour se présenter avec sécurité devant son maître au moment où elle abandonne notre vie d'opprobre et de péché? Ton coeur est trop bien inspiré pour avoir conçu cette présomptueuse espérance! Tu as souvent éprouvé toi-même, dans ta conscience naïve et modeste, que le sentiment de notre indignité s'augmentait au contraire à chaque pas qu'il nous est permis de faire dans le chemin de la perfection, et tu n'ignores pas que cette idée est un sujet assidu d'alarmes pour ceux qui aiment Dieu, puisqu'elle effraie jusqu'à l'agonie des saints de l'incertitude du salut. L'orgueil des philosophes et des savants a reculé devant cet abîme; ils n'ont pas osé chercher dans leurs théories les moyens de le combler. Ils ont mieux aimé laisser un vide sans bornes dans la création, que d'admettre entre son auteur et l'homme des intermédiaires inconnus; et c'est pour cela qu'ils ont inventé la plus impossible des hypothèses, la mort éternelle et le néant. Rien ne meurt, chère Lydie, et rien ne peut mourir; mais tout change de forme en se modifiant toujours, jusqu'à ce que l'esprit retourne à l'esprit et la matière à la matière. Le monde où je viens de te conduire, quoiqu'il soit incomparablement meilleur que le nôtre, n'est qu'un des degrés de cette échelle immense qui nous rapproche incessamment du séjour éternel dont la possession nous a été promise par la divine parole du Christ. Ici doit s'accomplir, pour les âmes qui ont pratiqué ses préceptes d'amour, ce règne de mille ans dont le mystère occupe depuis si longtemps en vain les théologiens de la terre, parce que l'explication en était cachée dans les mystères de la mort. Cette explication, je sais que tu ne me la demanderas pas, parce que tu as foi à mes paroles, et je ne pourrais pas te la donner, parce que les organes qui la transmettraient à ton intelligence n'appartiennent pas aux vivants.

- Grand Dieu! repris-je avec effroi, ne suis-je pas morte et ressuscitée? Faudra-t-il te quitter encore?

- Calme-toi, ma bien-aimée, répondit George en souriant; nous ne serons jamais séparés plus longtemps désormais que nous l'étions sur la terre, et cette séparation n'aura ni les ennuis ni les incertitudes de l'autre. Tous les matins alors, après le baiser d'adieu, j'allais livrer ma barque aux doutes de la brume, aux bourrasques du lac, aux hasards d'une navigation qui n'était pas sans périls. Maintenant, c'est toi qui voyages, et je suis sûr de ton retour. C'est moi que tu laisses à t'attendre et tu es sûre de me retrouver. Si nous étions heureux quand nous avions quelques années à vivre ainsi, combien ne le sommes-nous pas maintenant quand la bonté de Dieu nous mesure tant de siècles? Et ce n'est pas tout, il t'en souvient! Un sentiment si triste se mêlait à notre joie! Il ne fallait qu'un accident pour la troubler, il ne fallait que la mort pour la détruire. La mort, nous ne savions pas ce que c'était, et nous savons aujourd'hui que le seul bien qu'elle pût alors nous enlever, c'est elle seule qui nous le donne.

- C'est donc pour cela, m'écriai-je en le pressant sur mon coeur, que j'y aspirais avec une si vive impatience! Oh! si tu n'étais pas venu si tôt, c'était moi qui arrivais, et plus soudain que moi, parce que ton âme vaut mieux que la mienne, tu n'as fait que devancer ma résolution!

- Arrête, interrompit George en me regardant d'un oeil attendri; si tu avais accompli cette résolution fatale, c'en était fait pour jamais. Les siècles, dans leur succession éternelle, ne nous auraient peut-être jamais réunis! L'âme éclairée des lumières de la foi, qui désespère de Dieu pour embrasser le néant, devient indigne de toutes les grâces du Créateur; et si le néant était possible, c'est pour le suicide qu'il serait fait. Le suicide a rompu son ban; il a violé la loi de misère et de résignation qui lui a été imposée; il végétera sans doute, solitaire et triste, dans les limbes obscurs d'un monde inconnu, jusqu'au jour où les expiations de son repentir auront satisfait à la justice divine. Heureusement pour nous, le projet criminel que tu avais embrassé n'était qu'une illusion du délire. A la faveur d'un sens merveilleux qui nous est donné et qui nous associe à toutes les impressions des êtres chéris que nous avons laissés sur la terre, je suivais avec terreur l'enchaînement de tes pensées, quand une révélation subite m'apprit que tu étais sauvée, parce que l'intelligence s'était retirée de toi. Tu m'étais rendue, même dans le temps, car tel est le privilège des âmes pures que Dieu s'est réservées, et dont quelque pieuse douleur a tout à coup troublé la raison. Tes jours semblent appartenir à des rêves qui t'égarent; ton sommeil t'élève à la possession de la vérité, qui échappe aux impuissants efforts des sages. Les souvenirs que tu vas emporter sur la terre, quand le moment du réveil t'arrachera de mes bras, feront de toi un objet de dérision ou de pitié pour les hommes; mais tu connaîtras seule la destinée à venir de l'humanité, que les hommes vivants ne connaîtront jamais. Ton corps est enchaîné, je ne sais pour combien de temps encore, aux liens grossiers de la vie, mais ton âme est appelée d'avance à goûter l'immortalité. Supporte donc avec résignation les ennuis de cette prison d'un moment dont la porte s'ouvrira chaque soir sur les espaces immenses de la liberté éternelle.

- J'ai tout compris, répondis-je, et mon âme humiliée devant la grandeur de Dieu se soumet avec reconnaissance à toutes ses volontés; mais puisqu'il m'est permis de te revoir dans ces moments de mort apparente où les douleurs de la vie font place à des consolations si douces, ne verrai-je pas aussi ma fille! ma douce et jolie petite fille! Elle ne peut habiter un autre monde que celui où nous sommes, car à quoi servirait la résurrection des mères, si elles ne retrouvaient pas leurs enfants? Le coeur innocent de ce pauvre ange n'était pas encore ouvert au péché, et Dieu n'a pu refuser à la plus aimable de ses créatures un bonheur auquel la vertu même a moins de droits que l'innocence... Mais pourquoi ne me réponds-tu pas, et pourquoi une larme vient-elle mouiller tes yeux, à l'instant même où tu cherches à me consoler d'un sourire? Dieu aurait-il voulu garder ma petite fille pour lui?

- Tous les êtres sont à lui, s'écria-t-il, et il les possède partout! Mais Dieu est incapable de tromper la tendresse qu'il a lui-même déposée dans ton coeur. Seulement, plus sage que tu ne l'es dans l'impatience de ton amour, il retarde la résurrection des enfants jusqu'au moment où ils peuvent se réveiller, ainsi qu'à la suite d'un doux sommeil, suspendus au sein qui les a nourris. Notre petite fille ne t'est pas rendue encore, parce que tu n'es pas encore ressuscitée: mais le jour où tu renaîtras jeune dans mes bras, quel que soit le nombre des années qui t'est réservé, car la vieillesse n'est pour cette vie que le court crépuscule d'un beau jour qui aboutit au jour sans fin, à ce moment de gloire et de bonheur qui ne peut plus échapper à notre espérance, tu verras l'enfant chéri éclore du premier de nos embrassements, et nous partager ses innocentes caresses, comme si elle ne nous avait jamais quittés. D'ici là, elle continue à dormir paisible dans son petit linceul comme dans les langes de son berceau, à moins que Dieu n'admette quelquefois ces âmes ingénues à des visions célestes dont les ressuscités eux-mêmes n'ont pas le secret. La patience est un des plus grands efforts de notre nature, tant qu'elle n'est appuyée que sur la résignation; mais elle devient facile quand elle s'appuie sur la foi. Le jour ou ta fille se réveillera est si près de nous dans la succession des jours, que tu te

ferais scrupule de la réveiller toi-même et de la tirer de ses songes si elle dormait sur tes genoux. Et qu'importe combien de temps elle dort, puisqu'elle ne vieillit point? Cherche à triompher, ma Lydie, de ces vaines inquiétudes des vivants que je ne pourrais pas toutes dissiper, parce que la mort seule peut te donner les sens intelligents et purs qui te manquent pour me comprendre. Contente-toi de jouir de l'aspect des biens que Dieu nous prodigue, et de l'espérance assurée des biens qu'il nous a promis. Pense que les heures s'écoulent, et que nous avons autant d'heures à être séparés, que d'heures à être ensemble. Ne t'éloigne pas aujourd'hui sans avoir visité tes domaines et tes jardins.

En parlant ainsi, George me relevait doucement du tapis de verdure où nous étions assis, et m'entraînait de surprise en surprise à travers ces bocages délicieux dont la merveille se renouvelle à chaque pas, car ils ont cela d'étrange et de sublime, que la création livrée à tout le luxe de ses divines fantaisies ne s'y astreint nulle part à la reproduction uniforme des espèces. Chaque arbre, chaque tige, chaque brin d'herbe y a son port, sa figure et sa nuance, chaque fleur se distingue de toutes les autres par sa couleur et son parfum; et ceci n'exclut point cependant le privilège dont une âme sensible peut doter quelque fleur aimée, car les moindres soins suffisent pour la perpétuer par la culture; j'y ai même vu des ancolies, des pervenches, des violettes et des roses, si bien qu'on dirait que tout ce qui a inspiré un sentiment ou porté une consolation au coeur de l'homme est devenu capable de ressusciter avec lui. Cette magnificence féconde et variée que Dieu manifeste ici dans ses oeuvres de prédilection éclate là dans ses oeuvres les plus obscures et les plus négligées, s'il est permis de penser et de dire qu'il a négligé quelque chose. Le grain de sable qui roule sous les pieds ferait honte aux rubis et aux saphirs de la couronne des rois. La poussière qui roule en atomes dans un rayon de soleil a toute la splendeur des étincelles du diamant. Les ruisseaux coulent sur un sable de nacre plus brillant, plus transparent, plus riche en reflets que l'opale, et il n'y a pas un de leurs petits flots qui ne berce toutes les couleurs de la lumière à sa surface, comme un prisme ou un arc-en-ciel; mais que pourraient vous apprendre, mon ami, ces vaines comparaisons? Qu'est-ce que le rubis et le saphir? qu'est-ce que l'opale et le diamant? Qu'est-ce que l'arc-en-ciel lui même dans le trésor inépuisable des créations du Seigneur? Eperdue d'étonnement et d'admiration, je n'aurais pu détourner mes yeux des miracles qui les frappaient de toutes parts, si toutes les impressions que j'éprouvais ne s'étaient pas toutes réunies en George lui-même, George qui me paraissait le roi de ces solitudes célestes et en qui je remarquais, chose étrange, un caractère solennel de beauté qui m'avait presque échappé sur la terre. - O mon bien-aimé, m'écriai-je en versant des larmes de bonheur, ce n'est pas toi qui voudrais tromper ta Lydie! Tu as ménagé mon extase par égard pour ces organes mortels dont je suis encore revêtue, et pour me prémunir contre des émotions qui les briseraient avant le temps!... Non, ce n'est pas ici un monde de transition entre le temps et l'éternité, le séjour passager d'une créature qui doit finir d'être encore une fois avant de renaître pour vivre toujours. C'est le lieu où le Seigneur prodigue aux justes ses éternelles récompenses dans d'éternelles joies. Ce soleil, mille fois plus radieux que le nôtre, et qui frappe cependant mes regards sans les blesser, cette nature splendide et calme dont il semble qu'aucun orage n'ait jamais troublé le repos, ces oiseaux parés d'éclatants plumages qu'on n'a jamais vus, même dans les rêves, qui effleurent mes cheveux dans leur vol, et qui ravissent mes oreilles de chants intelligibles à la pensée, plus harmonieux que la musique, et plus expressifs que la parole; toute cette création qui vit, qui sent, qui aime, dont tous les mouvements, toutes les émanations, toutes les voix se confondent dans un adorable concert, c'est la plus haute et la plus parfaite des créations de Dieu. Toi-même, George, tu as des ailes! et tes ailes sont l'attribut des anges qui entourent le trône du souverain maître de toutes choses. Qu'est-ce donc que le paradis des élus, si le monde où nous sommes n'est pas le paradis?

- Je comprends ton erreur, répondit George, et je la comprendrais encore si la mort t'avait déjà douée des organes qui te manquent pour apercevoir, dans ce monde passager, mille sensations qui t'échappent et qui surpassent en douceur celles que tu éprouves maintenant. Tu t'en feras une faible idée en cherchant à te rendre compte des émotions qu'aurait éprouvées la matière, si elle eût joui de l'intelligence et de la pensée, à chacune de ces transformations qui la rapprochaient de l'état de perfectionnement. Imagine, si tu peux transporter ton esprit dans cette hypothèse impossible, la plénitude de joie qui eût comblé cette matière inerte, quand elle acquit la faculté de croître dans les métaux, quand ils obtinrent, dans les plantes, la faculté de vivre et de se perpétuer à jamais; les plantes, quand elles passèrent de l'état sédentaire à l'état de mouvement, dans l'organisation des animaux et quand elles échangèrent leur végétation captive et solitaire contre des instincts et des sentiments; les animaux, quand le plus privilégié de tous reçut du souffle divin une inspiration et une âme! A chacun de ces progrès semble attachée la conquête d'une création, et la volupté dont il aurait rempli toute la matière sensible, si elle avait pu se rendre compte de ses métamorphoses, n'a cependant rien de comparable à celle qui pénètre le coeur de l'homme à l'instant où il prend possession d'une vie nouvelle qui le prépare à la possession assurée de l'éternité. C'est ce que tu sauras un jour, quand tu auras reçu de la mort le privilège de savoir, et tu me pardonneras alors de n'avoir pas satisfait plus clairement à tes doutes et à tes questions, parce que tu comprendras que j'étais obligé de me servir, pour m'expliquer, d'une langue appropriée à l'imperfection de tes sens débiles et incomplets. La connaissance des mystères d'une autre vie n'appartient qu'à cette autre vie qu'il m'est permis de te faire pressentir, mais que Dieu seul peut te donner. Quant à ces ailes que tu as remarquées, continua-t-il en abaissant ses yeux vers la terre avec une grave modestie, je dois t'avouer qu'elles ne me sont pas communes avec tous les ressuscités, comme tu pourrais le croire. Dieu, qui a établi entre toutes ses créatures des différences nécessaires, dont l'inégalité apparente ne s'effacera que devant le jour suprême de sa justice, a maintenu quelque hiérarchie dans le monde intermédiaire lui-même, où il appelle ses premiers élus. Comme tous les titres n'y sont pas égaux, il a voulu que les vertus qui lui sont le plus chères y fussent distinguées par des figures extérieures et par des avantages sensibles, propres à inspirer le respect et la soumission. Cette manifestation éclatante de sa faveur est chez nous le gage d'un ordre immuable et le secret d'une politique dont rien ne peut altérer le principe; mais personne n'oserait s'en enorgueillir, parce que le motif des volontés de Dieu est impénétrable. Ce qu'il est possible de conjecturer, c'est que Dieu a reconnu par cette distinction extraordinaire le dévouement des hommes qui ont donné leur vie pour le salut de leurs semblables, et qui ont fait passer ainsi l'accomplissement du devoir le plus sacré de l'humanité avant l'intérêt de leur propre conservation. Il y aurait, sans doute, peu de mérite à suivre un instinct si naturel, sans réfléchir à ses conséquences et à ses dangers; il y aurait peut-être quelque orgueil à lui obéir dans les occasions qui l'éveillent, qui le développent, qui le font créer au fond de notre âme comme une voix de la Providence, et ma mort aurait été plus digne d'envie que de pitié si je n'avais eu qu'une vie à immoler en te quittant. Mais tu vivais, Lydie; ce n'était pas toi que j'allais sauver; c'était toi que j'allais perdre, et n'en doute pas, ajouta George en portant ma main de son coeur à ses lèvres, Dieu a moins récompensé en moi mon action que mon sacrifice!

- Voilà qui est bien, lui dis-je, car mes idées s'éclaircissent de plus en plus à chaque parole que tu prononces! Laisse-moi te dire le reste. Ainsi, mon George, tu es heureux parmi les heureux parce que tu as été bon parmi les bons et le privilège que tu partages avec quelques-uns n'a rien d'humiliant pour le grand nombre, parce qu'il est de la nature des belles âmes de reconnaître l'ascendant des âmes supérieures, et parce que Dieu a d'ailleurs imprimé à tes pareils le sceau manifeste de sa prédilection. Tu es heureux dans la vie glorieuse que la divine bonté t'a faite auprès de mon père et du tien, qui nous ont si tendrement aimés, et dans les bras desquels tu ne peux me conduire, tant que les liens de la vie qui m'enchaîne encore à la terre ne sont pas rompus. Si quelque chose manque à la félicité si pure dont tu jouis, c'est ta pauvre Lydie et ta petite Marceline que tu attends, toutefois, avec sécurité, comme au retour d'un court voyage qui n'offre plus de périls; et quoique mon épreuve doive me paraître plus longue, moi aussi, je suis heureuse, car je ne peux plus douter qu'elle finira. O! que le sentiment de notre bonheur à venir ne soit plus obscurci dans ton âme par la moindre inquiétude, car ta Lydie le goûte avec toi, et les jours pénibles que j'ai encore à passer dans le monde où tu n'es plus, adoucis du moins par une ferme espérance, te rendront fier de mon calme et de mon courage. Il n'y a de malheureux que les méchants, qui doivent regretter dans des souffrances éternelles d'avoir en vain compté sur le néant; et je ne peux te cacher que ce sentiment mêle pour moi quelque tristesse aux joies ineffables de la résurrection. Le Créateur les avait faits nos frères, et nous avait prescrit de les plaindre et de les aimer, quoique nous en fussions haïs et persécutés. Ces infortunés ne trouveront-ils jamais grâce devant la pitié du Très-Haut? L'enfer ne les rendra-t-il jamais?

- Je m'attendais à cette question, répliqua George avec un nouveau sourire, car tous les secrets de ton coeur me sont connus; mais tu sauras un jour qu'il m'est aussi impossible qu'à toi de la résoudre, car la mort n'a soulevé que le premier de tous les voiles qui nous séparent de Dieu; cela devait être ainsi pour que notre âme ne s'abîmât pas d'étonnement et de respect dans la contemplation de ses mystères. Ce que je puis te dire et ce que les sages nous enseignent dans notre vie nouvelle, c'est qu'il n'y a peut-être point de méchants absolus, et que, par conséquent, il n'y a peut-être point de peine sans rémission. D'autres clartés font sans doute rayonner un nouveau jour dans des intelligences rebelles. D'autres mondes plus rigoureux soumettent les insensés et les pervers à des épreuves plus longues et plus pénibles, mais qui auront aussi leurs mérites et leurs couronnes. L'obstination seule dans la haine de Dieu et de ses oeuvres sera repoussée à l'instant solennel du jugement suprême, mais il faut pour cela que le souffle divin qui anime la nature s'anéantisse absolument en elle, et qu'il n'y reste plus rien d'humain. Il y a encore des chutes à craindre dans ce monde d'élection où je t'ai transportée, car ce n'est pas celui de la vie éternelle, et les bons sont exposés comme les mauvais à l'atteinte des passions; mais ces chutes sont fort rares. Il y a encore des réparations à espérer dans ce monde d'exil où les condamnés gémissent; et comme la cruelle espérance du néant ne les rassure plus, ces réhabilitations seront nombreuses. Rien n'est fini devant la souveraine bonté, parce qu'il n'y a qu'elle qui soit complète et universelle. Je t'ai parlé de nos théories et non pas de nos mystères. Chez les ressuscités comme chez les vivants, la sagesse consiste à s'humilier.

- Que la volonté du Seigneur soit faite en toutes choses, repris-je alors. Mais achève de rassurer ma faiblesse sur un doute que tes discours ont fait naître quelquefois dans mon esprit. La révélation est vraie, il n'est pas permis d'en douter, et le langage des saintes, Ecritures est la divine expression des vérités que nous devons croire. Pourquoi ces vérités se sont-elles enveloppées de ténèbres impénétrables? Pourquoi cette révélation émanée de Dieu, qui sait tout et qui peut tout dire, est-elle restée imparfaite? En rendant sensibles à tous ces destinées de l'avenir qui deviennent si évidentes aux yeux dessillés des morts, la tendre miséricorde du Seigneur aurait abrégé nos épreuves; car dès le premier pèlerinage que nous accomplissons sur la terre, toutes les âmes se seraient élancées vers lui d'un commun accord. Pourquoi nous a-t-il laissés plongés dans l'ignorance et dans le doute, si voisin du désespoir, même quand il s'annonçait par ses prophètes, et quand il se donnait à nous par son fils? La science de la foi doit-elle tenter de s'élever au-dessus des enseignements de la foi?

- Jamais! s'écria George, car la foi n'est pas une science, la foi est une vertu dont tout le mérite consiste dans son abandon et dans sa simplicité. Ceux qui croient parce qu'ils savent ne croient pas assez et ne croient pas bien. La conviction et un effet de l'examen, et l'examen est une opération de l'esprit qui marque l'ingratitude et la défiance. Pour pénétrer dans l'abîme des volontés de Dieu, il manque à l'homme des organes que Dieu n'a pas daigné lui donner. Que dirais-tu de l'aveugle-né qui porte un jugement sur les couleurs, ou du sourd-muet qui analyse les effets de la musique? Faut-il te rappeler que ces mystères ont été dévoilés aux chrétiens dans la première page des Ecritures? Quiconque est parvenu à discerner le bien et le mal a déjà perdu son innocence, car le propre de l'innocence est de ne pas connaître le mal. Tous les êtres que le Seigneur a produits lui sont également chers, mais il a voulu les renfermer dans de justes bornes qu'ils ne peuvent franchir sans se perdre. Il n'est pas plus permis à l'homme de concevoir les mystères de la création qu'à la plante de changer volontairement de sol et d'horizon, qu'à l'animal de réfléchir sur son existence et de communiquer sa pensée. Les premiers habitants de la terre étaient réservés au bonheur le plus pur que puisse comporter leur espèce, quand un esprit d'orgueil et de démence leur ouvrit la fatale voie du savoir; ils ont acquis la faculté de savoir et, avec elle, tous les doutes qui la suivent, tous les malheurs qui l'accompagnent, depuis l'incertitude où l'âme s'égare, jusqu'à la pensée du néant qui la tue. Ceci est le résultat d'une impatience qui est propre à tous les êtres créés, et qui les porte incessamment vers le degré de perfection qu'ils doivent un jour atteindre, instinct naturel et irrésistible auquel la pierre obéit en croissant ou en aspirant à vivre, la plante en vivant et en aspirant à sentir, l'animal en sentant et en aspirant à penser, l'homme lui-même en pensant et en aspirant à comprendre; mais l'homme avait reçu l'intelligence, il connaissait la portée de son organisation, il en pressentait avec assurance les fins promises, et il ne se contint point dans les limites qui lui furent imposées par la parole divine. Il entreprit de se rendre égal à Dieu, et Dieu le punit de sa vanité en lui abandonnant le fruit de la science qui ne lui apprit que la mort. Voilà, chère Lydie, l'histoire de l'humanité. Ces maux seraient trop grands si Dieu ne nous avait pas laissé pour compensation la foi qui se confie en ses promesses, l'espérance qui attend, et la charité qui aime, trois vertus que la sagesse des saints appelle théologales, dans la langue des Grecs, parce qu'elles renferment en elles toute la science de Dieu. Croire, espérer, aimer, c'est la véritable loi du chrétien, et quand il a rempli ces conditions dans sa première vie d'épreuve, il s'est rendu digne de l'autre. Si tu me demandes encore maintenant pourquoi la révélation, qui est l'expression même de l'éternelle vérité, n'a pas éclairci ces ténèbres, il me sera facile de te satisfaire. La révélation n'a été donnée ni à des êtres d'une nature supérieure à l'homme, ni aux hommes obstinés dans le péché de la science qui persistent à chercher la raison des choses; malgré la défense expresse de Dieu, et qui renouvellent ainsi en eux la tache originelle de leur race. Elle a été donnée aux simples d'esprit et de coeur qui croient parce qu'ils sentent, et non pas parce qu'ils savent. La vie serait une épreuve aisée, si le témoignage de nos sens nous démontrait que la vie n'est qu'une épreuve, et l'avenir nous dédommagerait assez du présent, si le présent n'était pas fermé; mais la révélation nous est arrivée sous une forme humaine, et n'a pu être communiquée à l'homme que dans les conditions de sa nature. La vérité qu'elle nous donne est une vérité générale que saisissent nos organes et qu'embrassent nos faculté; mais elle suffit ainsi aux besoins de notre nature et aux espérances légitimes dont elle est la source. La vérité des savants, au contraire, est un abîme sans fond dont les formidables échos répètent à jamais cette menace prophétique du Seigneur: Vous êtes poussière et vous retournerez en poussière! Le péché du paradis terrestre, Lydie, c'est la science, fille déplorable de la curiosité! Crois donc sans efforts ce qui t'a été enseigné par Dieu et par son Eglise, même quand ces enseignements te paraissent imparfaits, car tu sais que l'espèce entière à laquelle tu appartiens est imparfaite, et qu'elle ne peut en recevoir d'autres tant qu'elle n'a pas été éclairée par la mort. C'est la mort qui est la lumière. Ecoute-moi bien, encore une fois, douce amie, pour que mes paroles ne soient pas tracées sur le sable, mais qu'elles s'impriment fortement dans ton coeur. Savoir, c'est se tromper peut-être; croire, c'est la sagesse et le bonheur; espérer, c'est le remède et la consolation de tous les maux; aimer, c'est toute la vertu. Je ne sais pas si le souverain juge tiendra beaucoup de compte un jour de la science que tu viens d'ambitionner un moment, mais je te réponds que les plus précieux trésors de sa grâce appartiennent à la candeur, à la pitié et à la charité.

Je me penchai sur le sein de George, en y répandant quelques larmes de joie, et notre promenade se poursuivit en silence, car je n'étais plus curieuse. Je jouissais de délices plus pures que celles qui avaient comblé le coeur des premiers êtres vivants dans le paradis terrestre, et je ne voulais pas renouveler le péché d'Eve dans le paradis des morts. Je savais d'ailleurs que les doutes qui me tourmentaient encore étaient l'effet de mon ignorance et de mon imperfection, et qu'ils ne pouvaient qu'affliger mon ami, en le ramenant trop longtemps du sentiment serein de sa condition à la tendre pitié que lui inspirait la mienne. Et puis, tout continuait à me distraire par ces sensations que les hommes ne sont pas même capables de nommer parce qu'il n'y a rien qui leur ressemble dans nos sensations ordinaires. Mes yeux inondés des lumières flatteuses qui les étonnaient ans les éblouir, mes oreilles abreuvées par un fleuve d'harmonie qui ne tarissait jamais, tous mes sens accablés d'un bonheur pour lequel ils ne sont pas formés, commençaient à s'assoupir dans une langueur délicieuse dont aucune de nos voluptés terrestres ne donnerait l'idée, si l'on ne parvenait à se figurer l'inexprimable extase d'une âme qui vient d'être ravie en Dieu. Je sentis mes membres défaillir, mais le bras de George me soutint.

- Voilà le moment venu, dit-il. Tu t'endors à la vie des ressuscités pour retourner à la vie des mourants et pour la traîner péniblement pendant quelques heures qui nous sépareront à peine, car ma pensée ne cessera de te suivre et de veiller sur toi. Souviens-toi de croire, d'espérer et d'aimer, et ne crains pas de souffrir, car les souffrances de la vie sont passagères, et les joies de la résurrection sont éternelles.

Au même instant, continua Lydie, je me réveillai en effet sur le lit de douleur où j'avais subi la veille de si mortelles angoisses, et je sentis ma main pressée contre la main du médecin, qui interrogeait de nouveau le mouvement de mon sang. - Où est-il? m'écriai-je. Que sont devenus ces brillants oiseaux au plumage d'or, qui nous saluaient de leurs concerts? Qu'a-t-on fait de ces fleurs qui penchaient à l'envi vers nous leurs calices odorants pour nous embaumer de leurs parfums? Le Seigneur a-t-il éteint son soleil? - Mais je me rappelais aussitôt les paroles de George, car elles avaient à peine fini de retentir à mon oreille, et de vibrer dans mon âme; je compris avec résignation que ma captivité n'était pas finie, et je souris. - Voilà qui est bien, remarqua le docteur du ton de l'orgueil satisfait. Ce que j'avais prévu est arrivé. Cette jeune femme est en démence: il n'y a pas un moment à perdre pour la transporter dans l'hospice des aliénés de Lausanne où je pourrai observer de plus près les développements et les crises de sa maladie.

- Pourquoi faire? dit la mère Zurich, une bonne vieille femme de notre voisinage qui m'avait assistée les jours précédents, et qui ne m'a pas quittée depuis, pourquoi faire, s'il vous plaît?

- Pour la guérir, répondit le médecin en puisant une prise de tabac dans sa tabatière d'or.

- Hélas! reprit la mère Zurich en soupirant, Dieu nous garde qu'elle guérisse, puisqu'elle se trouve contente ainsi, et que son front a repris cette sérénité d'ange qui la rendait si belle au temps de son bonheur. Pouvez-vous ressusciter George, et le ramener ici avec elle, quand elle sera guérie? Si votre savoir ne va pas jusque-là, laissez-nous Lydie comme elle est. La pauvre enfant sera notre fille à tous, et je vous réponds que nous ne l'abandonnerons pas!

En parlant ainsi, elle m'entoura de ses bras comme pour me retenir, et je répondis à sa tendresse par des larmes de reconnaissance, car je me serais trouvée bien à plaindre de quitter la maison de George et les gens qui l'avaient aimé. Le médecin était pourtant fort affligé, selon toute apparence, de perdre un sujet d'étude qui commençait à lui faire honneur, et je ne l'ai pas revu depuis. Mon histoire finit là, et maintenant j'espère et j'attends."

Depuis longtemps Lydie ne parlait plus, que je l'écoutais toujours. Quant à Lydie, elle était retournée à ses fleurs, sans prendre garde à moi, et je pense qu'elle m'avait tout à fait oublié quand je me replaçai sur son passage.

- Un mot encore, Lydie, un mot et rien de plus, m'écriai-je en saisissant sa main avec une respectueuse tendresse! Depuis cette nuit solennelle où George vous transporta dans le paradis des ressuscités, vous est-il arrivé de faire encore une fois, une seule fois, le même rêve?

- Le même rêve? reprit-elle d'un air soucieux. Appelez-vous cela un rêve, comme le font les autres? Oh! ne vous alarmez point! Je ne vous en saurais pas mauvais gré. Les vivants ne peuvent juger que d'après leurs sens, et leurs sens sont voilés d'épaisses ténèbres. Depuis cette nuit où le paradis des ressuscités me fut ouvert, j'y passe toutes les heures de mon sommeil, et j'y ai pénétré des mystères plus doux encore que ceux dont je vous ai entretenu. Si cela n'était pas ainsi, croyez-vous que je vivrais encore?

Une femme que je n'avais pas aperçue jusque-là, et qui était arrivée pendant les derniers moments de notre entretien, vint se placer alors au-devant de Lydie qui s'empara de son bras. Je reconnus la mère Zurich et, en effet, le soleil près de se coucher marquait déjà depuis quelque temps l'heure de quitter l'esplanade. "Pauvre innocente, dis-je en moi-même en suivant Lydie des yeux à travers les détours du chemin et en la voyant disparaître pour la dernière fois derrière un massif de verdure qui ne devait plus me la rendre; pauvre Lydie! repris-je après un instant de réflexion, ou plutôt, femme heureuse et privilégiée entre toutes les femmes! tu vas t'endormir aux tristes réalités de la terre et rêver, sur le sein de ton ami, la félicité qui t'est promise! Dors longtemps, Lydie, et puisse le ciel hâter pour toi le jour fortuné où tu ne te réveilleras plus! Grâces te soient rendues cependant pour les douces et précieuses consolations que j'ai retirées de ton entretien! La vie n'était pour moi qu'une énigme dont je croyais pouvoir obtenir le mot sans recherches et sans sacrifices, tu m'as appris que la solution de cet important mystère n'appartient qu'à ceux qui savent aimer et souffrir; la crainte de souffrir me faisait craindre d'aimer, et je ne savais pas qu'en me dérobant aux rigoureuses épreuves du coeur par une défiance pusillanime de mes forces, j'aliénais en moi le principe le plus vivace de mon immortalité, celui-là seul qui doit nous acquérir des droits à une éternelle récompense, et nous faire participer à des joies éternelles! Tes paroles ont ranimé ce flambeau d'active charité que je m'efforçais d'étouffer dans mon sein. Je retourne parmi les hommes pour les aider dans leurs peines, et pour pleurer du moins avec eux quand il ne m'est pas permis de les secourir. Je vais reprendre ma part des calamités qui sont attachées à notre existence passagère, je vais accumuler sur ma tête résignée tout ce qu'il me sera possible d'en épargner aux autres, et si j'éprouve quelque regret, c'est que ce devoir, dédaigné si longtemps par une fausse philosophie, soit trop facile aux âmes à convictions profondes qui veulent se rendre dignes de leur destinée. Il n'y a point en effet de malheur réel pour l'amour, quand il s'appuie sur l'espérance et sur la foi, et si cette prescience de l'infaillible vérité était donnée à tous comme à Lydie et à moi, qui oserait dire que notre paradis terrestre fût fermé!"

- Dieu est grand, dit Lugon, car j'avais proféré tout haut ces dernières paroles en m'acheminant vers l'endroit où il m'attendait, une main passée dans la bride de mon cheval. Monsieur a sans doute remarqué, ajouta-t-il pendant que je me jetais en selle, qu'il était trop tard, ce soir, pour aller voir le château de Chillon?

- Eh! que m'importe, mon ami, le château de Chillon, et tous les restes du moyen âge, et tous les souvenirs de la poésie, et jusqu'à ces merveilles de la nature que j'allais admirer dans les Alpes! Mes amis s'attristent de mon absence, ma mère est vieille et infirme, j'ai laissé un domestique malade, le plus pauvre de nos voisins a perdu sa vache, l'argent que je dissipe en distractions solitaires fait faute dans vingt maisons du village, et je reprendrai demain la route du Jura.

Cette réponse, qui ne présentait à l'esprit de Lugon qu'un bizarre enchaînement de phrases sans ordre, lui inspira sans doute quelque inquiétude sur l'état de ma raison, car il ne me répliqua que par un hochement de tête accompagné d'un soupir. Le pauvre garçon n'avait pas oublié que la folie de Lydie passait pour contagieuse: "Dieu est grand!" murmura-t-il tout bas en s'élançant à son tour sur sa mule, et nous gagnâmes Vevey d'un temps de galop.

Je suis resté dès lors fidèle à toutes mes résolutions. J'ai accepté avec soumission et reconnaissance la part que le Seigneur m'a faite dans les douleurs et dans les tribulations de l'humanité; je ne me suis jamais plaint que la coupe fût trop pleine, quoiqu'elle eût débordé souvent, et je dois répéter encore qu'il y a eu peu de mérite dans mon courage, car le courage ne coûte rien à la foi. Il n'est pas d'homme qui n'en puisât autant que moi dans les mêmes espérances, et qui ne se défendît soigneusement de soumettre sa croyance instinctive aux misérables arguties de l'examen philosophique, une fois qu'il a compris que toutes nos vertus consistent à aimer et que tout notre bonheur consiste à croire. Ces paroles de George me ramènent à une histoire dont j'ai promis la fin.

Dans le cours du printemps qui suivit ma rencontre avec Lydie, un souci profond, dont je n'étais pas le maître, me pressait de la revoir et de m'informer de son sort. La science des médecins m'éffrayait, quand je pensais qu'ils pouvaient l'avoir guérie, qu'elle était rendue au sentiment affreux de son infortune et qu'elle ne rêvait plus. Ma constance même, encore chancelante, avait besoin de s'assurer dans sa force contre les railleries des beaux esprits et le superbe dédain des sages. Pour mettre fin à ces incertitudes, je retournai à Vevey, mais je ne m'y arrêtai point. Je passai devant la maison de George, qui était fermée comme la première fois, et je pensai que Lydie devait être à l'esplanade, car l'heure n'était pas encore avancée, et le jour était tiède et pur. Au moment d'arriver, je rencontrai un cavalier qui menait à la main un cheval de retour. Comme je connaissais cet homme et que j'en étais connu, nous mîmes pied à terre tous les deux à la fois. C'était le petit Lugon.

- Où va donc monsieur, sans guide et sans domestique? dit Lugon en répondant cordialement à mon serrement de main.

- Au jardin de Lydie, répondis-je. As-tu remarqué si elle y était?

- Elle y est, monsieur, reprit Lugon d'un ton de voix grave et concentré, en abaissant ses regards vers la terre. Madame Lydie est dans son jardin et n'en sortira plus, jusqu'à ce que la trompette de l'ange l'appelle au jugement dernier. Elle est morte.

- Morte! m'écrai-je.

Et le coeur de l'homme est un abîme de contradictions inexplicables. Je ne sais ce qui l'emportait alors en moi du regret de sa perte ou de la joie de sa délivrance.

- Elle mourut, continua Lugon, un mois à peine après le jour ou monsieur conversa si longtemps avec elle. Elle était dans son jardin, comme elle appelait ce coin de grève, tout entourée de fleurs qu'elle avait cueillies et dont la pauvre femme avait coutume de composer le bouquet pour George. La mère Zurich était venue deux fois pour la chercher, et deux fois elle s'était retirée à l'écart parce qu'elle avait pensé que Lydie dormait. La troisième fois, comme la nuit se faisait déjà sombre et que tout le monde revenait de son travail, elle résolut de l'éveiller, mais elle ne put y réussir, car il se trouva que Lydie était morte. Alors la mère Zurich poussa un cri qui appela tous les passants. "Voyez! voyez! disait la mère Zurich, elle est morte! et je croyais qu'elle dormait... Ce qu'il y a d'étrange, monsieur, c'est que, lorsqu'on vint pour enlever le corps de Lydie que la mère Zurich avait entouré de ses bras sans proférer une parole de plus, on s'aperçut que la mère Zurich était morte aussi. On leur creusa là les deux fosses que vous voyez, parce qu'elles étaient catholiques et ne pouvaient avoir part aux prières des huguenots.

- Tu es catholique, Lugon? repris-je involontairement, car ma pensée était distraite par d'autres idées.

- Certainement, monsieur, répliqua froidement Lugon, puisque je suis du Valais.

- Et que pensa-t-on dans le pays de ces deux morts si soudaines que rien n'avait fait prévoir?

- Le docteur n'en parut pas étonné. Il dit que la jeune était morte d'une congestion cérébrale, je crois que c'est cela, et la vieille d'apoplexie. Oh! c'est un homme très savant.

- La jeune était morte parce que le temps de ses épreuves était achevé, et la vieille parce qu'elle n'avait plus personne à consoler sur la terre. Le ciel ne devait pas une moindre récompense à sa piété.

Ici Lugon me regarda fixement avec un mélange d'étonnement et de tristesse, car il n'avait pas oublié tout à fait ses anciennes préventions, et il venait de se les remettre en mémoire.

- La vieille, reprit-il, avait fait son temps; mais Lydie, si jeune encore et si belle!...

- Ne la pleure pas, mon ami! Lydie est affranchie maintenant de toutes ses douleurs! Lydie possède à jamais, sans trouble et sans réveil, la félicité qu'elle ne faisait que rêver.

Lugon me regarda de nouveau.

- Dieu est grand! dit-il.

 

Franciscus Columna

Vous vous souvenez peut-être de notre ami l'abbé Lowrich, que nous rencontrâmes à Raguse, à Spalato, à Vienne, à Munich, à Pise, à Bologne, à Lausanne. C'est un excellent homme, plein de savoir, mais qui sait une multitude de choses que l'on se trouverait heureux d'oublier si on les savait comme lui: le nom de l'imprimeur d'un méchant livre, l'année de la naissance d'un sot, et mille autres particularités de cette importance. L'abbé Lowrich a la gloire d'avoir découvert le véritable nom de Knicknackius qui s'appelait Starkius et non pas, s'il vous plaît, Polycarpus Starkius, qui a fait huit beaux hendécasyllabes sur la thèse de Kornmannus de ritibus et doctrina scaraboeorum, mais Martinus Starkius, qui a écrit trente-deux hendécasyllabes sur les puces. A cela près, l'abbé Lowrich mérite d'être connu et d'être aimé; il a de l'esprit, du coeur, une obligeance active, sincère, et il joint à ces qualités précieuses une imagination vive et singulière qui donne beaucoup d'attrait à sa conversation, tant qu'elle ne tombe pas dans les infiniment petits de la biographie et de la bibliographie. J'ai pris mon parti sur cet inconvénient, et quand je rencontre l'abbé Lowrich dans mes voyages perpétuels à la face de l'Europe, je cours à lui du plus loin que je le vois. Il n'y a pas plus de trois mois que cela m'est arrivé.

J'étais de la veille à l'hôtel des Deux-Tours, à Trévise, mais je ne m'y étais établi que fort tard, et je n'avais pas mis le pied dans la ville. Le matin, comme je descendais l'escalier, je me vis précédé par une de ces figures singulières qui ont de la physionomie de quelque côté qu'on les regarde: un chapeau comme il n'y en a point, ajusté à la tête comme on n'en ajuste jamais; une cravate rouge et verte nouée en ficelle, qui dépassait de quatre bons pouces le col de l'habit sous le côté gauche et qui disparaissait d'autant sous le côté droit; un pantalon fort inexactement brossé sur une jambe, et dont l'autre jambe s'arrondissait en bourrelet avec une sorte de coquetterie sur le revers de la botte; le portefeuille immense enfin, le portefeuille inamovible où gisent tant de titres de livres, tant de notices, tant de plans, tant de croquis, tant de trésors inestimables pour le savant, mais que ne ramasserait pas le chiffonnier. Il n'y avait pas moyen de s'y tromper, c'était Lowrich: - Lowrich! m'écriai-je; et nous étions dans les bras l'un de l'autre.

- Je sais où tu vas, me dit-il après l'échange de quelques paroles amicales; et, quand j'eus appris qu'il était tout aussi nouvellement arrivé que moi: - Tu as demandé l'adresse d'un libraire, et on t'a indiqué Apostolo Capoduro, qui demeure dans la rue des Esclavons. J'y vais aussi, mais sans espérance, car j'ai visité deux fois son magasin depuis dix ans, et je n'y ai jamais vu de volumes plus anciens que les romans de l'abbé Chiari. La vieille librairie est perdue, morte de mort, anéantie, et les temps barbares sont venus. Mais as-tu quelque chose de particulier à lui demander?

- Je t'avouerai, lui répondis-je, que je quitterais avec peine le nord de l'Italie sans en emporter le Songe de Poliphile dont j'ai entendu parler comme d'une chose très sérieuse, et qui doit, dit-on, se trouver à Trévise s'il se trouve quelque part.

- S'il se trouve quelque part, s'écria-t-il, est une réticence profonde, car le Songe de Poliphile ou, pour s'exprimer plus convenablement, l'Hypnerotomachia de frère François Columna est un livre que les vieux bibliographes désignent par cette phrase caractéristique: Albo corvo rarior. Tout ce que je puis t'affirmer, c'est que si ce corbeau blanc se trouve dans quelque volière, comme il est impossible d'en douter, ce n'est certes pas dans celle d'Apostolo. Je me crois même assez sûr de mon fait pour jurer ici, par les mânes d'Alde l'Ancien (Dieu veuille le tenir entouré d'une éternelle gloire), que si ce drôle d'Apostolo parvient à te fournir un exemplaire de l'Hypnerotomachia sous la bonne date de 1499, la seconde rentrant à peu de chose près dans l'ordre des livres médiocres, j'entends et veux t'en faire présent aux dépens de ma propre bourse, que cet acte de munificence n'allégerait pas médiocrement.

Nous entrions au même instant dans le magasin d'Apostolo, qui, la plume suspendue sur une feuille de papier, paraissait absorbé dans de profondes méditations. Il s'aperçut enfin de notre présence, et parut reconnaître avec joie la figure inoubliable du bon Lowrich.

- Est-ce le Seigneur, cher abbé, dit-il en l'embrassant, qui vous envoie pour me tirer du plus cruel embarras où je me sois trouvé de ma vie? Vous ne manquez pas de savoir que je publie depuis quelques mois la Gazette littéraire de l'Adriatique, laquelle est, comme tout le monde en convient, la plus docte et la plus spirituelle des gazettes de l'Europe. Eh bien! cette gazette ingénieuse et savante, qui est destinée à faire l'admiration du monde et à rétablir ma fortune, est menacée de ne pas paraître demain, à défaut de six petites colonnes de feuilleton, que je demande inutilement à mon imagination fatiguée par les études et les affaires. Il faut qu'un esprit de malice ait conjuré ma ruine et porté le désordre dans mon bureau de rédaction. La jeune muse qui composait mes articles d'éducation morale est en couches; l'improvisateur qui devait me fournir ce matin une cantate d'un genre tout nouveau m'écrit qu'il ne peut pas la terminer avant huit jours, et le profond calculateur qui traite chez nous les questions de finance et d'économie politique s'est fait mettre hier en prison pour dettes. Ainsi, au nom du ciel, mon cher abbé, mettez-vous à cette table ou j'ai usé sang et eau toute la nuit sans tirer une ligne de mon cerveau, et brochez-moi cinq ou six pages, telles quelles, ne fût-ce qu'une nouvelle qui n'aura pas servi plus de deux ou trois fois.

- Tout beau, repartit l'abbé Lowrich; nous aurons le temps de nous occuper de tes affaires quand nous aurons fini les nôtres. Nous ne sommes pas venus chez toi, mon ami de Paris et moi, du fond de la Norvège, pour suppléer à la cantate absente d'un improvisateur paresseux et grossoyer une feuilleton, mais pour voir quelques-uns de ces livres qui valent au moins la peine et les frais du voyage, une bonne édition princeps bien avérée, un quinquécentiste de bonne date et de bonne conservation, un volume aldin de valeur dont les relieurs anglais et français ont daigné ménager les marges. Commençons par là, si faire se peut: nous verrons après. Un feuilleton est bientôt fait.

- Comme il vous plaira, répondit Apostolo, et j'y consens d'autant plus volontiers, que cet examen ne vous prendra pas beaucoup de temps. Je n'ai qu'un volume qui soit digne d'être soumis à des connaisseurs tels que vous, mais c'est un volume, ajouta-t-il en tirant de sa triple enveloppe un in-folio de belle apparence... un volume, continua-t-il d'un air solennel, quand il l'eut tout à fait dégagé de sa prison de papier végétal, - un volume enfin... Et il tendit le volume à l'abbé Lowrich en attachant sur lui en regard plein d'assurance et de fierté.

- Malédiction! murmura Lowrich après avoir exploré d'un coup d'oeil, suivant sa coutume, le trésor inconnu. - Puis il se retourna de mon côté, mais bien différent de ce qu'il était un moment auparavant, les brans pendants, l'oeil abattu, le front pâle! - Malédiction! grommela-t-il en français, d'une voix à peine articulée et de manière à n'être entendu que de moi; c'est ce damné de livre que je me suis engagé à te donner, s'il se rencontrait ici, le Poliphile d'édition originale... le traître qu'il est, et beau, je t'en réponds, comme s'il sortait de la presse. Voilà des coups du sort qui ne sont réservés qu'à moi...

- Rassure-toi, repartis-je en riant, nous l'obtiendrons peut-être à meilleur marché que tu ne penses.

- Et combien maître Apostolo demande-t-il de cette rareté?

- Ah! ah! dit Apostolo, les temps sont durs et l'argent est rare. J'en aurais demandé autrefois cinquante sequins au prince Eugène, soixante au duc d'Abrantès, et cent à un Anglais; mais il faut que je le cède aujourd'hui pour quatre cents malheureuses livres de Milan qui font exactement quatre cents francs. Je n'en rabattrais pas deux quarantani.

- Quatre cents rats affamés qui dévorent tes livres du premier jusqu'au dernier! interrompit Lowrich, furieux. Qui diable a jamais vu exiger quatre cents livres d'un méchant bouquin?...

- Un méchant bouquin! reprit vivement Apostolo, presque aussi animé que Lowrich... une édition princeps de 1467, la première de Trévise, et peut-être d'Italie, un chef-d'oeuvre de typographie et de gravure dont les figures ne peuvent être attribuées qu'à Raphaël, un ouvrage admirable dont l'auteur est resté ignoré jusqu'ici, malgré toutes les recherches des savants; une pièce unique ou presque unique enfin, dont vous-même, seigneur abbé, vous ne connaissiez peut-être pas l'existence, il vous plaît d'appeler cela un méchant bouquin!

L'agitation de Lowrich s'était calmée pendant cette tirade véhémente; il s'était assis tranquillement, en posant son chapeau sur la table du libraire, et il essuyait la sueur de son front comme un homme excédé par de longues et pénibles fatigues qui vient de trouver un lieu propre à se reposer tout à l'aise.

- As-tu fini, Apostolo? dit-il d'un ton calme où perçait néanmoins je ne sais quelle satisfaction maligne, c'est ce que je puis souhaiter de mieux pour ta gloire et tes intérêts; car en quatre mots que tu viens de nous dire, tu as desserré quatre énormes sottises, et pour peu qu'il te plût de continuer, je n'aurais pas assez d'un jour pour les récapituler une à une; ce qui ne me laisserait pas le temps de rédiger ton indispensable feuilleton. Première sottise: il n'est pas vrai que le livre que voilà soit une édition de Trévise, imprimée en 1467, car c'est une édition de Venise, imprimée en 1499, dont on a soustrait le dernier feuillet pour te tromper sur la date, et je n'avais pas pris garde à cette imperfection qui réduit de plus de moitié la valeur de ton exemplaire. Ton heureuse fortune veut que je sois en état d'y remédier, car le hasard m'a fait retrouver l'autre jour le feuillet précieux parmi des papiers d'emballage, et je l'ai soigneusement réservé pour une occasion que je ne croyais pas rencontrer de sitôt. Nous verrons, tout à l'heure à quel prix je peux te le céder.

En parlant ainsi, l'abbé Lowrich exhibait de son carton la désirable plagula et la rajustait soigneusement au volume. - C'est que ce folio va parfaitement à mon livre, dit Apostolo; mais je suis obligé de convenir qu'il en change un peu la nature. Où diable avais-je pris que c'était ici la première édition de Trévise?

- Passons là-dessus, reprit Lowrich, nous ne sommes pas au bout. Seconde sottise; il n'est pas vrai que les dessins de ce livre puissent être attribués à Raphaël, soit que l'édition date de 1467, soit qu'elle n'ait été exécutée qu'en 1499, comme tu viens d'en avoir la preuve, Raphaël étant né à Urbin en 1483 comme personne n'en doute; c'est-à-dire seize ans après la confection du manuscrit, qui remonte bien à 1467, et les plus grands admirateurs de ce peintre sublimes ne peuvent supposer qu'il ait dessiné si correctement et si élégamment seize ans avant sa naissance. C'est donc un autre Raphaël qui a exécuté ces belles choses, et celui-là, digne Apostolo, il n'y a que moi qui le connaisse. Attends un peu, je n'ai encore compté que par deux.

Troisième sottise; il n'est pas vrai que l'auteur de ce livre soit resté jusqu'à ce jour ignoré de tous les savants, car tous les savants savent, au contraire, qu'il est l'ouvrage de François Colonne ou Columna, dominicain du couvent de Trévise où il est mort en 1467, quoi qu'en disent quelques biographes étourdis, qui l'ont confondu avec le savant docteur Francesco di Colonia, son presque homonyme, lequel lui survécut près de soixante ans. Ils sont enterrés tous les deux à quelques centaines de pas de ta boutique. Après ce que je viens de te dire, Apostolo, je peux me dispenser de te démontrer que tu es tombé dans une quatrième bévue, plus lourde que les trois autres, en supposant que l'existence de ton magnifique bouquin m'était inconnue, et je ne sais ce qui me retient de te prouver que je le sais par coeur.

- Pour le coup, répliqua vivement Apostolo, je vous en défie, car il est écrit dans une langue si hétéroclite qu'il n'est âme qui vive parmi mes amis de Trévise, de Venise et de Padoue qui ait osé entreprendre d'en déchiffrer une page, et si vous le savez par coeur, comme vous le dites, je consens à vous le donner pour rien, sacrifice que je ferais très volontiers d'ailleurs, en raison des excellentes instructions que je viens de recevoir de vous; car j'étais tout près d'annoncer ce volume dans ma Gazette littéraire de l'Adriatique sous le faux point de vue que vous savez et il y avait de quoi me faire perdre à jamais la haute et bonne réputation dont je jouis en librairie.

- Ce que tu viens de dire toi-même, répondit l'abbé Lowrich, sur le style véritablement fort bizarre de notre auteur, et sur les vains efforts de tant de docteurs qui se sont efforcés de l'interpréter, prouve assez que tu me demandes là une vérification fastidieuse et insupportable qui prendrait d'ailleurs notre journée tout entière. Et que deviendrait ton feuilleton pendant que je réciterais l'Hypnérotomachie depuis alpha jusqu'à oméga? J'accepte cependant ton défi si tu veux te contenter d'une expérience qui n'est pas la moins décisive, mais qui sera plus expéditive et plus facile. Les chapitres de ton livre ne sont déjà que trop nombreux pour fatiguer la patience, et je m'engage à t'en livrer toutes les initiales, en commençant successivement par le premier sur lequel je vois que tu viens de mettre le doigt.

- Soit fait ainsi qu'il est dit, repartit Apostolo; et la première lettre du premier chapitre...

- Est un P, dit Lowrich. Cherche le second.

La kyrielle était longue, mais l'abbé la défila jusqu'au trente-huitième et dernier chapitre, sans se déconcerter un moment et sans se tromper une fois.

- Deviner une lettre initiale entre vingt-quatre, cela peut arriver par grand hasard et sans que le diable s'en mêle, observa tristement Apostolo; mais pour renouveler ce tour trente-huit fois de suite, il faut que le jeu soit pipé. Prenez ce volume, seigneur abbé, et qu'on ne m'en reparle jamais.

- Dieu me garde, répondit Lowrich, d'abuser à ce point de ton innocente candeur, ô le phénix des bibliophiles! Ce que tu viens de voir n'est qu'un tour de passe-passe à peine digne d'un écolier, et que tu pourras tout à l'heure exécuter comme moi. Apprends donc que l'auteur de ce livre a jugé à propos de cacher son nom, sa profession et le secret de son amour dans les initiales des trente-huit chapitres qui composent entre elles une phrase dont je te conseille de ne pas demander le secret à la Biographie universelle de Paris, car elle te ferait perdre la gageure que je viens de te gagner. Cette phrase simple et touchante est d'ailleurs facile à retenir. Poliam frater Franciscus Columna peramavit. Le frère François Colonne adora Polia. Tu en sais maintenant aussi long sur ce point que Bayle et Prosper Marchand.

- Cela est singulier, dit à demi-voix Apostolo. Ce dominicain était amoureux. Il y a une nouvelle là-dedans.

- Pourquoi pas? répliqua Lowrich. Reprends maintenant la plume, et cherchons un feuilleton, puisque tu ne peux pas t'en passer.

Apostolo se rajusta commodément sur sa chaise, trempa sa plume dans l'encre, et écrivit ce qui suit, en commençant par ce titre dont je me suis fort éloigné dans une trop longue parenthèse.

Franciscus columna

Nouvelle bibliographique

La famille Colonna est certainement l'une des plus considérables de Rome et de l'Italie, mais toutes ses branches n'ont pas été favorisées d'une égale prospérité. Sciarra Colonna, gibelin passionné, qui fit Boniface VIII prisonnier dans Agnani, et s'emporta, dans l'ivresse de la victoire, jusqu'à donner un soufflet au souverain pontife, expia cruellement ses violences sous le règne de Jean XXII. Il fut exilé de Rome à perpétuité en 1328, ses enfants dégradés avec lui de noblesse, et tous ses biens confisqués au profit d'Etienne Colonna, son frère, qui n'avait jamais abandonné le parti des guelfes. Les descendants de l'infortuné Sciarra s'éteignirent, comme lui, à Venise, dans une misère obscure. Il ne restait, en 1444, qu'un seul héritier à tant de malheurs, François Colonna, né au commencement de cette année, doublement orphelin, de son père, assassiné la veille, et de sa mère, qui mourut en lui donnant le jour. Francesco, adopté par la pitié de Jacques Bellini, célèbre peintre d'histoire, et tendrement élevé parmi ses enfants, se montra digne des soins généreux qu'il avait reçus de son père et de ses illustres frères d'adoption, Jean et Gentile Bellini. Dès l'âge de dix-huit ans, il renouvelait dans l'histoire de la peinture le prodige tout récent des triomphes précoces du jeune Mantegna: Giotto avait un rival de plus. Cependant la fatalité qui n'a cessé de s'attacher à la vie de Francesco ne permit pas à ses succès de devenir de la gloire: c'est sous le nom de Mantegna ou des Bellini qu'on admire aujourd'hui les chefs-d'oeuvre de son pinceau.

La peinture était loin d'ailleurs d'être l'objet exclusif de ses études et de ses affections; il ne lui accordait qu'une importance secondaire parmi les arts qui embellissent le séjour de l'homme. L'architecture, qui élève aux dieux des monuments, intermédiaires solennels entre la terre et le ciel, absorbait au contraire la plus grande partie de ses pensées; mais il n'en cherchait pas les lois et les merveilles dans les créations gigantesques de l'art contemporain, caprices bizarres et souvent grotesques de la fantaisie, auxquels manquait, selon lui, l'aveu de la raison et du goût. Entraîné par le mouvement de la Renaissance qui commençait à se faire sentir en Italie, Francesco n'appartenait plus que sous le rapport de la foi à ce monde des modernes que le christianisme avait renouvelé; l'antiquité avait d'ailleurs toute son admiration et tout son culte, et une étrange alliance s'était opérée dans son esprit entre les croyances de l'homme religieux et l'esthétique du païen. Il portait trop loin cette préoccupation pour voir dans les langues modernes elles-mêmes autre chose que des jargons rustiques plus ou moins grossièrement corrompus par les barbares, qui n'étaient bons qu'à servir d'interprètes à l'homme, dans les nécessités matérielles de la vie, et qui ne pouvaient s'élever jusqu'à la traduction éloquente ou poétique des idées ou des sentiments. Il résulte de là qu'il s'était composé pour son usage une sorte de dialecte intime où l'italien n'entrait que pour quelques formes de syntaxe et quelques douces désinences, mais qui relevait plus immédiatement des Homérides ou de Tite-Live et de Lucain que de Boccace et de Pétrarque. Ce tour singulier d'esprit, qui était alors le propre d'une organisation originale et d'un caractère destiné, selon toute apparence, à exercer une grande influence sur le siècle, avait isolé Francesco du reste du monde. Il y passait généralement pour un visionnaire mélancolique en proie aux illusions de son génie, et insensible aux douceurs de la vie commune. On l'apercevait cependant quelquefois dans le palais de l'illustre Leonora Pisani, héritière, à vingt-huit ans, de la plus immense fortune qui fût connue dans les Etats vénitiens, après celle de sa cousine Polia, fille unique du dernier des Poli de Trévise; mais c'est que la maison de Leonora était, en ce temps-là, le sanctuaire de la poésie et des arts, et que l'influence de cette muse appelait irrésistiblement autour d'elle tous les talents de son époque. On remarqua bientôt que Francesco y paraissait plus fréquemment, quoique plus absorbé dans sa rêverie et plus triste que de coutume; mais ses visites se ralentirent tout à coup, et puis il ne revint plus.

Polia de Poli, dont je viens de parler, était alors au palais Pisani où Leonora l'avait décidée à venir passer les folles semaines du carnaval. Plus jeune de huit ans que sa cousine et plus belle que Leonora elle-même, Polia, vouée comme beaucoup de jeunes filles de haute extraction à des études sérieuses, profitait de son séjour dans la capitale du monde savant pour se perfectionner dans des connaissances aujourd'hui tout à fait étrangères à son sexe et l'habitude de ces méditations solennelles avait donné à sa physionomie quelque chose de froid et d'austère qui passait pour de l'orgueil. On s'en étonnait peu toutefois, car c'était en Polia que finissait l'ancienne famille Lelia de Rome, dont elle descendait par Lelius Maurus, fondateur de Trévise; elle était élevée sous les yeux d'un père impérieux et hautain, si fier de la splendeur de sa race, qu'il aurait regardé comme une mésalliance le mariage de sa fille avec le plus grand prince de l'Italie; et on savait d'ailleurs que les trésors dont elle aurait à disposer un jour pouvaient suffire à la dot d'une reine. Elle avait cependant accordé à Francesco quelques témoignages d'une bienveillance presque affectueuse dans leurs premières entrevues; mais elle semblait s'être prescrit peu à peu une réserve qui allait jusqu'à la sévérité pour ne pas dire jusqu'au dédain, et quand il s'abstint tout à coup de se montrer au palais Pisani, elle ne le regardait plus.

C'était dans le courant du mois de février 1466. Le printemps, souvent précoce dans cette belle contrée, commençait à la combler de toutes ses faveurs. Polia se disposait à retourner à Trévise, et sa cousine multipliait autour d'elle les fêtes variées qui pouvaient lui rendre le séjour de Venise plus doux et plus difficile à quitter. Un jour avait été pris pour des promenades en gondole sur le grand canal et sur ce bras large et profond qui sépare la ville reine des solitudes de son Lido. Francesco n'avait pas été oublié dans les invitations de Leonora Pisani, et la lettre qu'il en avait reçue renfermait des reproches si aimables et si touchants sur sa longue absence, qu'il ne conçut pas la possibilité d'un refus. Polia était d'ailleurs, comme nous l'avons dit, à la veille de son départ, et il est permis de croire que Francesco désirait de la revoir encore, malgré la froideur ordinaire de son accueil, car, en réfléchissant de plus en plus au changement extrême qui s'était si promptement manifesté dans leurs relations, il avait fini par se persuader que cette capricieuse métamorphose avait un autre motif que la haine. Il se trouva donc sur les degrés du palais Pisani, où était le rendez-vous général, au départ des gondoles. Les dames masquées et couvertes de dominos tous semblables sortaient en foule du vestibule au signal convenu, et chacune d'elles vint choisir, selon l'usage, avec la décente familiarité que le déguisement autorise, le compagnon qu'il lui plaisait de se donner en voyage. Cette méthode, plus gracieuse et mieux entendue que celle qui lui a succédé dans les bals et les assemblées, offrait d'ailleurs des inconvénients beaucoup moins graves, les femmes n'étant jamais plus attentives au soin de leur réputation que dans les occasions trop rares où la garde en est remise à elles seules. Francesco attendait donc, immobile et les yeux baissés, qu'on daignât penser à lui, quand une jolie main gantée vint s'appuyer sur son bras. Il accueillit l'inconnue avec un empressement modeste et respectueux, et la conduisit à la gondole qui était préparée pour les recevoir. Un instant après, l'élégante flottille voguait au bruit cadencé des rames sur la face calme et polie du canal.

La dame, qui s'était assise à la gauche de Francesco, resta quelque temps silencieuse, comme si elle avait eu besoin de se recueillir et de dominer, avant de parler, quelque émotion involontaire; ensuite elle détacha les cordons de son masque, le rejeta sur son épaule, et attacha ses yeux sur Francesco avec cette assurance douce et sérieuse que donne aux âmes élevées la conscience d'elles-mêmes. C'était Polia. Francesco trembla et sentit un frisson subit se glisser dans toutes ses veines, car il ne s'était attendu à rien de pareil; puis il pencha la tête et couvrit ses yeux de sa main, dans la crainte qu'il n'y eût une sorte de profanation à regarder Polia de si près.

"Ce masque est inutile, dit Polia; je n'ai aucune raison de profiter de l'usage qui m'autorise à le garder; l'amitié n'en a pas besoin, et ses sentiments sont trop purs pour qu'elle ait à rougir de les exprimer. Ne vous étonnez pas, Francesco, continua-t-elle après un moment de silence, de m'entendre parler de mon amitié pour vous, après tant de jours de rigoureuse contrainte où j'ai pu vous donner lieu d'en douter. Mon sexe est soumis à des lois particulières de bienséance qui ne lui permettent pas d'abandonner ses sympathies les plus légitimes aux interprétations de la multitude, et il n'y a rien de plus difficile que de feindre dans une juste mesure une indifférence de coeur qu'on n'éprouve pas. Aujourd'hui, je vais quitter Venise, et quoique je sois destinée à vivre fort près de vous, il est assez probable que nous ne nous reverrons jamais. Il n'y a plus désormais entre nous de communication possible que celle du souvenir, et je ne voulais pas vous quitter en vous laissant de moi une idée fausse, et en emportant de vous une idée inquiète et pénible qui troublerait le repos de ma vie. J'ai pourvu à la première par une explication que je croyais vous devoir; j'attends de votre sincérité que vous me rassurerez sur la seconde par une confidence que vous me devez peut-être aussi. Ne vous alarmez pas, Francesco, vous allez rester le seul juge de la convenance de mes questions."

Depuis un instant, Francesco avait découvert ses yeux abattus, il osait voir Polia; il recueillit ses paroles avec une attention avide. "Ah! madame, s'écria-t-il; Dieu m'en est témoin! mon âme n'a pas un secret qui ne vous appartienne.

- Votre âme a un secret, reprit Polia, un secret qui afflige vos amis, et que certaines personnes parmi celles qui vous aiment le mieux peuvent avoir intérêt à pénétrer. Doué de tous les avantages qui permettent un heureux avenir: la jeunesse, le génie, le savoir et déjà la gloire, vous vous abandonnez cependant aux langueurs d'une tristesse mystérieuse, vous vous consumez dans un souci inconnu, vous négligez les travaux sur lesquels votre réputation s'est fondée, vous fuyez le monde qui vous cherche, pour cacher dans une solitude presque impénétrable des jours que tant de succès devraient embellir; enfin, s'il faut s'en rapporter aux bruits qui se répandent, vous êtes sur le point de rompre entièrement avec la société des hommes et de vous enfermer dans un monastère. Ce que je viens de vous dire est-il vrai?"

Francesco paraissait agité de mille émotions diverses. Il eut besoin de quelques instants pour rassembler ses forces. "Oui, madame, répondit-il, cela est vrai; tout cela du moins était vrai ce matin. Un événement survenu depuis a changé le cours de mes idées, sans changer mes résolutions. J'entrerai dans un monastère, et mes engagements sont irrévocables; mais j'y entrerai l'esprit plein de consolation et de joie; car mon existence est complète, et je n'en conçois point de si heureuse sur la terre qu'elle puisse me faire envie. Né obscur et pauvre, mais plus fort que ma fortune, je n'avais mesuré mon malheur qu'au vide immense dans lequel mon coeur était plongé. Ce vide est rempli par la plus délicieuse des espérances: vous vous souviendrez de moi!"

Polia le regarda doucement. "Je veux bien, dit-elle, ne pas voir dans vos paroles un simple jeu de l'imagination ou une de ces condescendances flatteuses de la politesse avec lesquelles on croit payer assez l'amitié, il me semble que ce langage artificieux des gens froids n'est pas de mise entre nous. Je crois donc que je commence à comprendre une partie des choses que vous m'avez dites, à votre résolution près; mais, ajouta-t-elle en souriant, je ne les comprends pas assez.

- Vous allez les comprendre mieux, répliqua Francesco encouragé, car je vous dirai tout. Pardonnez cependant au trouble et à l'irrésolution de mes paroles, car de toutes les circonstances de ma vie, celle-ci est la plus imprévue.

"La position étrange dans laquelle je suis né, sans parents, sans protecteur, presque sans ami, déchu d'un grand nom et d'une fortune indépendante, suffirait sans doute à expliquer ma mélancolie naturelle. C'est une cruelle confidence à se faire que celle d'un malheur attaché au berceau et qui poursuit toute la vie. Cette idée est cependant la première dont j'ai pu me rendre compte. Je devais acquitter la dette matérielle de la reconnaissance avant de penser un moment à moi, et je n'ai pas besoin de vous dire que j'y suis parvenu. Dès lors, mon courage s'était raffermi; je regrettais peu les grandeurs et l'opulence évanouies pour jamais. J'allais plus loin: je me félicitais quelquefois, dans mon orgueil d'enfant, de devoir toute mon illustration à moi-même, et de pouvoir forcer un jour la famille qui me repousse à envier la célébrité de mon nom répudié. Telles sont les illusions de l'inexpérience et de la vanité. Un jour devait tout détruire et me rappeler à mon infortune et à mon néant.

"Hélas! continua Francesco, c'est ici le mystère que votre curiosité trop bienveillante témoigne le désir de connaître, et que la raison me faisait une loi de tenir caché dans mon sein. Mais comment oserai-je vous révéler ces secrets tristes et profonds des coeurs malades que la philosophie et la sagesse regardent comme une infirmité puérile de l'esprit, et au-dessus desquels l'élévation de votre caractère vous tient trop hautement placée pour que vous daigniez leur accorder un autre sentiment que la pitié! J'aimai, madame!..."

Ici Francesco s'arrêta quelque temps; mais rassuré par un regard de Polia, il poursuivit en ces termes:

"J'aimai sans y avoir pensé, sans apprécier les conséquences de mon extravagante passion, sans les redouter pour l'avenir, car je vivais tout entier dans les impressions du présent. J'aimai une femme que l'on désignait à tout le monde en peignant les rares qualités dont elle est revêtue, qui joint à la beauté toutes les perfections de l'intelligence et de l'âme, et que le ciel semble n'avoir confiée à la terre que pour nous rappeler l'inexprimable félicité de la condition que nous avons perdue. Je l'aimai, madame, sans me souvenir qu'elle était noble parmi les plus nobles, qu'elle était riche parmi tous les riches; que j'étais, moi, le pauvre Francesco Columna, l'élève inconnu de Bellini, et que tous les efforts d'un travail heureux ne me conduiraient jamais qu'à une réputation stérile. Tel est l'effet de cette passion qui éblouit, qui aveugle, qui tue. Quand la réflexion m'eut ramené à moi-même, quand j'eus sondé d'un oeil effrayé, avec le rire amer du désespoir, l'abîme vers lequel j'avais fait tant de chemin sans le savoir, il n'était plus temps de retourner sur mes pas; j'étais perdu.

"La première pensée des malheureux, c'est de mourir; celle-là est aussi commode que naturelle, parce qu'elle tranche toutes les questions et remédie à tous les embarras. Mais cette mort désespérée, loin de hâter le jour où je dois me rapprocher d'elle dans un monde meilleur, ne pouvait-elle pas m'en séparer à jamais? Ce fut une idée nouvelle qui retint mon bras prêt à frapper. Je mesurai le profond avenir dont elle allait me priver, l'impossibilité de suffire à une résignation de quelques jours. Je me condamnai douloureusement à vivre sans espérance, mais sans crainte, pour atteindre à ce moment où deux âmes, affranchies de tous les liens qui ont pesé sur elles, se cherchent, se reconnaissent et s'unissent pour toujours. Je fis de celle que j'aime un objet de culte pour ma vie entière; je lui élevai un autel inviolable dans mon coeur, et je m'y dévouai moi-même comme un immortel sacrifice. Vous dirai-je, madame, que sous mon invincible tristesse, ce projet, une fois arrêté, se mêla de quelque joie? Je compris que cet hymen, qui commençait par le veuvage pour aboutir à la possession, était peut-être préférable aux mariages ordinaires, qui finissent par les jours mauvais. Je ne vis plus dans les années qui me restent à passer parmi les hommes qu'une longue veille de fiançailles que la mort couronnera d'une félicité éternelle; je sentis la nécessité de m'isoler du monde pour me recueillir dans un sentiment austère, et cependant délicieux, qui ne souffre point de partage, et c'est pour cela que j'embrasse les devoirs de la profession monastique. Dieu veuille le pardonner à la faiblesse de sa créature! Le serment qui me dévoue à lui dans trois jours, c'est le serment qui ne me donnera des droits sur elle que dans le ciel. Permettez-moi de répéter en finissant, madame, que l'accomplissement de ce dessein ne coûte plus rien à ma résignation, depuis qu'une compassion généreuse m'a laissé concevoir l'espérance de ne pas être oublié.

- Dans trois jours! s'écria Polia... En vérité, reprit-elle, j'ai trop peu de temps à réfléchir sur le secret que vous venez de me confier pour oser m'arrêter à une opinion et surtout à un jugement; mais il me semble que si la femme pour laquelle vous avez conçu de pareilles résolutions ne les ignore pas comme je les ignorais tout à l'heure, elle était indigne de les inspirer.

- Elle les ignore, reprit Francesco, car elle ignore que je l'aime. Oh! sans doute, mon coeur aurait puisé des consolations ineffables dans l'idée qu'elle connaissait mon amour, qu'elle n'y était pas absolument insensible, et qu'elle pourrait lui accorder du moins le souvenir de la pitié! De tous les tourments de l'amour, le plus cruel peut-être est de rester inconnu de ce qu'on aime; de tous les sentiments, cette morne indifférence que l'on ressent pour l'étranger est peut-être le plus pénible que l'amour puisse craindre. Mais pourquoi jeter dans un coeur paisible et heureux des douleurs qu'on est à peine capable de supporter pour soi-même? Ou ma passion serait rebutée, comme je le suppose; et qu'aurais-je alors gagné à vérifier ce triste doute? ou elle serait partagée, et j'aurais à souffrir pour deux. Que dis-je? souffrir pour deux! Mon désespoir à moi c'est ma vie, puisque je me suis trouvé assez de force pour vivre avec lui. Le sien m'aurait déjà tué.

- Vous portez vos suppositions trop loin, Francesco, répliqua vivement Polia. Qui sait si elle n'éprouve pas les mêmes peines et les mêmes angoisses que vous? Qui sait si elle n'aspire pas au moment de vous l'apprendre! Que diriez-vous si cette fille noble et riche, dont l'éclat vous éblouit, mais dont l'âme n'est probablement pas plus calme que la vôtre, que diriez-vous, Francesco, si, libre, elle venait vous offrir sa main, si, soumise à un pouvoir respectable et inflexible, elle venait vous la promettre?

- Ce que je dirais, Polia? répondit Francesco avec une froide dignité, je la refuserais. Pour oser aimer celle que j'aime, il faut être jusqu'à un certain point digne d'elle, et ma plus constante étude a été d'ennoblir mon âme pour la rapprocher de la sienne. De quel front accepterais-je les privilèges d'une haute position que la société me refuse? De quel front irais-je m'asseoir au banquet de la fortune, moi qui n'ai pour apanage que l'obscurité et la misère? Oh! plutôt mille fois l'horrible chagrin qui me consume, que la honteuse renommée d'un aventurier repoussé par le monde et enrichi par l'amour!

- Je n'avais pas fini, interrompit Polia. Ce scrupule est exagéré; mais je le comprends et je le partage. Le monde, comme il est fait, demande d'étranges sacrifices, et celui-là vous serait peut-être commandé par votre caractère; mais un caractère de la même trempe que le vôtre pourrait y répondre par un autre genre d'abnégation. La grandeur et la fortune sont des accidents capricieux du hasard dont on peut se dépouiller quand on veut. L'artiste et le poète est le même partout; il a partout des succès et de la gloire; mais au delà d'un bras de mer, la femme riche et titrée qui a su abdiquer ces vains privilèges de la naissance n'est autre chose qu'une femme. Si cette femme venait vous dire: Ma grandeur, j'y renonce; ma fortune, je l'abandonne; me voilà prête à devenir plus pauvre et plus humble que toi, et à te remettre, comme à mon seul appui, toute la destinée de ma vie, - Francesco, que lui répondriez-vous?

- Je tomberais à ses genoux, dit Francesco, et je lui répondrais ainsi: Ange du ciel! gardez le rang et les avantages que le ciel vous a donnés, vous devez être et rester ce que vous êtes, et le malheureux qui serait capable de se laisser entraîner à ce tendre et sublime élan de votre coeur n'aurait pas mérité d'y occuper une place. Il ne peut plus s'élever jusqu'à vous que par une constante résignation, facile à qui espère et surtout à qui aime. Ce n'est pas moi qui vous ferai descendre du rang ou Dieu ne vous a point placée sans motif, pour vous soumettre aux vicissitudes d'une existence inquiète, empoisonnée par des besoins qui se renouvellent sans cesse, et peut-être un jour par d'incurables regrets. Ma félicité est complète maintenant: elle dépasse toutes mes espérances, puisque vous m'avez accordé tout ce que vous pouviez dérober aux obligations que vous impose votre nom. Vous m'aimerez, ajouterai-je, et vous m'aimerez toujours, puisque vous n'avez pas reculé devant la résolution de donner votre vie à la mienne. Votre vie, ô ma bien-aimée! je l'accepte et je la prends comme un dépôt sacré dont je vous rendrai bientôt compte devant le Seigneur, notre juge; car la vie est courte, même pour ceux qui souffrent, quoi qu'en disent les faibles coeurs. Cette terre n'est qu'un lieu de passage où les âmes viennent s'éprouver: et si votre âme, aussi fidèle qu'elle est dévouée, reste mariée à la mienne pendant les années que le temps nous mesure encore, l'éternité tout entière est à nous!..."

Polia garda quelques instants le silence. "Oui! oui! s'écria-t-elle avec exaltation, Dieu n'a point institué de sacrement plus saint et plus inviolable. C'est ainsi qu'un amour tel que le vôtre a su concilier ses espérances et ses devoirs dans un hymen du coeur que le reste des femmes ne connaît point, et votre épouse du ciel vous parlerait comme je vous parle si elle vous avait entendu.

- Elle m'a entendu, Polia, répliqua Francesco en laissant retomber sa tête dans ses mains avec un torrent de larmes.

- Ainsi, reprit Polia, comme si elle n'avait pas compris ces dernières paroles, vous prendrez dans trois jours l'habit d'un des ordres religieux de Venise?...

- De Trévise, repartit Francesco. Je ne me suis pas interdit jusqu'au bonheur de l'apercevoir quelquefois encore!

- De Trévise, Francesco? où vous ne connaissez que moi?

- Que vous! repartit Francesco.

En ce moment, la main de la jeune princesse se trouva liée dans celle du jeune peintre. "Nous n'avons pas remarqué, dit-elle en souriant, que la gondole s'arrêtait et qu'elle est déjà de retour au palais Pisani; mais nous n'avons plus rien à nous dire sur la terre. Cependant votre dernier adieu n'est pas sans douceur, si nous nous sommes bien compris, et notre première entrevue sera plus douce encore.

- Adieu, à jamais! dit Francesco.

- Adieu, à toujours! dit Polia. Puis elle rattacha son masque et descendit.

Le lendemain, Polia était à Trévise. Trois jours après, on sonnait au couvent des dominicains ce glas emblématique qui annonce la profession d'un nouveau religieux et sa mort éternelle au monde. Polia passa la journée dans son oratoire.

Francesco se soumit facilement à sa nouvelle destinée. Quelquefois, il regardait son entretien avec Polia comme un rêve; mais, plus souvent, il s'en retraçait les moindres détails avec un enthousiasme d'enfant, et il allait jusqu'à se féliciter d'avoir inspiré, dans son malheur, un amour qui ne craignait pas du moins les vicissitudes de la fortune et de l'âge. Il s'accoutuma en peu de jours à partager son temps entre les devoirs religieux et les loisirs laborieux de l'artiste, peignant tantôt ces fresques pures et naïves qu'on admire encore dans le couvent des dominicains, quoique l'orgueilleuse insouciance de l'art moderne les ait laissé dégrader, tantôt rassemblant dans un livre, objet favori de ses études, toutes les impressions de son génie et surtout de son amour. Il avait pris pour cadre de cet ouvrage vaste et bizarre, où il espérait revivre tout entier, la forme un peu vague d'un songe; et rien n'était plus propre, selon lui, à représenter, dans sa confusion apparente, l'enchaînement fortuit des idées d'un solitaire abandonné à sa pensée. On sait qu'à la faveur d'un des rares moments où il lui était permis d'échanger avec Polia quelques tendres paroles, il avait reçu l'assurance qu'elle accepterait la dédicace de cet étrange poème, et il nous apprend lui-même qu'elle l'aida de ses conseils. C'est ainsi qu'il renonça tout à fait à la lange vulgaire dans laquelle il l'avait conçu et commencé (lasciando il principiato stilo), pour s'y livrer à cette langue savante où il n'eut ni modèles ni imitateurs, et que lui fournissaient au courant de la plume ses doctes préoccupations d'antiquaire. Une année s'était écoulée dans ces doux travaux mêlés de douces illusions, et Francesco venait de mettre la dernière main à son ouvrage, quand la nouvelle la plus accablante qui pût navrer son coeur franchit les murailles des dominicains. Le jeune Antonio Grimani, depuis amiral et doge de la république, mais déjà le plus brillant de ses nobles et la plus haute de ses espérances, venait de demander la main de Polia, et on ajoutait que la main de Polia lui avait été accordée.

C'était le jour où Francesco devait présenter son livre à Polia. Il se raffermit sous le coup qui venait de le frapper, se rendit au palais et s'arrêta sur le seuil de l'appartement: "Venez, mon frère, dit Polia en l'apercevant; venez nous communiquer ces secrètes merveilles de votre art, trésor que l'humilité chrétienne refuse au monde, et dont nous devons seule obtenir la confidence."

En même temps, elle éloigna du geste ses femmes et ses gens, et Francesco resta seul devant elle.

Ses jambes défaillirent sous lui, une sueur froide inonda son front, ses artères battaient avec violence, son sein se gonfla comme s'il allait éclater.

Polia releva ses yeux du manuscrit sur le moine. La pâleur de Francesco, l'auréole sanglante qui ceignait ses yeux épuisés de larmes, le tremblement convulsif de ses mains livides et pendantes, lui révélèrent ce qui se passait dans le coeur de son amant. Elle sourit avec fierté.

"Vous avez entendu parler, lui dit-elle, de mon prochain mariage avec le prince Antonio Grimani?

- Oui, madame, répondit Francesco.

- Et qu'avez-vous pensé, Francesco, de cette alliance?

- Qu'aucun homme n'est digne d'en contracter une telle avec vous, mais que le prince Antonio y avait plus de droit que personne et qu'elle paraît remplir les voeux de Venise... et les vôtres.

- Je l'ai refusée ce matin, reprit Polia.

Francesco la regarda, comme pour chercher dans les yeux de Polia si sa bouche n'avait pas trahi sa pensée.

Vous savez mieux que personne, continua Polia, que ma foi est engagée ailleurs, et qu'elle l'est irrévocablement; mais je dois excuser vos soupçons, car la vôtre m'est assurée par le serment qui vous lie aux autels, et je ne vous ai jamais donné une pareille garantie. Ecoutez, Francesco. C'est demain l'anniversaire du jour qui a reçu vos premiers voeux, et c'est dans le dernier office du matin que vous les rendrez plus indissolubles et plus sacrés encore en les renouvelant devant le Seigneur. Avez-vous, depuis un an, changé de manière de penser sur la nature et la nécessité de ce sacrifice?

- Non! non! Polia! s'écria Francesco en tombant à genoux.

- C'est assez, poursuivit Polia. Je n'ai pas plus varié que vous. J'assisterai demain au dernier office du matin, et je m'y associerai de toutes les puissances de mon âme au voeu que vous allez répéter, afin que vous sachiez désormais, Francesco, qu'entre le coeur de Polia et l'inconstance, il y a aussi le parjure et le sacrilège."

Francesco essaya de répondre; mais quand les paroles arrivèrent à ses lèvres, Polia avait disparu.

Le jeune moine eut presque autant de peine à supporter sa joie que son infortune. Il sentit qu'il n'avait plus assez de force pour être heureux, car le ressort de sa vie, usé par tant d'émotions contraires, était près de se rompre.

Le lendemain, au dernier office du matin, quand les religieux entrèrent dans le choeur, Polia était assise à sa place ordinaire, au premier rang des bancs de la noblesse. Elle se leva et alla s'agenouiller au milieu des pavés de la grande nef.

Francesco l'avait aperçue. Il renouvela ses voeux d'une voix assurée, redescendit les degrés de l'autel, et se prosterna sur le parvis. Au moment de l'élévation, il s'y coucha tout entier en jetant ses mains croisées au-devant de sa tête.

L'office achevé, Polia sortit de l'église; les moines passèrent, les uns après les autres, avec une profonde génuflexion devant le sanctuaire; mais Francesco ne quitta point sa position, et personne n'en fut étonné car on l'avait vu souvent prolonger ainsi, dans une extase immobile, la durée de la prière.

A l'office du soir, Francesco n'avait pas changé d'attitude. Un jeune frère descendit des stalles, s'approcha, se pencha vers lui et prit une de ses mains dans la sienne, en le tirant vers lui pour le rappeler aux devoirs accoutumés; puis se releva, se signa, regarda le ciel et, se tournant vers les moines assemblés: "Il est mort!" dit-il.

Cet événement, un de ceux qui s'effacent si vite dans la mémoire d'une génération nouvelle, datait de plus de trente et un ans, quand, par une soirée de l'hiver de 1498, une gondole s'arrêta devant la boutique d'Aldo Pio Manucci que nous appelons l'Ancien. Un instant après, on annonça dans l'étude du savant imprimeur la visite de la princesse Hippolita Polia, de Trévise. Aldo courut au-devant d'elle, l'introduisit, la fit asseoir et resta frappé d'admiration et de respect devant cette beauté célèbre, qu'un demi-siècle d'existence et de douleurs avait rendue plus solennelle, sans rien ôter à son éclat.

"Sage Aldo, lui dit-elle après avoir fait déposer sur sa table un sac de deux mille sequins et un riche manuscrit, comme vous serez, aux yeux de la postérité la plus reculée, le plus docte et le plus habile imprimeur de tous les âges, l'auteur du livre que je vous confie laissera la renommée du plus grand peintre et du plus grand poète de notre siècle qui s'éteint. Seule dépositaire de ce trésor, que je réclamerai quand votre art l'aura reproduit, je n'ai pas voulu priver tout à fait de sa possession les esprits favorisés du ciel qui savent goûter les conceptions du génie; mais j'ai attendu, pour en multiplier les copies, le moment où je pourrais le demander aux presses immortelles. Vous savez maintenant, sage Aldo, ce que j'espère de vous: un chef-d'oeuvre digne de votre nom et capable d'en perpétuer à lui seul la mémoire dans tout l'avenir. Quand cet or sera épuisé, j'en fournirai d'autre."

Ensuite Polia se leva et s'appuya des deux mains sur les femmes qui l'avaient accompagnée. Aldo la suivit jusqu'à sa gondole, en lui témoignant sa soumission par des gestes respectueux, mais sans lui adresser la parole, car il n'ignorait pas que, retirée depuis plus de trente ans dans une solitude inviolable, elle avait renoncé au commerce et à la fréquentation des hommes.

Ce livre dont il est question ici est intitulé: la Hypnerotomachia di Poliphilo, cioè pugna d'amore in sogno, c'est-à-dire les combats d'amour en songe et non pas le Combat du Sommeil et de l'Amour, comme traduit M. Ginguené, auteur de l'Histoire littéraire d'Italie. Nous ne prétendons pas, Dieu nous en garde, conclure de là que M. Ginguené, auteur de l'Histoire littéraire d'Italie, ne savait pas l'italien. Nous avons plus d'indulgence pour les distractions du talent.

"Signe maintenant cela comme tu voudras, dit Lowrich en se levant; je n'ai pas l'habitude de mettre mon nom à ces babioles, et le ciel m'est témoin que je n'ai jamais accordé de pareilles historiettes aux libraires que pour avoir des livres.

- Puissent toutes les nouvelles que vous ferez encore, dit Apostolo, enrichir votre bibliothèque d'un volume pareil à celui-ci! Il est à vous, et je vous le devais deux fois.

- Il est vrai, dit Lowrich en s'en emparant avec enthousiasme... Ou plutôt, il est à toi, continua-t-il gaiement en le faisant passer dans mes mains; je te l'avais promis ce matin."

C'est ainsi que le plus magnifique exemplaire du Poliphile, géant de ma collection lilliputienne, y figure aujourd'hui nec pluribus impar. Je l'y soumets volontiers aux regards des amateurs, qui ne pourront s'empêcher d'y reconnaître un livre magnifique... et pas cher!